[Enregistrement électronique]
Le mardi 7 novembre 1995
[Français]
Le président: C'est avec plaisir que je vous présente M. Ismail Serageldin, vice-président responsable du développement durable à la Banque mondiale.
Il a d'abord obtenu son diplôme au Caire, puis a fait son doctorat à Harvard.
Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur le développement économique, sur les questions relatives aux ressources humaines, sur l'environnement et sur d'autres sujets. Son livre le plus récent s'intitule Nurturing Development: Aid in Cooperation in Today's Changing World.
M. Ismail Serageldin (vice-président responsable du développement durable à la Banque mondiale): Merci, monsieur le président. Messieurs les députés, je suis honoré de comparaître devant vous. Il me fait plaisir de vous faire une présentation. Pour couvrir beaucoup de sujets très rapidement, je vais utiliser des diapositives.
Je vais m'exprimer un peu en anglais et un peu en français. Je ne sais pas exactement comment je vais m'en tirer mais en tout cas, si je fais une envolée en anglais pour couvrir le matériel, je me ferai un grand plaisir de répondre en français lors des discussions et aux questions que vous voudrez bien me poser.
Monsieur le président,
[Traduction]
mesdames et messieurs, nous souhaitons parler de développement durable axé sur les individus, au niveau des idées aussi bien que des actions.
[Français]
Il y a trois grands défis qui se posent au monde. Le premier concerne la croissance démographique et l'urbanisation.
[Traduction]
N'oubliez pas que la croissance urbaine en Inde seulement au cours de la prochaine génération représentera plus du double des populations du Royaume-Uni, de l'Allemagne et de la France réunies. C'est déjà l'impression qu'on a en voyant les villes de ce pays.
[Français]
Le deuxième défi a trait à la sécurité alimentaire.
[Traduction]
La sécurité alimentaire est un énorme défi: Comment pourra-t-on doubler la production alimentaire en une génération sans devoir compter sur les additifs chimiques.
En troisième lieu, il y a une meilleure gestion de nos ressources naturelles, et notre bilan sur ce plan n'est pas très brillant jusqu'à présent.
Ces trois défis signifient que nous devons produire différemment, et non moins, pour faire face à ces besoins. Il ne s'agit pas de réduire la production, mais de l'organiser différemment.
Que fait la Banque mondiale? Depuis Rio, elle a un programme en quatre points. Il s'agit tout d'abord il faut éviter de nuire à l'environnement et atténuer les retombées des éventuels projets que nous finançons. Deuxièmement, il s'agit d'aider les pays clients à réaliser des projets environnementaux. Troisièmement, il faut exploiter des créneaux où nous pouvons être gagnants sur tous les plans. Quatrièmement, il s'agit d'affronter les problèmes environnementaux mondiaux.
Éviter de nuire à l'environnement, cela signifie faire des évaluations environnementales de tous les projets et s'attaquer aux problèmes de relocalisation et aux problèmes sociaux. Nous allons continuer à financer la construction de routes et de barrages, mais pas de la même façon que dans le passé. Nous tiendrons compte de tous ces éléments qu'on avait tendance à négliger dans le passé. Il ne sera donc plus question d'entreprendre aveuglément des projets.
L'idée suivante consiste à cibler l'aide environnementale sur certains pays clients. Cela ne vous surprendra pas d'apprendre que la Banque mondiale est le plus grand bailleur de fonds pour les projets environnementaux réalisés dans des pays en développement. Elle a un portefeuille de 10 milliards de dollars réparti sur 137 projets dans 62 pays, et ces chiffres sont en progression. Le chiffre total de ces projets - car ces 10 millions de dollars représentent la part de la Banque - s'élève à 22 milliards de dollars.
Il ne s'agit pas simplement de réaliser des projets environnementaux visant à réduire la pollution atmosphérique par exemple, mais aussi d'exploiter des synergies positives nous permettant d'être gagnants aussi bien sur le plan du développement que sur celui de l'environnement. À cette fin, il faut agir sur deux fronts: investir au niveau des individus et gérer efficacement les ressources.
Si nous investissons avant tout au niveau des êtres humains, nous sommes tous gagnants. C'est un élément essentiel de tout ce que nous faisons, qu'il s'agisse de notre politique démographique ou de l'émancipation des femmes. Comme vous le voyez sur cette affiche jamaïquaine, ce sont les principaux vecteurs du progrès social et à la base de tout, il y a l'éducation des femmes.
La Banque mondiale est actuellement le principal instrument de financement de projets d'enseignement dans le monde, avec des investissements de deux milliards de dollars dont 900 millions consacrés à un accroissement de la participation féminine. Nous consacrons aussi un milliard de dollars par an à la santé et à l'alimentation des populations, et nous voulons doubler cet investissement au niveau des ressources humaines au cours des cinq prochaines années.
Il importe de gérer efficacement les ressources. Les subventions à la production d'énergie sont par exemple une absurdité sur le plan de l'environnement et de l'économie. Elles ont en fait représenté 230 milliards de dollars en 1990 dans les pays en développement, y compris l'Europe de l'Est et l'ex-Union soviétique. Ce montant équivalait à quatre ou cinq fois le montant total de l'aide publique au développement accordée par les pays du Nord aux pays du Sud. Il est judicieux tant sur le plan de l'environnement que sur celui de l'économie de réduire ces subventions, et elles ont déjà considérablement diminué, puisqu'elles sont redescendues depuis 1990 à 170 ou 160 milliards de dollars.
Nous nous attaquons aux problèmes environnementaux mondiaux dont les retombées positives se font sentir à l'échelle planétaire et dont les coûts sont locaux. Il s'agit des problèmes de réchauffement planétaire, de destruction de la couche d'ozone, de biodiversité et de pollution des eaux internationales. Nous le faisons par le biais du fonds pour l'environnement mondial. Nous sommes un des trois organismes chargés de la mise en oeuvre, et nous réalisons environ la moitié des projets entrepris dans ce cadre.
Ce qui est encore plus important que ces actions particulières, c'est de donner une vocation écologique à la totalité du portefeuille de la Banque mondiale. Pour y parvenir, nous ne nous contentons pas de consacrer un ou deux milliards de dollars par an à l'environnement. Les 22 milliards de dollars de la Banque mondiale vont être consacrés à des activités non nocives pour l'environnement. C'est déjà le cas des deux tiers de ce portefeuille. Nous allons donc pouvoir consacrer 200 milliards de dollars à de tels projets au cours des 10 à 15 années à venir.
Compte tenu des apports de cofinancement des gouvernements, cela représente presque un demi-billion de dollars d'investissements respectant l'écologie et la société, et ce sera donc un instrument majeur du développement durable sur le plan de l'environnement. C'est là l'un des avantages comparatifs de la banque.
Grâce à son dialogue, à ses normes techniques et à ses études, la banque peut aussi étendre son influence au-delà des projets qu'elle finance elle-même directement. Toutefois, cela implique des partenariats beaucoup plus étroits avec d'autres intervenants, notamment la société civile, d'autres bailleurs de fonds, le secteur privé, les gouvernements nationaux, etc. Les partenariats sont donc devenus l'une des grandes lignes de force de la pensée du nouveau président de la banque, moi-même, ainsi que d'autres personnes qui poussent dans la même direction.
Qu'entend-on par développement durable sur le plan de l'environnement? La Banque mondiale fait énormément de travail méthodologique et analytique de pointe qui remet en question la sagesse traditionnelle. Tout part de la définition Brundtland, qui consiste à répondre aux besoins du présent sans nuire à la possibilité pour les générations futures de répondre aux leurs. Le terme «besoins» pose un problème. Son sens est clair pour les gens qui meurent de faim en Afrique, mais pour la famille moyenne qui a déjà deux automobiles et trois postes de télévision, qu'est-ce que cela signifie au juste? Pourtant, ces familles vont représenter 80 p. 100 de la consommation mondiale l'année prochaine, et ce n'est donc pas une définition opérationnelle.
À la banque, nous utilisons un triangle pour évaluer la durabilité économique, la durabilité écologique et la durabilité sociale de chaque projet. Il faut bien comprendre que d'un côté, nous parlons d'économie et de finance; d'un autre côté nous parlons de sciences naturelles, c'est-à-dire la physique, la biologie et la chimie; mais que sur le troisième plan nous parlons d'équité, de cohésion sociale, de participation et d'identité culturelle, et c'est cela qui est important. S'il n'y a pas de cohésion sociale durable, comme on l'a constaté du Rwanda à la Yougoslavie, il n'est pas question de parler de croissance économique ou d'écologie durable.
Nous n'avons pas encore intégré tout cela, mais dans les documents que je vous ai distribués, nous présentons une réflexion sur ce thème pour donner aux générations futures des possibilités, autant, sinon plus qu'à notre propre génération. C'est presque la définition Brundtland, mais avec des nuances. On peut mesurer des possibilités; cela se mesure en termes de capital par individu compte tenu de la croissance démographique.
Nous pouvons donc revenir sur ce diagramme et dire que pour avoir une économie durable, il faut protéger les investissements au niveau du capital humain. On peut d'ailleurs élargir cette idée au capital naturel. Et l'on peut pousser l'idée jusqu'à la notion de société durable.
Nous avons ici deux types de capital. Le capital humain, c'est la santé, l'éducation et la nutrition des individus. Le capital social englobe les institutions de la société qui permettent à une société de fonctionner plus efficacement en passant de la règle du droit à une structure partagée de médiation.
On peut donc dire que la durabilité, c'est l'accroissement de la part totale du capital dans le temps, avec quelques modifications de la composition des quatre éléments.
On peut donc dire qu'il est logique de prendre l'équivalent d'un baril de pétrole pour financer l'éducation de petites filles. Une certaine substitution est possible, mais on ne peut pas tout supprimer d'un côté pour avoir l'autre. Ce sont donc des éléments qui se complètent aussi.
Voilà notre première conclusion, à savoir que ces deux aspects peuvent en partie se remplacer et en partie se compléter, et que le mélange évolue avec le temps.
C'est très important, car nous devons nous poser la question du capital et de la richesse, ce qui nous amène à un autre grand problème de gestion des gouvernements contemporains. Jamais une entreprise ne songerait à fonctionner uniquement sur la base de ses états de liquidités et de revenus; il leur faut absolument un bilan complet. Pourtant, nous n'avons pas de bilan pour les nations. Nous pourrions donc élaborer ce genre de bilan en tenant compte des quatre types de capital et de passif pour déterminer la valeur nette.
C'est ce que nous avons fait à la Banque mondiale pour 192 pays. Nous estimons que c'est important pour compléter l'analyse des stocks et des flux, comme dans le cas d'une entreprise.
Nous nous sommes heurtés à des problèmes de mesure concrets et d'évaluation des coûts, au niveau de la méthodologie, mais nous avons fait une première approximation. Nous avons parlé de capital physique et de capital d'origine humaine, c'est-à-dire les édifices, l'équipement, les routes, etc.
Nous avons ensuite examiné le capital naturel, les investissements en capital humain au niveau des individus et de la société, c'est-à-dire le sens de la collectivité et le lien qui unit les individus d'une société. Nous n'avons pas séparé les deux éléments.
Voici le résultat de l'étude. Comme vous le voyez, la première constatation est que les actifs produits, que tout le monde considère comme des investissements, ne représentent jamais 20 p. 100 de la richesse. La véritable richesse des nations, c'est la richesse humaine et sociale, dans les pays en développement certes, mais plus encore dans les pays riches.
Ceci nous amène donc à notre première conclusion probante qui est que la richesse est surtout concentrée au niveau du capital humain et social. Par conséquent, au lieu de perfectionner la mesure des 20 p. 100, il faudrait au contraire chercher à améliorer la mesure des 80 p. 100 restants.
Deuxièmement, ces actifs produits représentent moins de 20 p. 100, quel que soit le niveau de richesse, car ils se déprécient.
Troisièmement, l'investissement dans le capital humain est un très important secteur du développement.
Nous sommes ensuite revenus de la question de la richesse à celle du flux ou du revenu, et au souci d'écologie dans les comptes de revenu national. Peu importe que l'on examine la question sous l'angle du revenu par habitant. Ceci concerne toute l'Amérique latine.
Ces changements identiques, une fois réalisés au niveau de l'investissement et de l'épargne, entraînent des résultats saisissants. Voici l'investissement intérieur brut qu'examinent les économistes. Voici ce que nous appelons les épargnes authentiques. Comme vous le voyez, l'incidence peut être positive ou négative.
Ce qui est plus important, c'est que cela remet profondément en question la pensée traditionnelle. Si vous tracez une ligne comme celle-ci, vous constaterez que ces deux points, qui correspondent à 18 p. 100 du PNB en termes d'investissement intérieur brut, semblent identiques à ceux que l'on a dans une analyse économique traditionnelle. Mais en réalité, ils ont une incidence positive nette de 7 p. 100 et une incidence négative nette de 3 p. 100. Il faut donc tenir compte des épargnes véritables, et non pas simplement de l'investissement intérieur brut comme le font les analyses traditionnelles.
Ceci est donc nouveau. On va tout de suite me demander en vertu de quoi je peux affirmer que cette mesure correspond vraiment à des épargnes réelles. Nous avons ici un tableau d'ensemble pour toutes les régions sur une période de 25 ans. Voici le tableau pour l'Amérique latine. En rouge, c'est l'Afrique sub-saharienne. On constate des épargnes négatives depuis le milieu des années 1970. L'Asie de l'est a décollé depuis le début des années 1980.
Cela correspond à ce que nous voyons quand nous allons dans ces régions. Par conséquent, cette mesure des épargnes réelles correspond à une réalité. Si vous allez en Afrique sub-saharienne ou en Asie de l'est, vous constatez clairement la différence.
Je suis donc convaincu que cette mesure est bien réelle. Cela m'amène donc à ma conclusion numéro quatre, qui est que l'on ne peut pas se contenter de calculer le PNB d'après l'investissement intérieur brut car cela masque les différences réelles. La véritable épargne - ce que nous ajoutons à la richesse au profit des générations futures - pourrait être un bon moyen de déterminer dans quelle mesure ce que nous faisons est durable. Cela nous amène donc à remettre en question notre mode de pensée traditionnel.
Mais tout cela ne pose pas la question des inégalités entre pays. Ce graphique en forme de verre à champagne réalisé par le PNUD en 1992 montre que les 20 p. 100 les plus riches du monde détiennent 83 p. 100 du revenu mondial et que les plus pauvres n'en reçoivent que 1,4 p. 100. Aucune des statistiques dont je vous ai parlé ne le montre. Ces statistiques ne rendent pas compte non plus des privations et de la pauvreté des pays en développement du point de vue sociologique ou existentiel. Elles ne montrent pas non plus qu'il y a des riches dans les pays pauvres et des pauvres dans les pays riches, notamment un sous-prolétariat urbain de plus en plus important - les sans-abris etc - en divers endroits des États-Unis et d'autres pays industrialisés.
Toutes ces mesures ne rendent pas correctement compte des inégalités, il faut donc les modifier. Alors que nous nous aventurons aux frontières des connaissances et des mesures qui d'après nous vont ouvrir la voie du futur, nous devons améliorer nos rapports avec les individus sur le terrain. Personnellement, si je n'avais qu'un seul choix à faire, je dirais qu'il faut commencer pas l'émancipation des femmes. Non seulement ce sont elles qui vont élever la prochaine génération, mais ce sont elles aussi qui produisent l'essentiel des aliments dans de nombreuses régions du monde. Elles gèrent aussi les écosystèmes, et nous savons qu'en les responsabilisant, nous assurons le transfert de l'éducation.
Pour les parlementaires que vous êtes, il est peut-être particulièrement judicieux d'examiner ce graphique du rapport de 1991 de la Banque mondiale sur le développement, qui montre que ce sont les pays qui ont le plus de libertés civiques, et non le contraire, qui assurent la meilleure éducation à leurs filles. Cette indication est fondée sur l'indice Gastil. Le PNUD a réalisé des études analogues en se servant de l'indice Humana, et les résultats sont probants.
J'ai parlé d'émancipation. Qu'est-ce que cela veut dire? Cela veut dire tendre la main aux exclus de la société, aux petits agriculteurs des régions reculées, au sous-prolétariat urbain qui survit dans les décharges à ordure des villes, que ce soit le Caire, Lagos ou Mexico. Ce sont les femmes et les enfants. Ce sont les minorités ethniques persécutées dans bien des pays. Ce sont de plus en plus les réfugiés chassés de chez eux par des guerres civiles et qui reçoivent maintenant une aide humanitaire au lieu d'une aide au développement, mais qui n'en restent pas moins des êtres humains. Les émanciper, c'est leur donner l'accès à des terres, au crédit, à l'éducation, à des services de vulgarisation, et leur donner des gouvernements responsables qui tiennent compte de tout cela.
L'émancipation, cela signifie modifier la façon dont les gouvernements et les technocrates voient les problèmes. Je vais vous donner un petit exemple de logements publics pour vous montrer ce qu'est le dessaisissement par opposition à l'émancipation.
Voici l'oeuvre de Le Corbusier, créant à la manière de Dieu la ville du futur. En fait, il a ouvert la voie à ces pâtés de béton que sont les logements publics qui ont poussé partout dans le monde, du Caire en 1980 à Frankfurt en 1922, à moins que ce ne soit l'inverse. Impossible de faire la différence. Tout ce que l'on peut dire, c'est que c'est la garantie des taudis installés à peu près n'importe où.
À Saint-Louis, aux États-Unis, les gens ont eu le choix. On leur a demandé ce qu'ils voulaient faire. Vous voyez ici Pruitt Igoe. Les gens ont demandé qu'on le dynamite. Le secrétaire Cisneros examine maintenant systématiquement les projets aux États-Unis pour changer cette vision. C'est une condamnation de la politique sociale.
Pour vous donner une idée de ce que peut apporter l'émancipation, voici un ensemble de logements sociaux au Caire, à Ain Al-Sira. La population locale pour des raisons sur lesquelles je ne vais pas m'étendre, a eu le sentiment qu'elle était responsable de ce projet. Qu'ont fait les gens? Ils ont commencé par essayer d'individualiser leurs logements en les peignant à l'extérieur aussi bien qu'à l'intérieur, pour dire: «ça, c'est chez moi». Ensuite, ils se sont réunis pour s'entendre sur des éléments à ajouter à ces édifices. D'un seul coup, on a vu apparaître une cohésion de la collectivité, et surgir des ajouts un peu partout. On ne distingue plus le bloc géométrique initial. Mieux encore, vous constaterez que certains de ces ajouts sont de meilleure qualité que l'immeuble de départ, alors que celui-ci avait été édifié à l'origine sous prétexte que les gens n'étaient pas capables eux-mêmes de se construire quelque chose.
On ne constate pas cela seulement dans les grandes villes. On le voit aussi dans les régions les plus pauvres du monde. Je vais vous donner un exemple de ce qu'ont pu faire les gens les plus pauvres que vous puissiez imaginer.
Voici un camp de réfugiés nomades en Mauritanie. Après de 14 ans de sécheresse, ces gens-là avaient perdu tout leur bétail et sont venus se réfugier autour de Nouakchott et de Rosso. Cette photo a été prise à Rosso.
Ce sont des nomades; ils n'ont pas de tradition de construction. Ils passaient leur temps à attendre qu'on leur apporte de l'eau par camion. Ils vivent dans un dénuement extrême et par conséquent, comme ils n'ont pas de tradition de construction, ils sont édifié de petites constructions avec des caisses d'emballage, de la toile de jute et des sièges en matériaux ondulés. Voilà ce qu'ils font.
Mais leur sens communautaire est fort, ils ont une idée de la solidarité sociale. Cette personne voulait déplacer sa cabane, alors tout le monde se met de la partie, on la soulève et on l'installe à un nouvel endroit.
Ce qui est important, ce n'est pas la pauvreté de la cabane elle-même, ou l'incapacité de la construire, mais la présence de cette solidarité sociale.
Voyez ce qui se passe lorsque les gens s'unissent - comme cela s'est fait avec une ONG - la seule chose qui leur manque, c'est le savoir-faire pour construire. Voici le même camp de réfugiés et voici le projet dont je vais vous parler.
Ce qu'on a fait essentiellement ici, c'est qu'on a réuni les compétences d'ingénieurs et d'architectes qui ont montré aux gens comment construire avec des matériaux locaux. Voyez ce qu'ils ont réussi à construire. Voyez la perfection des structures qu'ils ont produites.
Je dis pour ma part que l'élégance de la structure réside non pas dans son esthétique mais dans le sentiment de dignité que les gens retirent lorsqu'ils peuvent construire, alors qu'auparavant, ils ne pouvaient construire que ceci. C'est cela, la responsabilisation, et c'est cela la société civile qui émerge dans les pays en voie de développement.
On a dit que la société civile faisait partie intégrante du processus de développement à long terme. En Italie, Putnam a trouvé que l'Italie septentrionale avait dépassé l'Italie méridionale. Mais ce qui est plus important, il a constaté qu'il y avait ici un lien très étroit avec le civisme - soit la présence de structures associatives dont le caractère est volontaire et le fondement horizontal. La question qui se pose donc est qu'est-ce qui vient avant quoi? Est-ce que le nord est riche et par conséquent, les gens peuvent prendre plus de temps pour fraterniser en dégustant leur cappuccino, ou est-ce l'inverse?
Comme il s'agit de l'Italie, il avait des données pour les années 1900, pour les années 1970 et il pouvait donc mesurer le rendement institutionnel. Selon une hypothèse, c'est le civisme explique le développement socio-économique, et y a une autre hypothèse qui dit le contraire - c'est le développement socio-économique qui explique le civisme. Putnam a examiné tous ces rapports, et voici ce qu'il a découvert: L'explication dominante est celle-ci, après quoi ceci vient en deuxième lieu, ceci en troisième lieu et ceci en quatrième lieu. Il est évident que le civisme, est le fondement d'une croissance durable à long terme.
En l'absence de civisme, on se trouve devant la désintégration sociale, où l'on voit des sociétés qui éduquent ainsi leurs gens et qui investissent dans des activités militaires, dont le résultat est souvent la désintégration. Voici une image de Beyrouth à l'époque où la guerre civile battait son plein au Liban.
Mais voici également une image qui a remporté un prix: On voit un jeune marié musulman et son épouse chrétienne ensemble, main dans la main, qui traversent la tristement célèbre ligne verte qui séparait Beyrouth-est de Beyrouth-ouest, image qui montre que les êtres humains peuvent surmonter ces obstacles et recréer une nouvelle société civile.
Donc, pour nous, qui nous préoccupons de développement, cela veut dire que nous devons encourager la participation, car c'est le ciment qui unit les sociétés. Cela veut dire qu'il faut travailler avec les organisations villageoises, avec les groupes de pêcheurs, avec les associations de pasteurs, avec toutes les formes de participation qui permettent aux gens de discuter et de décider de leur avenir. Cela nécessite des gouvernements transparents, qui rendent des comptes, qui reconnaissent le pluralisme, encouragent la participation et qui respectent la primauté du droit.
Nous devons venir en aide aux plus pauvres de notre société, et nous y sommes parvenus avec les programmes de micro-financement, de Grameen et de Brak, entre autres exemples, qui s'adressent particulièrement aux femmes. La Banque mondiale est fière de s'associer au Canada pour mettre sur pied le groupe consultatif qui viendra en aide aux plus pauvres.
Grâce aux programmes de micro-financement, cette femme peut gagner un petit quelque chose, 35$. Elle a un revenu, elle peut enseigner à ses enfants et elle peut même faire construire une maison pour 300$. Voyez ce qui arrive. Voyez la qualité de cette maison à l'intérieur. Il n'y a pas seulement la propreté à l'intérieur, voyez le sourire sur son visage. C'est ça, le développement. Voyez comment cela se propage - toutes ces nouvelles maisons partout. Voyez avec quelle fierté elle brandit son carnet de programme de micro-financement.
Il s'agit ici de dignité humaine et pas seulement de croissance économique; il s'agit de dignité humaine. Et forts de cette constatation nous avons la chance d'oser rêver que nous pouvons abolir la pauvreté abjecte en travaillant directement avec les plus pauvres. Nous osons rêver, et c'est pourquoi nous voulons modifier le paradigme du développement et pratiquer un développement participatoire ou les deux sexes ont leur part, qui est axé sur les individus et qui est durable.
Nous devons modifier ce paradigme afin de reconnaître que le capital humain et social est la richesse authentique des nations, que ce n'est pas seulement l'investissement. Nous devons changer ce paradigme parce qu'il y a trop longtemps, c'était le seul paradigme qu'avait le monde et c'est encore celui que nous avons aujourd'hui. Entre les deux, beaucoup de progrès s'est fait, mais il y a fallu plusieurs siècles.
Aujourd'hui, nous n'avons pas des siècles devant nous - nous devons changer ce paradigme du développement en quelques mois, sinon en quelques années, au maximum. Nous devons le faire parce qu'il y a des réfugiés, des pauvres et des marginalisés. Nous devons le faire pour ceux qui sont dans la misère et qui souffrent de la faim. Nous devons le faire pour ceux qui souffrent des conséquences de messages environnementales impossibles à maintenir sur le plan économique. Nous devons le faire aussi pour les femmes qui sont victimes des inégalités du statu quo, et nous devons le faire pour les enfants pour qui nous préservons cette planète. J'ose dire que nous devons le faire pour notre mère la Terre elle-même.
Je vous remercie beaucoup de votre attention, monsieur le président, vous et vos collègues.
Le président: Merci beaucoup. Votre exposé était excellent, nous avons appris beaucoup, mais je crains que vous ne soyez allé un peu trop vite pour les députés. Auriez-vous l'obligeance de nous redonner certaines données que vous aviez dans vos diapositives, particulièrement les chiffres?
M. Serageldin: Oui. Il y a deux parties. L'une sur les mesures se trouve dans le Livret vert, et l'autre sur les activités de la banque se trouve dans l'ouvrage intitulé «Mainstreaming the Environment». Vous trouverez là toutes les informations sur les projets et les prêts environnementaux.
Le président: Nous n'avons que 20 minutes, et j'ai déjà sur ma liste M. Paré, M. Alcock etM. English.
Monsieur Paré.
[Français]
M. Paré (Louis-Hébert): Ce n'est pas facile, après l'exposé rapide qu'on a entendu, de retomber sur nos pieds et de poser des questions intelligentes.
Cela me fait penser à l'histoire de Saint-Rémi. On raconte que Saint-Rémi, après sa conversion, a dit: «Il faut maintenant que je brûle ce que j'ai adoré et que j'adore ce que j'ai brûlé.» Le revirement de 180 degrés de la Banque mondiale m'a fait penser à Saint-Rémi.
Au fond, j'aimerais pouvoir croire à l'orientation que les institutions financières internationales vont prendre, mais je suis un peu sceptique.
Je suis sceptique parce qu'en juin dernier, au sommet du G-7, les sept pays les plus industrialisés se sont réunis pour parler de la réforme des institutions financières internationales, excluant le reste du monde, en particulier les pays en voie de développement.
On pourrait se demander aussi quel est le pourcentage de l'aide internationale qui va véritablement au développement durable. Je pense que c'est encore un pourcentage infime. Et, bien que votre exposé soit emballant, on se rend compte que les pays industrialisés se proposent encore de gérer l'aide liée au développement.
Il s'agit davantage d'un commentaire que d'une question. Je suis un peu déconcerté.
M. Serageldin: Je suis très honoré d'être comparé à Saint-Rémi. Un saint, c'est déjà bien!
J'allais simplement dire que ce n'est pas vraiment un virement de 180 degrés. Si vous regardez la courbe que je vous ai montrée sur l'augmentation des financements visant directement l'environnement, vous verrez que c'est une courbe qui est montée très vite, mais pas du jour au lendemain. Elle s'est formée sur une période de cinq à six ans. Nous l'expliquons dans le livret intitulé Mainstreaming the Environment. Nous avons montré que nous assumons des responsabilités supplémentaires et que nous creusons notre réflexion. Nous mettons à profit l'expérience des autres. Nous voulons apprendre des autres tout en essayant de poursuivre les directions et les orientations que je vous ai données.
En sommes-nous arrivés à une nouvelle réalité? La réponse est non, mais nous sommes en voie de transformation, ce qui n'est pas le lot de beaucoup d'institutions. Au Sommet de Copenhague sur le développement social, on a été très surpris d'apprendre que la Banque mondiale était une des rares institutions à faire près de 20 p. 100 de ses investissements dans des secteurs sociaux comme l'éducation, la santé et la nutrition.
Je voudrais vous assurer que nous sommes dans la bonne voie et que nous sommes en train de jeter les bases d'une orientation future avec l'analyse méthodologique que je vous ai signalée. Elle n'est pas appliquée en ce moment, mais d'ici cinq à dix ans, nous en verrons les résultats.
C'est un chemin que nous devons parcourir ensemble et j'espère que vous serez de ceux qui se joindront à nous pour nous guider dans la bonne direction.
Finalement, pour ce qui est des votes au sein des institutions financières, c'est un sujet qui est souvent ramené à la table par les pays en voie de développement aussi bien que par le G-7. Nous avons assisté, à Madrid, à un réel combat au sein du Fonds monétaire international, où le groupe des pays en voie de développement a bloqué l'instauration du Fonds de l'Europe de l'Est, parce que le G-7 voulait geler les intérêts de leur participation au capital du Fonds monétaire international.
C'est certainement un sujet qui mérite d'être débattu, mais c'est à vous de le faire; je ne suis qu'un fonctionnaire. Quant aux autres questions de politique, je suis disposé à vous répondre.
Le président: Donc, on se renvoie la balle.
Monsieur Alcock.
[Traduction]
M. Alcock (Winnipeg-Sud): Votre exposé était intéressant et je vous en remercie. Ici, les fonctionnaires nous donnent des conseils. Je veux vous demander conseil sur deux choses.
Votre exposé était quelque peu différent par le ton ou la forme de ce que vous avons entendu lorsque nous sommes allés à la Banque mondiale. D'abord on accordait beaucoup d'importance au développement économique, au système financier et à tout le reste, et moins, comme l'ont pensé certains d'entre nous, aux responsabilités sociales.
Donc, ce que vous dites m'encourage, mais je suis un peu surpris parce qu'il y a une discordance ici. Ce que vous dites ne concorde pas avec ce que certains d'entre nous avons entendu, et qui nous inquiétait, lorsque nous avons rencontré les responsables de la Banque au printemps dernier. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais j'aimerais connaître votre avis à ce sujet.
Deuxièmement, que devons-nous faire pour vous aider à prendre les décisions que vous devrez prendre le mois prochain, et non pas dans quelques années?
M. Serageldin: Je crois que mes collègues ont mis en lumière un aspect différent. Je compte sûrement parmi ceux qui vous diront qu'on ne peut pas réduire la pauvreté sans la croissance économique. Il n'y a pas un seul pays dans le monde qui a réussi à réduire la pauvreté en périodes de stagnation. La croissance économique est essentielle si l'on veut réduire la pauvreté.
Deuxièmement, il faut une bonne gestion financière, sans laquelle il n'ait pas de croissance économique et sans laquelle il y a de l'inflation, qui dépouille les plus pauvres, parce que dans plusieurs pays d'Amérique latine, par exemple, les riches peuvent transformer leurs atouts en dollars.
[Français]
Ils peuvent transformer tous leurs atouts en dollars. Ils ne sont pas assujettis à l'inflation, tandis que les pauvres, eux, le sont.
[Traduction]
C'est une condition nécessaire mais pas suffisante. Si mes collègues ont mis en lumière la condition nécessaire, je tiens à rappeler que ce n'est pas une condition suffisante. Dans ce sens, je pense que mon travail complète tout à fait le leur.
Dans l'exposé que je vous ai fait, je tenais la bonne gestion économique et des politiques macro-économiques appropriées pour acquises. Si elles n'existent pas, il faut y voir. C'est évident. Je tiens aussi à rappeler que ce n'est pas suffisant. Ce n'est pas cela qui va émanciper les femmes, qui va nous permettre de tendre la main aux exclus. C'est une chose qu'il faut faire en plus. C'est une condition nécessaire mais qui n'est pas suffisante.
Quant aux initiatives que des groupes comme le vôtre et les Parlements du monde entier doivent prendre, c'est une question très difficile, mais comme vous me le posez et que vous m'encouragez à vous donner conseil, je vais y répondre.
Je crois qu'on a trop tendance à permettre à l'urgent et à l'immédiat de déplacer l'essentiel et le long terme. Par exemple, dans le domaine de l'aide au développement, on assiste à une augmentation colossale de l'aide humanitaire, dont on a un besoin urgent, mais non au détriment des investissements qu'il faut faire pour empêcher que ces choses ne se produisent à l'avenir. Je pense entre autres à la recherche agricole qui se fait en Afrique, où l'on veut développer des produits adaptables capables de résister à la sécheresse.
Nous devons protéger l'environnement. La croissance démographique est irréversible, et 95 p. 100 de cette croissance va se faire dans les pays en voie de développement. On utilise dans l'agriculture 70 p. 100 de l'eau et 70 p. 100 de la terre. Si l'on n'intensifie pas et si l'on ne modernise pas l'agriculture - je ne parle pas de mécanisation mais d'intensification - toutes les forêts seront abattues, les flancs de collines colonisés, et on va assister à l'érosion des sols. Vous ne pouvez pas défendre le programme environnemental, la réduction de la pauvreté, la sécurité alimentaire, sans vous attaquer aux besoins à long terme que sont la recherche agricole, la protection environnementale et l'investissement dans l'éducation au même moment où l'on apporte l'aide humanitaire.
J'aspire donc à une autorité sage et visionnaire qui portera son regard au-delà de la génération actuelle et tâchera de planter aujourd'hui les semences qui protègeront la génération montante des maux des sociétés modernes.
Le président: Monsieur Caccia.
M. Caccia (Davenport): Monsieur Serageldin, vous nous avez fort bien montré dans votre exposé comment la pauvreté peut faire obstacle au développement durable. Voulez-vous nous dire également comment l'on pourrait supprimer les autres obstacles. Par exemple, l'épuisement rapide des ressources naturelles qu'entrave gravement le développement durable.
Vous pouvez peut-être nous dire comment nous pourrions remonter à la source, afin que la pollution ne soit plus un obstacle au développement durable. Vous pouvez aussi nous parler des grands investissements, en Asie tout comme en Amérique du Nord, dans les carburants fossiles qui créent une plus grande dépendance et aggravent l'effet de serre.
Vous voudrez peut-être aussi nous parler de la main-d'oeuvre enfantine qui est un autre aspect ou sous-aspect, nous dire si c'est un phénomène uniquement local ou régional ou même un phénomène global qui entrave le développement durable... nous dire à quoi ressemblera la prochaine génération.
Enfin, avez-vous du nouveau sur le Fonds de protection de l'environnement, le fameux FPE, et pouvez-vous nous dire comment on le réoriente pour faciliter cette intégration des objectifs environnementaux et économiques?
M. Serageldin: Monsieur le président, c'est une liste de questions fascinantes.
Permettez-moi d'abord de répondre à la dernière. Essentiellement, le FPE vise à régler les éléments du problème où les avantages sont globaux et les coûts locaux. En ce sens, il vise moins à encourager la croissance économique, qui est la fonction d'institutions comme l'ACDI, la banque et les gouvernements eux-mêmes.
Vous avez parfaitement raison de dire ce que vous dites au sujet des carburants fossiles. Ce que nous devons faire, c'est les mesurer correctement, les imposer comme il faut, et de là créer des incitatifs qui permettront de développer des technologies énergétiques renouvelables.
Si je puis dire - je commets peut-être une hérésie - le monde se serait porté beaucoup mieux si l'OPEP avait duré encore 10 ans. Si l'OPEP ne s'était pas effondrée en 1985... On voit baisser aujourd'hui le prix de l'énergie solaire par kilowatt/heure. Ce prix s'est stabilisé en quelque sorte, et tout à coup, la consommation de carburants fossiles augmente de nouveau. Si nous avions eu 10 autres années comme de 1975 à 1985, on aurait pu avoir des énergies renouvelables. C'est là un domaine où les gouvernements devront agir parce qu'il s'agit du bien public, de son bien à long terme, et parce que ce n'est pas encore l'affaire du secteur privé.
Deuxièmement, nous devons créer les structures incitatives qu'il faut pour encourager l'investissement dans les technologies de remplacement, et nous devons appliquer le principe du pollueur-payeur et de l'usager-payeur. Facile à dire, mais pas facile à faire. Dans tous les pays, c'est une chose extrêmement difficile à faire sur le plan politique. Je ne connais pas bien le Canada, mais je sais qu'aux États-Unis, nous avons en la personne du vice-président Al Gore l'administration la plus sympathique qu'on ait jamais eue à l'endroit de l'environnement. Pour obtenir cette maigre taxe de 4,5c. sur l'essence, tout tenait à un vote à la Chambre des représentants, et Al Gore a dû départager les voix au Sénat pour faire adopter ce premier budget. Selon notre analyse, cette taxe devrait être très supérieure à 5c. le gallon. Donc voilà les problèmes.
La main-d'oeuvre enfantine pose un grave problème dans les pays en voie de développement. Dans plusieurs pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine, ce n'est que l'un des grands problèmes sur lesquels nous devons nous pencher. Si nous disons que nous ne devons pas créer de conditions où les enfants sont forcés de travailler, nous devons du même coup trouver des moyens de leur assurer une alimentation, des logements, des soins de santé et une éducation élémentaire. C'est un très grand défi qui pourrait, si vous le voulez, faire l'objet d'une longue discussion.
Le président: Merci.
[Français]
Monsieur Leblanc.
M. Leblanc (Longueuil): Merci de votre présence ici.
Il me semble qu'on examine souvent le développement international en se basant sur les normes de l'économie internationale, lesquelles sont beaucoup trop élevées pour les pays en voie de développement où les gens ont d'abord besoin de se nourrir et d'avoir le minimum nécessaire pour survivre.
Ne serait-il pas possible de créer une économie régionale basée sur l'autosuffisance pour la nourriture et le minimum vital, au lieu d'essayer de participer à un développement qui ne correspond souvent pas aux besoins des régions?
Je vous pose la question, parce que dans plusieurs régions d'Afrique ou même de l'Amérique latine, mais particulièrement en Afrique, il semble qu'on essaie d'imposer des normes économiques beaucoup trop élevées pour la capacité des gens. On pourrait peut-être leur montrer à fabriquer des pioches au lieu de leur envoyer des moissonneuses-batteuses. Il s'agit là, bien sûr, d'un exemple!
Il me semble que si on se basait sur les besoins d'une économie beaucoup plus régionale, il y aurait moins de gens qui mourraient de faim ou qui souffriraient de malnutrition. Je ne sais pas si votre projet se rapproche un petit peu de cette question.
M. Serageldin: Monsieur Leblanc, ma réponse à cette question fondamentale comporte deux volets. D'abord, je crois qu'il nous faut parler de sécurité alimentaire plutôt que d'autosuffisance alimentaire, car il y a des territoires qui ne seront pas capables de l'atteindre à cause de leur situation géographique.
Deuxièmement, je suis toujours déçu de voir que la presse internationale ne parle que des dégâts et jamais des succès.
Or, le grand succès pour moi, en Afrique, c'est qu'il n'y a pas eu de famine en 1992, malgré les prédictions. L'Afrique australe a connu la plus grande sécheresse du siècle, et pas une seule personne n'en est morte parce que les gouvernements, les agences internationales et les ONG ont bien réagi. Ils ont su établir cet équilibre entre la sécurité alimentaire et la distribution d'aide alimentaire. Malheureusement, la presse ne parle jamais de ce genre de chose. Il s'agit pourtant d'un très bel exemple d'organisation de la sécurité alimentaire.
Nous savons qu'en Éthiopie, par ailleurs, lors de la fameuse famine de 1983-1984, des milliers de gens sont morts de faim dans certaines régions du pays parce qu'ils n'ont pas eu accès à une nourriture qui pourtant existait. Donc, on voit que la question de l'accès à la nourriture est importante dans l'organisation interne d'un pays et que, pour ce faire, les politiques de distribution et la participation des cultivateurs sont primordiales.
Finalement, quant à leur participation à l'économie mondiale, il est clair que l'expérience de l'enclavement n'a pas amené de bons résultats. Des pays géants comme la Chine ou l'Union soviétique n'y sont pas parvenus. L'Inde aujourd'hui, avec toute son énergie et ses 930 millions d'habitants, commence à sentir le besoin de s'intégrer au marché international, mais elle se heurte à un blocage important. Cela sera d'autant plus vrai pour les plus petits pays qui n'ont pas un marché intérieur déjà vaste comme ceux de la Chine ou de l'Inde. Donc, il faut plutôt les aider, vous comme nous, à trouver la manière de s'intégrer au marché de l'économie mondiale sans subir le choc qui suivrait une transition trop brutale.
C'est là un des rôles de l'aide internationale: faciliter ces transitions pour que le choc de la transition ne soit pas pas totalement subi par les populations, habituellement les populations les plus pauvres, les plus vulnérables et les plus démunies. Donc, c'est là que nous avons un rôle à jouer pour assurer, d'un côté, la sécurité alimentaire et intégrer, de l'autre, ces pays dans une vision d'un meilleur avenir.
[Traduction]
M. English (Kitchener): C'est la deuxième fois que j'entends votre exposé, et comme beaucoup d'autres choses dans la vie, c'était mieux la deuxième fois. C'était un excellent exposé et je vous en remercie vivement.
Je veux revenir à ce que vous disiez au sujet des associations et des travaux de Putnam sur l'Italie. La voie où cela nous mène m'inquiète. On semble conclure qu'une société qui jouit de plus grandes libertés civiles a un potentiel de croissance économique meilleur. Cette société arrive à mieux se débrouiller.
Du côté des États-Unis, il s'inquiète parce que, bien sûr, il y a moins de ligues de quilles. Il s'intéresse à cette question maintenant.
M. Serageldin: Bowling Alone, oui.
M. English: Bowling Alone est son dernier ouvrage, et il conclut ici qu'étant donné que les gens ne jouent plus aux quilles en ligue, les États-Unis sont dans un état de déclin quelconque.
Si vous appliquez ce raisonnement à l'échelle internationale, cependant, et si vous appliquez cela aux questions dont nous parlons aujourd'hui, que conclut-on? On conclut que les sociétés plus associatives sont celles qui réussissent le mieux.
Voyons ces parties du monde aujourd'hui où les gens forment des groupes. En Cisjordanie, les villages du Hamas sont propres, l'hygiène publique y est meilleure et l'eau y est plus propre. Voyez l'intégrisme indou en Inde. Allez aux États-Unis et voyez les communautés où les mouvements religieux sont forts et où l'on semble maîtriser les forces de désintégration qui agitent les États-Unis, par exemple les communautés afro-américaines qui se tournent vers l'intégrisme. Où cela nous mène-t-il?
Je me rappelle une critique - je pense que c'était dans un journal américain - de la thèse de Putnam. On y disait que les groupes ne sont pas tous les mêmes. Avant l'attentat à la bombe d'Oklahoma City, nos petits amis qui ont fait le coup jouaient aux quilles. Ce qui me dérange ici, je pense, c'est qu'on dit qu'une société associative peut se développer économiquement, mais il faut aussi prendre en compte les objectifs et les causes sous-jacentes de ce développement économique.
Dans l'Allemagne nazie, il existait toutes sortes de groupes, et les Allemands ont un instinct grégaire compulsif. Cela me semble être tout à fait en porte à faux avec certaines opinions traditionnelles de l'aide au développement et où nous devons faire porter notre effort. Il y a là des implications qui m'apparaissent assez troublantes sur le plan international. Que fait-on des sociétés qui se désintègrent? Est-ce qu'on les oublie? Je ne sais pas.
M. Serageldin: Je pense que c'est une question extrêmement importante. Bob Putnam lui-même serait le premier à admettre qu'il y a des groupes positifs et des groupes négatifs. Après tout, on sait que l'exaltation de l'identité serbe a contribué pour une bonne part à la purification ethnique en Yougoslavie; ce n'est donc pas un exemple à imiter.
La thèse de Putnam soulève une question importante. Là où il y a un grand nombre d'associations bénévoles, les gouvernements sont en général plus responsables. Les gens qui font partie des associations parents-maîtres et créent d'autres associations semblables votent aussi. Ils assistent à des audiences publiques et expriment leurs opinions. Il n'est pas question d'opposer la société civile au gouvernement, mais c'est plutôt que la présence de la société civile mène à un meilleur gouvernement.
Vous avez signalé des expériences traumatisantes, et dans ce contexte nous avons observé deux genres de problèmes. Dans le cas des États-Unis, la question des taux de participation est très importante. Nous avons observé une augmentation du taux de participation dans certains domaines mais une baisse dans le taux national par rapport au taux local, par exemple. On voit apparaître de nouvelles structures associatives. Étant donné le grand nombre de choix disponibles aux États-Unis, cette question est sans doute pertinente dans le contexte américain.
Pour ce qui est des autres sociétés dont nous parlons, votre question comporte deux volets. Que faut-il faire dans le cas d'une société en désintégration?
J'espère qu'on pourra essayer d'aider une société en désintégration le plus tôt possible pour qu'on ne soit pas obligé de réparer les dégâts plus tard. Mais que fait-on généralement? Je pense qu'il faut essayer de reconnaître dans la mesure du possible le travail des bénévoles, en établissant des réseaux de solidarité axés sur des objectifs économiques, et en appuyant de telles associations comme étant des outils de collaboration.
Ces outils de collaboration ne sont pas forcément des outils d'expression politique qui excluent d'autres tendances. Selon la société, ils seront généralement assez petits, axés sur le village ou le quartier. Dans la mesure où nous essayons de réduire la misère, que ce soit par des micro-prêts à la Grameen ou des villageois qui s'associent pour aller puiser de l'eau, ces associations peuvent être bénéfiques et utiles. Dans le contexte plus large de la société en général, il faut bien sûr reconnaître que beaucoup de vos critiques et préoccupations sont clairement justifiées, mais il appartient aux politiques d'y trouver la réponse.
[Français]
Le président: Monsieur Serageldin, notre temps est malheureusement écoulé. Nous avons une autre réunion qui doit commencer à 16h15. Je vous remercie beaucoup d'être venu et d'avoir bien voulu rester plus tard que prévu. Désormais, vous pourrez vous présenter comme Saint-Rémi.M. Paré va avertir la communauté internationale que vous avez acquis cette réputation! Je suis désolé que nous ne puissions passer plus de temps avec vous. Peut-être qu'une autre occasion se présentera.
M. Serageldin: Merci beaucoup, monsieur le président. J'espère, comme vous l'avez dit, qu'il y aura une autre occasion. Je vous remercie beaucoup de l'honneur que vous m'avez fait en me permettant de comparaître devant votre comité.
Le président: Merci.
La séance est levée.