CHAPITRE 2 - L'AJOUT D'UNE DIMENSION «NORDIQUE» À LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DU CANADA
Le Nord circumpolaire est le théâtre d'événements importants susceptibles d'avoir une incidence sur l'Arctique canadien. Ce sont les projets d'aujourd'hui qui imprimeront une direction à la coopération dans la région circumpolaire au-delà du tournant du siècle. [. . .] Cette évolution des choses est due pour une bonne part à l'action de responsables canadiens. Tradition canadienne oblige, le discours public a fait peu de cas de l'imminence de ces étapes clés dans l'histoire de l'Arctique. De même, le gouvernement n'a pas jugé bon d'y accorder des ressources abondantes. Le Canada peut prétendre être un pays de l'Arctique, mais sa vision de l'Arctique s'arrête à quelque 325 kilomètres au nord de la frontière américaine.
«L'Arctique fait partie du Canada. . . mais c'est pratiquement un autre pays.»
À l'écoute du passé
Le «Nord» exerce depuis longtemps un puissant attrait sur l'imaginaire canadien, au point de figurer parfois dans les efforts de définition d'une «identité» canadienne que le pays pourrait cultiver à l'intérieur et projeter à l'étranger (voir l'encadré 2, «Définir l'identité nordique du Canada au sein de la communauté internationale»). Pourtant, nos régions septentrionales, c'est-à-dire pratiquement tout le territoire au nord du 60e parallèle dans l'Ouest et du 55e parallèle au Québec et au Labrador, tiennent un rôle international bien modeste. Depuis quelques décennies seulement, l'Arctique a commencé à être considéré comme un atout stratégique, soit après l'aménagement de la grande route de l'Alaska et le déclenchement de la guerre froide, même si la «souveraineté» canadienne était parfois menacée autant par nos alliés américains que par l'ennemi soviétique. À partir des années 1950, le Nord s'est ouvert graduellement au transport et au commerce avec l'affluence et les influences méridionales qui allaient de pair. La découverte de grands gisements et de possibilités de faire fortune a accéléré la poussée de la modernisation, non sans heurter souvent le mode traditionnel de vie des cultures particulières de la région, ni sans perturber les écosystèmes délicats de l'Arctique.
Le Canada semble indubitablement constituer un pays «nordique», et ce fait géographique a laissé son empreinte sur l'univers politique et culturel du pays. Dans un court essai paru récemment, l'écrivain canadien Rudy Wiebe écrivait ce qui suit : «Quand je regarde le Canada, je vois un pays chapeauté par le `Nord'; c'est peut-être uniquement le `Nord' qui tient ensemble nos régions disparates1». Une étude interdisciplinaire à venir, Canada and the Idea of North, promet d'explorer toute la gamme des représentations du Nord, mais également ce que les Canadiens du Nord eux-mêmes pensent de la façon dont les Canadiens du Sud se sont appropriés l'identité nordique. Il existe également une certaine ambivalence et ambiguïté dans l'attitude de la majorité des Canadiens qui «vivent dans le Sud» et qui ne se tournent qu'occasionnellement vers le Nord. Quatre décennies avant que le Comité n'entreprenne la présente étude, Pierre Berton a mérité le Prix du Gouverneur général pour les études et essais avec le livre The Mysterious North publié en 1956. Deux décennies plus tard, le même prix était accordé au réputé sociogéographe et fondateur du Centre d'études nordiques de l'Université Laval, Louis-Edmond Hamelin, pour son célèbre Nordicité canadienne. Dans cet ouvrage, Hamelin élabore le riche concept de «nordicité» qui est applicable aux lieux et modes de vie nordiques et arctiques2. Pourtant, l'Arctique demeure loin des préoccupations de plus de 99 p. 100 des Canadiens qui ne vivent pas dans cette région, la majorité d'entre eux n'ayant jamais visité les régions éloignées du Nord3.
Les territoires situés au nord du 60e parallèle représentent près de 40 p. 100 de la superficie du Canada, mais on n'y trouve que 0,35 p. 100 de sa population (malgré une croissance démographique deux fois plus élevée que celle de l'ensemble du pays, et des problèmes sociaux de la même ampleur). Si on inclut dans le «Nord» les vastes régions septentrionales des provinces ainsi que l'Arctique québécois et le Labrador, on se retrouve avec un territoire où une gamme plus étendue d'intérêts et de politiques entrent en jeu, certains ayant des dimensions circumpolaires et internationales. Ainsi, le port de Churchill, sur la baie d'Hudson, dans le nord-est du Manitoba, a joué un rôle important dans les expéditions de céréales canadiennes vers l'Union soviétique et il a été mentionné par l'actuel ministre du développement du nord de la Russie durant une rencontre avec le Comité tenue à Moscou en rapport avec les possibilités futures de l'Arctique dans le domaine du transport. Cette région est également devenue une importante destination touristique parce qu'elle est située à proximité de l'habitat de l'ours polaire. Pour sa part, l'Alberta, qui est membre du Forum nordique, est un chef de file dans les technologies pour climat froid, et on y trouve plusieurs instituts de recherche sur l'Arctique de réputation internationale. Dans l'ensemble, toutefois, les dimensions provinciales n'ont pas joué un rôle très important dans l'analyse des affaires arctiques ayant une incidence sur le Canada; le Québec constitue à cet égard une exception puisqu'il constitue la province la plus avancée dans l'examen de sa propre «nordicité» dans un contexte national et international4.
Il demeure toutefois que, comme le professeur Paul Painchaud de l'Université Laval s'en est souvent plaint, le Canada dans son ensemble a été lent à prendre véritablement conscience de son rôle de nation circumpolaire. Il y a quelques années, le professeur Franklyn Griffiths décrivait l'émergence d'une conscience nordique qui était encore assez fragmentée, tout en étant limitée sur le plan de son expression internationale en raison de l'absence d'une politique étrangère canadienne qui soit globale et cohérente :
À l'heure actuelle, les Canadiens anglophones du Sud, les Québécois francophones, les Indiens, les Métis et les Inuit se forgent chacun une identité nordique distincte avec une vigueur et une prise de conscience de soi variables, et en fonction des divers aspects de l'environnement externe du Canada. Les premiers ont l'air d'être les moins conscients de leur nordicité, mais ils adoptent néanmoins une attitude protectrice face aux intrusions étrangères dans l'Arctique canadien. Les seconds ont toutefois commencé à sentir une affinité avec les pays nordiques, comme celle qu'ont ressentis les Indiens et les Métis avec les peuples autochtones nordiques [. . .] C'est chez les Inuit du Canada que la nordicité semble la plus précise et qu'elle s'exprime par une action en vue de former une communauté inuit circumpolaire. Il ne manque plus qu'une politique étrangère susceptible d'encourager chacun des segments du processus politique canadien à réaliser à sa façon son essence nordique et ainsi à contribuer activement à une conscientisation plus large et à l'établissement d'aspirations communes qui transcendent les diverses identités5.Près de deux décennies plus tard, les possibilités sont beaucoup plus nombreuses en matière de coopération circumpolaire, et il existe de nouveaux mécanismes institutionnels permettant au Canada de participer à l'élaboration des politiques internationales sur l'Arctique. L'importance que revêt le Nord pour tous les Canadiens sur le plan politique, socioéconomique et environnemental devrait être plus évidente que jamais auparavant. Pourtant, on note encore des obstacles à surmonter. Ainsi, la nouvelle édition d'un ouvrage bien connu sur la politique étrangère canadienne, qui a paru au moment où était inauguré le Conseil de l'Arctique, écarte de façon plutôt précipitée l'idée que le Canada définisse son identité internationale à l'intérieur d'une collectivité circumpolaire6. Avec le présent rapport, le Comité souhaite exprimer son total désaccord avec cette évaluation prématurée. Néanmoins, comme on le reconnaît dans le présent chapitre, il faut maintenant combler les lacunes dans les politiques passées, et seul un engagement ferme du Canada à établir une politique étrangère pour la région circumpolaire pourrait permettre à notre pays de commencer à se forger une identité nordique au sein de la communauté internationale.
Pendant qu'augmentaient les pressions pour organiser un grand débat national sur le développement du Nord, l'attention se tournait, dans les années 1960, vers la recherche d'une politique étrangère canadienne plus «indépendante» et le rôle de la «frontière arctique» dans ce contexte30. Le fameux voyage du pétrolier américain Manhattan dans le passage canadien du Nord-Ouest, en 1969, a fait prendre conscience à bien des gens des menaces qui pesaient sur la souveraineté canadienne dans l'Arctique. Le Canada a agi vigoureusement pour protéger ses eaux arctiques en adoptant une mesure antipollution extraterritoriale et en lançant les premières propositions en vue d'un régime international de protection de l'Arctique31. Mais l'intérêt du public et les préoccupations politiques ont été de courte durée32. Dans une étude clairvoyante de 1979 où il signalait une «montée (de l'activité internationale) dans la région circumpolaire du Nord», Franklyn Griffiths jugeait les gouvernements canadiens encore mal préparés à mettre au point, encore moins à mettre en oeuvre, une politique cohérente ou systématique :
La situation malencontreuse à Ottawa a manifestement éliminé toute idée de coordination des relations internationales du Canada dans le domaine des affaires nordiques. C'est que pour bien coordonner les affaires étrangères dans cette région, il faut la participation non seulement des ministères à vocation externe comme les Affaires étrangères et la Défense nationale, mais aussi des organismes à caractère interne dont les activités se répercutent sur la politique étrangère. [. . .] On ne peut guère s'attendre à ce que la bureaucratie redresse à elle seule la situation. Cela demande du leadership et de la volonté politiques, qui exigent tous deux un certain niveau de préoccupation chez un public éclairé33.Même si le Canada a maintenant créé, au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI), un poste d'ambassadeur aux affaires circumpolaires qui préside un comité interministériel des affaires circumpolaires dont font partie plus d'une douzaine d'autres ministères et organismes fédéraux, plusieurs témoins (dont le professeur Griffiths lui-même - voir ci-après) nous ont signalé un certain nombre de défauts persistants qui font que le système manque de cohérence et n'est toujours pas en mesure de réaliser les objectifs de politique internationale concernant l'Arctique.
Au milieu des années 1980, une nouvelle controverse au sujet d'un deuxième navire américain, le brise-glace Polar Sea de la garde côtière, qui avait emprunté le passage du Nord-Ouest a de nouveau brièvement propulsé l'Arctique à la une des journaux. Fait révélateur du manque général de cohérence signalé ci-haut est que, Compétitivité et sécurité, le «document vert» sur la politique étrangère que le gouvernement Mulroney venait de rendre public en 1985, ne faisait aucune mention de l'Arctique, sauf au début, quand il a présenté le Canada comme une nation de l'Arctique, en ajoutant que cela lui conférait un «caractère spécial34». L'étude subséquente du Comité mixte spécial sur les relations internationales du Canada a quelque peu remédié à cette lacune. Piqué au vif par le défi lancé par Paul Painchaud («. . . pendant si longtemps nous avons négligé le seul système international régional auquel nous appartenons vraiment, soit le système circumpolaire. . .»), le Comité a consacré, dans son rapport de 1986, tout un chapitre à la question en affirmant : «le Nord doit faire partie intégrante de la politique étrangère du Canada car les enjeux et les intérêts du pays dans cette région sont d'une importance vitale pour sa souveraineté et sa sécurité35». Les résultats ont cependant été décevants. Les critiques ont continué de dénoncer les actions gouvernementales comme de simples réactions aux événements, parfois sans suite36. Le professeur Painchaud a même répété ses accusations avec autant de vigueur lorsqu'il a témoigné devant le Comité plus d'une décennie plus tard [47:5ff].
Plusieurs groupes privés ont entrepris, à la fin des années 1980, de combler ce vide laissé dans la formulation des politiques. Un groupe de travail de la Section de la Capitale nationale de l'Institut canadien des affaires internationales, groupe présidé par l'ancien greffier du Conseil privé, Gordon Robertson, a rendu public en 1988 un rapport qui a fait école; en plus d'exposer les objectifs globaux et cohérents de la «dimension nordique» d'une politique étrangère canadienne, ce rapport englobait, en dehors des thèmes bien connus de la souveraineté et de la sécurité, la protection de l'environnement, le bien-être et «l'autonomie» des peuples autochtones, les questions sociales, le développement économique et le transport, l'avancement des recherches scientifiques et des connaissances sur le Nord, le développement politique du Nord, la coopération circumpolaire, en ce qui a trait notamment aux peuples autochtones et aux pays nordiques. Le rapport soulignait notamment la nécessité de donner suite aux idées sur le développement durable découlant du Rapport Brundtland de la Commission mondiale de l'environnement et du développement (1987), et de saisir les ouvertures faites par Gorbatchev que comportait la proposition d'une «zone arctique de paix37».
Le rapport, qui relançait également l'idée d'un organisme international dans l'Arctique, ouvrait la voie à l'invitation officielle du premier ministre Mulroney, à la fin de 1989, de créer un conseil de l'Arctique. Le début des années 1990 a été témoin d'un bouillonnement d'activités, encore pour la plupart parrainées par le secteur privé, en vue d'étoffer cette proposition. (Voir l'encadré 4 du chapitre trois pour plus de détails.) Un nouveau rapport clé, préparé par un groupe d'experts sur le Conseil de l'Arctique a servi de fondement à des négociations préliminaires. En 1991, la Commission canadienne des affaires polaires a également été créée, par une loi fédérale, afin de promouvoir les intérêts canadiens dans les affaires polaires, notamment dans le domaine de la coopération environnementale, scientifique et technologique. En juin 1992, après s'être rendu à Moscou et à Kiev, le comité qui a précédé celui-ci a publié un rapport dans lequel il appuyait la création d'une «zone démilitarisée» dans l'océan Arctique et d'un «Conseil international de l'Arctique» qui s'occuperait en priorité de la sécurité et de l'environnement. Les idées lancées au Canada ont recueilli un appui considérable dans les pays nordiques et en Russie, ainsi qu'à la première conférence des parlementaires de pays arctiques parrainée par le Conseil nordique et tenue à Reykjavik en 199338. La création d'un conseil régional de l'Arctique s'est cependant heurtée à la résistance et à l'indifférence des États-Unis.
Dès le début de son mandat, le gouvernement Chrétien s'est engagé à donner suite avec une énergie renouvelée au programme de coopération circumpolaire et à lui imprimer une orientation nouvelle39. Lors d'une Conférence sur la politique étrangère nordique en avril 1994, les ministres des Affaires étrangères et des Affaires indiennes et du Nord ont tous les deux pris la parole, et le gouvernement a annoncé son intention de créer un poste d'ambassadeur aux affaires circumpolaires qui relèverait des deux ministres, mais dont le bureau serait situé dans les locaux du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI)40. Des remarques plus sceptiques et prudentes faisaient cependant contrepoids à chaque scénario optimiste qu'inspirait la position propice du Canada pour exercer un leadership dans les régions arctiques sur la scène internationale41. Le président de la Table ronde nationale sur l'environnement et l'économie, Ron Doering, a fait observer, par exemple, que le rapport «Canada 21» de mars 1994, qui avait préparé le terrain au premier forum national sur la politique étrangère quelques semaines plus tôt, «traite de l'environnement sans mentionner l'Arctique. Un trou de mémoire collectif persiste au sujet de l'Arctique42».
Même si les problèmes de l'Arctique avaient du mal à capter l'attention tant l'ordre du jour était chargé, le Comité mixte spécial chargé de l'examen de la politique étrangère du Canada a cependant entendu des témoignages convaincants, notamment de la part des organisateurs de la conférence d'avril, des principaux groupes autochtones, et lors des audiences publiques de Yellowknife et Saskatoon43. Dans son rapport de novembre 1994, le Comité s'est réjoui de la nomination, le 31 octobre, de Mary Simon, un éminent chef inuit du nord du Québec, comme première ambassadrice aux affaires circumpolaires du Canada, et a recommandé «de collaborer de toute urgence avec d'autres États pour former un Conseil de l'Arctique» qui aurait comme priorité absolue «de se pencher sur les dangers qui menacent l'environnement de l'Arctique44».
Dans son énoncé de février 1995, Le Canada dans le monde, le gouvernement exposait les grands objectifs du Conseil de l'Arctique dans le chapitre consacré à la sécurité et réaffirmait le rôle particulier du Canada «dans la protection et le développement de l'environnement arctique, un domaine où la coopération internationale encore naissante est vitale45». Une entrave de taille a été éliminée lorsque les Américains ont finalement accepté au cours du même mois, lors de la première visite d'État à Ottawa du président Clinton, de participer aux négociations sur la création du Conseil. Celles-ci se sont révélées longues et ardues; amorcées au cours de la première partie de l'étude du Comité, elles n'ont abouti qu'en août 1996. Mais l'engagement semblait enfin pris. Comme l'a exprimé l'ambassadrice du Canada aux négociations, Mary Simon :
Ce qui, il y a une décennie, semblait seulement un rêve est maintenant presque une réalité. [. . .] Peut-être sera-t-il enfin possible de créer un véritable partenariat qui permettra aux gouvernements et aux populations autochtones d'élaborer ensemble une vision de l'Arctique capable d'harmoniser les priorités nationales et à la diversité culturelle. Si nous y parvenons, j'espère que nous pourrons agir rapidement pour définir comme il convient les principes d'un développement durable et équitable s'appliquant à l'Arctique46.Les toutes prochaines années détermineront si l'idée de donner une dimension nordique à la politique étrangère du Canada se concrétisera ou restera une intention pieuse. Les périodes où l'Arctique a retenu l'attention des décideurs dans le passé nous ont appris à nous méfier car elles sont trop souvent suivies d'années de passivité et de négligence relatives. Pour que le Canada relève le défi que présente «l'impératif de l'Arctique», il faudra qu'il se libère du moule traditionnel de la politique étrangère et de ce que les analystes appellent sa «vision de Mercator47»; afin de reconnaître la région circumpolaire comme un champ d'activité primordial, et non pas seulement secondaire ni occasionnel, pour atteindre les objectifs du Canada dans le monde. D'où la nécessité, comme le Comité l'explique dans le chapitre premier, d'intégrer cette composante circumpolaire de façon systématique au contexte de l'évolution progressive de toute la politique étrangère.
Regard vers l'avenir
Nous n'évoquons pas des notions abstraites et lointaines quand nous parlons d'«affaires étrangères», mais plutôt la dimension internationale de questions nationales. Plus que jamais, les Canadiens sont directement concernés par les événements qui se produisent en dehors de leurs frontières. [. . .] Je puis vous dire qu'en dépit, ou peut-être en raison même, des combats qui se livrent [en Russie] pour instaurer la démocratie et une croissance économique durable, les possibilités d'«engagement constructif» entre nos deux pays est énorme, en particulier dans les dossiers qui concernent le Nord. [. . .] La décision qu'a prise votre comité de se pencher sur cette question [celle de créer le Conseil de l'Arctique] est donc opportune à tous les points de vue.
Une démarcation importante d'avec le genre d'attention accordée dans le passé au volet nordique de la politique étrangère, à laquelle on a reproché d'être réactive, épisodique et éphémère, pourrait en résulter. Nous l'avons vu, la «vision nordique du Canada», plus symbolique que concrète, était victime à la fois de sa faiblesse et d'événements d'envergure plutôt restreinte liés à la souveraineté et à la sécurité pendant la guerre froide. Cela fait déjà dix ans que le dégel des relations provoqué par Gorbatchev a ouvert les horizons. À la suite de l'examen de la politique étrangère de 1985-1986, le secrétaire d'État aux affaires étrangères de l'époque, Joe Clark, a exposé dans un discours prononcé en Norvège en 1987 la façon dont une «politique étrangère nordique intégrée et globale» reposerait sur les thèmes dominants que sont l'affirmation de la souveraineté canadienne, la modernisation des systèmes de défense nordiques du Canada, l'exploitation commerciale du passage du Nord-Ouest, et la promotion d'une plus grande coopération circumpolaire49. À l'époque, les trois premiers volets, déjà bien connus, pesaient beaucoup plus lourd que les promesses concernant le quatrième, et le suivi était le plus souvent déterminé par les préoccupations que les événements qui se produisaient dans l'Arctique éveillaient de temps en temps à Ottawa et s'y limitait étroitement.
Depuis lors et au cours des années 1990, la tendance a été d'explorer de nouveaux modes de coopération et de sécurité circumpolaire non militaires, notamment dans les domaines de l'environnement et du développement durable. Fait non moins important, cette tendance s'est accompagnée d'une attention beaucoup plus grande à la démarche et au contenu intérieurs. Les Canadiens du Nord, et en particulier ceux qui sont représentés par des organisations des peuples autochtones, réclament d'avoir leur mot à dire dans l'élaboration des politiques touchant leur région, y compris celles qui comportent une dimension transnationale. Cette attitude contribue à porter l'attention sur les questions d'importance pour les populations nordiques (leur gagne-pain, leur santé et leur survie culturelle) et sur des façons de les faire participer pleinement aux choix concernant le développement de la région circumpolaire. Au lieu d'être traitée comme une région périphérique singulière, déterminée par des structures externes et à la merci de forces étrangères, ce nouveau Nord serait peut-être mieux compris s'il était perçu comme le lieu d'une série de luttes et de changements vécus par des groupements humains qui, quoique se déroulant dans un milieu rude et lointain, malconnu de la plupart des Canadiens, comportent d'importantes leçons quant aux formes que le développement et la coopération internationale pourraient prendre à l'avenir50.
Une telle orientation visant le Nord ressortait des perspectives formulées lors de la première table ronde du Comité sur les «visions nordiques de la politique canadienne». En reprenant les conclusions de la conférence de 1994 sur la politique étrangère nordique organisée dans le cadre du dernier examen de la politique étrangère, Whit Fraser de la Commission canadienne des affaires polaires a insisté sur la nécessité, en déterminant les intérêts nationaux et les priorités du Canada dans l'Arctique, de retenir avant tout les préoccupations de la population nordique. Celle-ci devrait participer activement à l'élaboration des principes de la politique étrangère nordique, bénéficier des profits du développement durable, et être associée à la promotion de «relations courtoises et pacifiques» entre pays nordiques51 [10:2]. Le Canada a semblé s'engager dans cette voie, mais sans orientation précise. Une stratégie globale dans l'Arctique, à laquelle les dimensions internationales croissantes seraient intégrées, fait toujours défaut.
Le conseiller scientifique émérite du ministère fédéral de l'Environnement, Fred Roots, s'est dit d'accord avec cette opinion, en précisant que le problème ne vient pas tant du gaspillage des fonds, mais du fait que «ce qui est fait ne procède pas d'un plan ou d'un projet global. [. . .] Nous manquons cruellement de vision en ce qui concerne le Nord. D'après moi, votre comité a un rôle très important à jouer pour apprendre de ceux qui sont touchés par ce qui se passe dans le Nord, quelles sont les grandes priorités. Il est certain que les choses ne fonctionneront pas si ces priorités sont définies par le gouvernement central ou conçues à distance.» [10:23]
Fred Roots a également fait remarquer que la politique étrangère du Canada «ne reflétait pas le fait que nous étions un pays du Nord. L'absence d'une politique étrangère canadienne dans le Nord s'est fait grandement sentir à de nombreuses reprises.» [10:4] Le plus difficile sera de réconcilier les nombreuses forces, parfois contradictoires, qui prévalent dans l'Arctique : la fragilité des écosystèmes terrestre et marin, de moins en moins capables de supporter le peuplement et particulièrement exposés aux polluants et aux changements climatiques; la marginalisation des intérêts de l'Arctique à l'intérieur d'une économie de plus en plus dominée par les marchés méridionaux et planétaires; ce à quoi s'oppose, par contre, la dévolution politique, la décentralisation du pouvoir de décision, et l'affirmation croissante des peuples autochtones. Il faudra, pour que les régions circumpolaires deviennent un bon exemple de développement durable et de coopération multilatérale, s'attaquer à ce genre de dichotomies. Fred Roots résumait ainsi la nature de la tâche :
D'une part, il importe de plus en plus de se rendre compte et de reconnaître que les régions arctiques sont des régions distinctes [. . .] Il est de plus en plus évident que les politiques nationales et les dispositions internationales conçues pour les parties méridionales des différents pays circumpolaires ne peuvent être appliquées telles quelles dans les régions arctiques sans risquer d'être vouées à l'échec ou d'aboutir à des résultats tout autres.
D'autre part, il est aussi de plus en plus évident que, du point de vue de la réglementation ou des investissements, on ne peut traiter isolément les régions arctiques. En effet, leur économie, leurs habitants et leur environnement sont de plus en plus touchés par ce qui se passe ailleurs et elles ont, elles-mêmes, un effet dans le reste du monde. [. . .]
C'est en raison de la diversité inévitable des paliers et des points de vue rattachés aux problèmes de l'Arctique, qui vont de l'environnement et des ressources naturelles aux rivalités militaires, que les politiques et les relations internationales relatives à cette région sont extrêmement complexes. Voilà pourquoi elles doivent faire l'objet d'une planification qui tienne compte de leurs caractéristiques, plutôt que de politiques qui les englobent après coup. C'est ce qui explique que plusieurs ententes internationales d'intérêt circumpolaire aient été conclues et que diverses institutions s'intéressent à ces questions [10:7-8].En réalité, la gestion des problèmes de l'Arctique oblige les administrations publiques à faire preuve d'un maximun d'ingéniosité sur le plan des politiques internes en plus de mettre en jeu, comme nous l'avons signalé au chapitre premier, le développement international et le bon fonctionnement du gouvernement.
Les autres participants à la table ronde, Terry Fenge et Tony Penikett, ancien premier ministre du Yukon, qui représentaient le Comité canadien des ressources arctiques (CCRA), ont convenu qu'une politique nationale sur l'Arctique, dont la politique étrangère constituerait une forte composante, était nécessaire, tout en insistant sur l'intervention directe des gens du Nord et sur l'utilisation des compétences locales dans son élaboration et dans sa mise en oeuvre. M. Penikett a fait ressortir l'apparition d'un «genre de communauté internationale nordique, une prise de conscience collective dans le Nord», dont découle un grand nombre d'initiatives infranationales (reconnues ou non par Ottawa) [10:14]. De son côté, Terry Fenge a insisté lui aussi sur la reconnaissance des rôles que les peuples autochtones doivent jouer dans ce processus et la préservation de leur économie basée sur l'exploitation des ressources renouvelables.
Lors de tables rondes ultérieures à Ottawa, plusieurs témoins ont poussé l'analyse encore plus loin. Franklyn Griffiths de l'Université de Toronto a laissé entendre que l'absence de processus structuré et global d'élaboration de politiques pour l'Arctique nous oblige à envisager «la mise en place d'un nouveau mécanisme institutionnel qui nous permettrait d'adopter une démarche cohérente, complète et proactive dans nos politiques sur l'Arctique, aussi bien nationales qu'étrangères.» Selon lui, un tel processus devrait permettre aux habitants du Nord «de s'exprimer haut et fort», sans privilégier les opinions des gens du Sud, et devrait toucher à l'ensemble des affaires nordiques, dont celles qui ont un caractère transfrontalier et relèvent, par conséquent, de la politique étrangère, au lieu de les compartimenter de façon artificielle d'une manière qui ne reflète en rien leur globalité. Il entrevoyait un organisme regroupant tous les intéressés, y compris les organismes non gouvernementaux et les divers paliers de gouvernement, où les décisions se prendraient par voie de consensus et dont le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, et plus particulièrement à l'ambassadrice aux affaires circumpolaires, assurerait la présidence et la coordination [15:9-11].
La question se pose alors de savoir comment mettre en place et maintenir un tel processus, comment appuyer une participation diversifiée à l'échelle nationale, et comment accroître les pouvoirs politiques requis (plusieurs témoins ont émis le voeu, par exemple, d'accroître les maigres ressources dont dispose l'ambassadrice aux affaires circumpolaires). L'expérience montre, comme l'a rappelé Robert Huebert de l'université du Manitoba, que «la capacité d'attention que portent les chefs politiques à la coopération internationale dans le Nord est relativement limitée». De plus, la contribution apportée par le Canada jusqu'ici est due en grande partie aux travaux antérieurs de quelques fonctionnaires dévoués comme Fred Roots, qu'il sera peut-être difficile de remplacer en période de réduction des effectifs et de déréglementation. Et même si divers ONG et organisations autochtones - notamment la Conférence circumpolaire inuit sur les questions du développement durable - s'affirment davantage dans la poursuite des nouvelles initiatives politiques, il n'est pas exclu que de nouvelles réductions de l'aide gouvernementale viennent freiner cette activité [15:12]. Tout cela fait ressortir la nécessité d'examiner concrètement comment un processus durable d'élaboration des politiques auquel participe une gamme étendue d'intervenants peut à la longue servir au mieux les gens du Nord.
Le thème de l'apport nordique a pris de l'ampleur au cours des déplacements du Comité dans l'Arctique canadien et de ses discussions avec les chercheurs nordiques à la fin de mai, ce qui n'étonnera personne. L'ancien leader du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, qui est maintenant présidente de l'Inuvialuit Regional Corporation, Nellie Cournoyea, a bien averti que la formulation de la politique étrangère et les propositions internationales de solution doivent se faire «en toute connaissance des intérêts, des traditions et du mode de vie des peuples nordiques» [mémoire du 28 mai, p. 4]. La représentation adéquate et appropriée des Autochtones a maintes fois été soulevée à cet égard. À Yellowknife, le président de la Nation métisse des Territoires du Nord-Ouest, Gary Bohnet, a recommandé de prendre «des dispositions officielles pour que les Autochtones aient leur mot à dire sur les politiques et stratégies [ministérielles] qui les touchent» (en donnant comme exemples le problème des exportations de fourrures d'animaux sauvages et les relations avec l'Union européenne). À Whitehorse, l'expert-conseil Nicolas Poushinsky a insisté sur un processus démocratisé et ascendant adapté aux gens du Nord. Les institutions politiques méridionales doivent songer à des façons de se mettre à l'écoute de ces populations, non seulement en ce qui a trait aux aspects de la politique étrangère portant sur l'Arctique, mais aussi à l'élaboration de la politique étrangère dans son ensemble52. De son côté, Aaron Senkpiel du Collège du Yukon a fait remarquer l'absence de prise de conscience dans le reste du pays, ce qui fait qu'il est très difficile de mettre les problèmes nordiques à l'ordre du jour et de les y maintenir.
Comment faire alors pour combler les lacunes et jeter des ponts entre les deux mondes? Le recours aux nouvelles techniques de communication pour relier les communautés isolées et le déploiement de plus d'activités de rayonnement par l'ambassadrice aux affaires circumpolaires figuraient parmi les solutions proposées. Le directeur de l'Institut de recherche Aurora, à Inuvik, David Malcolm, a lui aussi considéré qu'aider «les communautés, institutions et entreprises nordiques à former des partenariats avec leurs pairs de la région circumpolaire» devrait constituer un élément prioritaire de la politique étrangère. À Iqaluit, les membres du Comité ont rencontré le directeur exécutif de l'Institut de recherche Nunavut, Bruce Rigby, et les cadres du Collège de l'Arctique du Nunavut qui ont insisté sur l'importance de continuer d'accroître l'expertise et le champ d'action communautaire dans l'Arctique. Le but serait de fournir à la population locale les outils et la formation qui leur permettront d'assumer une plus grande part de ces responsabilités, au lieu de dépendre indéfiniment de compétences importées. Dans ce sens, l'élaboration de politiques ne signifie pas que des politiques déjà énoncées soient mieux communiquées par les bureaucrates des régions méridionales, mais plutôt que les gens du Nord soient mieux à même de communiquer les objectifs circumpolaires qu'ils auront eux-mêmes formulés et d'y donner suite.
Le besoin d'accroître l'expertise nationale qu'exige la poursuite d'objectifs internationaux persiste néanmoins. Le chargé principal de recherche à l'Institut circumpolaire canadien (ICC) situé à Edmonton, Milton Freeman, signalait dans un document faisant suite à sa présentation «qu'un centre de recherche sur les politiques gouvernementales comme l'Institut Fridtjof Nansen de Norvège (un pays dont la population n'est qu'un sixième de celle du Canada) fait défaut au Canada» [mémoire du3 juin 1996, p. 7]. Les membres du Comité qui se sont rendus en Norvège peuvent attester des ressources impressionnantes et de la qualité du travail d'analyse effectué dans ce pays. Rappelons que l'Institut canadien pour la paix et la sécurité internationales (ICPSI) constituait, jusqu'à sa disparition soudaine en 1992, une source notable de financement national pour certains travaux de recherche axés sur l'Arctique. Le directeur de l'ICC, Clifford Hickey, a exprimé aux membres du Comité son espoir que la Commission polaire canadienne puisse peut-être contribuer davantage à réunir les compétences de centres d'excellence canadiens, notamment ceux de l'Alberta et du Québec, et à en faire profiter le travail du bureau de l'ambassadrice aux affaires circumpolaires. Plusieurs témoins ont cependant semblé croire que la commission ne serait pas à la hauteur de la tâche et qu'à tout prendre, la situation globale de l'expertise canadienne en recherche sur les politiques concernant l'Arctique semble moins grande que la somme de ses éléments53.
Dans un discours prononcé devant l'Institut de l'Arctique de l'Amérique du Nord, à Calgary, Nigel Bankes a soutenu que le Canada devrait faire valoir les problèmes de l'Arctique lors de la négociation de traités mondiaux et multilatéraux. Il exprimait cependant de graves réserves quant à l'existence des compétences nécessaires au niveau national et de la capacité des institutions susceptibles de leur fournir un appui. L'institut, dont le siège se trouve à Calgary, a également présenté au Comité sa propre «solution de remplacement à coûts réduits» au Système canadien d'information sur les régions polaires que la Commission canadienne des affaires polaires a décidé de laisser tomber faute de fonds. Plusieurs des plus grands spécialistes du Québec en recherche nordique et en politique internationale dans ce domaine (Michel Allard et Gérard Duhaime, respectivement directeurs du Centre d'études nordiques de l'Université Laval et du Groupe d'études inuits et circumpolaires, qui avaient comparu devant le Comité, en mai puis en octobre) ont décrit en détail les mesures nécessaires pour accroître la recherche et la formation, et pour intensifier les liaisons à l'intérieur du pays. Paul Painchaud de l'Institut international de stratégies environnementales et de sécurité de l'Université Laval, a souligné l'absence révélatrice d'un apport du Québec dans l'élaboration du mandat initial de la Commission canadienne des affaires polaires. De son côté, Branko Ladanyi de l'École polytechnique de l'Université de Montréal, a laissé entendre que les États-Unis ont peut-être une bonne longueur d'avance sur le Canada pour ce qui est de se doter, comme outil d'élaboration des politiques nationales, de moyens d'information systémique. Le docteur Jacques Grondin du Centre d'hygiène publique du Québec, qui a lancé certains projets d'avant-garde de coopération internationale en recherches nordiques, notamment en Russie, a raconté comment il avait été contraint de se tourner vers les États-Unis pour obtenir des fonds puisque l'environnement politique du Canada, mal coordonné, n'offre pas ce qu'il faut [voir les témoignages, séance no 47]. Nous reviendrons sur ces questions importantes liées aux moyens de communication et de diffusion des connaissances à l'échelle circumpolaire au chapitre huit, mais nous prenons bonne note des lacunes auxquelles il faudrait tout d'abord remédier ici au Canada.
Dans le nord du Québec et l'est de l'Arctique, où les Inuits, disséminés dans de petites collectivités, forment le gros de la population permanente, les problèmes de la représentation autochtone et de la distance des centres de décision étaient particulièrement grands (sauf dans le cas d'Iqaluit qui se prépare avec assurance à devenir la capitale du nouveau territoire de Nunavut en 1999). Bien des gens du Nord se sentent manifestement loin des institutions installées dans le Sud et souvent mal représentés par ces dernières. Ils ont voulu s'assurer, lors de leur rencontres avec le Comité, que l'on prêterait une oreille attentive à leurs préoccupations et qu'ils auraient l'occasion de participer directement à l'élaboration de programmes d'action dans l'Arctique pour les divers domaines à l'étude, allant de la protection de l'environnement au développement économique et au commerce, à la recherche, à l'éducation et à la santé ainsi qu'aux affaires culturelles et sociales. Le souci que les administrations gouvernementales du Sud reconnaissent et appuient les efforts des Inuits en vue d'établir des relations circumpolaires constituait aussi un thème commun.
Il était également visible, vu l'acuité des besoins actuels (en matière de logement, par exemple) soulignée par plusieurs intervenants inuits, que les initiatives en matière de politique étrangère doivent permettre à la population locale de retirer des avantages tangibles de la coopération circumpolaire, et qu'il faudra chercher des façons novatrices de relier les volets intérieur et international. Au retour d'une rencontre avec le maire et les conseillers locaux de Baie Resolute dans l'Extrême-Arctique, les membres du Comité avaient encore cela à l'esprit pendant qu'ils écoutaient, lors d'une table ronde tenue à Montréal le 31 mai, les spécialistes en études nordiques des universités Laval et McGill faire ressortir que la seule présence d'un ambassadeur aux affaires circumpolaires et, avant longtemps, d'un Conseil de l'Arctique, n'apporterait pas grand-chose aux populations de ces collectivités, à moins que des sommes considérables soient investies dans les programmes arctiques pour trouver des solutions concrètes aux problèmes de la région. Le docteur Gary Pekeles du projet régional de santé publique de l'Université McGill pour l'île de Baffin, a fait remarquer que, même si en soi les affaires étrangères ne figurent pas normalement parmi les préoccupations quotidiennes des citoyens du Canada où qu'ils soient, bon nombre de problèmes de l'Arctique qui se répercutent sur la vie quotidienne (comme les contaminants des aliments naturels) ont une envergure internationale, et exigent donc des mesures relevant de la politique étrangère.
Bref, le renforcement de la dimension nordique de la politique étrangère du Canada peut correspondre tout à fait aux besoins internes du pays. Maintenant qu'une ambassadrice canadienne aux affaires circumpolaires est en place et logée au MAECI54, tout en relevant du ministre des Affaires indiennes et du Nord et en présidant un comité interministériel sur les affaires circumpolaires, une meilleure coordination des volets intérieur et extérieur est au moins amorcée. Le bureau, qui ne compte guère que l'ambassadrice Simon et un personnel de soutien réduit, est cependant minime par rapport à la gamme et à la complexité croissante des responsabilités. D'un autre côté, Paul Painchaud a fait valoir devant le Comité que l'élaboration d'une politique étrangère circumpolaire réelle et crédible doit incomber au MAECI, et demeurer un objectif important pour l'ensemble des Canadiens tout en mettant pleinement en cause nos relations avec d'autres pays de la région circumpolaire :
. . . [la nomination d'un ambassadeur aux affaires circumpolaires] est nettement insuffisante. Il faudrait que, dans la structure du ministère des Affaires étrangères, il y ait des experts, des gens qui travaillent sur les questions circumpolaires [. . .] Il n'y a pas de spécialistes de l'Arctique ou du monde circumpolaire dans ce ministère [. . .] Si l'Arctique est vu dans une perspective géopolitique, cela signifie qu'on ne s'y intéressera pas simplement parce qu'il s'y pose des problèmes environnementaux, parce que des populations autochtones y vivent, parce que la région comporte un potentiel économique, etc., mais essentiellement parce que l'Arctique ou le monde circumpolaire est important pour le Canada. [. . .] Si nous faisons le choix géopolitique de placer l'Arctique dans une position centrale - ne pas la voir uniquement comme une région à problèmes, mais comme une région occupant une place centrale dans notre façon de penser notre politique étrangère, cela signifiera que nous percevrons globalement toute une série de problèmes que nous traitons actuellement séparément, à commencer par nos relations avec tous les pays du monde circumpolaire [47:6-7].Dans une étude récente sur l'importance du Conseil de l'Arctique dans les relations internationales, Oran Young réclame l'élaboration d'un «Plan d'action de l'an 2000 pour l'Arctique» à caractère multilatéral qui vise à mettre en place un cadre institutionnel adéquat, à articuler des objectifs communs et à améliorer «l'expertise nécessaire pour mettre au point les éléments d'un régime exhaustif pour l'Arctique touchant la procédure, la programmation et la réglementation55». Afin que le Canada puisse affirmer son leadership sur le plan international à cet égard, le Comité réclamait au chapitre premier l'établissement d'un cadre canadien de coopération circumpolaire; il examinera dans le chapitre suivant les façons précises dont on pourrait se servir du Conseil de l'Arctique et en faire la principale institution d'un internationalisme de plus en plus poussé à l'échelle régionale. Nous estimons cependant que, pour réaliser ces ambitions, le Canada doit en même temps renforcer sa propre expertise pour s'attaquer aux grands problèmes que présente l'ajout d'une dimension nordique à la politique étrangère du Canada, à savoir : l'intégration des politiques relatives à l'Arctique, en particulier celle des volets intérieur et extérieur; la représentation et la participation adéquates des gens du Nord, notamment des Autochtones, à l'élaboration des politiques; la mise en place de meilleurs mécanismes de coordination des activités, tant gouvernementales que non gouvernementales, liées à la dimension internationale de l'Arctique; l'appui aux systèmes experts de réseaux et de communications, surtout en augmentant l'expertise des institutions du Nord; la promotion d'une sensibilisation plus grande du public aux intérêts et objectifs circumpolaires du Canada (dans laquelle des instruments comme le nouveau Centre d'élaboration de la politique étrangère pourraient également jouer un rôle utile en soutenant les efforts de l'ambassadrice aux affaires circumpolaires).
Le Comité estime, pour commencer, que le moment est venu d'adopter une stratégie globale pour l'Arctique afin de se donner de meilleurs moyens de cerner nos intérêts circumpolaires sur le plan international et d'y veiller. Quant au renforcement des instruments de politique étrangère requis pour réaliser ces objectifs canadiens à l'étranger, il nous semble qu'un accroissement notable au sein du MAECI des effectifs du bureau de l'ambassadrice aux affaires circumpolaires, qui doit assumer en plus de ses responsabilités multilatérales des fonctions d'intégration et de coordination des politiques, en découle logiquement.
À la lumière de ce qui précède, nous faisons la recommandation suivante :
- Recommandation 2
Le Comité recommande au gouvernement fédéral de prendre l'initiative de formuler une «stratégie pour l'Arctique de l'an 2000» qui comporterait un ensemble cohérent d'objectifs prioritaires canadiens ciblés sur le XXIe siècle, intégrant ceux qui comportent une dimension internationale qui pourraient être atteints dans le contexte du cadre d'action canadien sur la coopération circumpolaire envisagé dans notre première recommandation. Il faudrait élargir le processus d'élaboration et de mise à exécution de cette stratégie de manière à faire participer pleinement les provinces et territoires concernés, mais également déborder du cadre interministériel et intergouvernemental. Il serait indiqué en particulier de prévoir l'apport direct du public et des parlementaires, ainsi que la participation des organismes non gouvernementaux (ONG) et notamment des groupes nordiques et autochtones. Nous recommandons à cette fin d'intégrer à la stratégie un mécanisme consultatif permanent destiné à favoriser le consensus autour des solutions à long terme et à jouer un rôle consultatif quant à l'évolution des politiques et à leur mise en oeuvre. Il y aurait lieu d'intégrer à ce mécanisme un groupe de travail sur la politique étrangère circumpolaire qui aurait pour mandat de trouver des moyens efficaces de réaliser les objectifs du Canada grâce à des initiatives internationales et à notre leadership au sein d'organismes multilatéraux de coopération, et notamment du Conseil de l'Arctique.
En outre, pour établir les bases nécessaires à l'application de la politique étrangère en matière d'affaires circumpolaires, nous recommandons ce qui suit :
- Recommandation 3
Le Comité recommande de créer une division des affaires circumpolaires au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international pour appuyer le travail du bureau de l'ambassadrice aux affaires circumpolaires comme fer de lance et coordonnateur de l'action fédérale. En plus de gérer la dimension étrangère des relations circumpolaires, il faudrait que ce bureau soit en mesure d'accroître les activités de sensibilisation au Canada afin que tous les groupes intéressés soient tenus au courant de la situation circumpolaire et aient l'occasion de contribuer à l'élaboration des politiques internationales concernant l'Arctique. Au palier fédéral, il faudrait réaffecter et s'il y a lieu augmenter les ressources actuelles et les regrouper au besoin pour permettre au bureau de l'ambassadrice aux affaires circumpolaires de s'acquitter de ses fonctions élargies. Il faudrait d'abord consulter les administrations, les organisations et les instituts de recherche nordiques quant aux meilleures façons d'améliorer les réseaux d'information et les communications avec le bureau d'Ottawa.
28
Robert Huebert, «Le Conseil de l'Arctique : La conduite des affaires de l'Arctique dans un contexte national et international» (1996), p. 1.
29
Lors d'une réunion du Comité à Baie Resolute dans l'Extrême-Arctique, le 30 mai 1996.
30
Voir R. St. John Macdonald, éditeur, The Arctic Frontier, University of Toronto Press en collaboration avec l'Institut
canadien des affaires internationales et l'Institut de l'Arctique de l'Amérique du Nord, Toronto, 1966.
31
Le distingué expert en droit international, Maxwell Cohen, qui était appelé, à la Commission mixte internationale, à
gérer des problèmes frontaliers canado-américains dans la région des Grands Lacs, entrevoyait une occasion
unique de trouver une façon d'aborder le développement du bassin arctique qui soit appropriée pour l'ensemble
de la région polaire, en particulier pour l'archipel canadien et les eaux qui l'entourent. («The Arctic and the National
Interest», International Journal, vol. 21, 1970, p. 1.)
32
Dans une récente rétrospective, le premier ministre de l'époque, Pierre E.Trudeau, et son conseiller en matière de
politique internationale, Ivan Head, constatent à regret qu'à part l'incident du Manhattan : «Pour les quelques
Canadiens (dont eux) qui s'intéressaient profondément à l'Arctique, les événements semblaient se dérouler
comme ils le devaient - dans une obscurité relative». (The Canadian Way: Shaping Canada's Foreign Policy,
1968-1984, McLelland and Stewart, Toronto, 1995, p. 27.) L'intérêt des universitaires était toutefois stimulé; voir
Edgar Dosman, éditeur, The Arctic in Question, Oxford University Press, 1976.
33
Griffiths, A Northern Foreign Policy for Canada, Wellesley Papers 7, Institut canadien des affaires internationales,
Toronto, 1979, p. 7 et 10. Griffiths relève l'absence de cinq éléments nécessaires à une bonne politique étrangère
nordique : un réseau étendu de collecte d'information et de communication entre les intervenants
gouvernementaux (dont le gouvernement du Québec) à l'égard de leurs activités nordiques; une capacité de
planification à la taille des intérêts canadiens grandissants; la consultation et l'information du grand public; la
coordination interministérielle au palier fédéral; et le mandat «de diriger, selon les critères établis, l'activité globale
du Canada dans les relations circumpolaires sur le plan international». En dehors des mesures administratives, il
recommandait d'intensifier les relations avec les pays nordiques, de promouvoir une «orientation polaire»
pacifique, de mousser les progrès scientifiques et technologiques propres à l'Arctique dans les domaines
d'excellence du Canada, et de réagir de façon constructive aux préoccupations et aux aspirations des peuples
autochtones du Nord, en particulier aux «propositions des Inuit canadiens à caractère international». (p. 74-75 et
80-86)
34
John Honderich, Arctic Imperative : Is Canada Losing the North?, University of Toronto Press, Toronto, 1987,
p. 10-11.
35
Indépendance et internationalisme, chapitre 10 «L'importance du Grand Nord dans la politique étrangère du
Canada», Ottawa, juin 1986, p. 127, dans lequel l'affirmation de M. Painchaud devant le Comité d'examen
parlementaire est citée.
36
La décision du gouvernement Mulroney de ne pas tenir sa promesse de construire un gros brise-glace polaire de
classe 8 en est un exemple. De manière plus générale, voir Robert Huebert, «Arctic Maritime Issues and Canadian
Foreign Policy», dans John Lamb, éd., Rapport de la conférence intitulé : Une politique extérieure nordique pour le
Canada, Commission canadienne des affaires polaires et Centre canadien pour la sécurité mondiale, Ottawa,
octobre 1994, p. 103-105.
37
The North and Canada's International Relations, rapport d'un groupe de travail de la Section de la Capitale
nationale de l'Institut canadien des affaires internationales, Comité canadien des ressources arctiques, mars
1988. Voir aussi «L'Arctique : Ses dimensions économiques, politiques, stratégiques et juridiques», dans Études
internationales, numéro spécial, vol. xx, no 1, mars 1989; Edgar Dosman, éditeur, Sovereignty and Security in the
Arctic, Routledge, Londres, 1989.
38
Voir Arctic Challenges, rapport de la Conférence parlementaire de Reykjavik, Conseil nordique, Stockholm, 1993.
39
Dans son Cahier de la politique étrangère de mai 1993, le Parti libéral préconisait : «une politique qui regroupera
tous les États et les peuples de l'Arctique au sein d'un mécanisme de coopération destiné à réduire la militarisation
de la région arctique, à préserver le fragile écosystème et à protéger les intérêts des peuples autochtones».
40
Lamb, éd., Une politique extérieure nordique pour le Canada (1994), p. 58.
41
Le bulletin du Comité canadien des ressources arctiques faisait observer :La région circumpolaire de l'Arctique était dominée, dans le passé, par les besoins liés à la
défense, domaine dans lequel le Canada n'avait qu'un rôle mineur. Cette région se dégage
maintenant comme une zone où, avec un peu d'imagination, toute la gamme des politiques
peut s'exercer. Le développement durable et la sécurité de l'environnement semblent destinés
à demeurer des éléments fondamentaux de politique bien après le tournant du siècle.
«Sovereignty, Security, and Surveillance in the Arctic», dans Northern Perspectives, hiver
1994-1995, p. 1.Le directeur exécutif du CCRA, Terry Fenge, se montrait cependant peu optimiste car, disait-il, «Il est peu probable
que l'Arctique devienne un des éléments majeurs de la politique étrangère du Canada. [. . .] L'Arctique
circumpolaire arrive à un état de maturité en tant que région, mais les mandarins canadiens de la politique
étrangère, dont l'attention est fixée sur ce qui se passe sur les rives du fleuve Potomac, ou encore à Bonn et à
Tokyo, ne semblent pas apprécier pleinement les conséquences environnementales, économiques et sociales
qui en découlent.» («Canada should put more emphasis on Arctic concerns», The Ottawa Citizen, 26 août 1994,p. A3.)
42
Ron Doering, «Canada's Northern Foreign Policy : Issues and Principles» dans Lamb, éd., Une politique extérieure
nordique pour le Canada (1994), p. 78. (Voir également l'étude de Lamb lui-même, «Strategic Directions for
Canada's Circumpolar Relations in the 1990s», dans ces actes). Assez curieusement, l'étude de 1994 que la Table
ronde nationale avait commandée au spécialiste des relations internationales de l'Université de Toronto, John
Kirton, intitulée «Sustainable Development and Foreign Policy» ne renferme pas de section distincte sur l'Arctique!
43
Pour plus de détails voir Gerald Schmitz et James Lee, Le Canada et la coopération circumpolaire : Relever le défi
de la politique étrangère (1996), p. 18 et suiv.
44
La politique étrangère du Canada : principes et priorités pour l'avenir, Rapport du Comité mixte spécial chargé de
l'examen de la politique étrangère du Canada, Groupe Communication Canada, Ottawa, novembre 1994, p. 50.
45
Gouvernement du Canada, Le Canada dans le monde, Groupe Communication Canada, Ottawa, février 1995,p. 22 et 34. L'Énoncé précise que : «Notre but est de créer un Conseil de l'Arctique pour relever le défi du
développement durable dans le Nord et pour tenter de résoudre les problèmes importants auxquels sont
confrontés tous les pays de l'Arctique.»
46
Ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, Priorités mondiales : La politique étrangère du
Canada et l'environnement, vol. 3, no 3, décembre 1995, p. 4.
47
Voir John Honderich, Arctic Imperative (1987), chapitre 2.
48
Notes pour une allocution du ministre des Affaires étrangères devant le Comité permanent des affaires étrangères
et du commerce international, le 16 avril 1996, p. 1, 5 et 6.
49
Cité dans Robert Huebert «Polar vision or tunnel vision», Marine Policy, vol. 19, no 4, 1995, p. 360-361.
50
Voir l'analyse de Kenneth Coates dans «The Discovery of the North : Towards a Conceptual Framework for the
Study of Northern/Remote Regions», éditorial paru dans The Northern Review, nos 12/13, été/hiver 1994, p. 15-43.
51
Témoignages du 23 avril 1996. M. Fraser s'est de nouveau présenté devant le Comité en février 1997 et s'est
exprimé sur des questions particulières relatives à l'Arctique et sur le rôle joué par la Commission pour les régler.
52
Cet ancien sous-ministre du Yukon maintenant engagé dans le secteur minier, a transmis un message semblable
au Comité mixte spécial chargé de l'examen de la politique étrangère du Canada, il y a deux ans, lorsque le Comité
a tenu ses seules audiences dans le nord du Canada à Yellowknife : «[. . .] aucune délégation de parlementaires
canadiens n'est jamais venue dans le Nord pour s'informer de nos préoccupations. [. . .] S'il existe un Conseil de
l'Arctique et un ambassadeur aux affaires arctiques, le processus de démocratisation sera déjà bien engagé
puisque vous aurez un groupe de conseillers du Nord capables d'exprimer la diversité culturelle, régionale et
économique de ce territoire, et d'intégrer les préoccupations des régions du Nord dans l'élaboration de la
politique étrangère.» (Témoignage du 2 juin 1994, Procès-verbaux, Comité mixte spécial, fascicule no 20,
p. 120-125)
53
Le Comité reconnaît néanmoins les efforts de l'Association universitaire canadienne d'études nordiques pour
encourager l'appui des travaux de recherche de ses membres, que de récentes compressions budgétaires
fédérales sont venues réduire. Des activités aussi diverses et éparpillées ne constituent cependant pas en soi un
solide point de départ pour appuyer l'élaboration d'une politique étrangère circumpolaire.
54
La responsabilité des questions circumpolaires, qui est passée d'un service à l'autre à maintes reprises dans le
passé pour relever enfin du Bureau de l'Europe de l'Ouest, n'a jamais eu un profil bien clair dans les structures
bureaucratiques du MAECI, même si le MAIN s'était doté d'une Direction de la liaison circumpolaire qui continue à
assumer certaines responsabilités relatives aux relations internationales, notamment en ce qui touche aux
accords bilatéraux conclus avec la Russie sur la coopération dans le Nord (voir le chapitre neuf).
55
Oran Young, Le Conseil de l'Arctique : Marquer l'avènement d'une nouvelle ère dans le domaine des relations
internationales (1996), p. 71.