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CHAPITRE 3 : AU COEUR DE LA QUESTION : LES PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE


Comme nous l'avons souligné au premier chapitre, nous avons trouvé tout à fait remarquable le consensus qui s'est dégagé des points de vue des participants aux consultations publiques, qui représentaient cependant des intérêts divers. Les particuliers, tout comme les experts, qui se sont exprimés devant le Comité, en revenaient toujours aux mêmes valeurs et aux mêmes principes. Loin d'être ennuyeuse, cette répétition revêtait plutôt un caractère rassurant. Elle prouve qu'au coeur de la question du droit à la vie privée se trouvent un certain nombre de principes, tout à fait fondamentaux, qui constituent la clé de voûte du système dont notre société doit se doter pour protéger la vie privée des citoyens.

Le présent chapitre expose le plan directeur de ce système d'éthique, proposé par le Comité. Nous ne sommes ni des architectes ni des spécialistes et nous laisserons le travail d'élaboration proprement dit aux experts. Mais, à la lumière des interventions intelligentes et passionnées des témoins, de tous les documents étudiés et des théories mises à l'essai, nous pouvons au moins définir les principes sur lesquels tout l'édifice reposera. Auparavant, il faut préciser dans quelle perspective, ou contexte, nous nous sommes placés.

Les droits de la personne

Comme l'atteste l'introduction du présent rapport, dès le début de ses travaux, le Comité s'est fixé comme principal objectif d'étudier la question sous l'angle des droits de la personne. Pourquoi? Parce que l'expérience a montré que la façon dont on pose la question détermine souvent la réponse. Ainsi, si on aborde la question de la protection de la vie privée sous l'angle des droits de la personne, les principes et les solutions auxquels on aboutit respectent les citoyens et leurs droits. Si, à l'inverse, nous avions adopté une approche à caractère plus mercantile ou plus économique, nos solutions auraient procédé d'une philosophie différente, qui aurait privilégié les marges bénéficiaires et l'efficacité plutôt que l'humain et qui, surtout, serait allé à l'encontre du bien commun.

Ursula Franklin, professeur émérite à l'Université de Toronto, a parlé de cette dichotomie en septembre 1996, à l'occasion d'une conférence réunissant des commissaires à la protection de la vie privée du monde entier :

Il y a tout d'abord le climat, le modèle des droits de la personne. Toute la question du respect de la vie privée tire son origine et sa justification avant tout de la considération des droits de la personne. C'est ce qui colore le discours dans les débats entre vous, dans le grand public, et au Parlement. Vous parlez alors, avec raison, des citoyens et de tout ce qui en découle. Par ailleurs, si l'accent est mis surtout sur la protection des données, on se tourne vers un modèle de marché, vers le modèle économique et vers tout ce que nous avons entendu au sujet de la nouvelle économie, et alors, c'est la logique du marché qui colore votre discours ( . . . ) Quand ceux qui, avant tout, fonctionnent selon le modèle des droits de la personne parlent des citoyens et de la relation entre les groupes et le pouvoir, ceux qui parlent la langue du marché parlent surtout d'intervenants. Alors que les uns parlent des droits et des obligations, les autres parlent de contrats exécutoires.1

La clé de voûte de la protection de la vie privée

Ayant délibérément choisi d'aborder la question de la protection de la vie privée sous l'angle des droits de la personne, le Comité en est donc venu à énoncer les principes fondamentaux identifiés en cours de route, en adoptant la terminologie de ces droits, c'est-à-dire un vocabulaire évoquant les droits et les obligations. Les principes fondamentaux énoncés ici couvrent la notion de protection de la vie privée dans son ensemble, et non pas simplement la protection des renseignements personnels. Ces principes ne sont ni distincts ni autonomes, mais interdépendants et interreliés, à la manière de la trame d'une tapisserie. En outre, leur liste n'est pas exhaustive. Nous espérons qu'avec le temps, l'expérience et l'intervention des citoyens, cette liste s'enrichira.

Nous avons tenté de nous limiter aux éléments que notre étude a révélés si fondamentaux que nous devions les englober dans les assises de notre code d'éthique. D'autres critères pourront par la suite découler de ces premiers principes. Nous avons établi des repères permettant d'évaluer l'équité des méthodes employées par les gouvernements et par les entreprises, ainsi que de déterminer le bien-fondé des lois et autres mécanismes de protection. Ces paramètres établissent de façon très générale les droits et les devoirs fondamentaux de tous en matière de protection de la vie privée et, à ce titre, ils ne sont qu'un point de départ. Ils constituent le système nerveux des propositions qui seront énoncées au chapitre suivant et qui doivent sous-tendre toute législation visant à protéger la vie privée des citoyens, législation qui constituerait une sorte de convention relative au droit à la vie privée ou de charte canadienne du droit à la vie privée.

Principes fondamentaux

Dans le reste du chapitre, les principes fondamentaux sont exposés sous la forme de déclarations portant sur les droits et les obligations. Nous nous sommes inspirés d'un grand nombre de sources très précieuses, principalement les trois suivantes : les déclarations des participants aux consultations publiques, la Charte australienne du droit à la vie privée2, premier document à conférer une vaste portée aux principes plutôt que de les cantonner à la protection des renseignements personnels, et enfin, dernier élément mais non le moindre, la norme CSA nationale du Canada, le Code type sur la protection des renseignements personnels, qui, bien que consacré uniquement à la protection des renseignements personnels, constitue un excellent point de départ. Après avoir établi (1) la liste des garanties et des droits fondamentaux et (2) donné une justification des exceptions, (3) nous énumérons les devoirs généraux découlant de ces droits fondamentaux, auxquels nous ajoutons (4) des droits particuliers liés aux renseignements personnels et (5) les obligations liées à ces droits particuliers. Autrement dit, notre cadre d'éthique comporte cinq parties. Dans l'énumération qui suit, chaque partie est suivie des commentaires et observations du Comité.

1. Garanties et droits fondamentaux

Nous avons commencé par exposer des droits, étant donné que tout code d'éthique repose sur ces éléments fondamentaux, qui couvrent tout l'éventail des situations possibles, c'est-à-dire tous les types d'activité importune auxquels s'opposent les Canadiens : intrusion corporelle, utilisation abusive d'informations personnelles, surveillance secrète du comportement ou des habitudes de vie, écoute des communications privées ou invasion de l'espace personnel.

Ces droits fondamentaux s'accompagnent de garanties quant à l'adoption de dispositions assurant le respect de ces droits et la réparation en cas d'infraction, bien que le propos, étant donné la portée très générale des principes, ne soit pas de prévoir spécifiquement ces dispositions.

Les autres principes établissent le seuil à ne pas dépasser pour éviter la violation des garanties et des droits fondamentaux. La norme à respecter est similaire à celle exposée dans la première partie de la Charte canadienne des droits et libertés.

2. Justification des exceptions

Toute exception au respect des droits et garanties exposés ci-dessus ne se justifie que s'il est démontré que cette transgression est raisonnable et peut clairement se légitimer dans une société libre et démocratique.

Ce principe des exceptions reconnaît que les droits à la vie privée, tout comme les autres droits fondamentaux de la personne, ne sont pas absolus et qu'ils peuvent parfois être enfreints au nom du bien commun. En outre, il traduit l'opinion du Comité selon laquelle il ne doit pas incomber à la victime de se défendre, mais à l'auteur de l'infraction de prouver que son intervention est justifiée. La violation n'est acceptable que s'il peut être concrètement prouvé qu'elle va dans le sens de l'intérêt public ou du bien commun et que les avantages obtenus dépassent les torts pouvant être causés.

C'est ainsi, par exemple, que les personnes désirant faire installer des caméras à tous les coins de rue devront démontrer que cela se justifie en raison des graves menaces qui pèsent sur la propriété privée ou sur la sécurité des citoyens et par le fait que cette solution permettrait de contrôler les allées et venues. Ce principe, formulé de manière à faire peser la responsabilité sur les «envahisseurs», permettrait de rétablir l'équilibre des pouvoirs, question préoccupant bon nombre de participants aux consultations publiques, qui ont évoqué leur sentiment d'impuissance face aux actions des gouvernements ou des grandes entreprises.

Le Comité estime que les droits n'existent pas isolément, mais qu'ils sont assortis de responsabilités correspondantes. Par conséquent, ces garanties et droits fondamentaux se doublent d'un certain nombre d'obligations ou de responsabilités générales.

3. Obligations générales

Comme nous l'avons dit dans le premier chapitre, il a maintes fois été question, lors des consultations publiques, du consentement «éclairé». Beaucoup de témoins ont déclaré au Comité soit ne pas avoir pu donner leur consentement préalable à l'invasion de leur vie privée, ou encore ne pas avoir disposé de suffisamment d'informations pour prendre une décision éclairée. C'est pourquoi le Comité veut obliger les personnes susceptibles d'enfreindre la vie privée d'autrui, à obtenir le consentement de la personne concernée, c'est-à-dire fournir à celle-ci suffisamment de renseignements pour qu'elle puisse prendre sa décision en toute connaissance de cause. Bien sûr, il n'est pas toujours possible d'obtenir l'autorisaton de toutes les personnes touchées. Dans ce cas, il faudra trouver un autre moyen, par exemple tenir des consultations ou un scrutin publics, et se conformer par la suite aux voeux de la majorité. Le consentement des personnes visées ne doit jamais être tenu pour acquis, mais toujours être obtenu de façon appropriée.

Le droit à la vie privée est indissociable de l'obligation de prendre toutes les mesures qui s'imposent pour le garantir. Les dispositions nécessaires et suffisantes seront prescrites par l'intermédiaire des éléments secondaires découlant des principes fondamentaux, que ces éléments prennent la forme de lois, de règlements, de politiques ou de codes.

Les notions d'imputabilité et de transparence sont indispensables, car le public exige qu'un responsable indépendant soit clairement désigné responsable de contrôler le respect des règlements existants. Ce dont se sont plaints le plus souvent les gens, est le fait d'être tenu dans l'ignorance; en général, on ne sait même pas quand et comment s'effectue l'intrusion dans la vie privée. C'est pourquoi bon nombre de participants aux consultations ont exigé que les organismes révèlent au grand jour de quelle technologie, systèmes et services ils se servent. Le principe de la transparence pourrait tout simplement être appliqué par l'affichage d'avis, dans les centres commerciaux, indiquant la présence d'une caméra ou par le fait de fournir aux contribuables la liste des ministères fédéraux auxquels Revenu Canada fournit les informations personnelles figurant sur leurs déclarations d'impôts, pour effectuer des comparaisons et à d'autres fins.

Par les deux derniers éléments de la liste, le Comité reconnaît que la technologie risque d'avoir d'importantes répercussions sur la vie privée et que par conséquent, il faut adopter le principe selon lequel la conception et l'utilisation des techniques doit se faire dans le respect, et non la violation des droits à la vie privée.

Outre les droits fondamentaux liés à la vie privée énoncés ci-dessus, nos principes fondamentaux comprendraient des droits particuliers découlant du droit à la protection des renseignements personnels.

4. Droits particuliers liés aux renseignements personnels

Ainsi qu'il a été mentionné au premier chapitre, une question très épineuse a été posée par les participants à nos consultations publiques : «Qui est propriétaire des renseignements personnels me concernant?» Les Canadiens ne veulent pas, en divulguant un certain nombre d'informations dans un but précis, ne plus avoir de prise sur l'utilisation ultérieure de ces mêmes données à d'autres fins. Autrement dit, ils veulent garder le contrôle sur tout le processus et, pour cela, être reconnus «propriétaires» des informations personnelles à leur sujet. Pour ce faire, il faudra peut-être instituer une nouvelle loi, du type de celle relative au droit d'auteur, par laquelle le créateur d'une oeuvre jouit des droits de reproduction, celle-ci ne pouvant s'effectuer sans son autorisation; toute violation tombe sous le coup de la Loi sur le droit d'auteur. Le Comité est d'avis que le droit de propriété sur les renseignements personnels doit être reconnu à titre de principe fondamental.

Le droit à l'anonymat vise à réparer les torts considérables causés par la valeur commerciale que revêtent les informations portant sur un citoyen identifié. Les impératifs commerciaux vont à l'encontre du principe d'anonymat et c'est pourquoi il est nécessaire de faire de ce principe un droit. Cela assurerait également la dépersonnalisation des informations devant servir à des usages ne nécessitant pas l'identification du propriétaire. Par exemple, un récent numéro du Canadian Forum révélait que le ministère du Développement des ressources humaines comparait ses dossiers avec ceux de Revenu Canada, pour déterminer le nombre de Canadiens qui, après avoir bénéficié de fonds fédéraux, étaient en mesure de subvenir à leurs besoins à long terme3. Cette recherche a pour but de déterminer si les programmes d'aide du Ministère permettent au gouvernement de réaliser des économies à long terme. L'auteur n'indique pas si les informations personnelles avaient été dépersonnalisées. À notre avis, si le véritable but de l'exercice est d'évaluer le succès des programmes et non pas de dépister les «abus chroniques», il n'est pas pertinent de connaître l'identité des personnes en particulier.

Enfin, nous passons au dernier élément, mais non le moindre : les obligations rattachées précisément à la protection des renseignements personnels, c'est-à-dire les responsabilités assorties à ce droit particulier.

5. Obligations particulières liées à la protection des renseignements personnels

À l'exception du premier et du dernier élément de la liste, tous les devoirs énoncés sont reconnus comme principes par les codes actuels de protection des informations, tel le code type de l'ACNOR. Par le premier devoir figurant sur la liste, on reconnaît que les renseignements personnels confidentiels, comme les dossiers à caractère médical, génétique et financier, doivent être utilisés avec beaucoup de précautions. Ce principe obligerait toutes les instances qui recueillent et traitent ce genre d'information - les hôpitaux, le corps médical, les compagnies d'assurance, les banques,- à se conformer à des normes plus élevées. Comme plusieurs nous l'ont rappelé, si des renseignements personnels confidentiels tombent - par accident ou délibérément - entre de mauvaises mains, on ne peut les récupérer. Il est donc essentiel de prendre des précautions dès le départ. D'après nous, l'information confidentielle serait mieux protégée si elle était détenue en fiducie, bénéficiant ainsi de tous les avantages qu'apporte la fiducie.

Le dernier élément empêcherait les entreprises, les gouvernements et autres instances, de prendre des mesures de rétorsion contre les personnes qui exercent leur droit à la protection des renseignements personnels. On nous a en effet cité des cas, pendant nos consultations, où des entreprises ou des organismes ont menacé les clients ayant défendu leurs droits, de leur fournir une piètre qualité de service, de suspendre celui-ci ou d'augmenter les frais. Le Comité et les Canadiens jugent tout à fait inacceptable ce genre de chantage. L'application du principe énoncé aurait également empêché certaines compagnies de téléphone d'imposer des frais à ceux qui ne veulent pas que leur nom et numéro de téléphone apparaissent sur l'afficheur téléphonique, décision que les consommateurs n'ont réussi à renverser qu'après des plaintes et des protestations au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes4. Ce principe découragerait peut-être aussi les compagnies de services publics sous juridiction fédérale d'exiger de leur client la divulgation de leur numéro d'assurance sociale sous peine de se faire couper le service5.

Faire du projet une réalité

Bruce Phillips, commissaire à la protection de la vie privée du Canada, a, à plusieurs reprises, réclamé un code d'éthique, dans lequel seraient établis les principes essentiels au respect de la vie privée dans notre société en tant que droit de la personne6. Nous sommes d'accord avec lui; le projet formulé ici, ainsi que les principes proposés, vont d'ailleurs dans ce sens. Nous croyons que ces principes fondamentaux reflètent l'essence même du système de valeurs qui façonne les attentes des Canadiens concernant la protection de la vie privée.

Nous notons, toutefois, que les voeux du commissaire vont plus loin qu'une simple définition de valeurs fondamentales. Il voudrait également que soit établi un cadre législatif, que soit effectuée une analyse de l'incidence de la législation actuelle, que soit établi un système d'évaluation de l'impact des technologies sur la société, que soient lancées des campagnes de sensibilisation du public, que soient élaborées des techniques intégrant des mécanismes garantissant la confidentialité, etc.7. Certes, nous savons bien, comme lui, que les principes constituant les fondements d'un code d'éthique ne constituent que l'un des éléments de la stratégie globale dont nous avons besoin pour protéger convenablement la vie privée. Donc, même si nous sommes convaincus qu'ils sont la clé de voûte de ce code, nous savons également que le vrai travail de protection de la vie privée ne fait que commencer avec eux.

Par conséquent, le Comité désire, par l'exercice auquel il s'est livré, faire bouger les choses le plus vite possible dans la bonne direction, celle du respect des droits de la personne. Les Canadiens nous ont adressé une demande récurrente : «Nous avons besoin d'un solide cadre législatif, qui définisse un certain nombre de règles, ainsi que des mesures efficaces visant à les faire respecter, et c'est maintenant que nous en avons besoin!». La prochaine étape sera d'élaborer en détail la stratégie globale à adopter à partir de ce cadre, d'établir un genre de charte canadienne des droits à la vie privée qui comprend les principes fondamentaux énumérés ici. De là découleront un certain nombre de mesures de protection de la vie privée, compatibles avec la charte des droits à la vie privée.


1
Ursula Franklin, Des temps orageux : Forces qui s'opposent dans la société de l'information, allocution de clôture à la 18e Conférence internationale sur la protection des données et des renseignements personnels, Ottawa, 19 septembre 1996 (c'est nous qui soulignons).

2
L'Australie a établi cette Charte grâce à l'intervention du juge Michael Kirby, président de la Cour d'appel de New South Wales. Bon nombre des éléments qu'elle contient se rapprochent des codes de protection des renseignements personnels, mais sa portée est plus vaste et elle accorde davantage d'importance aux droits et aux libertés. Pour de plus amples renseignements, se reporter à Chris Connolly, Smart Cards : Big Brother's Little Helpers, no 66, Comité de protection du droit à la vie privée, New South Wales, Sydney, août 1995.

3
Paul Weinberg, «Terminal Case», The Canadian Forum, avril 1997, p.17.

4
Témoignages, 30:14-15.

5
30:17-18.

6
24:25

7
«Notes pour une allocution de Bruce Phillips, commissaire à la protection de la vie privée du Canada, à l'intention du Comité permanent des droits de la personne et de la condition des personnes handicapées», 21 novembre 1996, p. 10-11.


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