STANDING COMMITTEE ON FINANCE

COMITÉ PERMANENT DES FINANCES

TÉMOIGNAGES

[Enregistrement électronique]

Le mercredi 28 avril 1999

• 1539

[Traduction]

Le président (M. Maurizio Bevilacqua (Vaughan—King—Aurora, Lib.)): La séance est ouverte.

Nous allons commencer par entendre M. Stanford à qui je souhaite la bienvenue. Vous connaissez notre façon de procéder. Vous disposez chacun de cinq à dix minutes pour faire vos exposés et une fois que tous les témoins auront été entendus, nous passerons à une période de questions.

• 1540

M. Jim Stanford (économiste, TCA Canada): Merci, monsieur le président, de m'avoir invité à comparaître. Je vais devoir m'éclipser assez rapidement et je m'en excuse à l'avance. À cause d'un problème de garde d'enfants, je dois rentrer à Halifax ce soir et il va me falloir vous quitter à 17 heures. Le problème n'est pas que quelqu'un doit s'occuper de moi, mais que je dois, moi, m'occuper de quelqu'un d'autre. Cela valait peut-être la peine d'être clarifié.

Naturellement, le mot «productivité» est au programme de tous et chacun, y compris à celui de notre Syndicat des travailleurs canadiens de l'automobile. Il est incroyablement rare que les économistes, qu'ils soient de droite, de gauche ou du centre, s'entendent sur une question, mais la productivité semble être une de celles-là. Pour le moins, nous reconnaissons que la productivité est très importante. Nous reconnaissons que même s'il est difficile de la mesurer, il semble que la performance de la productivité canadienne n'a pas été exceptionnelle, bien qu'elle n'ait peut-être pas été aussi mauvaise qu'on le prétend parfois; et que l'amélioration de la productivité, la relance de sa progression, est une condition préalable à la progression du niveau de vie.

D'un autre côté, je suis préoccupé de voir que certaines questions de principe et certaines conséquences des politiques se trouvent reléguées à l'arrière-plan au nom de la productivité, alors qu'il ne semble pas y avoir de relation évidente avec ladite productivité; en revanche, certains rattachent un autre jeu de questions dont ils voulaient que l'on s'occupe de toute façon au train de la productivité—notamment, la réduction des impôts. Je n'ai pas connaissance de l'existence d'arguments économiques convaincants voulant que la structure fiscale du Canada constitue un obstacle important à la croissance de la productivité, et je ne vois pas par quel canal les réductions d'impôt pourraient de façon convaincante, notamment dans le domaine de l'impôt sur le revenu des particuliers, revitaliser la progression de la productivité.

Je crains également que la question de la productivité soit utilisée de façon à justifier encore plus de restrictions, plus de licenciements, plus de mesures draconiennes qui mettraient en péril le niveau de vie actuel des Canadiens. Cela est souvent évident, notamment dans le cadre des réductions d'effectifs par les grandes entreprises ou d'autres formes de réduction des coûts et de dégraissage, qui sont justifiés par la nécessité d'accroître notre productivité sur le long terme, bien que cela se solde, dans l'intervalle, par de dures privations pour des milliers de Canadiens.

Je crois que la progression de la productivité, correctement mesurée et correctement ciblée, implique l'amélioration du niveau de vie et l'amélioration de la croissance, implique que l'on possède plus, et non moins. Je suis extrêmement sceptique à l'égard de la notion voulant que les restrictions sont une façon d'améliorer la productivité, particulièrement si on en juge par l'état actuel du secteur des entreprises au Canada. Après les dégraissages auxquels on a procédé au cours des dix dernières années, les résultats obtenus individuellement en matière de productivité par les sociétés, les principaux acteurs au coeur de l'économie canadienne, ne sont rien moins que stupéfiants. Je connais très bien les résultats de l'industrie automobile, de l'industrie des chemins de fer, de l'industrie aéronautique et d'un grand nombre d'autres secteurs importants de l'économie du Canada, où l'on a pu constater un accroissement effectif de la productivité du travail de 50 p. 100 ou plus au cours de la dernière décennie. Et l'on penserait que si l'on pouvait seulement étendre les gains de productivité de ces entreprises au niveau national, nous serions les leaders mondiaux dans le domaine de l'accroissement de la productivité.

Le problème, c'est que la plupart de ces entreprises ont réalisé ces gains de productivité uniquement à travers des compressions de personnel et des réductions de coûts, ce qui signifie qu'à l'intérieur de l'entreprise, il y a eu un effort relativement satisfaisant pour améliorer la productivité, essentiellement au moyen d'une réduction des effectifs qui permet d'atteindre la rentabilité; mais quand ces travailleurs mis à pied, qui sont les victimes des compressions, finissent par ne pratiquement plus rien faire de leur temps, soit qu'ils partent en retraite anticipée soit qu'ils en viennent à vendre des produits Amway ou à faire d'autres petits boulots comme travailleurs indépendants, il est évident que leur productivité a sérieusement diminué. Quelle que soit leur occupation actuelle, c'est moins productif que ce qu'ils faisaient avant d'être mis à pied au nom de la croissance de la productivité.

Telle est l'ironie de la chose. Une entreprise peut parvenir à la rentabilité par des compressions de personnel, mais il n'est pas possible d'atteindre la prospérité nationale par des réductions des effectifs. Se poser la question de savoir comment occuper ceux qui ont été les victimes de compressions comme tous les autres travailleurs qui font partie de l'économie, et leur redonner une activité productive est la manière intelligente d'envisager la croissance de la productivité; et l'on devrait considérer la nécessité d'accroître la progression de la productivité comme une opportunité plutôt que comme une excuse pour prendre d'autres mesures d'austérité.

Personnellement, à la réflexion, j'insisterais sur l'importance de trois facteurs économiques distincts pour expliquer la croissance relativement faible de notre productivité au cours des dernières années. Le premier facteur, que beaucoup d'entre vous aujourd'hui reconnaîtront aussi comme tel, je pense, est le problème de la stagnation macro-économique. Si l'on envisage la productivité en termes de productivité du travail, quand on parle de croissance de la productivité, il s'agit de faire une meilleure utilisation d'une ressource rare, à savoir le temps et l'énergie des travailleurs; or, l'incitatif pour ce faire n'est pas présent lorsque la main-d'oeuvre est abondamment disponible partout. Quand les industries peuvent embaucher des inactifs à très bas prix, l'incitation à une amélioration de la productivité n'est pas nécessairement renforcée.

• 1545

Je pense que les conditions de la demande au Canada au cours des années 90, au niveau macro-économique, ont été absolument épouvantables. C'est ce qu'illustre le tableau 1 de la documentation qui vous a été remise. Pratiquement tous les indicateurs montrent que les conditions de la demande globale au Canada ont été notablement plus mauvaises qu'aux États-Unis selon une panoplie de mesures: au plan du niveau des taux d'intérêt réels; au plan de la réduction des dépenses de programmes du gouvernement, qui a été immensément plus importante ici qu'ailleurs; et même au plan de la croissance des investissements productifs ou de la progression du prix des actions dans le secteur financier.

L'augmentation de la fiscalité au Canada, qui a beaucoup été critiquée du point de vue de la productivité, a manifestement contribué au problème du côté de la demande. Les impôts ont augmenté au Canada, mais le tableau 1 montre qu'en fait, il s'agit de l'un des secteurs où nous avons réussi aussi bien ou mieux que la plupart des autres pays de l'OCDE. Les impôts ont augmenté de 1,4 point du PIB au Canada à tous les niveaux de gouvernement au cours des années 90. Il s'agit d'une augmentation d'impôt moins rapide qu'aux États-Unis, et elle correspond à la moyenne des pays de l'OCDE.

Par conséquent, où nous différons des autres pays de l'OCDE ce n'est pas par notre fiscalité, par son niveau ou par sa hausse; où nous différons, c'est dans la faiblesse profonde des conditions globales de la demande au Canada au cours des dix dernières années, qui sont la conséquence, selon moi, avant tout, d'une politique maladroite visant à éradiquer l'inflation, menée au début de la décennie, par l'ancien gouverneur de la Banque du Canada, puis, à mon avis, de coupures précipitées dans les dépenses de programmes à tous les niveaux de gouvernement, y compris le niveau fédéral.

La deuxième question sur laquelle j'aimerais insister est celle de l'accumulation des biens réels, des investissements productifs, par les entreprises canadiennes dans le domaine de l'outillage, de l'équipement, des structures non résidentielles et autres outils. Ce sont ces outils, que les travailleurs utilisent dans leurs activités au jour le jour, qui constituent les ingrédients cruciaux de l'amélioration de la productivité.

Au Canada, malgré une évolution qui a permis d'instaurer un climat plus favorable au monde des affaires et malgré l'adoption de mesures qui améliorent la confiance des investisseurs envers le Canada, notre performance, en termes d'accumulation de biens réels, s'est avérée en fait plutôt négative au cours des années 80 et plus particulièrement au cours des années 90.

L'investissement productif, mesuré en parts du PIB, a diminué d'environ 5 points quand on compare les années 90 aux années 70, et cela est vrai à la fois au plan de la croissance—c'est-à-dire du total des nouveaux investissements par les entreprises—et en termes nets, une fois prise en compte la perte de valeur des biens réels due à l'amortissement, à l'usure et ainsi de suite. En fait, ce capital social net—c'est-à-dire, l'ensemble des biens réels, une fois prise en compte leur dépréciation—a progressé tellement lentement au cours des dernières années qu'il s'est à peine maintenu au niveau de l'expansion de notre main-d'oeuvre.

Le tableau 3, qui est en ce moment à l'écran et qui se trouve aussi dans votre documentation, illustre la hausse du rapport capital-travail au Canada avec le temps. Il s'agit d'une mesure globale de la quantité d'équipement, d'outils et de technologie dont dispose le travailleur moyen pour compléter son propre travail, et ce rapport capital-travail n'a pas du tout progressé au cours des années 90. En fait, il a légèrement régressé, preuve que les entreprises n'investissent pas à un rythme suffisamment rapide pour se maintenir au même niveau que la population active.

Cela affectera radicalement la capacité des entreprises canadiennes à se saisir des avantages de toutes les nouvelles technologies dont on entend parler jour après jour. On nous dit que nous vivons dans une économie de haute technologie, post- industrielle, mais à moins que nous investissions rapidement dans les équipements et les biens de production dont ont besoin les travailleurs pour compléter leur travail, alors notre économie laissera passer la chance d'en tirer parti.

Enfin, le troisième facteur sur lequel j'aimerais insister, c'est le développement de l'emploi dans les petites entreprises, et notamment, du marché canadien du travail indépendant, une fois encore pendant toutes les années 80, mais plus particulièrement au cours des années 90.

Le tableau 5 montre la progression globale du nombre des travailleurs indépendants au Canada par rapport au total de la population active. Comme vous pouvez le voir, le travail indépendant a progressé de façon spectaculaire d'environ 14 p. 100 au début de la présente décennie à 18 p. 100 aujourd'hui.

Le travail indépendant au Canada est deux fois plus commun qu'aux États-Unis. D'un côté, on peut dire que cette tendance est symptomatique d'une mentalité indépendante et d'une certaine créativité de la part des travailleurs canadiens, ce qui est manifestement vrai. Qu'y a-t-il de plus créatif et de plus flexible que d'assurer son propre emploi quand on a été licencié par une entreprise ou par un gouvernement? Mais il ne s'agit pas, loin de là, de la façon la plus efficace d'utiliser le capital humain, ni la créativité des travailleurs canadiens dans les petites entreprises, ni le travail indépendant.

• 1550

Les salaires et les conditions de travail sont nettement moins bons dans l'environnement des PME. La productivité moyenne du travail, quand elle est mesurée en termes de valeur ajoutée par employé, dans le secteur des indépendants établis à leur propre compte—c'est-à-dire les gens qui gèrent leur entreprise et qui n'ont pas d'employé—se situe probablement à la moitié du niveau de la productivité moyenne du travail des salariés.

Sur cette base, l'évolution de l'emploi vers le travail indépendant, la progression de 14 à 18 p. 100 du marché du travail dans un secteur qui est moitié moins productif que les autres—aura réduit, en soi, la productivité globale au Canada de plus de 2 p. 100 entre 1990 et 1970. On se rapproche donc de quelque chose qui représente un tiers ou la moitié d'un point de pourcentage de perte de production par an, uniquement à cause d'un glissement de l'emploi salarié vers l'emploi indépendant dans notre économie.

Selon moi, la progression du travail indépendant est, encore une fois, un symptôme de l'extrême faiblesse du marché du travail attribuable à la demande. Effectivement, beaucoup de gens souhaitent être leur propre patron, mais si les Canadiens avaient le choix entre gérer une petite entreprise pendant de longues heures et en tirer un faible revenu, et occuper un emploi salarié qui paierait plus et offrirait des avantages sociaux, la plupart d'entre eux choisiraient cette dernière solution. C'est la raison pour laquelle je considère que le renforcement des facteurs favorables à la demande grâce à un changement de priorités dans le domaine de la politique monétaire et de la politique fiscale est un élément crucial de l'amélioration de la croissance de la productivité, à la fois à court terme et à long terme.

Le président: Je vous remercie, monsieur Stanford.

M. Jim Stanford: Merci de votre indulgence.

Le président: Nous allons passer à la période des questions en ce qui vous concerne. Nous ferons ensuite une pause pour aller voter, puis la séance reprendra. Nous allons prolonger nos travaux jusqu'à 18 h 30.

Monsieur Epp.

M. Ken Epp (Elk Island, Réf.): Merci.

J'ai seulement quelques questions. Je vais reprendre vos remarques dans l'ordre inverse et je commencerais par votre dernier point.

Vous avez déclaré que la productivité individuelle d'un travailleur autonome est seulement la moitié de celle d'un travailleur salarié. Intuitivement, je pense que ce n'est pas vrai, car j'ai grandi dans une ferme et je sais que mon frère et moi avons travaillé comme des esclaves pour notre père qui était propriétaire de la ferme, que nous avons travaillé de longues heures et que nous avons travaillé très dur, beaucoup plus qu'il serait possible de demander à un travailleur salarié.

Mon frère a récemment tenté sa chance dans le camionnage, et son entreprise s'est agrandie très rapidement car il faisait du bon travail. Mais comme il fallait s'y attendre, il a dû embaucher du personnel; or, selon lui, il lui était impossible de garder les bons employés, et il a dû se résoudre à faire des compressions au point où c'est lui et son fils qui font tout le travail eux-mêmes. Ce sont les seuls employés. Ce sont des travailleurs indépendants. Ils gèrent leur entreprise et ils sont très productifs. Ils travaillent fort et efficacement, alors que ce n'était pas le cas des ouvriers salariés.

Alors, avez-vous des preuves concrètes pour étayer votre affirmation? Intuitivement, j'ai l'impression que c'est tout le contraire.

M. Jim Stanford: Quand j'affirme que leur productivité est faible, je ne veux surtout pas insulter les travailleurs indépendants qui travaillent très dur et pendant de longues heures. Ils font beaucoup plus d'heures que la plupart des Canadiens, et pour un revenu moindre.

Ce que je prétends, c'est que la productivité ne se résume pas à la quantité de travail effectué ni à l'éthique du travail. Ma crainte est que les débats sur la productivité se concentrent trop sur la notion voulant que les salariés ne font pas montre de l'attitude appropriée, qu'il faudrait leur imposer des politiques plus exigeantes pour améliorer leur attitude.

Les faits sont là. En ce qui concerne les gens établis à leur propre compte, qui représentent environ deux tiers de tous les travailleurs indépendants actuels—il s'agit de gens qui n'embauchent personne, qui travaillent pour leur propre entreprise—leur revenu moyen est de 20 000 $ par an. Cela représente, en gros, un peu moins de la moitié du revenu moyen des salariés. Et quand on examine les chiffres du PIB, le total des bénéfices d'une entreprise non constituée en société—c'est-à-dire de chaque travailleur indépendant—est d'environ 20 000 $ par an.

Par contraste, la productivité moyenne du travail dans le secteur de la main-d'oeuvre salariée—c'est-à-dire la part du PIB par travailleur—est plutôt de 50 000 $ par an.

M. Ken Epp: Très bien. Donc, vous mesurez la productivité par rapport aux dollars gagnés.

M. Jim Stanford: Je la mesure en termes de valeur ajoutée par travailleur. Selon moi, cette mesure—la productivité moyenne du travail, la valeur ajoutée par travailleur—est la meilleure façon de rendre compte de l'influence de la productivité sur le niveau de vie.

M. Ken Epp: Donc, dans ce cas, on peut dire que vous l'utilisez foncièrement comme un élément du coût de production.

M. Jim Stanford: Pas nécessairement.

M. Ken Epp: Mais si, si vous partez des salaires. Dites-moi si je me trompe, mais selon moi, les salaires constituent un élément des coûts de production dans la plupart des activités manufacturières. Vous pouvez prendre deux personnes et en payer une deux fois plus que l'autre, mais leur productivité, par rapport à ce qu'elles produisent, n'est pas nécessairement doublée.

M. Jim Stanford: Non, pas nécessairement, mais en présumant que ceux qui touchent des salaires plus élevés contribuent à donner une plus grande valeur à un produit, ce qui doit être le cas si cette tendance doit se justifier, alors, la valeur ajoutée par travailleur devra augmenter pour refléter également les salaires plus élevés.

M. Ken Epp: Je ne voudrais pas vous faire dire ce que vous ne dites pas, mais il me semble que pour justifier votre affirmation, il faudrait probablement dire que le salarié se fait embaucher dans une plus grande entreprise où les investissements en capital sont plus importants, et peut ainsi multiplier son effort à cause des investissements en capitaux et en équipement dont il peut disposer pour l'aider à faire son travail. Je crois que cela pourrait justifier votre point de vue.

• 1555

M. Jim Stanford: Je pense que c'est l'une des choses que j'essayais de souligner dans mon exposé.

M. Ken Epp: J'ai une autre question, monsieur le président.

J'aimerais m'étendre quelque peu sur ce que vous avez déclaré au sujet de l'austérité. Confondez-vous la productivité et le niveau de vie collectif dans notre pays? Il me semble que ce qu'il faut entendre par austérité, c'est simplement que nous allons continuer de faire ce que nous faisons, peut-être même avec quelques améliorations, mais que nous allons le faire d'une façon plus efficace. Je pense que vous assimilez cela, probablement à cause de vos antécédents, aux licenciements de personnel, lesquels ont naturellement les conséquences que vous décrivez. Il y a beaucoup de gens qui voient leur niveau de vie baisser. Mais est-ce que cela affecte nécessairement la productivité? Je ne suis pas sûr que ce que vous affirmez est vrai.

M. Jim Stanford: Je prétends que cela affecte la productivité si elle est mesurée au niveau de l'ensemble de l'économie, et cela est vrai que vous la mesuriez par rapport au niveau de vie réel, par exemple le revenu, ou d'une façon que je préfère, par rapport à la valeur ajoutée par travailleur.

Prenons l'exemple de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada. Depuis la privatisation de la compagnie, la productivité réelle, quand on la mesure en termes de tonnes de fret transportées par travailleur, a progressé de 50 p. 100 en cinq ans. C'est un résultat incroyable, et c'est la raison pour laquelle Paul Tellier est invité à participer à tous les groupes de réflexion sur la productivité. Vous songez probablement à l'inviter vous-mêmes.

En ce qui concerne la compagnie, il s'agit d'une progression incroyable de la productivité qui, en plus, soutient une incroyable augmentation de la rentabilité et de la valeur boursière de la compagnie pour ses propriétaires privés. Mais quel est l'impact sur la productivité de l'économie dans son ensemble?

Quand on mesure la productivité, on ne mesure pas la productivité des entreprises individuelles; on mesure la productivité de l'économie dans son ensemble. Tout dépend de ce qui arrive aux 10 000 ouvriers de CN Rail qui ont été licenciés depuis que la compagnie a été privatisée. Si l'on prenait ces 10 000 personnes et qu'on les employait de façon utile, de manière productive, alors oui, la restructuration et l'innovation qui ont accompagné les réductions de personnel à CN Rail se révéleraient rentables, car on aurait pris 10 000 personnes qui n'étaient pas véritablement nécessaires pour assurer le fonctionnement des chemins de fer et on leur ferait faire quelque chose d'autre à la place.

Mais ce n'est pas ce qui s'est produit. Globalement, nous avons fait de ces 10 000 personnes des inactifs, soit en leur accordant une retraite anticipée soit en les poussant dans un segment de l'économie dans lequel ils essaient de gagner leur vie, mais à un niveau bien inférieur à ce qui était le leur lorsqu'ils étaient cheminots.

C'est la raison pour laquelle je prétends que les actions individuelles des entreprises peuvent aboutir à une amélioration de leurs propres rentabilité et productivité, mais que cela ne se traduira pas automatiquement par une progression de la productivité de l'économie toute entière, à moins que l'on s'assure que les gens qui ont été déplacés sont employés utilement.

M. Ken Epp: Dans ce cas, je suppose que la mesure ultime, en termes absolus, serait de savoir si la compagnie a transporté plus de marchandises; si elle a transporté plus de passagers?

M. Jim Stanford: Ironiquement, ce n'est pas le cas en ce qui concerne CN Rail. Le total des recettes et le total des marchandises transportées n'ont pas changé. Ces chiffres sont pratiquement les mêmes aujourd'hui qu'en 1994. On a donc pris une entreprise et on l'a dégraissée, et c'est la solution la plus mauvaise pour la croissance de la productivité. Une meilleure façon de procéder, c'est de prendre les ressources dont on dispose et d'en tirer un meilleur parti.

M. Ken Epp: Vous avez déclaré que la fiscalité canadienne n'est pas un obstacle à la productivité. J'espère que je vous ai bien compris.

Comment pouvez-vous dire cela? Quand le gouvernement ponctionne les entreprises, cela signifie qu'elles ont moins d'argent à leur disposition pour faire des dépenses d'investissement en capital, lesquelles, je pense, devraient nécessairement multiplier le potentiel de productivité de chaque employé dans l'entreprise. Mais vous prétendez, vous, que les impôts, en soi, ne constituent pas un risque ni un obstacle à la productivité—comment pouvez-vous plus précisément justifier une telle affirmation?

M. Jim Stanford: C'était une affirmation à l'emporte-pièce qui avait pour objet de montrer que le système fiscal canadien, dans son ensemble, n'est pas déphasé par rapport à la fiscalité d'autres pays. Bien sûr que les impôts aux États-Unis sont moins élevés qu'ici, mais si vous prenez l'ensemble des économies des pays industrialisés, le Canada ressemble plus aux États-Unis sur le plan de sa fiscalité qu'aux pays européens, par exemple, et d'une façon générale, je ne pense pas que notre fiscalité soit exorbitante.

En revanche, monsieur, je suis d'accord avec vous pour souligner que l'impôt sur les sociétés est sans doute l'impôt qui a les conséquences les plus négatives sur la productivité, précisément pour les raisons que vous avez mentionnées—priver une entreprise de la trésorerie dont elle a besoin pour réinvestir. C'est la raison pour laquelle je trouve incroyablement ironique que dans le débat actuel, le lien entre la productivité et l'impôt soit centré sur l'impôt sur le revenu des particuliers, sur la notion que les personnes qui ont des revenus élevés paient trop d'impôts et que cela affecte la productivité. Je ne suis pas du tout d'accord avec ça. En fait, si l'on s'intéressait à la productivité plutôt qu'à la redistribution du gâteau, on se focaliserait sur l'impôt sur les sociétés et l'on envisagerait des mesures fiscales qui accroîtraient leurs disponibilités pour des investissements dans des biens réels, un des facteurs qui, je l'ai dit, est à l'origine du ralentissement de notre productivité.

M. Ken Epp: Monsieur le président, je peux céder la parole à ceux qui ont peut-être aussi des questions à poser.

• 1600

Le président: J'ai une question qui se rapporte à l'exemple que vous avez donné, à savoir le CN. En employant 10 000 travailleurs de moins et en produisant essentiellement la même quantité de travail, cette compagnie s'est en fait avérée plus productive. Qu'est-ce qui vous inquiète? Vous vous inquiétez du sort de ces 10 000 personnes.

Je sais que vous comprenez l'histoire de l'économie. Rappelez- vous les égreneuses à coton, l'introduction des machines dans l'agriculture; on constate qu'au fond, il y a eu une augmentation globale des emplois. Ne sommes-nous pas en train de revivre la même chose aujourd'hui, avec l'âge de l'information et la transformation de notre économie qui est en cours?

M. Jim Stanford: Je dirais que les nouvelles technologies et même les innovations dans le domaine de la gestion recèlent un certain potentiel. Une grande partie des changements effectués par CN Rail n'étaient pas d'ordre technologique en soi; il s'agissait de changements organisationnels. Le défi, en l'occurrence, est d'utiliser ces formes de la connaissance pour améliorer la productivité, mais pour qu'elles aboutissent, globalement, à une amélioration de la productivité, il faut deux choses, dont savoir ce que l'on fait de ces 10 000 travailleurs.

Vous pouvez passer outre et dire qu'il s'agit d'un problème à court terme, qu'ils finiront bien par retrouver un emploi. Je ne suis pas convaincu qu'il s'agisse d'un problème à court terme.

Quand on examine le déclin du taux d'activité de la population active au Canada au cours des années 90, on constate qu'il y a eu un exode de plusieurs centaines de milliers de travailleurs. Par conséquent, ce n'est pas juste une question de perdre son emploi et d'attendre un an ou deux jusqu'à ce qu'on en trouve un autre, quelque chose de productif à faire. Il y a des centaines de milliers de Canadiens qui ne contribuent pas à l'économie, qui veulent contribuer à l'économie, et le licenciement de plus de 10 000 personnes par CN Rail, dans l'intérêt de la productivité, ne résout pas le problème.

C'est la raison pour laquelle il faut intervenir au niveau de la demande pour faire en sorte que l'économie fonctionne à capacité, fonctionne à la limite. On pourra alors donner quelque chose à faire à ces 10 000 travailleurs, et les mesures de la productivité globale feront la preuve du bénéfice que l'on peut en tirer.

Le président: Merci.

Je donne la parole à M. Discepola.

M. Nick Discepola (Vaudreuil—Soulanges, Lib.): Merci, monsieur le président.

J'essaie de m'informer sur toute cette question. Dois-je comprendre que les mesures qui s'appliquent à la création d'emplois permettent de mesurer la productivité? Autrement dit, si je prends des initiatives en réduisant la main-d'oeuvre, j'améliorerai la productivité? Je pense que vous avez répondu oui à cette question lorsque le président vous l'a posée. Si j'augmente les salaires, est-ce que j'améliore la productivité?

M. Jim Stanford: Au sujet des réductions d'effectifs, j'ai dit que si une entreprise trouve des moyens de produire ce qu'elle produisait avant avec un nombre nettement inférieur de travailleurs, on peut dire alors que la productivité de cette entreprise a manifestement augmenté. Je peux vous citer 10 entreprises...

M. Nick Discepola: Si j'utilise des mesures par habitant, comme vous l'avez fait dans certains de vos graphiques, il est évident que j'améliorerai la productivité, telle que vous la mesurez, en réduisant la main-d'oeuvre.

M. Jim Stanford: Parlez-vous d'une réduction de la main- d'oeuvre au sein de l'économie dans son ensemble, ou dans des entreprises prises individuellement?

M. Nick Discepola: J'essaie de comprendre comment vous mesurez la productivité.

M. Jim Stanford: Je la mesure en fonction de l'économie dans son ensemble, par rapport à la valeur ajoutée par travailleur.

Si CN Rail licencie un travailleur, la productivité de CN Rail progresse, mais la productivité par habitant, en ce qui concerne l'économie dans son ensemble, n'a pas changé. CN Rail ne produit pas plus qu'auparavant. Il y a des gens qui travaillent à CN Rail, qui sont maintenant plus productifs, mais il y en a beaucoup d'autres, qui travaillaient auparavant à CN Rail, et qui ne font plus rien. La valeur ajoutée, pour l'économie, n'a pas progressé. La productivité de CN Rail a augmenté, mais en ce qui concerne l'économie dans son ensemble, du fait que ces travailleurs ne font rien, ils tirent vers le bas la moyenne de la productivité de l'économie toute entière.

M. Nick Discepola: Donc, quand on parle de productivité, on devrait signaler qu'il s'agit de la productivité du pays tout entier.

M. Jim Stanford: Tout à fait.

M. Nick Discepola: Les initiatives en matière de création d'emplois sont-elles une mesure du manque de productivité ou pas? Autrement dit, si je suis entrepreneur et si je crée des emplois, est-ce que j'améliore la productivité canadienne ou pas?

M. Jim Stanford: D'une façon générale, on pourrait s'attendre à que cela hausse la productivité du Canada, particulièrement si cela concerne des gens qui étaient au chômage et qui sont alors à nouveau actifs. Cela va se refléter dans le PIB et dans la valeur ajoutée par travailleur.

M. Nick Discepola: Alors, ce que vous dites au sujet des petites entreprises me renverse. On sait que, traditionnellement, le secteur des petites entreprises a été créateur de nouveaux emplois; 80 p. 100 des nouveaux emplois sont créés dans ce secteur. Par conséquent, pourquoi affirmez-vous que les petites entreprises sont improductives, un frein pour la productivité globale du Canada? J'ai été renversé de vous entendre dire cela.

M. Jim Stanford: Dans la deuxième partie de ma phrase, ce que j'étais sur le point de dire quand vous m'avez coupé, j'allais ajouter que cela dépend aussi de ce que fait la personne concernée dans son nouvel emploi. Si elle accomplit des tâches mineures, peu rémunérées et sans intérêt et que son travail ne se trouve pas valorisé par des biens de production, dans ce cas, la productivité sera faible. On peut prétendre que la productivité reste quand même supérieure à ce qu'elle serait si cette personne ne faisait rien, et c'est vrai. Mais en revanche, si on compare deux États où 100 personnes sont au travail, et que dans l'un d'eux, il y a 20 personnes qui travaillent pour une petite entreprise, dont le niveau de production moyen est nettement inférieur, et que dans l'autre État, il y a 10 personnes qui travaillent pour une petite entreprise, on verra alors que c'est dans ce dernier cas que la productivité sera supérieure.

• 1605

Permettez-moi de vous renvoyer au tableau 2, qui se trouve au verso du document qui vous a été distribué, et qui fournit des données sur les niveaux de productivité par secteur. On y compare quatre secteurs qui sont dominés par de petites entreprises à quatre secteurs dominés par de grandes entreprises. La mesure de la productivité est indiquée dans la colonne intitulée «PIB par travailleur». Il s'agit de la valeur ajoutée par travailleur.

Dans la petite industrie—des domaines comme le commerce au détail, le commerce de gros, l'hébergement et les services de restauration—les niveaux de productivité sont nettement au-dessous de la moyenne canadienne. Plus inquiétant encore, dans un grand nombre de ces industries, la productivité décline, quand on la mesure en fonction de la valeur ajoutée par travailleur, alors que dans les industries traditionnellement dominées par de grandes entreprises à forte intensité de capitaux, les niveaux de productivité sont plus élevés et en progression.

M. Nick Discepola: Va-t-on pouvoir maintenir une productivité élevée en tant que pays si nous...? L'évaluation que je fais de la situation telle que vous la présentez est que nous devrions, en tant que pays, être sélectif et choisir les secteurs d'emploi qui vont ajouter beaucoup de valeur; par conséquent, soyons sélectifs et oublions tout simplement les autres domaines. Un pays peut-il survivre s'il se contente de cibler un ou deux secteurs qui se trouvent être des secteurs à productivité élevée?

M. Jim Stanford: Je ne dirais pas qu'il faut oublier les autres secteurs, mais je me méfierais énormément de politiques visant effectivement à subventionner ou à promouvoir ces autres secteurs. Pensez à l'éventail de subventions qui sont offertes aux petites entreprises au Canada aujourd'hui, par exemple, au traitement fiscal préférentiel dont elles bénéficient. Essentiellement, il s'agit de subventions pour les petites industries, lesquelles ont, en moyenne, une productivité plus faible. J'aimerais que les subventions soient destinées aux secteurs qui accroissent la production là où la productivité du travail est plus élevée.

M. Nick Discepola: Merci, monsieur le président.

Il faut que nous allions voter.

Le président: Nous allons suspendre nos travaux pendant 15 à 20 minutes. Comme je l'ai dit tout à l'heure, nous allons prolonger la séance jusqu'à 18 h 30.

Monsieur Stanford, au nom du comité, je vous remercie de votre contribution au débat.

M. Jim Stanford: Je vous remercie, pour ma part, de l'indulgence dont vous avez fait preuve en respectant mon emploi du temps.

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• 1628

Le président: Nous reprenons nos travaux. Heureux de vous revoir tous. Je crois qu'il y a une dernière question pour M. Stanford.

Monsieur Discepola, vous avez une dernière question?

M. Nick Discepola: Oui. Je pensais qu'il était parti.

Revenons à la question des licenciements: vous avez dit entre autres que cela peut améliorer la productivité globale d'une entreprise, et dans certains cas, tout dépendant de ce que font les travailleurs qui ont été déplacés, que cela peut améliorer la productivité nationale. Mais si une entreprise ne procède pas à des licenciements ni à une restructuration, dans certains cas, elle peut très bien ne pas rester concurrentielle en conservant la main- d'oeuvre qu'il serait souhaitable, selon vous, qu'elle continue d'employer. Si elle n'est pas compétitive, elle ne pourra pas obtenir de contrats ni s'agrandir. En conséquence, elle ne sera pas compétitive et elle n'améliorera pas la productivité du pays tout entier.

Je me demande simplement pourquoi vous avez adopté la position que vous défendez et que je vous demanderais de développer, s'il vous plaît.

M. Jim Stanford: Beaucoup est fonction de ce qui arrive à l'ensemble du gâteau que représente la clientèle desservie par une entreprise. Pour illustrer mes propos, permettez-moi de faire une comparaison entre l'industrie des chemins de fer et l'industrie automobile.

Je parlais de CN Rail, dont la productivité réelle a progressé de 50 p. 100 au cours des cinq dernières années, mais dont le volume d'activité n'a pas changé. La conséquence inévitable de l'envers d'une meilleure productivité est un moins grand nombre d'employés. Cela sape de façon dramatique la proportion dans laquelle cette amélioration de la productivité est reflétée au niveau global de la croissance de la productivité de l'économie.

• 1630

De l'autre côté, il y a l'industrie automobile. Les principaux constructeurs de véhicules automobiles au Canada ont amélioré leur productivité réelle d'à peu près autant. On a enregistré une augmentation de 35 à 40 p. 100 de la productivité des travailleurs, mesurée de diverses façons, notamment par le nombre de voitures assemblées par travailleur, le nombre d'heures requises pour l'assemblage d'un véhicule, ou la valeur ajoutée par travailleur. Il y a eu une augmentation de la productivité de l'ordre de 35 à 40 p. 100.

L'investissement en biens réels, que j'ai qualifié de très important dans mon exposé, a été crucial pour l'industrie automobile. Plus de 10 milliards de dollars de capital réel ont été investis dans l'industrie de l'automobile au Canada, mais la taille du gâteau que les compagnies desservent a augmenté. Le total des véhicules assemblés au Canada, notamment les véhicules complets assemblés et les pièces destinés à l'exportation, fait un bond spectaculaire au cours des années 90. Il n'y a donc pas eu le même lien entre la progression de la productivité du travail et les restructurations et licenciements. En fait, il y a eu une légère augmentation de l'emploi global dans les industries de montage automobile et de pièces d'automobile.

M. Nick Discepola: Avec cette analogie, j'y vois encore moins clair. Si l'on examine votre industrie, que vous connaissez très bien, vous dites que si une entreprise choisit de licencier x milliers de travailleurs, cela affecte la productivité d'une certaine manière; pourtant, si je décide de faire des investissements à très forte intensité de capital, comme dans la robotique, mais que cela déplace aussi tant de milliers de travailleurs... vous me désorientez à nouveau. Dites-moi quels facteurs vous utilisez réellement pour mesurer la productivité?

M. Jim Stanford: La question de la mesure, comme vous le savez, est un véritable sac de noeuds, et je n'ai pas l'intention de m'y attaquer. Je pense que mon argument est valide, que vous mesuriez la productivité en termes réels—comme les tonnes de marchandises transportées par travailleur dans l'industrie ferroviaire, les véhicules assemblés par travailleur dans l'industrie automobile—ou en termes de valeur—comme la valeur ajoutée par travailleur dans l'une ou l'autre industrie.

La différence, dans l'industrie automobile, c'est que si elle n'avait pas accru sa production en même temps qu'elle augmentait sa productivité, il y aurait eu autant de compressions de personnel qu'il y en a eu dans l'industrie ferroviaire. Mais les fabricants d'automobile ont augmenté leur production, aidé à pénétrer les marchés d'exportation, et l'expansion de leur production a fait qu'ils n'ont pas licencié de personnel; ils en ont embauché. Donc non seulement la productivité a-t-elle progressé, mais ces entreprises ont attiré une nouvelle main-d'oeuvre dans une industrie qui connaissait déjà une croissance accélérée de la productivité.

Par conséquent, l'expérience de l'industrie automobile a eu des résultats beaucoup plus positifs pour l'économie canadienne dans son ensemble que l'expérience des chemins de fer, où l'on a accru la productivité sans développer les activités.

M. Nick Discepola: Je ne suis pas réellement convaincu, je crois, mais il faudrait que l'on en débatte. Toutefois si cette discussion avait eu lieu à la fin des années 60 ou au début des années 70, à l'époque où les gens avaient peur de perdre leur emploi parce que les ordinateurs menaçaient de tout faire, il se peut que quelques-unes de vos affirmations aient touché juste. Mais il suffit de savoir ce qui s'est passé au cours des 10 ou 20 dernières années dans cette industrie. Elle a créé un si grand nombre de nouveaux emplois que les craintes qu'avaient les gens dans les années 70 se sont révélées sans aucun fondement.

M. Jim Stanford: Je vous l'accorde.

M. Nick Discepola: C'est aussi la raison pour laquelle je dis qu'en recourant à la technologie ou en déplaçant des travailleurs, on peut accroître la productivité globale à long terme. C'est là où j'ai du mal à suivre une partie de votre argumentation.

Le président: Merci. Une dernière question de M. Pillitteri.

M. Gary Pillitteri (Niagara Falls, Lib.): Merci, monsieur le président.

Monsieur Stanford, je suis heureux de vous revoir. Dans le document sur la productivité que vous nous avez remis, à la page 2, vous déclarez:

Je ne comprends pas très bien ce que vous voulez dire par là, mais permettez-moi de faire un retour en arrière. J'ai travaillé dans l'industrie au début des années 60 et je me rappelle qu'avant le Pacte de l'automobile, nous nous trouvions en déficit par rapport aux États-Unis—si l'on veut faire une comparaison avec les États-Unis—d'un montant de quelque 10 milliards de dollars. Les salaires étaient inférieurs à ceux pratiqués aux États-Unis. Puis il y a eu le Pacte de l'automobile, et il y avait toujours un déficit, à cause des 60 p. 100 de composants qui devaient être fabriqués au Canada contre les 60 p. 100 de composants—enfin, tout ce micmac. Mais il y avait une protection qui garantissait ce niveau de 60 p. 100 des composants et des pièces.

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Puis il y a eu le libre-échange, qui a abaissé la protection de l'industrie canadienne au niveau nord-américain, soit seulement 50 p. 100. Parallèlement, on a instauré la parité des salaires avec les États-Unis. Aujourd'hui, en fait, nos salaires, dans l'industrie automobile, sont plus élevés en moyenne que les salaires américains. Pourtant, nous pouvons soutenir la concurrence et être meilleurs...

Aujourd'hui, si certaines usines ferment au Canada plutôt qu'aux États-Unis, c'est une question de politique et non de productivité. Pourtant, nous bénéficions beaucoup du libre-échange. Chaque fois que nous produisons deux automobiles, nous en exportons une aux États-Unis. Comment pouvez-vous dire que cela reste problématique? Quelle meilleure réponse souhaitez-vous que de pouvoir dire que le Canada enregistre aujourd'hui un excédent de 15 à 20 milliards de dollars par rapport aux États-Unis, non seulement à cause du libre-échange mais à cause de l'industrie automobile? Comment pouvez-vous écrire cela?

M. Jim Stanford: L'industrie automobile canadienne a manifestement bénéficié du commerce, et le commerce ainsi que les investissements étrangers sont essentiels pour que cette industrie puisse exister. Elle n'existerait pas s'il n'y avait pas le commerce. Il s'agit d'une industrie grâce à laquelle nous assemblons plus de véhicules par habitant au Canada que dans n'importe quel autre pays du monde, mais ce n'est pas du libre- échange. Le Pacte de l'automobile, qui remonte au milieu des années 60, est l'antithèse du libre-échange. Il s'agit d'un accord commercial explicitement administré, et les ententes de libre- échange subséquentes avec les États-Unis et le Mexique n'ont pas foncièrement altéré les dispositions du Pacte de l'automobile en ce qui concerne le commerce en Amérique du Nord.

Je reconnais que le commerce et les investissements étrangers ont été extrêmement bénéfiques pour cette industrie. Mais je rejette l'idée que cela ait quoi que ce soit à voir avec le libre- échange. En ce qui me concerne, le Pacte de l'automobile, son application et ses retombées sur la productivité, l'investissement et la croissance constituent un magnifique argument en faveur d'une gestion interventionniste du commerce.

M. Gary Pillitteri: Vous prétendez que cette industrie n'a pas profité du libre-échange, mais regardons les choses autrement. Est- ce que le TUA souhaite ce que vous appelez une politique de repli en disant: «Oui, nous pouvons faire mieux au Canada. Nous n'avons pas besoin de nous soucier des importations et ainsi de suite»? Si le libre-échange n'avait pas ouvert plus de portes aux États-Unis, je ne pense pas que cette industrie aurait pu se développer. Mais le libre-échange a quand même eu une certaine influence, en faisant passer les composants de 60 p. 100 à 50 p. 100 en Amérique du Nord; il n'y a aucun doute là-dessus. Quoiqu'il en soit, nous sommes compétitifs au Canada, notamment à cause du libre-échange. Nous sommes dans une meilleure position pour faire concurrence et nous sommes meilleurs dans ce domaine—nous sommes un pays qui est capable de faire concurrence aux autres.

Le président: Ce sont simplement des commentaires, je pense.

Je vous remercie encore une fois.

M. Jim Stanford: Merci de votre indulgence.

Le président: Nous allons maintenant entendre Garnett Picot, qui est directeur, Analyse des entreprises et du marché du travail, à Statistique Canada.

Je vous souhaite la bienvenue.

M. Garnett Picot (directeur, Analyse des entreprises et du marché du travail, Statistique Canada): Merci. Je suis heureux d'être parmi vous.

Je vais vous entretenir de ce qu'indiquent les données sur les marchés du travail et la recherche connexe à propos de la nature changeante du travail. Cette séance est consacrée au lien entre la nature changeante du travail et la productivité, ce dont je ne pourrai pas vous parler car je n'ai pas fait beaucoup de travaux portant sur ce domaine. Je l'ai mentionné aux gens qui ont organisé cette rencontre, mais ils ont pensé qu'il vaudrait la peine de venir vous entretenir de la nature changeante du travail en général. C'est donc ce que j'ai l'intention de faire.

Dans les années 90, de nombreuses notions se sont répandues au sujet de la nature changeante du travail. On avait le sentiment que l'augmentation de la concurrence et les progrès de la technologie s'étaient répercutés sur la façon dont les entreprises géraient leur effectif. On estimait que cela influençait la situation du marché du travail de diverses façons—augmentation du travail précaire, plus de sous-traitance, etc.; augmentation des débouchés pour les très instruits à cause de la progression de la technologie; accroissement de l'inégalité des gains; et plus grande instabilité des emplois.

Je voudrais commenter brièvement plusieurs de ces points et examiner ce qui a été effectivement observé au cours des années 90.

La première remarque a déjà été faite, et vous l'avez probablement entendue à de nombreuses reprises. Presque tout au long des années 90, on a enregistré une faible croissance économique, qui s'est soldée par une faible croissance de l'emploi. En observant le cycle économique des années 90, on constate que l'emploi a progressé d'environ 1 p. 100 et que le PIB a progressé d'environ 1,8 p. 100. Si l'on compare ces chiffres à ceux des années 80, on voit que la croissance de l'emploi était deux fois supérieure, à 2 p. 100, et que le PIB avait progressé d'environ 3 p. 100. Donc, on peut dire que pendant la majeure partie du cycle économique, on a enregistré une relativement faible croissance de l'emploi, bien qu'elle ait été substantiellement plus vigoureuse ces deux dernières années.

On a, par ailleurs, des données parallèles sur l'instabilité de l'emploi. On s'est énormément préoccupé de l'instabilité de l'emploi et des licenciements, du moins jusqu'au milieu des années 90 où s'arrêtent nos statistiques. Or, nous n'avons pas été en mesure de trouver des preuves de l'instabilité de l'emploi ni d'établir que des licenciements sont plus probables.

• 1640

Malheureusement, il ne s'agit pas nécessairement d'une bonne nouvelle, car nous avons découvert que les taux d'embauche étaient de beaucoup inférieurs. Cela ne démontre pas que—au moins jusqu'au milieu des années 90—les gens étaient licenciés à un rythme plus élevé, mais qu'une fois licenciés, ils ne parvenaient pas à trouver un autre emploi. Le taux d'embauche était contenu. On aurait dit que les entreprises s'adaptaient plutôt à la croissance lente en embauchant moins plutôt qu'en augmentant les licenciements.

Une autre conséquence majeure, pour ce qui concerne le type d'emplois créés—cela a déjà été mentionné—a été la progression du travail indépendant. Il ne fait aucun doute que dans les années 90, il y a eu un grand changement dans le genre d'emplois créés. Environ 57 p. 100 de tous les nouveaux emplois, entre 1989 et 1998, étaient attribuables au secteur du travail indépendant. Par comparaison, le pourcentage était de 16 p. 100 dans les années 80 et d'environ 4 p. 100 aux États-Unis. Il n'y a eu pratiquement aucune augmentation du travail indépendant aux États-Unis au cours de la même période.

Si l'on se penche sur les emplois salariés à plein temps, on constate que nous n'en avons pas créé beaucoup au Canada pendant cette période. Au cours des années 90, environ 18 p. 100 des nouveaux emplois étaient des emplois salariés à plein temps. Par comparaison avec les années 80, environ 57 p. 100 étaient des emplois salariés à plein temps; quant aux États-Unis, plus de 75 p. 100 de tous les emplois créés au cours des années 90 ont été des emplois salariés à plein temps.

Par conséquent, au Canada, nous avons créé beaucoup d'emplois indépendants alors qu'aux États-Unis, on a créé un grand nombre d'emplois salariés. La raison pour laquelle il en est ainsi fait l'objet d'un vaste débat, et Jim s'en est déjà fait l'écho. Il y a au moins deux hypothèses dans l'air qui ont probablement toutes les deux un certain mérite. Je ne prétends pas connaître la réponse; je ne pense pas que l'on sache encore pourquoi.

L'une de ces hypothèses privilégie la lenteur de la croissance et la faiblesse du marché du travail. Comme ils ne pouvaient pas trouver d'emplois rémunérés, les gens ont fini par créer leurs propres entreprises indépendantes. Certains indices vont dans le sens de cette hypothèse, mais il y en a d'autres qui tendent à démontrer le contraire.

Selon une autre hypothèse, les entreprises ont changé fondamentalement dans leur manière d'embaucher et de gérer le personnel. Il y a plus de sous-traitance, ce qui s'est soldé par des emplois indépendants, alors même que, parallèlement, l'esprit d'entreprise se développait. La plus grande accessibilité à la technologie, qui permet aux travailleurs indépendants de fonctionner, s'est soldée par une expansion de ce secteur. Il y a donc un débat à l'heure actuelle.

Un autre aspect de la nature changeante de l'emploi qu'il me semble valoir la peine de souligner est l'évolution vers un plus grand nombre d'emplois hautement qualifiés. Là encore, lorsqu'on examine les types d'emplois qui ont été créés au cours des années 90, on constate qu'environ 60 p. 100 d'entre eux concernaient les personnels d'encadrement. Il n'y a eu pratiquement aucune progression dans le secteur du travail manuel. Donc la nature de l'emploi a manifestement évolué—la nature des emplois qui étaient créés.

Mais parallèlement—et il s'agit d'un point qui passe trop souvent inaperçu—la nature des travailleurs a également changé, particulièrement en ce qui concerne leur niveau d'instruction. On a constaté une augmentation phénoménale de la qualité de la main- d'oeuvre au Canada pendant tout le XXe siècle, particulièrement en ce qui a trait à l'instruction et à l'expérience.

Le nombre des diplômés universitaires a progressé d'environ 4,5 p. 100 par an—ce qui représente un taux de croissance élevé—au cours des années 90, alors que le nombre des gens qui n'avaient pas atteint la dixième année a effectivement baissé, au rythme de 4,7 p. 100 par an. Les travailleurs sont devenus beaucoup plus instruits.

Il y a donc eu un changement dans la nature des emplois, qui sont devenus plus hautement qualifiés, et un changement dans la nature des travailleurs, qui sont devenus plus instruits. Tout bien considéré, il semble qu'il y ait eu un équilibre de la demande et de l'offre à cet égard. Nous avons relevé peu de changements dans la rémunération relative des détenteurs de diplôme par exemple. Les diplômés universitaires gagnent aujourd'hui plus que les diplômés d'études secondaires, comme cela a toujours été le cas, mais leur salaire relatif n'a pas augmenté par rapport à celui des diplômés d'études secondaires.

Le dernier point sur lequel je voudrais m'arrêter est la situation du marché du travail pour les jeunes de sexe masculin et la façon dont elle a évolué. On a constaté, aussi bien pendant les années 80 que les années 90, une baisse du salaire des jeunes de sexe masculin. On craint aujourd'hui que cette baisse puisse être permanente. Au début, certains ont pensé qu'il s'agissait peut-être d'un déclin temporaire de la rémunération des jeunes, et qu'en acquérant de l'expérience et en vieillissant, ils rattraperaient les cohortes précédentes au plan salarial. Mais il semble que les indices portent à croire qu'il n'en est pas ainsi. On peut donc penser qu'il y a une tendance permanente à la baisse en ce qui concerne la rémunération des jeunes de sexe masculin au Canada.

En revanche, on assiste à une amélioration substantielle de la situation des femmes dans tous les groupes d'âge. Par conséquent, même si certaines femmes continuent de gagner moins que les hommes—cela est manifestement vrai—l'écart se rétrécit.

• 1645

Je voudrais revenir à l'éducation, un sujet dont, je pense, on va probablement encore beaucoup parler ici—et dire quelques mots sur l'importance de l'éducation dans l'ensemble de ce processus.

Il y a un aspect de l'évolution du marché du travail auquel les gens ne réfléchissent pas suffisamment, à mon avis. Par le passé, les jeunes de sexe masculin possédaient un avantage énorme au plan de l'éducation, par rapport aux jeunes de sexe féminin ou aux hommes plus âgés. Par exemple, en 1978, environ 17 p. 100 des hommes de 25 à 34 ans détenaient un diplôme universitaire. Par comparaison, les pourcentages étaient d'environ 13 p. 100 pour les femmes du même âge, et seulement d'environ 9 p. 100 pour les hommes plus âgés, disons de 45 à 54 ans. Donc, ces jeunes de sexe masculin détenaient un avantage énorme au plan de l'éducation.

En 1998, cet avantage a complètement disparu. En fait, proportionnellement, il y a plus de jeunes femmes qui détiennent aujourd'hui un diplôme universitaire que de jeunes de sexe masculin. Par conséquent, l'avantage relatif des femmes par rapport aux hommes au plan de l'éducation a augmenté de façon spectaculaire, et vu que l'éducation, on le sait, est l'un des principaux déterminants de la réussite sur le marché du travail, il se peut très bien que cela explique en partie ce changement relatif de position des hommes et des femmes. Les femmes rattrapent les hommes.

Tels étaient les points que je voulais aborder. Il y a eu un changement manifeste de la nature du travail pendant les années 90. Il y a de nombreuses explications concurrentes qui touchent la technologie, la faiblesse du marché du travail que l'on a pu observer, la faible croissance économique, ainsi que cette nature changeante des travailleurs, notamment leur degré d'instruction. Je vais en rester là.

Le président: Je vous remercie, monsieur Picot.

Nous allons maintenant entendre Mme Kathryn McMullen, chef de réseau et attachée de recherche, aux Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques. Je vous souhaite la bienvenue.

Mme Kathryn McMullen (chef de réseau et attachée de recherche, Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques): Merci. Un document très détaillé vous a été distribué et je vais donc me contenter d'en rappeler les points essentiels.

En premier, vous remarquerez qu'un vaste éventail de facteurs influent sur la productivité. Je vais me concentrer ici aujourd'hui sur les stratégies et les pratiques d'entreprise qui influent sur l'évolution de la productivité, et je m'attarderai plus précisément sur la gestion des ressources humaines, sur les changements organisationnels et sur la formation.

Depuis la fin des années 70, quand sont apparues les premières puces et les premiers ordinateurs personnels, on assiste à la pénétration de plus en plus marquée des technologies informatiques dans un grand nombre d'entreprises. Aujourd'hui, elles affectent virtuellement toutes les activités et tous les systèmes d'entreprise.

La question que je pose aujourd'hui est celle-ci: les technologies de l'information et de la communication sont-elles simplement superposées sur les structures et systèmes d'entreprise qui existaient ou ces nouveaux procédés aboutissent-ils à de nouvelles conceptions du travail et des structures organisationnelles pour les adapter aux besoins des nouvelles technologies et permettre leur utilisation la plus productive?

Historiquement, ce n'est que récemment que les problèmes concernant le lieu de travail ont commencé à intéresser les économistes. Je fais rapport dans mes notes des nouvelles recherches effectuées dans les années 90 en m'appuyant sur le résultat de nouvelles enquêtes. Il ressort de ces recherches que la plupart des entreprises n'adoptent pas des stratégies de gestion des ressources humaines ultra performantes, mais qu'elles tendent à ne pas aborder de façon très stratégique la gestion des ressources humaines. En revanche, elles se focalisent sur les réductions de coûts, les réductions d'effectifs et les restrictions de dépenses face aux pressions extérieures grandissantes.

Donc, qu'est-ce que j'entends par pratiques ultra performantes sur le lieu de travail? Cela comprend, par exemple, des hiérarchies organisationnelles aplaties, des descriptions de poste plus fluides, des structures axées sur le travail en équipe, une plus grande participation des employés, énormément plus de formation et dans certains cas, des systèmes de rémunération variables—la rémunération au rendement.

Je vais faire rapport des conclusions de trois études différentes qui reposaient sur trois enquêtes effectuées au cours des années 90. L'une était une enquête sur les pratiques en matière de ressources humaines, qui concernait une unité de production au début des années 90. On a découvert que 70 p. 100 des établissements continuent d'appliquer des stratégies de gestion des ressources humaines très traditionnelles, et qu'ils accordent une très faible priorité stratégique aux ressources humaines.

Une autre enquête, elle aussi effectuée au milieu des années 90, a été menée par Statistique Canada—c'est l'enquête sur le lieu de travail et les travailleurs. Elle rassemblait un large éventail d'informations sur les pratiques des entreprises. Je me concentre ici sur les résultats qui concernent le changement organisationnel. Quand je parle de changement organisationnel, j'inclus les compressions d'effectifs, mais au-delà de cela, des choses comme la refonte—la restructuration—des processus de travail et un éventail d'activités qui ont trait à la flexibilité fonctionnelle, c'est-à-dire aux changements dans la façon dont le travail est accompli. Cela comprend les changements dans la conception des postes, la polyvalence des travailleurs et la rotation des postes. Il y a un autre groupe de pratiques qui peuvent être introduites et qui se concentrent plus sur la flexibilité numérique. Elles se traduisent par un recours plus marqué aux travailleurs à temps partiel et à contrat, aux heures supplémentaires et à la sous-traitance.

• 1650

La conclusion de notre analyse de ces données a été que la grande majorité des établissements introduisent très peu de changements organisationnels, et quand ils procèdent à des changements, ils se concentrent sur les réductions d'effectifs, sans tenir compte de l'ensemble des pratiques qui influent collectivement sur la façon dont sont agencées les ressources pour être productives.

Par conséquent, la question clé qui ressort de tout cela est la suivante: quelles sont les incidences des changements ou de l'innovation sur les structures organisationnelles et de gestion des ressources humaines en termes de rendement? Ont-elles des résultats bénéfiques?

Comme d'autres vous l'ont déjà probablement affirmé en ce qui concerne la productivité, c'est très difficile à mesurer. Il existe très peu de données longitudinales, au niveau du lieu de travail, qui nous permettent de mesurer les tendances dans la durée. Une grande quantité des données qui sont rassemblées le sont au niveau de l'entreprise, alors que je m'intéresse spécifiquement au niveau du lieu de travail. Là encore, il est très difficile de voir comment les changements affectent les activités des micro-unités en l'absence de données. Quatrièmement, les résultats en matière de productivité sont l'aboutissement d'une combinaison de facteurs, et il est très difficile d'isoler l'influence que peut avoir l'un d'entre eux.

Compte tenu de tous ces détails qui expliquent pourquoi la chose est très difficile à mesurer, naturellement, nous avons quand même tenté de mesurer l'incidence de ces changements sur la rentabilité. La recherche tend à faire ressortir un résultat positif pour les entreprises qui innovent sur plusieurs fronts à la fois, plutôt que de se contenter de superposer la technologie. Nous trouvons des résultats positifs en termes de main-d'oeuvre, par exemple, la réduction du nombre des démissions. L'envers de la médaille est la rétention, et si vous voulez conserver vos employés qualifiés et expérimentés, c'est un facteur important. On constate un meilleur rendement en termes d'efficacité des résultats—le rendement par rapport aux coûts unitaires et à la productivité. On constate une plus forte croissance du revenu.

Une autre étude de Statistique Canada fait aussi ressortir une progression de la part de marché, ce qui correspond à ce que l'on souhaite voir découler de la croissance de la productivité. On constate que c'est ce qui se passe dans les entreprises qui ne se contentent pas d'introduire de nouvelles technologies, mais qui adaptent leur régime de travail et leurs emplois de manière à tirer parti de cette technologie. En outre, on constate qu'elles sont plus innovantes en ce qui a trait aux produits et aux processus, à la gestion des ressources humaines et au changement organisationnel.

Une troisième enquête sur laquelle je donne des détails dans le document se concentrait sur un type de gestion des ressources humaines, à savoir la formation. Je parle de l'enquête sur la formation sur le lieu de travail, également réalisée au milieu des années 90, et qui est aussi une enquête d'établissement. Une fois encore, on constate que la majorité des entreprises s'intéressent peu ou pas à la formation. Seule une très faible minorité correspondrait à ce que l'on appelle des organisations intelligentes. On s'aperçoit également que les entreprises qui offrent beaucoup de formation enregistrent parallèlement de meilleures courbes de performance au plan des indicateurs que je viens de mentionner.

On peut donc situer les entreprises par rapport à ce que j'appelle un continuum de comportements. Il y a une majorité d'entreprises qui continuent d'utiliser des méthodes de gestion très traditionnelles. Elles ont une conception relativement simple de la productivité, à savoir moins de travailleurs pour faire plus de travail, et elles donnent par conséquent préséance à la réduction des coûts et aux compressions de personnel. Ce groupe est majoritairement constitué de petites entreprises. Ensuite, il y a la majorité des entreprises que l'on qualifie d'entreprises innovatrices ou ultra performantes. Elles mettent en oeuvre un éventail de nouveautés aux plans de la technologie, de la gestion des ressources humaines et des structures organisationnelles. La planification et le développement des ressources humaines sont intégrés à leur stratégie d'entreprise. Ce groupe est majoritairement composé de grandes entreprises.

Une chose importante à noter dans tout cela, c'est que la place occupée par les entreprises dans ce continuum n'est pas déterminante quant au secteur qu'elles représentent ou à leur taille. On peut trouver des entreprises très innovantes et ultra performantes dans le secteur des ressources traditionnelles aussi bien que dans celui de la haute technologie. On peut aussi trouver des entreprises ultra performantes dans le groupe des petites entreprises, et des entreprises traditionnelles peu performantes dans la catégorie des grandes entreprises. Par conséquent, il n'est pas déterminant d'être une grande ou une petite entreprise.

• 1655

L'essentiel, en l'occurrence, est d'identifier un ensemble de comportements qui se conjuguent pour constituer la caractéristique de ce que l'on pourrait appeler les organisations intelligentes. Il s'agit d'entreprises qui acceptent le changement, s'y adaptent et donnent à leurs employés les outils dont ils ont besoin en matière de formation et de perfectionnement.

Je terminerai en mentionnant quelques-unes des caractéristiques clés des organisations intelligentes. En tête de liste, il y a la direction. Je parle du comportement de la direction, de son leadership, de sa vision et d'une attitude positive à l'égard du changement. Cela peut déterminer en grande partie ce qui se passe au sein des entreprises. Il y a une volonté d'innover sur de nombreux fronts, au plan technologique, mais également en termes de changement organisationnel et de gestion des ressources humaines.

Il y a l'importance stratégique accordée aux ressources humaines, et cela se traduit par de gros investissements dans la formation. En plus, la formation a tendance à être large. Elle n'est pas focalisée sur une tâche en particulier, il s'agit d'un apprentissage global. Il y a un engagement marqué à l'égard des employés et en faveur du perfectionnement de leurs compétences, et l'on reconnaît dans ces entreprises que c'est ce qui aboutira à une meilleure utilisation de la technologie et à des comportements plus productifs à long terme.

Merci de votre attention.

Le président: Merci, madame McMullen.

Nous allons maintenant entendre Shirley Seward, chef de la direction, Centre canadien du marché du travail et de la productivité. Je vous souhaite la bienvenue.

Mme Shirley Seward (chef de la direction, Centre canadien du marché du travail et de la productivité): Merci, monsieur le président. Merci de votre invitation à comparaître devant le Comité des finances. C'est toujours un plaisir.

Permettez-moi de commencer par vous dire quelques mots au sujet du Centre canadien du marché du travail et de la productivité, afin de mettre en perspective ce dont je me propose de vous entretenir.

Nous sommes un organisme bipartite. En fait, nous sommes le seul organisme bipartite au niveau national où se retrouvent le patronat et les syndicats. Par conséquent, ce que je vais dire aujourd'hui reflète certains des points de vue communs auxquels sont parvenus le patronat et les syndicats, ainsi que leur volonté commune de s'efforcer d'introduire des procédés pour améliorer la productivité.

Le CCMTP s'intéresse beaucoup à la productivité depuis sa création en 1984. Le patronat et les syndicats se préoccupent aussi de plus en plus de la productivité. Nous procédons à des enquêtes sur le leadership tous les deux ans, et en 1998, nous avons constaté que 40 p. 100 des dirigeants patronaux et 20 p. 100 des dirigeants syndicaux s'inquiétaient des résultats médiocres en matière de productivité.

Les inquiétudes sont encore plus grandes parmi les deux groupes quand la productivité est considérée non pas en soi, mais comme un moyen d'obtenir d'autres retombées positives comme la croissance et le développement économiques, la création d'emplois et la protection des emplois, une meilleure répartition du revenu et une hausse du niveau de vie.

Mais le CCMTP, en tant qu'organisme bipartite, a un point de vue particulier sur la productivité. En premier lieu, nous nous intéressons à la productivité dans un contexte micro-économique, et de nos jours, je pense qu'il est heureux que nous le fassions, vu toutes les divergences de vues à propos de certaines des mesures au niveau macro-économique. Nous croyons que le milieu de travail canadien est au coeur de la productivité, en particulier dans une économie marquée par des modifications et des restructurations massives et continues. Nous croyons que c'est là que les choses commencent et que par un processus d'osmose ascendante, cela finit par influer sur la productivité nationale.

Nous sommes évidemment conscients que le milieu de travail ne fonctionne pas en vase clos, que la productivité est fortement influencée par des facteurs externes, de portée nationale et internationale. Cependant, nous considérons qu'à titre d'organisation bipartite patronale et syndicale, nous pouvons mettre l'accent sur ce que le patronat et les syndicats sont le mieux en mesure d'influencer dans le milieu de travail, car s'ils ne sont pas prêts à le faire, le gouvernement, à lui seul, ne peut certainement pas améliorer notre productivité. C'est aux gens de la base, sur les lieux de travail, qu'il incombe de faire quelque chose.

• 1700

Notre second point de vue à propos de la productivité, c'est que le patronat et les syndicats—et les relations entre le patronat et les syndicats—jouent un rôle crucial quand on veut améliorer la productivité.

Il est très intéressant de noter qu'au cours des dernières semaines, les journaux étaient remplis d'articles sur les grèves, sur notre situation par rapport aux pays du G-7, sur ce qui ne va pas dans les relations patronales-syndicales au Canada et sur la question de savoir s'il y a tout simplement trop de syndicats; il a souvent été souligné dans cette couverture médiatique que c'est très mauvais pour notre productivité. Eh bien, en fait, quand on dit cela, on doit se montrer plutôt réaliste, car si l'on examine la quantité totale de temps perdu à cause des grèves, on s'aperçoit que l'on a perdu un dixième de 1 p. 100 du total des heures travaillées au cours des 10 dernières années.

Dans ma perspective, ce n'est pas là le problème. Quand il est question de l'impact des relations patronales-syndicales sur la productivité, on ne parle pas des grèves. Il s'agit, bien sûr, de quelque chose de visible, de dramatique, mais elles ne représentent qu'un petit élément de l'ensemble. Ce dont nous parlons, c'est de l'interaction quotidienne entre le patronat et les syndicats sur le lieu de travail et de tout ce qu'ils font en collaboration.

Nous pensons donc que ces relations entre le patronat et les syndicats sont cruciales pour améliorer la productivité, et c'est un facteur qui est presque toujours passé sous silence. On parle du besoin de formation, du besoin d'investissement et du besoin d'une bonne technologie, mais combien de fois entendons-nous les gens parler du besoin de meilleures relations patronales-syndicales sur le lieu de travail pour stimuler la productivité? On n'en entend parler que lorsqu'il y a des grèves.

Le patronat et les syndicats sont donc les principaux acteurs sur le marché du travail. Le patronat doit faire des choix stratégiques concernant la production, la technologie et l'organisation du milieu de travail, en réponse aux pressions concurrentielles et à l'évolution des marchés. Les employés et les syndicats, de leur côté, fournissent aux employeurs une contribution qui peut les aider à effectuer des choix stratégiques. Par conséquent, c'est l'attention soutenue, créatrice et de longue haleine accordée par le patronat et les syndicats à ces questions qui stimule la productivité.

Le CCMTP, en compagnie du précédent intervenant, les Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques, joue un rôle important dans la documentation et la promotion des pratiques exemplaires liées à une productivité élevée et à des stratégies de productivité élevée en milieu de travail. Nous avons examiné un éventail d'activités au niveau desquelles le patronat et les syndicats peuvent collaborer en milieu de travail, afin de voir si cela fait une différence, mais nous n'arrivons pas à grand chose, car lorsque nous nous rendons sur les lieux de travail et que nous parlons aux représentants des syndicats et de la direction, ils nous déclarent procéder de la sorte en se fondant sur un article de foi.

Je ne vais pas parler de «conversion», car cela rappelle trop les temps anciens, mais ils croient en un article de foi voulant que si vous collaborez étroitement, si vous coopérez et si vous mettez en oeuvre les meilleures pratiques en milieu de travail, cela va, d'une façon ou d'une autre, se traduire par des niveaux plus élevés de productivité.

Quand on leur demande s'ils peuvent le prouver, ils répondent que non. Les gens qui font de la recherche ont essayé de prouver qu'il existe une relation entre ces pratiques et un meilleur rendement, et ils ont réussi; mais si vous posez la question au patronat et aux syndicalistes qui sont sur le terrain et qui doivent payer de leur personne, ils vous répondent qu'agir ainsi, c'est une question de foi.

Après que nous ayons constaté cela assez souvent lors de nos enquêtes sur des lieux de travail d'un bout à l'autre du pays, notre conseil d'administration, qui est composé de dirigeants du monde des affaires et des milieux syndicaux, nous a posé deux questions.

Premièrement, la collaboration entre le patronat et les syndicats rapporte-t-elle? Le jeu en vaut-il la chandelle? Vous ne le pensez pas quand il y a des grèves, bien que cela soit le cas, d'une certaine façon, quand on voit quelles perturbations causent les grèves.

Deuxièmement, est-ce que les milieux patronaux et syndicaux pensent effectivement que ces changements progressistes et intéressants font véritablement une différence? Nous savions que le patronat et les syndicats en milieu de travail ne connaissaient pas eux-mêmes la réponse à cette question, et pour parler franchement, quand les choses vont mal, les deux parties commencent à se demander ce qu'elles sont en train de faire. Les syndicats disent «Pourquoi coopérons-nous alors que la direction vient tout juste de licencier des centaines d'employés?» La direction se demande «Pourquoi coopère-t-on si le syndicat refuse de collaborer lorsque nous lui demandons de changer certaines descriptions de tâches et de se montrer plus souple au niveau des formules de travail?»

• 1705

Nous avons donc rencontré beaucoup d'obstacles en cours de route, et nous avons fini par être persuadés que la seule façon de convaincre les syndicats et le patronat qu'ils devraient continuer à coopérer était de le leur prouver. Nous avons discuté avec de très nombreux dirigeants patronaux et syndicaux et quelques-uns des plus brillants universitaires du pays et nous leur avons demandé: «Pouvons-nous élaborer un outil de travail qui peut être utilisé sur le lieu de travail par les syndicats et le patronat afin de voir quel est l'impact d'une plus étroite collaboration sur la productivité?»

La première chose que nous avons découverte, c'est que la définition de la productivité posait un vrai problème. Quand on interrogeait uniquement les patrons pour leur demander comment ils définissaient le rendement en milieu de travail, ils répondaient de façon évidente pour eux. Ils parlaient de la réduction des coûts, des profits et du prix des actions—de tout ce qui vient généralement à l'esprit. Mais si l'on demandait aux syndicats quelle était leur définition du rendement en milieu de travail, ils parlaient entre autres du rôle des syndicats, de la responsabilisation des travailleurs, de leur moral et de l'absentéisme, et de la formation offerte aux travailleurs. Il nous fallait donc trouver un outil qui pourrait convaincre les deux parties et permettre également de mesurer ce qui se produisait, un outil qui s'avérait utile pour les gens ordinaires qui devaient prendre ces décisions jour après jour en milieu de travail.

Nous avons commencé à le tester dans divers milieux de travail et nous avons découvert, à notre grande surprise, que bien que nous l'avions vu à l'origine comme un outil de recherche puisque nous souhaitions mesurer l'incidence des pratiques de travail—étant donné que nous sommes axés sur la recherche et l'analyse—le patronat et les syndicats le perçurent d'une manière très différente. Ils souhaitaient l'utiliser pour suivre leur propre progrès en milieu de travail, et en ce qui me concerne, c'est là que tout se joue. Il faut donner au patronat et aux syndicats les outils nécessaires pour qu'ils puissent voir que leurs efforts mutuels pour coopérer et accroître la productivité s'avèrent utiles.

Alors, quel peut être le rôle du gouvernement dans tout cela? Jusqu'à présent, nous avons parlé de ce que devraient faire le patronat et les syndicats, et ce doit être un soulagement pour les députés d'entendre cela, pour une fois. Mais le gouvernement peut avoir un rôle facilitant très important.

Premièrement, le gouvernement a un rôle réellement important à jouer en exerçant un leadership et en reconnaissant que c'est en milieu de travail que tout commence, et que le patronat et les syndicats sont les principaux acteurs. Le gouvernement joue déjà un rôle, mais il devrait lui donner encore plus d'importance au niveau de la collecte et de la dissémination des informations sur les pratiques exemplaires en milieu de travail, les approches innovatrices et constructives en matière de relations patronales- syndicales, et s'efforcer d'aider tous ceux qui essaient d'agir en ce sens à promouvoir leur action et à la faire connaître de façon à ce que l'on puisse constater des améliorations au niveau du lieu de travail.

Deuxièmement, je suis totalement convaincue que le gouvernement doit continuer de donner priorité, et même une plus haute priorité, à la formation et au perfectionnement des ressources humaines. Le gouvernement fédéral, en particulier, en bénéficierait grandement s'il continuait d'accorder des crédits, de faire des investissements et de consacrer son énergie à des approches bipartites pour l'organisation de la formation, par exemple, par l'entremise d'organisations sectorielles intervenant directement sur les lieux de travail.

Enfin, et cela ne vous surprendra pas, compte tenu du rôle clé que la coopération patronale-syndicale joue dans l'accroissement de la productivité, le gouvernement devrait encourager le dialogue patronal-syndical dans tous les secteurs de l'économie. Je pense que cela est plus que jamais nécessaire.

Je vous remercie, monsieur le président.

• 1710

Le président: Merci, madame Seward.

Nous allons maintenant entendre M. Lars Osberg, un économiste de l'université Dalhousie. Je vous souhaite la bienvenue.

M. Lars Osberg (économiste, université Dalhousie): Merci. En venant, je me suis demandé si cet exercice allait être productif ou si vous alliez tout simplement entendre des gens vous donner, à tour de rôle, le même son de cloche. En fait, je constate que bon nombre des commentaires sont tout à fait complémentaires de bien des façons.

Je voudrais centrer mes observations sur trois principaux thèmes. J'aimerais commencer en distinguant la capacité de production et son utilisation, ce qui m'amène à établir également une distinction entre les tendances séculaires à long terme de la productivité et les influences cycliques que la conjoncture ou la demande globale exerce sur cette même productivité à court terme.

Le deuxième point important que je veux souligner est le suivant: en maintes occasions, le débat sur les tendances en matière de productivité soulève des questions qui s'inscrivent dans un contexte à court terme et d'autres qui, au contraire, portent sur le long terme. Je veux donc insister sur le fait que certaines politiques structurelles touchant le marché du travail s'inscrivent dans le long terme et qu'un bon nombre des décisions prises par les pouvoirs publics, dont on va parler dans un comité comme le vôtre et dans d'autres forums, sont en fait des choix qui sont faits maintenant, mais qui définiront le marché du travail dans 20 ans. Il faut donc que les artisans de la politique se projettent véritablement dans l'avenir.

Troisièmement, comment nous adaptons-nous au changement et quels avantages en tirons-nous? Je tiens à souligner que de nombreux facteurs se combinent pour déterminer si nous tirons profit du changement ou si nous nous y adaptons. Ces facteurs peuvent être rangés dans trois catégories: le capital social, le capital humain et le capital matériel.

Comme le montrent notamment les arguments présentés par Jim Stanford, ce qui nous intéresse, c'est la production par habitant. Nous cherchons à ce que la production par Canadien soit aussi élevée que possible. Nous pouvons toutefois décomposer la production par habitant en deux éléments: la production par travailleur et le nombre de travailleurs exprimé en pourcentage de la population.

Ce que M. Stanford essayait de souligner, c'est que cela ne nous sert pas à grand chose si l'un des éléments monte alors que l'autre baisse simultanément. La production par personne est le produit de la production par travailleur et du nombre de travailleurs par habitant, et si donc nous voulons relever le niveau de vie et, dans un certain sens, avoir une production plus élevée par personne, il vaut mieux que les deux principaux éléments qui entrent en ligne de compte suivent une courbe positive.

En gros, on peut considérer que la production par travailleur est, en moyenne, une mesure de la capacité de production de la main-d'oeuvre canadienne; et l'on peut considérer que le pourcentage de la population que représentent les actifs permet de mesurer l'utilisation de cette capacité. Quand on pense au niveau moyen de compétence de la population active, il y a une chose qu'il ne faut pas oublier: ce niveau de compétence va évoluer assez lentement avec le temps, tout simplement parce que la plupart des gens qui font aujourd'hui partie des actifs étaient déjà là il y a 10 ans, il y a 20 ans, et même probablement il y a 30 ans.

Le nombre des jeunes qui arrivent en fin de scolarité représente, en moyenne, chaque année, environ 2,5 p. 100 de la population en âge de travailler. Cela ne signifie pas que la qualité de l'enseignement n'a pas d'importance; cela veut dire uniquement qu'il faut du temps avant que l'impact de cet élément se fasse pleinement sentir. Il faudra attendre environ 20 ans avant que la réforme scolaire affecte la moitié de la main-d'oeuvre. Les gains que l'on en retirera, en termes de réforme structurelle du marché du travail, sont substantiels, mais ce sont des gains qui ne se matérialiseront pas avant longtemps, car il s'agit de gains à long terme.

Le seul problème qui se pose lorsqu'on envisage la situation à long terme, c'est qu'on ne peut parvenir au but qu'après avoir relevé une succession de défis à court terme. L'avenir à long terme se bâtit un jour à la fois, et l'on ne peut parvenir au but fixé à long terme qu'en passant par le court terme. Il y a donc définitivement une interaction entre les décisions à court terme du gouvernement et les résultats à long terme.

• 1715

Prenons tout d'abord l'élément cyclique; à court terme, la politique de gestion de la demande cyclique a énormément d'importance par rapport au niveau de production de l'économie.

Cela dit, la politique fiscale se révèle moins efficace dans une petite économie où le taux de change flotte et, de toute façon, ces dernières années, la politique fiscale a été, dans une large mesure, prédéterminée par le déficit budgétaire fédéral.

La plupart des gens qui envisagent la situation dans un contexte macro-économique diraient que la politique monétaire, autrement dit, les taux d'intérêt, est l'outil qui peut le plus, et de loin, influencer la demande globale, dans un délai de 18 à 20 mois, tout en ayant un impact significatif sur le niveau de l'activité économique à court ou moyen terme.

Donc, si l'on envisage la situation à court terme, ce que nous pouvons faire au cours des quelques prochaines années, peut-être même avant les prochaines élections ou les élections suivantes—enfin, dans ces délais approximatifs—il me semble que le facteur critique, le facteur qui est de loin le plus important quand on examine l'économie canadienne des années 90, c'est le fait que les artisans de la politique macro-économique—et c'est d'Ottawa dont je veux parler—n'ont jamais réussi à permettre à l'économie de croître assez rapidement pour pouvoir utiliser la capacité économique existante. Cela s'est donc traduit par...

On a déjà mentionné plusieurs fois l'importance de la demande globale par rapport à la croissance de l'emploi, et plusieurs intervenants ont souligné que pendant les années 90, la création d'emplois, si l'on fait la moyenne au cours de la décennie, n'a évolué à la hausse que très faiblement. Le résultat, dans les années 90, a été un marché du travail où le chômage était extrêmement élevé. C'est ce que nous avons connu dans le passé. Mais ce n'est pas comme si, après avoir galéré à court terme, on pouvait envisager y gagner à long terme. C'est la galère à court et à long terme, car une période de croissance lente se solde par plusieurs effets à plus long terme sur l'économie, au plan de la productivité.

Premièrement, dans une économie dont la croissance est ralentie et où les taux d'intérêt sont élevés, les investissements ont un rendement plus bas, et l'on a d'ailleurs déjà mentionné la stagnation des investissements de capital au cours des années 90. Cela signifie que nous allons quitter cette décennie avec un stock de capital moins important et plus ancien qu'il aurait pu être si les choses avaient été autrement.

Si le marché du travail est déprimé, le taux d'attrition baisse. Les travailleurs sont moins portés à passer volontairement d'un emploi à l'autre; les gens ont tendance à rechercher la sécurité d'emploi et à rester là où ils ne se sentent pas menacés. Cela signifie que le marché du travail est moins efficace, car l'adaptation de la demande à l'offre d'emploi est insuffisante. Les gens ne bougent pas pour occuper les postes qui leur permettraient d'être le plus productifs sur le marché du travail.

Les chômeurs perdent leurs compétences après un certain temps. À mon avis, le principe voulant que ce qu'on n'utilise pas s'atrophie s'applique aussi bien aux compétences professionnelles qu'aux muscles. On peut certainement le constater en examinant les données sur l'alphabétisme. On constate une dépréciation des compétences non utilisées après de longues périodes de chômage, et cela signifie qu'à l'avenir, le capital humain dont nous disposons aura diminué. On a déjà parlé du fait que de nombreux travailleurs découragés, surtout lorsqu'ils sont près de l'âge de la retraite, quittent prématurément la population active.

Enfin, il y a ce qu'on appelle par euphémisme les cicatrices que laisse un chômage qui perdure, l'impact d'un marché du travail déprimé sur le capital social et la viabilité des familles, ainsi que tous les nombreux coûts sociaux liés à l'économie qui finissent par drainer les ressources et, à long terme, faire obstacle à la productivité.

Les politiques de gestion de la demande cyclique peuvent avoir des retombées importantes, pas seulement à court terme, mais également à long terme, car elles peuvent nous laisser en héritage un stock de capital social, humain et matériel qui est appauvri et moins productif.

J'aimerais également aborder brièvement la question de l'échéancier dans le cadre duquel s'inscrivent les politiques structurelles, car ces politiques, dont l'objet est d'améliorer les compétences de la main-d'oeuvre, ont des résultats positifs, mais qui se font sentir graduellement, au fur et à mesure qu'un pourcentage grandissant de la population active en tire profit.

Garnett Picot a mentionné plus tôt la hausse très rapide du niveau d'instruction moyen des travailleurs canadiens; cela reflète une décision prise par la société canadienne dans les années 60 et 70, lorsqu'on a investi massivement dans l'éducation postsecondaire. À l'origine, dans les années 60 et 70, les diplômés des universités et collèges communautaires constituaient un petit pourcentage de la population active, mais au fur et à mesure que le temps passe, de plus en plus de nouveaux diplômés se joignent à eux et font croître ce segment de la main-d'oeuvre.

• 1720

Dans les années 90, nous nous retrouvons, au Canada, avec une population active, notamment parmi les jeunes, qui occupe une position enviable à l'échelle internationale; il est certain, par exemple, que les jeunes Canadiens sont plus instruits que les Américains du même âge. Évidemment, le problème qui se pose, c'est l'utilisation de ces compétences: existe-t-il la demande nécessaire pour créer les emplois où l'on pourrait utiliser ces compétences de plus haut niveau.

De même, nous allons faire au Canada, au cours des quelques prochaines années, un certain nombre de choix au plan des politiques structurelles, et cela aura des résultats dans à peu près 20 ans. Le problème auquel on fait face lorsqu'on doit prendre ce genre de décision, c'est que si l'on examine les données économiques, elles reflètent inévitablement le passé.

Au plan technologique, les institutions du marché du travail changent très rapidement, et si donc nous voulons peser les décisions que nous prenons et qui auront des conséquences à l'avenir, il va falloir que nous définissions ce que le marché du travail de l'avenir va exiger, et, nécessairement, ne pas nous fonder sur ce que le marché du travail du passé a utilisé.

Il me semble que pour faire ce genre d'exercice, il est utile d'examiner comment fonctionnent les entreprises qui appliquent les meilleures pratiques, juste pour avoir une idée de ce que sera le marché du travail de l'avenir, si tout marche comme nous l'espérons. On a déjà parlé des entreprises à haute performance et de leurs caractéristiques.

Les entreprises à haute performance ont en commun un certain nombre de caractéristiques: prises de décisions décentralisées, hiérarchie «plate», production en équipe, spécialisation adaptable et main-d'oeuvre à multiples compétences pouvant être utilisée pour accomplir des taches multiples dans un environnement de production très exigeant, fonctionnant habituellement sur le mode juste à temps. Dans ces entreprises, les exigences en matière de qualité sont devenues extrêmement contraignantes. On y prend très au sérieux l'objectif du zéro-défaut. Et dans bien des cas, la production est adaptée aux besoins du client et change très rapidement en termes de cycles de production.

Du point de vue de la main-d'oeuvre, ce qui est important dans un tel environnement, c'est que l'on exige des compétences de très haut niveau, pas seulement en ce qui a trait à l'éducation et aux aptitudes cognitives, mais également au plan de l'entregent. La sociabilité est très importante pour que les gens puissent travailler de façon efficace dans un environnement où l'on fonctionne en équipe. Ce genre d'entreprise est également très fortement tributaire d'une infrastructure de grande qualité, absolument fiable, que ce soit au plan matériel ou social.

On a déjà mentionné le fait que ces entreprises à haute performance constituent maintenant, au Canada, une minorité. Elles peuvent donc, dans une certaine mesure, se doter de la main- d'oeuvre dont elles ont besoin en choisissant qui elles veulent parmi les travailleurs qui se bousculent pour y entrer.

Je pense qu'une façon d'envisager les questions qui concernent ces entreprises, c'est de faire une distinction entre les facteurs qui entrent dans la catégorie de ce que j'appellerais les techniques dures et les techniques douces qui s'appliquent aux activités d'une entreprise. Les économistes ont tendance à se concentrer sur le prix et les autres éléments des techniques dures. Ils ont tendance à dire: si vous mettez dans une même pièce divers biens d'équipement et un groupe de travailleurs compétents, l'idée est de produire au prix le plus bas possible.

Or, dans les écoles d'administration, on vous dira: cela ne sert pas vraiment à grand chose de regrouper ces travailleurs et ces biens d'équipement dans une même pièce si on n'organise pas leur activité et si on ne les motive pas. Et si vous voulez vraiment vendre le produit, il vaudrait mieux que vous vous préoccupiez d'une chose appelée «qualité» qui va inciter les gens à l'acheter, parce que le véritable objectif n'est pas de vendre au prix le plus bas possible. Vous préférez certainement, au contraire, vendre votre produit aussi cher que possible. Et si c'est cela que vous recherchez, il vaudrait mieux que vous ayez une petite idée de ce que l'on entend par qualité.

Alors, que recouvre exactement la notion de qualité? «Qualité» est un mot des plus ambigus. Dans bien des cas, ce qui, pour moi, définit un produit de bonne qualité n'a vraiment aucune importance; ce qui importe, c'est ce que le consommateur juge être de bonne qualité, et chaque consommateur a une idée un peu différente de ce que cela recouvre. Si vous voulez vraiment répondre aux exigences d'une clientèle bigarrée, où chacun a une idée un peu différente de la notion de qualité, il vaudrait mieux que vous disposiez d'une main-d'oeuvre bien organisée et très motivée pour résoudre le problème de l'idée que se font les consommateurs d'un produit de grande qualité.

Les entreprises qui appliquent les meilleures pratiques ont tendance à considérer que ce problème a quatre dimensions: il faut non seulement qu'elles se dotent des meilleurs biens d'équipement et programmes de formation, mais qu'elles aient recours aux meilleures méthodes d'organisation et de motivation pour convaincre les consommateurs qu'elles leur fournissent des produits dont la grande qualité justifie le prix élevé, ce qui leur permet de rentabiliser leurs opérations.

• 1725

J'aimerais m'étendre un peu sur l'interdépendance entre ce que j'ai appelé les techniques douces et les techniques dures—sur l'importance égale que l'on doit accorder à la qualité et au prix—parce que pour le Canada, le problème ne se limite pas à avoir quelques entreprises à haute performance. Nous en avons déjà quelques-unes. Ce que nous voudrions avoir, c'est tout un réseau d'entreprise à haute performance. Nous aimerions en avoir plus que quelques-unes. Nous aimerions en avoir tout un réseau et nous aimerions également que la demande de main-d'oeuvre hautement compétente soit suffisante pour que ces entreprises ne puissent plus fonctionner en choisissant parmi les gens qui se bousculent à leurs portes, et pour qu'il soit nécessaire d'accroître le nombre de travailleurs qui possèdent ces compétences parmi la population.

Pour qu'il en soit ainsi, je dirais qu'il faut se concentrer sur les trois principales dimensions du stock de capital: les dimensions sociale, humaine et matérielle.

Le capital social est un déterminant clé des compétences individuelles, c'est un déterminant clé de l'efficacité des liens que les entreprises peuvent tisser entre elles et des relations qu'elles peuvent établir aussi bien avec leurs fournisseurs qu'avec la main-d'oeuvre qu'elles emploient. Le climat des relations de travail est un élément que l'on peut classer sous cette rubrique mais, de façon plus générale, on peut évoquer, en l'occurrence, la désintégration de tout un réseau d'institutions sociales qui s'avère très coûteuse. Si les entreprises sont obligées d'embaucher un grand nombre de gardes de sécurité pour empêcher leurs employés de les arnaquer, c'est une dépense imputable à l'emploi, mais cela n'est pas très propice à la productivité. Si nous laissons le capital social du Canada se désintégrer, les relations industrielles vont devenir beaucoup plus coûteuses pour les entreprises, et nous allons nous retrouver avec une main-d'oeuvre beaucoup moins productive.

Bien entendu, au niveau individuel, l'instruction et la formation ont une importance cruciale. À cet égard, je me permettrais juste de rappeler aux gens qui tiennent les cordons de la bourse qu'une éducation de qualité coûte cher. Dans les années 60 et 70, le Canada a lourdement investi dans l'éducation postsecondaire, mais cet investissement a été coupé de façon significative dans les années 90. Le rôle que jouent les universités en matière de recherche est particulièrement important, parce que cela leur permet de suivre l'évolution des améliorations technologiques à travers le monde. Ces dernières années, le Canada a nettement réduit son investissement dans le capital humain, et nous en paierons le prix au cours des prochaines décennies.

Quand on en vient au capital matériel, dont on a tendance à beaucoup parler, je pense que ce qui doit être souligné à propos du fardeau fiscal qui pèse sur le capital matériel, c'est que l'important n'est pas tellement le niveau des impôts que doivent payer les gens, mais ce qu'ils obtiennent pour ce qu'ils paient. Si l'on peut créer, pour les entreprises, un environnement où la productivité est élevée et où elles peuvent payer ces impôts et pourtant, faire des bénéfices, dans ces conditions, c'est la productivité de l'impôt par rapport au capital investi qui joue un rôle crucial, lorsqu'on veut attirer des investissements étrangers qui sont directement injectés dans l'économie canadienne.

Pour conclure, je vais juste récapituler les trois principaux thèmes que j'ai abordés.

Premièrement, le long terme dépend du court terme, et la demande globale ainsi que la solidité du marché du travail jouent un rôle absolument crucial dans la réalisation du potentiel que recèle l'économie canadienne.

Deuxièmement, nous prenons, à l'heure actuelle, des décisions qui auront des résultats dans 10, 20 ou 30 ans et nous devons donc nous garder de ne pas miner le capital humain ni le capital social dont la productivité canadienne dépend.

Troisièmement, pour établir un réseau d'entreprises hautement productives, nous devons accorder à l'une des règles d'or de ces entreprises à haute performance toute l'attention qu'elle mérite, et cette règle d'or est la suivante: s'il n'existe pas une certaine équité sur les lieux de travail, il n'est pas possible de générer la collaboration nécessaire pour que l'entreprise fonctionne de façon productive. Ce principe s'applique aussi bien aux entreprises qu'à la société.

Le président: Merci, monsieur Osberg.

Nous allons maintenant entendre M. Arthur Carty, président du Conseil national de recherches. Soyez le bienvenu.

[Français]

M. Arthur J. Carty (président, Conseil national de recherches du Canada): Merci beaucoup, monsieur le président et membres du comité, de me donner la chance de vous parler cet après-midi.

[Traduction]

J'aimerais tout d'abord remercier le Comité des finances de nous avoir appuyés dans les efforts que nous avons déployés pour accroître le financement des initiatives novatrices que nous avons lancées l'an dernier. Permettez-moi simplement de citer une phrase que l'on trouve dans un des chapitres de votre rapport intitulé «Bâtir une économie axée sur les connaissances»: «Le comité recommande au gouvernement fédéral d'accroître son soutien financier aux organismes scientifiques fédéraux et au CNRC en particulier.»

• 1730

Même si le budget de février ne nous a pas accordé tout ce que nous espérions, nous avons toutefois obtenu une modeste augmentation des services votés, et cela s'est avéré suffisant pour arrêter le déclin qui s'était amorcé dans le passé. Nous avions évidemment proposé un certain nombre d'initiatives novatrices importantes à lancer au cours du prochain siècle, dans lesquelles nous n'avons pas encore pu investir.

Je suis ici aujourd'hui pour vous parler des liens entre la R-D, l'innovation, la productivité et la prospérité et j'aimerais vous donner deux exemples précis de projets entrepris par le CNRC, parmi tant d'autres, qui démontrent comment la R-D, liée à l'innovation, peut réellement accroître la productivité et se solder par des créations d'emploi dans certaines entreprises. Michael Porter, on le sait, a déclaré que l'innovation, c'est la pierre angulaire de la prospérité économique, et je pense que de nombreux économistes le croient. Il est certain qu'au CNRC, nous sommes convaincus que l'innovation, ainsi que la R-D, sont les moteurs de la productivité.

Le message que j'aimerais vous transmettre aujourd'hui, c'est que le CNRC est une organisation novatrice. De fait, l'innovation est l'essence même de nos activités, que ce soit à l'étape de la R-D qui est essentiellement à l'origine de l'innovation, ou dans l'aide que nous fournissons aux petites entreprises novatrices qui opèrent sur le marché. Nous jouons un rôle très particulier et nous exerçons beaucoup d'influence, et j'espère pouvoir nous montrer comment. Pour ce faire, il faut examiner tous les facteurs clés de l'innovation—notamment le rôle de la R-D et, pour ce qui est du Canada, le rôle spécifique des activités de R-D menées au sein du gouvernement, ainsi que le rôle du Conseil national de recherches. Dans ce processus d'innovation, il faut examiner les investissements stratégiques qui sont nécessaires pour susciter encore davantage d'innovation et, partant, la croissance économique et l'accroissement de la productivité.

La semaine dernière, le ministre Manley a déclaré dans un discours qu'il a prononcé devant l'Institut canadien des recherches avancées:

En centrant nos efforts sur l'innovation, nous sommes convaincus que non seulement nous augmenterons la quantité de notre production, mais aussi sa valeur.

Premièrement, voyons comment fonctionne le processus d'innovation au Canada, car notre situation se démarque grandement de celle qui existe chez nos principaux partenaires commerciaux. Globalement, l'innovation est le processus selon lequel les idées et les concepts sont créés, développés et mis avec succès sur le marché; mais ce n'est pas un processus linéaire. L'époque de la chaîne d'innovation est révolue. Nous ne croyons plus que le modèle linéaire, où une idée progressait lentement de la recherche de base à la recherche appliquée, puis au développement, peut encore fonctionner. Comme l'affirme Erik Bloch, autrefois directeur de la National Science Foundation, le processus d'innovation c'est, en fait, un modèle complexe de boucles de rétroaction. Le modèle linéaire, c'est une histoire inventée. En réalité, la création et l'application de nouvelles connaissances passent par un processus interactif, et les gens qui créent de nouvelles connaissances doivent échanger avec les gens qui créent de nouveaux produits et les mettent en marché. Les uns comme les autres tirent évidemment profit de ce dialogue.

Toutefois, il est vrai de dire que notre capacité à ajouter de la valeur à ce que nous produisons tient à la mesure dans laquelle nous avons accès à des connaissances, à des travaux de recherche scientifique et à une infrastructure qui favorise l'innovation dans tous les secteurs. Ces quatre dernières années, notamment dans le cadre des trois derniers budgets, le gouvernement fédéral a effectué un certain nombre d'investissements stratégiques dans la création de connaissances scientifiques et, essentiellement, dans la capacité d'innovation des Canadiens.

Cependant, comme l'OCDE le soutient depuis plusieurs années déjà, nous accusons un retard en matière d'innovation. Pour formuler des idées et créer des concepts, nous sommes parmi les meilleurs. Nous réussissons beaucoup moins bien à transposer ces idées en produits que l'on peut commercialiser et, naturellement, à en tirer des applications. Au CNRC, nous nous attaquons de front à combler ce retard en matière d'innovation. Nous ne nous concentrons pas uniquement sur la création de connaissances, mais sur leur transposition, grâce au transfert des technologies, en applications utilisables dans la vie courante, et nous espérons faciliter le dialogue entre les créateurs de connaissances et ceux qui les appliquent.

L'économie canadienne, notamment l'industrie canadienne, a une structure très particulière. On compte au Canada de nombreuses filiales de multinationales oeuvrant dans le secteur de la fabrication où l'on n'entreprend aucune activité de R-D. Nous possédons également un secteur des ressources naturelles très vaste, et même si nous sommes en passe de devenir une économie axée sur la connaissance et si nous comptons un très grand nombre de PME innovantes, il n'y a toutefois dans notre pays que peu d'entreprises qui consacrent énormément d'efforts à la R-D et où les gens chargés des travaux de recherche à moyen et à long terme échangent avec les responsables du développement de produits et de services. Voilà une entrave à l'innovation.

• 1735

On trouve au Canada quelques grandes entreprises multinationales, comme Nortel, Pratt & Whitney et Merck Frosst, et ces trois entreprises comptent d'ailleurs pour 44 p. 100 des dépenses canadiennes en R-D. Quelque 21 p. 100 de la totalité des exportations canadiennes sont le fait de cinq grandes entreprises. Si l'on fait abstraction des grandes entreprises multinationales, les investissements privés en R-D sont bien inférieurs au niveau constaté dans les pays qui nous font concurrence.

Il est donc logique de conclure qu'étant donné cette structure industrielle et les lacunes à combler au plan de la recherche stratégique et de l'innovation, le gouvernement a un rôle crucial à jouer dans le développement de grappes industrielles. Je me permets de souligner que nous avons bien réussi, au Canada, à établir certaines grappes industrielles. Par exemple, il en existe une dans le secteur de l'agrobiotechnologie, à Saskatoon; on pourrait penser que c'est l'endroit le moins propice à l'innovation, mais les faits sont là, il y a Saskatoon l'un des meilleurs centres d'agrobiotechnologie d'Amérique du Nord. On peut également citer l'exemple du secteur de la technologie de l'information et des télécommunications établi ici, dans la région de la capitale nationale. Ces grappes industrielles fonctionnent de façon très efficace et se sont épanouies en partie grâce à des programmes publics de recherche et de promotion de l'innovation dans lesquels, naturellement, le CNRC a été très impliqué.

Il existe également au Canada une infrastructure d'innovation très développée et de calibre international. On constate que l'on investit dans la connaissance, par exemple, par l'intermédiaire des conseils subventionnaires et de la nouvelle Fondation canadienne pour l'innovation. De l'autre côté, nous avons investi en aidant l'industrie grâce à des mécanismes comme les crédits d'impôt pour la recherche scientifique et le développement expérimental, Partenariats technologiques Canada ou encore le nouveau programme d'aide à la précommercialisation administré dans le cadre de notre programme d'aide à la recherche industrielle, le PARI.

Toutefois, un fossé sépare toujours les deux parties et vous êtes en droit de vous demander ce que fait le CNRC pour combler cette lacune en matière d'innovation? Le CNRC est le fer de lance de l'infrastructure d'innovation au Canada. Vous pouvez constater, je pense, en regardant les graphiques qui se trouvent à la page 3 du document, que nous sommes impliqués dans toute une gamme d'activités touchant l'innovation. Nous gérons des installations nationales; nous entretenons des relations internationales au profit du Canada en matière de science et de technologie; nous exécutons de la R-D; et plus important encore, nous transposons cette R-D en produits, en encourageant l'innovation qui résulte de l'application de ces idées et de ces concepts.

Grâce à des mécanismes comme le Réseau canadien de technologie, le programme d'aide à la recherche industrielle, l'Institut canadien de l'information scientifique et technique, grâce à nos laboratoires et à notre participation aux initiatives axées sur l'innovation qui sont prises à travers le pays, à l'échelle locale et régionale, le CNRC constitue, selon nous, l'instrument public le plus dynamique et le plus diversifié dont le gouvernement dispose pour investir dans l'innovation.

Naturellement, il est crucial qu'il y ait un dialogue avec les petites entreprises dynamiques et novatrices. Nous avons lancé ce dialogue. Nous travaillons effectivement en étroite collaboration avec de grandes comme de petites entreprises. Nous facilitons les maillages entre les universités et les entreprises et de cette façon, nous contribuons à faire passer les produits du stade de la recherche fondamentale à celui de la commercialisation.

Je crois qu'il est également important de reconnaître que si la R-D et l'innovation s'avèrent utiles dans le secteur de la haute technologie, ce sont également des facteurs qui ont un grand rôle à jouer en termes de valeur ajoutée dans le secteur des ressources de notre économie. En effet, c'est en développant des grappes dans le secteur des ressources naturelles et en encourageant les entreprises à investir dans les nouvelles technologies que l'on parviendra à les rendre plus rentables. Comme vous le savez, le CNRC investit dans un petit nombre de secteurs qui, à notre avis, jouent un rôle très important au plan de la création de richesses au Canada; cela va de l'aérospatiale à la biotechnologie en passant par la construction. Notre ambition est d'être l'un des chefs de file du développement d'une économie du savoir au Canada, grâce à l'innovation et grâce à la science et à la technologie.

• 1740

J'aimerais maintenant vous donner deux exemples pour vous montrer comment la R-D et l'innovation peuvent être les moteurs d'une meilleure productivité et de la création d'emplois, parce que selon moi, ces exemples illustrent le rôle que nous jouons et la fonction que nous remplissons. Dans les deux cas, la R-D est de nature stratégique et il s'agit de commercialiser une nouvelle technologie. Le premier exemple concerne l'amélioration de l'efficacité et de la productivité d'une grande ligne aérienne, et le second illustre comment l'innovation peut fonctionner à l'échelle communautaire.

Les lignes aériennes dépensent chaque année des centaines de millions de dollars pour effectuer des réparations et entretenir les avions et leurs moteurs. Le CNRC, Air Canada et la compagnie General Electric Aircraft Engines ont collaboré pour développer ce que nous appelons un système intégré de diagnostic, le SID. Il s'agit d'un système de renseignements qui permet aux techniciens restés au sol de contrôler un aéronef en vol.

Pour Air Canada, les avantages du SID sont énormes. Si l'on s'en tient uniquement à la flotte de A-320 de cette compagnie, la possibilité d'anticiper les problèmes et leur gravité, de mieux planifier l'utilisation des ressources, d'économiser sur les stocks, de réduire les coûts d'exploitation et d'accroître l'efficacité, sans parler de minimiser les retards et d'améliorer la sécurité, se chiffre à plusieurs millions de dollars. Comme l'a dit Robert Ferland d'Air Canada: «La compagnie est extrêmement enthousiaste de pouvoir avoir recours à un SID. Ce système répond aux exigences technologiques actuelles et futures de notre industrie d'une manière jamais égalée auparavant. Voilà un exemple qui démontre combien il est efficace de collaborer pour innover et pour commercialiser de nouvelles technologies auprès d'entreprises qui peuvent les utiliser.»

Le deuxième exemple est totalement différent. Il s'agit d'une petite entreprise de la région des Maritimes, Acadian Sea Plants, de Dartmouth, en Nouvelle-Écosse, qui a travaillé en étroite collaboration avec notre Institut des biosciences marines. L'entreprise a utilisé les compétences et la biotechnologie qui est propriété exclusive du CNRC pour développer des algues comestibles de grande qualité destinées aux marchés du Japon et de l'Asie du Sud-Est. L'entreprise détient maintenant une part appréciable du marché mondial des algues comestibles et en vend maintenant dans 35 pays. Acadian Sea Plants emploie désormais plus de 50 personnes pour cultiver et récolter les algues, sans compter les employés permanents qui sont plus de 100. Voilà un excellent exemple pour illustrer comment l'innovation à l'échelle communautaire, combinée à une étroite collaboration entre un établissement de R-D et une entreprise locale, axée sur la promotion d'une idée novatrice, a permis d'implanter en Nouvelle-Écosse une industrie de l'aquaculture qui fonctionne efficacement.

J'ai essayé de vous montrer que nous avons la capacité de faire beaucoup plus—car nous avons le personnel et les programmes qu'il faut—mais je m'en voudrais de ne pas mentionner que nous avons besoin de nouvelles ressources financières. Nous avons beaucoup apprécié l'augmentation des fonds qui nous a été consentie, mais elle était modeste et elle ne nous permet pas de lancer des initiatives dont vous pouvez, je pense, apprécier l'importance: un programme national des piles à combustible, un centre d'études environnementales des turbines à gaz, un centre de fabrication en aérospatiale, une installation de fabrication et de prototypage en optoélectronique et un réseau de connaissances scientifiques. Nous sommes convaincus qu'il s'agit là de projets que le Canada devrait lancer à l'aube du prochain millénaire. Il faut décider maintenant où nous devrions effectuer des investissements stratégiques de ce type.

Pour conclure, je citerai une phrase que l'on trouve dans le rapport du vérificateur général: «Faute d'action vigoureuse, la capacité du gouvernement en matière de science et de technologie pourrait être sérieusement compromise.» Il s'agit d'une observation récente.

Je vous remercie de votre attention.

Le président: Merci, monsieur Carty, de votre présentation.

Pour ce qui est d'obtenir de nouvelles ressources financières, il faudra que vous reveniez dans le cadre de nos consultations prébudgétaires.

Nous allons maintenant entendre M. Scott Murray, directeur, Culture, tourisme et Centre de la statistique de l'éducation, Statistique Canada. Bienvenue.

M. Scott Murray (directeur, Culture, tourisme et Centre de la statistique de l'éducation, Statistique Canada): Merci.

Changement de décor. Je vais essayer de vous parler du problème épineux que pose la fuite des cerveaux. Il est lié d'assez loin à la question de la productivité parce qu'on part du principe que l'exode des travailleurs vers les États-Unis, qu'ils occupent un emploi temporaire ou permanent, menace ou restreint notre capacité à soutenir la croissance économique ainsi qu'un rythme rapide d'innovation et d'adaptation technologiques et à parvenir à améliorer la productivité elle-même.

Toutefois, je vais commencer par définir le problème car une des difficultés que soulève le débat public, c'est qu'il confond ce qui, à notre avis, se divise en cinq questions différentes. Nous allons donc essayer de les distinguer et d'explorer ce que les données empiriques nous permettent de déduire à propos de chacune d'entre elles.

La première question est la suivante: en chiffres absolus, perdons-nous, au profit des États-Unis, assez de travailleurs qui occupent des postes clés pour que cela fasse une différence?

• 1745

La deuxième question est une variation sur ce thème. Même si, en chiffres absolus, nous perdons un grand nombre de travailleurs, ce sont les meilleurs et les plus brillants que nous perdons. Vous pouvez donc facilement imaginer que même si cela concerne un très petit nombre de gens, c'est un phénomène qui va avoir un impact économique mesurable.

La troisième pièce du puzzle concerne les diplômés qui quittent le système d'enseignement secondaire et qui entrent dans la population active avec les compétences les plus nouvelles et, nous l'espérons, les meilleures. La question qui se pose alors est celle-ci: perdons-nous un assez grand nombre d'entre eux, une fraction assez importante de ce groupe pour que cela soit un sujet de préoccupation au plan économique?

Le quatrième élément est le suivant: même si nous ne perdons pas une fraction significative de ces diplômés, perdons-nous en réalité les meilleurs et les plus brillants, ceux qui seraient le plus capables de s'adapter et de se montrer novateurs?

Ensuite, il y a certains facteurs résiduels. Il semble, par exemple, que l'on considère que les immigrants que nous sélectionnons avec tant de prudence grâce à notre système de points d'appréciation ne sont pas qualifiés par rapport aux émigrants qu'ils remplacent. Nous allons donc essayer de traiter cette question.

La dernière concerne l'augmentation du nombre de travailleurs temporaires admis aux États-Unis en vertu des dispositions de l'ALENA.

Je vais essayer d'ignorer mon penchant naturel qui me porte à utiliser beaucoup de chiffres et m'en tenir à ce qui, selon moi, sont des faits.

Premièrement, le contexte historique est important. En réalité, nous n'avons jamais vu partir aux États-Unis aussi peu de gens, en moyenne, depuis la fin de la dernière guerre. Cette moyenne a baissé de façon significative depuis cette époque, et le nombre de personnes qui ont déménagé de façon permanente aux États-Unis entre 1990 et 1996 se situe à 21 000. C'est donc peu, par rapport à la population totale, à l'ensemble de la population active. En revanche, le nombre des immigrants qui se sont installés de façon permanente au Canada est approximativement de 230 000. Par conséquent, le rapport immigrants-émigrants, qui est de 10,6, n'a jamais été aussi élevé, et chaque travailleur qui part pour les États-Unis est remplacé par environ 10 immigrants.

Si l'on veut voir ce que cela signifie en termes de travailleurs disponibles dans les professions qui sont le plus, affectées—nous parlons d'infirmières, de médecins, d'informaticiens, d'ingénieurs et de cadres—il est instructif d'examiner un des tableaux qui se trouvent dans le document et où sont notés ces chiffres. Le rapport dont nous parlions va de un sur mille en ce qui concerne les cadres à cinq sur mille en ce qui concerne les infirmières et les médecins. Il faudrait donc attendre très longtemps avant que le stock soit épuisé, si c'était le seul facteur démographique qui affectait le stock de travailleurs.

Pour ce qui est des diplômés, les nouveaux arrivés constituent un groupe un peu plus important, mais pas de beaucoup. On peut donc dire qu'en chiffres absolus, ce n'est pas vraiment cela qui fait la différence.

Pour résumer, de façon globale, y a-t-il au Canada une fuite des cerveaux vers les États-Unis? La réponse est sans aucun doute oui, surtout dans toute une gamme de professions des industries de la santé, ce qui est presque certainement l'aboutissement direct d'un manque de débouchés pour ces travailleurs au Canada. La thèse fondamentale que nous défendons, c'est que cette fuite est plus que compensée par un afflux concomitant d'immigrants venus des quatre coins du monde, ce qui nous amène à nous poser la question de savoir si ces immigrants sont tout aussi qualifiés et si, partant, dans cette échange, nous sommes perdants.

Si l'on examine à nouveau les données, juste pour mettre la question en contexte, d'après nos meilleures estimations, qui sont prudentes, nous perdons chaque année, au profit des États-Unis, 8 500 diplômés. Nous en accueillons 33 000 venus d'autres régions du monde, ce qui laisse, au profit du Canada, un solde annuel net de 24 500 diplômés. On ne peut pas comparer directement ces immigrants et les gens qui partent aux États-Unis, mais si l'on fait une comparaison entre les immigrants et l'ensemble des Canadiens qui sont nés ici, en toute probabilité, il y a parmi les immigrants 1,6 fois plus de gens qui détiennent un baccalauréat et trois fois plus de gens qui ont obtenu une maîtrise, un doctorat ou un diplôme médical. Ils sont donc extrêmement qualifiés.

• 1750

Si l'on utilise les informaticiens comme repère pour l'industrie de la haute technologie, pendant la période allant de 1991 à 1996, on a enregistré dans ce secteur une croissance qui se chiffre à 38 000 emplois. Le secteur a absorbé 11 800 immigrants, qui représentent donc 31 p. 100 de la croissance de l'emploi, un pourcentage bien plus élevé que celui de leur représentation dans le flux d'immigration. S'ils sont moins qualifiés, le marché ne reflète pas cela. Leur rémunération à vie est la même que celle des Canadiens, même un peu meilleure. S'ils gagnent un peu moins pendant les 10 premières années, cela est dû, selon nous, au processus d'intégration.

Donc, au niveau macro-économique, cela ne pose pas un gros problème au plan de la politique gouvernementale.

En ce qui concerne la perte des meilleurs et des plus brillants de nos éléments, nous devons nous montrer beaucoup plus circonspects. Les médias font état de nombreuses données non scientifiques sur l'exode des meilleurs et des plus brillants cerveaux issus de toute une gamme de professions. Des données recueillies aux États-Unis laissent croire qu'il ne s'agit pas là d'un gros problème. Seuls 15 p. 100 d'entre eux gagnent plus de 50 000 $ US, et ce pourcentage ne semble pas augmenter. Ainsi donc, si ce sont les meilleurs de nos scientifiques qui s'exilent, ils ne sont pas payés comme tels.

Nous essayons d'utiliser les données fiscales des déclarations de revenu pour établir quel était le revenu des gens qui vont aux États-Unis, avant leur départ. Cela éclaircira un peu la question de savoir si nous perdons des vedettes. Mais nous n'avons pas encore de données fiables.

Passons maintenant à la cohorte de diplômés. Là encore, les données sont un peu moins convaincantes. Nous devons nous montrer un peu plus circonspects. En chiffres absolus, si l'on se fonde sur une récente cohorte de diplômés d'études postsecondaires, on constate que moins de 2 p. 100 d'entre eux sont partis vivre et travailler aux États-Unis. Parmi eux, 10 p. 100 sont partis poursuivre des études et 40 p. 100 du groupe dans son ensemble—pas seulement ceux qui sont allés poursuivre des études—indiquent qu'ils vont revenir. Il est donc permis de penser que plus tard, s'ils font ce qu'ils ont l'intention de faire, nous allons en récupérer beaucoup. La plupart d'entre eux profitent des dispositions de l'ALENA pour aller aux États-Unis, et si encore une fois, on examine la situation globalement, cette perte est presque totalement compensée par l'afflux d'étudiants étrangers qui viennent poursuivre leurs études au Canada et qui décident de rester.

La réponse à la question suivante, c'est-à-dire, sommes-nous en train de perdre les meilleurs et les plus brillants de nos diplômés d'études postsecondaires, est un peu moins rassurante. Nous avons des données très provisoires, tirées d'une enquête effectuée cette année auprès des diplômés d'études postsecondaires qui vivent et qui travaillent aux États-Unis. On constate que les détenteurs d'une maîtrise ou d'un doctorat sont surreprésentés, et il s'agit donc des étudiants les plus qualifiés. Ce sont aussi des étudiants qui se classent dans le premier quintile, pour ce qui est des résultats, c'est-à-dire des étudiants qui obtiennent des A. La situation est donc quelque peu inquiétante, et nous allons continuer d'effectuer des enquêtes régulières parmi ces diplômés pour voir s'il s'agit d'une tendance du recrutement ou d'un phénomène erratique.

La dernière question que nous devons aborder, je pense, est celle du flux des travailleurs temporaires. J'ai entendu Arthur faire un appel de fonds. En l'occurrence, je pourrais probablement faire la même chose, mais je m'abstiendrai. Les données dont nous disposons sur les travailleurs temporaires ne sont pratiquement d'aucune utilité. Nous nous fondons sur les dossiers administratifs du Service d'immigration et de naturalisation américain, et ces dossiers sont très mal tenus. Ils ne servent pas à grand-chose, parce que ce sont les passages frontaliers et non les individus qui sont comptés et parce que les estimations fluctuent suivant les changements administratifs. Par exemple, chaque fois qu'un joueur de hockey traverse la frontière, il est compté et par conséquent, une bonne partie du flux est attribuable au fait que des équipes de hockey traversent la frontière dans un sens et dans un autre. Par ailleurs, les infirmières qui devaient renouveler leur visa tous les ans, sont maintenant tenues de le faire tous les six mois, si bien qu'on a l'impression que l'afflux des infirmières aux États- Unis a doublé, alors que cela est dû uniquement à un changement de politique administrative.

• 1755

Nous n'avons aucune donnée concernant le passage du statut de travailleur temporaire à celui de travailleur permanent, ni aucune idée de l'impact économique qui peut être attribuable à ces travailleurs. S'ils travaillent pour des entreprises canadiennes ou des filiales d'entreprises canadiennes ou encore s'ils reviennent avec de nouvelles connaissances et plus d'expérience et ainsi de suite, cela ne pose pas un gros problème au plan économique; toutefois, s'ils restent là-bas et s'ils se perfectionnent et si leur revenu et les impôts qui s'y rattachent restent aux États- Unis, alors, cela peut poser un problème.

Je le répète, pour résumer, nous pensons que l'exode des travailleurs temporaires est compensé par un afflux annuel de quelque 24 500 immigrants diplômés universitaires. Au total, on parle d'environ 15 à 20 000 travailleurs permanents et temporaires qui partent pour les États-Unis, dont seulement 8 à 10 000 sont probablement des diplômés universitaires.

Faisons le point: la fuite des cerveaux est-elle une réalité? Oui. Est-ce que cela pose un problème au niveau macro-économique? Nous pensons que non. Perdons-nous les meilleurs et les plus brillants de nos éléments? C'est possible; nous reviendrons dans un an vous donner la réponse à cette question.

Merci.

Le président: Alors, voulez-vous que nous reportions nos audiences?

M. Scott Murray: Allez voter encore une fois.

Le président: Cela ne serait pas très productif.

Merci, monsieur Murray.

Et maintenant, passons au dernier exposé qui sera présenté par M. Jonathan Kesselman, un économiste de l'Université de la Colombie-Britannique.

Bienvenue.

M. Jonathan Kesselman (économiste, Université de la Colombie- Britannique): Merci.

Je vous ai transmis à l'avance un mémoire que j'aimerais brièvement passer en revue devant le comité et qui, je crois, a été mis à la disposition de tous les députés intéressés. Ce mémoire est intitulé: Policies to Stem the Brain Drain—Without Americanizing Canada—à condition, bien entendu, qu'il y ait véritablement une fuite des cerveaux.

Dans mon étude, j'explore les liens entre trois sujets: la fuite des cerveaux, la productivité et la politique gouvernementale. Je vais traiter, d'une part, des motifs de la politique et, ce qui est tout aussi important, de ses objectifs.

La raison pour laquelle nous voulons élaborer des politiques permettant d'améliorer le niveau de productivité ou le taux de croissance de l'économie est claire, étant donné que la productivité est la base même du niveau de vie réel des Canadiens. La raison pour laquelle la fuite des cerveaux, en soi, devrait nous préoccuper est moins évidente. Si des travailleurs compétents choisissent de quitter le Canada pour profiter, aux États-Unis ou ailleurs, de ce qu'ils perçoivent comme de meilleures perspectives d'emploi, pourquoi cela devrait-il nous inquiéter?

Au minimum, l'exode des cerveaux est un signe que notre économie ne génère pas assez d'emplois ou plutôt, pas assez d'emplois bien rémunérés. En soi, c'est un problème important qui doit être réglé, mais cela s'impose, qu'il y ait ou non une fuite des cerveaux. Je dirais que c'est un problème qui devrait être traité dans nos politiques, à cause des avantages économiques, fiscaux et civiques qui disparaissent avec les travailleurs compétents qui quittent le pays.

Par exemple, les travailleurs qui émigrent ont des salaires au-dessus de la moyenne. En conséquence, les trésors publics perdent l'excédent fiscal qui leur est attribuable—c'est-à-dire ce qui reste des impôts qu'ils versent, une fois déduit le coût des services publics qu'ils utilisent. Cela représente un coût pour tous les Canadiens qui restent ici, et il y a d'ailleurs d'autres avantages économiques externes ainsi que des avantages de nature civique qui disparaissent avec ces émigrants.

Même si l'exode des cerveaux pose, pour ces raisons, un problème important, de manière générale, nos politiques gouvernementales ne peuvent, et ne devraient pas, chercher à le résoudre directement. Elles devraient plutôt s'attaquer aux conditions sous-jacentes et viser, par exemple, la croissance de la productivité et le plein emploi, des facteurs qui peuvent être liés à un exode des cerveaux. Le fait que le problème se pose au Canada n'exige pas, en général, que l'on mette en place des politiques qui ne seraient pas conçues, avant toute chose, pour assurer la santé de l'économie canadienne et le bien-être des Canadiens. Tout au plus, si le Canada souffre d'un exode des cerveaux, cela pourrait démontrer, dans une très petite mesure, précisément jusqu'à quel point on a suivi ce genre de politique, un argument que je développerai plus tard.

L'un des réels dangers qui est lié à la question de la fuite des cerveaux, c'est que les idéologues cherchent à la résoudre en proposant des politiques qui seraient des solutions simplistes. En fait, certaines de ces solutions peuvent nous mener dans la mauvaise direction et transformer ce qui semble être à l'heure actuelle une petite fuite inquiétante des cerveaux canadiens en exode massif.

Avant d'aller plus loin, on devrait se demander si le Canada souffre bel et bien déjà d'une fuite importante des cerveaux et, dans le cas contraire, pourquoi pas? Heureusement pour moi, mon collègue, Scott Murray, a déjà abordé ce sujet dans la présentation qu'il vient de faire, et d'une manière beaucoup plus compétente que je pourrais le faire moi-même. Comme il l'a démontré, il ne semble pas que la fuite des cerveaux soit un phénomène important à l'heure actuelle au Canada, même si certains faits troublants indiquent que nous perdons peut-être certains de nos travailleurs les plus compétents et les plus productifs, mais pas en grand nombre.

• 1800

La grande question qui se pose est de savoir pourquoi l'exode des cerveaux du Canada aux États-Unis n'est pas déjà plus important, étant donné les écarts que l'on peut constater entre les deux pays au plan de la rémunération, de l'imposition, etc. La réponse que nous donnons à cette question est cruciale, car elle détermine l'orientation des politiques gouvernementales portant à la fois sur l'exode des cerveaux et la productivité.

On peut fonder un cadre économique qui expliquerait la migration internationale sur ce qu'on appelle le modèle Tiebout, élaboré dans les années 50. Ce modèle a été formulé pour expliquer la relation entre les niveaux d'imposition et de services publics qui existent à l'échelle locale, dans le cadre d'une économie nationale, et la migration des électeurs qui font partie de la population active d'une collectivité à l'autre. Les gens contestent en quittant les collectivités où ils ne trouvent pas la combinaison qu'ils estiment souhaitable entre les impôts et les services, et de leur côté, les collectivités cherchent à offrir des niveaux d'imposition et de services différents pour répondre aux souhaits de leur électorat.

Le modèle Tiebout peut également être appliqué dans un contexte international comme la migration entre le Canada et les États-Unis. Dans ce contexte, le Canada peut avoir un niveau d'imposition plus élevé que les États-Unis tant et aussi longtemps que ces impôts financent les services publics de meilleure qualité qu'apprécient les Canadiens. En conséquence, de nombreux travailleurs peuvent fort bien choisir librement de rester dans un pays qui consacre une plus large part de sa production nationale à la consommation publique, par opposition à la consommation privée.

De fait, le Canada pourrait être jugé par ses résidents plus attractif que les États-Unis à cause de tout un éventail de caractéristiques sociales, civiques et culturelles supérieures. On pourrait citer, par exemple, une criminalité moins élevée, une meilleure sécurité individuelle, la tolérance raciale d'une société civilisée, une certaine protection contre les risques du marché, le caractère universel de l'assurance-maladie, le fait que le centre- ville des métropoles reste plus habitable, une moins grande misère, et ainsi de suite.

Nombre de ces caractéristiques du Canada sont le résultat d'activités et de programmes dont le secteur public est responsable et qui doivent être financés par des impôts plus élevés. Si les travailleurs qualifiés étaient uniquement motivés par le salaire net d'impôt qu'ils touchent, nos politiques pourraient chercher à contenir l'exode des cerveaux tout simplement en suivant l'exemple des États-Unis où les impôts sont moins élevés; mais étant donné que cela impliquerait une réduction des services publics offerts au Canada et une détérioration des conditions de la vie sociale et urbaine, cela pourrait s'avérer une stratégie perdante. Si l'on envisageait de faire du Canada la réplique exacte des États-Unis, pourquoi est-ce que les travailleurs qualifiés canadiens qui sont mobiles ne partiraient-ils pas pour bénéficier immédiatement des avantages financiers privés dont ils pourraient profiter? Étant donné qu'une telle politique minerait des éléments clés de la société canadienne, on peut voir le piège que peuvent cacher des politiques gouvernementales ciblées exclusivement sur l'exode des cerveaux.

En réalité, la plupart des travailleurs, même les Canadiens, accordent énormément d'importance à leur salaire net réel, ainsi qu'aux services publics et aux conditions de vie dont ils bénéficient. En conséquence, si la productivité canadienne et la croissance réelle des salaires, notamment pour les travailleurs les plus qualifiés, continuent à accuser un retard par rapport aux États-Unis, la fuite des cerveaux va devenir un phénomène de plus en plus courant, quelle que soit la supériorité du Canada à d'autres égards.

En outre, il est facile de voir que pour des gens qui pensent à émigrer, la pertinence de tels facteurs non économiques peut être exagérée. La plupart de nos émigrés occupent aux États-Unis des emplois qui leur assurent une couverture médicale leur donnant plus facilement droit à des services peut-être meilleurs que ceux que l'on trouve au Canada, même si, ici, l'assurance-maladie est universelle. La plupart de ces émigrés emménagent dans des banlieues ou dans des collectivités surveillées où ils sont protégés des taux de criminalité élevés enregistrés dans les centres urbains américains.

Si la politique canadienne a pour but de contrer la croissance future de l'exode des cerveaux et, ce qui est encore plus essentiel, de promouvoir le bien-être de la grande majorité des Canadiens qui restent ici, alors, il faut que la productivité, la croissance des salaires et le plein emploi soient les premières priorités de la politique gouvernementale. Mais la poursuite de ces objectifs critiques et le choix de politiques appropriées doivent toujours être mesurés en fonction des coûts que cela peut représenter sur le plan social et civique.

• 1805

J'aimerais citer plusieurs exemples concrets de politiques qui favoriseraient l'accroissement de la productivité et le rehaussement du niveau de vie et, de façon secondaire—et seulement de façon secondaire—, retarderaient l'exode des cerveaux. Il y a d'autres exemples dans le document que j'ai déposé.

Un des domaines dans lequel les politiques canadiennes, aux niveaux fédéral et provincial, se sont révélées insuffisantes depuis des décennies est celui de l'assistance à laquelle pouvaient prétendre les entreprises en difficulté, ainsi que les industries et les régions qui dépérissaient. Prendre de telles dispositions, que ce soit par le biais de programmes spécifiques ou de mesures moins évidentes, comme un bon nombre de celles qui ont été intégrées au programme d'assurance-emploi, a été une préoccupation de pratiquement tous les gouvernements, quel que soit le parti qu'ils représentaient.

Même si l'on sait que les pressions de la politique sont à l'origine de l'aide qui a été ainsi consentie, non seulement ces politiques ont-elles eu pour résultat de concentrer les véritables ressources dans des secteurs de l'économie où la productivité était faible, mais les impôts et la dette publique utilisés pour financer ces programmes ont freiné la croissance d'entreprises et de secteurs plus productifs. Ces politiques témoignent de la tension qui existe entre les valeurs canadiennes, qui incitent à la compassion à l'égard des travailleurs qui subissent les effets néfastes de la conjoncture, et la nécessité de faciliter leur adaptation à un contexte économique en pleine évolution.

J'aimerais citer en exemple une ou deux politiques qui entrent dans mon domaine de compétence, la fiscalité. Cela me permettra également de planter le décor de l'exposé sur les politiques fiscales et la productivité que je dois présenter à la table ronde qui doit avoir lieu demain.

Les niveaux d'imposition pourraient avoir un effet sur la fuite des cerveaux aussi bien à court terme, en réduisant les salaires nets au Canada, qu'à long terme, en ralentissant le rythme de la croissance de la productivité et par conséquent, les salaires et les traitements avant impôt. Pourtant, contrairement à ce que l'on croit communément, une analyse statistique minutieuse de données recueillies à travers le pays ne fait pas la preuve que la taille du gouvernement ou les niveaux d'imposition globaux ont un effet systématique sur le taux de croissance de l'économie. En fait, la croissance de la productivité a été, à long terme, dans de nombreux pays d'Europe où les impôts sont lourds, meilleure qu'aux États-Unis où le fardeau fiscal est faible.

On peut expliquer ce résultat par le fait que les pays européens concernés ont un système fiscal qui dépend plus lourdement des charges sociales et des taxes de consommation et beaucoup moins des impôts sur le revenu, notamment le revenu du capital, qu'aux États-Unis ou au Canada. Plusieurs études économiques théoriques ont conclu que les taxes de consommation ou l'imposition des revenus du travail sont beaucoup plus favorables à la croissance de la productivité et au relèvement des niveaux de vie réels que des taxes sur le revenu global ou sur le revenu du capital. Demain, je décrirai comment cette approche peut être appliquée au Canada dans le cadre d'une réforme de l'imposition du revenu des particuliers qui ferait partie d'une stratégie axée sur la productivité.

Étant donné qu'il me reste peut de temps, je vais juste évoquer brièvement l'autre exemple de politique fiscale que je pourrais, je présume, développer au cours de la séance qui aura lieu demain. Cet exemple porte sur les taux de l'impôt sur le revenu des particuliers. À cet égard, il s'avère de plus en plus que les taux marginaux d'imposition supérieurs posent un problème, car cela affecte l'efficience économique, ainsi que de nombreux aspects de la productivité. Mais il s'agit d'un problème qu'il faudrait régler de toute façon, qu'il y ait ou non un exode des cerveaux.

L'élimination de la surtaxe générale sur les revenus élevés, dans le budget fédéral le plus récent, est un pas dans cette direction, même s'il s'agit d'une mesure dont la portée est modeste. Au mieux, la fuite des cerveaux pourrait nous pousser à réduire nos taux d'imposition seulement un peu plus que nous le ferions s'il en était autrement.

Je pense que ces exemples illustrent l'argument plus général que j'ai présenté. L'exode des cerveaux, si ce phénomène existe, ne peut avoir que peu de répercussions nouvelles et non équivoques sur la politique gouvernementale. Presque toutes les politiques qui pourraient freiner la fuite des cerveaux sont tout aussi souhaitables que ce phénomène existe ou non. Ces politiques répondraient à un réel besoin au Canada, celui de stimuler la productivité et la hausse du niveau de vie réel de tous les résidents, pas seulement des émigrés éventuels, tout en respectant le tissu culturel, social et civique qui différencie le Canada des États-Unis. Ces caractéristiques distinctives représentent également les aspects essentiels, même s'ils sont sous-évalués, de l'avantage concurrentiel que possède le Canada pour freiner un exode des cerveaux.

Merci.

• 1810

Le président: Merci.

Nous allons maintenant passer à une période de questions. Je demande aux députés d'être très brefs et de poser des questions précises; commençons par M. Epp.

M. Ken Epp: Merci.

J'ai beaucoup apprécié vos exposés et je vous remercie de nous avoir attendus patiemment pendant que nous allions voter.

J'ai trouvé les exposés très intéressants et fort instructifs, je l'admets. J'ai quelques questions à poser, mais je dois revenir très loin en arrière car elles s'adressent à M. Picot. C'est presque comme s'il avait fait son exposé un autre jour.

Vous avez dit, au début de votre présentation, qu'une croissance économique faible aboutit à une faible progression de l'emploi. Faites-vous également un lien avec ce qui est indiqué à la page suivante, où vous dites que cela aboutit à une faible croissance de la productivité?

M. Garnett Picot: Je vais, dans un sens, éluder cette question. Je ne me suis pas vraiment concentré sur la croissance de la productivité quand j'ai effectué mes recherches; et je ne suis pas sûr, à dire vrai, être la personne la mieux placée pour répondre à cette question. Je peux penser à des explications plausibles mais, en toute franchise, je ne tiens pas véritablement à répondre à cette question.

M. Ken Epp: Bon.

Nous sommes ici, essentiellement, pour essayer de déterminer ce que nous pouvons faire, nous qui représentons le gouvernement—et j'utilise ici le mot «nous» de façon très générale—pour améliorer la productivité. Nous admettons, je pense, que la productivité est un moyen de parvenir à un niveau de vie plus élevé et d'assurer aux habitants de notre pays de bonnes conditions de vie. Vous avez parlé assez longuement du travail et de l'emploi, etc. Je suis sûr que vous assimilez la possibilité de trouver un emploi et d'occuper un poste bien rémunéré à un certain niveau de vie qui, naturellement, est le résultat de notre productivité totale au plan national. Vous avez toutefois indiqué que la lenteur de la croissance, l'absence d'innovation et le manque d'une motivation appropriée sur le marché du travail empêchaient que les choses se passent ainsi. Que devrions-nous faire, nous qui participons au gouvernement, pour que cette situation s'améliore—et d'ailleurs, y a-t-il quelque chose que nous puissions faire?

M. Garnett Picot: Si la réponse à cette question était claire, nous n'aurions pas vécu les années 90 que nous avons traversées, je pense.

Absence d'innovation et manque de motivation—je ne suis pas sûr d'avoir employé ces mots. J'aimerais revenir aux observations de Lars Osberg sur le rôle de l'emploi dans le PIB par habitant, ou encore la création de richesses.

Un des problèmes qu'ont posé les années 90, c'est que même si nous avions des niveaux de productivité, qui d'après les chiffres de Statistique Canada, étaient comparables à ceux des années 80, la différence, en termes de création de richesses, venait du fait qu'on ne créait pas autant d'emplois. Donc, pour ceux qui avaient un emploi, on créait autant de richesses par travailleur, mais étant donné qu'au total le pourcentage de la population active était moins élevé, on ne créait pas de la richesse au même rythme. Par conséquent, même si la croissance de la productivité était la même dans les années 90 que dans les années 80, le fait que la croissance de l'emploi était faible signifiait que la création de richesses s'était en réalité ralentie de façon significative. Donc, du point de vue de la création de richesses, il est clair que la création d'emplois est un facteur important.

Que pouvons-nous faire? Vous savez, Statistique Canada ne se concentre pas véritablement sur les questions de politique. Je ne suis pas du tout certain d'être le mieux placé pour répondre à cette question.

M. Ken Epp: Bon. On va vous laisser tranquille cette fois-ci.

M. Garnett Picot: Je suis sûr que certains de mes collègues seraient ravis de s'attaquer à cette question.

M. Ken Epp: Oui. Peut-être que d'autres aimeraient intervenir.

M. Lars Osberg: Étant donné que je ne travaille pas pour Statistique Canada, je suis libre de faire des commentaires sur les questions de politique.

Je pense qu'en ce qui concerne le niveau de vie, l'élément clé, ce n'est pas simplement, comme on vient de le dire, la production par travailleur, mais le nombre de travailleurs qui ont effectivement un emploi. En ce sens, rien ne peut remplacer, à court terme, à l'horizon de deux ou quatre ans, une demande globale de biens et de services d'un niveau suffisant, parce que la demande de main-d'oeuvre est dérivée de la demande de biens et de services et, en l'absence d'une telle demande, vous n'allez tout simplement pas pouvoir créer des emplois mais générer de la richesse.

• 1815

Un élément clé de l'histoire économique des années 90 a été le fait que nous avons réussi à maintenir un taux d'inflation très bas aux dépens d'autres objectifs. Donc, une politique de taux d'intérêt élevés, adoptée au début des années 90 et maintenue par la suite, a entravé de façon significative la croissance de la demande globale au Canada, tant et si bien que dans les années 90, nous n'avons pas atteint notre capacité de production.

Je dirais qu'il y a des effets de second ordre: si nous traversons une longue période de croissance très lente, le rythme des investissements de capitaux n'est pas le même, la main-d'oeuvre n'a pas la même efficacité, les compétences inutilisées se déprécient, etc. Tout cela affecte la croissance future de la production, et la productivité future par travailleur. Mais la conséquence fondamentale à court terme, c'est le taux de croissance extrêmement faible de l'emploi rémunéré.

M. Ken Epp: Maintenant que j'ai votre attention, monsieur Osberg, j'aimerais précisément vous poser des questions sur ce point. Vous avez dit très clairement que notre activité économique est cyclique, et qu'il est fort possible qu'il faille attendre peut-être une vingtaine d'années avant que les effets des changements que nous apportons maintenant se fassent sentir; même s'ils peuvent avoir certaines répercussions à court terme. Ai-je bien compris?

M. Lars Osberg: J'ai essayé de faire valoir quelque chose d'un peu différent. Ce que j'essayais d'expliquer, c'est que certains facteurs ont beaucoup d'importance dans un délai de quatre à cinq ans, alors que d'autres n'auront des retombées que dans 15 à 20 ans. Pour moi, les premiers facteurs, ceux qui auront de l'importance dans un délai de deux à quatre ou cinq ans, c'est-à- dire à court ou à moyen terme, sont des influences cycliques.

C'est l'expression que nous utilisons maintenant, dans les années 90. Mais dans les années 70, lorsque j'étais étudiant, on disait que ces questions concernaient la gestion de la demande globale. Ce sont des facteurs qui peuvent avoir des conséquences majeures dans un délai de deux à quatre ou cinq ans. Naturellement, ce n'est qu'après une succession de délais de deux ans que l'on peut parvenir à un terme de 20 ans. Donc, si ce sur quoi vous vous concentrez, c'est le maintien de la stabilité des prix—le premier objectif de la politique, avant tout autre, étant une inflation nulle—et si, chaque année, année après année, vous freinez la demande globale, vous ne réaliserez jamais le potentiel à long terme de l'économie canadienne. On atteint le long terme uniquement par une succession de courts termes. C'est le court terme qui m'intéressait lorsque j'ai parlé de l'impact des politiques relatives à la gestion de la demande globale.

M. Ken Epp: J'ai juste une autre question à cet égard, et elle concerne l'éducation. Je pense que c'est M. Murray qui en a également parlé—qui a dit que les travailleurs qui viennent dans notre pays remplacent plus adéquatement, selon lui, les travailleurs qualifiés qui quittent le Canada. Je me demande simplement si vous avez des données objectives ou des faits à nous citer concernant notre système d'éducation. Serait-ce que nous y gagnons en laissant partir vers les États-Unis des jeunes qui sont instruits et en accueillant tous ces immigrants qui semblent être plus compétents et plus instruits, en moyenne—au moins dans le cas de ceux qui obtiennent les emplois?

M. Lars Osberg: Cela soulève deux questions qui, selon moi, sont distinctes.

Il est certain que les Canadiens qui partent sont des gens en qui la société canadienne a beaucoup investi. Les gens qui viennent ici représentent, dans un certain sens, un cadeau net que fait le reste du monde à la société canadienne, car non seulement nous apportent-ils leurs talents, ils apportent également l'instruction qu'ils ont acquise ailleurs. En ce sens, nous y perdons lorsque des Canadiens s'en vont à l'étranger. Nous y perdons l'investissement qu'ils représentent. Il serait à espérer que nous puissions à la fois empêcher les gens de partir et attirer des gens de l'extérieur.

M. Ken Epp: Plusieurs d'entre vous, je pense, ont parlé d'infrastructure. Sans aucun doute, l'infrastructure a un rôle relativement important à jouer dans notre productivité globale. Nous avons—je crois que c'est le mot que vous avez utilisé—un certain capital: il y a le capital humain; il y a le capital social; il y a le capital matériel qui, je pense, est constitué à la fois de nos ressources naturelles et des machines que nous pouvons utiliser ou fabriquer. Je ne sais pas qui d'entre vous est le mieux placé pour répondre à cette question, mais d'après moi, il me semble que nous avons laissé l'infrastructure dans notre pays tomber en ruines et que c'est l'une des raisons pour lesquelles notre productivité a décliné. Est-ce également votre point de vue ou suis-je sur la mauvaise piste?

• 1820

M. Lars Osberg: Il y a justement des données qui montrent l'importance de l'investissement consenti par le secteur public dans l'infrastructure. C'est un sujet que l'on a étudié davantage aux États-Unis qu'au Canada. Évidemment, il y a déjà quelque temps que l'on s'inquiète aux États-Unis du ralentissement de la productivité. Dans un récent article publié dans l'American Economic Review, il est noté qu'une des principales raisons du ralentissement de la productivité aux États-Unis, par comparaison à d'autres pays, c'est leurs épouvantables antécédents en matière de réinvestissement dans l'infrastructure du secteur public. Je pense par conséquent que vous avez tout à fait raison, oui.

Le président: Monsieur Carty.

M. Arthur Carty: Puis-je mentionner un autre aspect de la question? Je suis convaincu qu'une des très importantes considérations qui entrent en jeu lorsque l'on parle des gens les plus compétents qui quittent le Canada pour aller aux États-Unis, c'est l'érosion de notre infrastructure de recherche. Si nous ne possédons pas d'installations ou de laboratoires dotés de l'équipement le plus moderne pour retenir nos élites, ces gens-là partiront poursuivre leur carrière de chercheur ailleurs. C'est une considération importante.

Le président: Une dernière question, monsieur Epp.

M. Ken Epp: Alors, cette dernière question est pour M. Carty.

Je me suis beaucoup interrogé sur le rôle de la R-D et, sans aucun doute, l'innovation est l'une des clés de l'amélioration de la production. Je pense à plusieurs domaines, mais il en est un qui me vient tout de suite à l'esprit, parce que j'ai passé mon enfance dans une ferme. Mon père et ses deux fils cultivaient 1 600 acres, et je crois me souvenir que le rendement moyen était d'environ 20 boisseaux l'acre. Aujourd'hui, mon frère et ses deux fils exploitent près de 8 000 acres, et ils obtiennent 40 boisseaux l'acre. Il est donc évident que la productivité par personne a augmenté de façon spectaculaire. Cela est dû en grande partie à la recherche; cela est dû à l'innovation et à l'utilisation de machines plus grosses et plus perfectionnées, etc.

Qui devrait financer la recherche? Je sais que dans votre organisme, on attend beaucoup du gouvernement pour financer la R-D, et pour le financement direct. Est-ce la meilleure manière de procéder, ou parviendrions-nous à une meilleure productivité si nous faisions bénéficier les sociétés privées, les entreprises et les fabricants d'un meilleur régime fiscal et de toute autre mesure que le gouvernement fédéral pourrait prendre pour promouvoir leurs activités de recherche?

M. Arthur Carty: Je vous répondrai qu'il y a tout un éventail de recherches, depuis les recherches fondamentales qui sont essentiellement du domaine des universités et, dans une certaine mesure, du CNRC, jusqu'au volet développement qui est essentiellement du domaine du secteur privé et de l'industrie. Le problème, au Canada, c'est qu'il y a un écart énorme entre les deux.

Il est parfaitement logique de partir du principe—et à mon avis, cela est vrai dans la plupart des pays—que la recherche fondamentale doit être surtout financée par le secteur public, parce que dans le secteur privé, on fonctionne à relativement court terme, et l'on n'est pas prêt à investir dans la R-D à long terme. Ce genre de recherche doit donc préférablement être effectuée par les universités et, dans une moindre mesure, par les laboratoires du gouvernement. D'un autre côté, les activités de développement ne conviennent pas du tout aux universités.

Entre les deux, dans le cadre de la structure très particulière qui existe au Canada, on trouve des grandes entreprises—mais il y en a très peu—qui investissent dans la recherche stratégique à moyen et à long terme. La faille, si vous voulez, au niveau du marché, c'est que la structure industrielle qui existe au Canada fait ressortir un besoin énorme d'investissements à mi-chemin entre les deux pour faire le pont entre la recherche fondamentale et le développement. Il n'y a vraiment pas d'autres façons d'exprimer cela.

M. Ken Epp: Merci. Je vous remercie de vos observations.

Avant de laisser la parole à mes collègues, je voudrais m'excuser de ne pas pouvoir rester écouter vos autres commentaires parce qu'il me faut aller assister à une autre réunion qui commence dans cinq minutes; je suis donc obligé de partir.

Le président: Merci, monsieur Epp.

Monsieur Kesselman.

M. Jonathan Kesselman: Merci. J'ai juste quelques observations à faire à propos de la dernière question qui a été posée.

• 1825

La R-D effectuée par les entreprises bénéficie actuellement au Canada d'un régime fiscal extrêmement généreux par rapport aux normes internationales. Malgré cela, l'ampleur des activités de R-D menées dans le secteur privé est très limitée; en pourcentage du PIB, elles représentent environ la moitié des activités similaires aux États-Unis. Par conséquent, je ne vois pas très bien comment on pourrait trouver une solution par le biais du régime fiscal. C'est quelque peu mystérieux. Il se pourrait que cela soit dû à une certaine philosophie de la gestion. Il se pourrait que cela soit lié, en partie, à une économie où il existe beaucoup de filiales—au fait qu'un grand nombre de nos industries sont des filiales. Il se pourrait que cela soit lié, en partie, au rôle relativement important des industries qui exploitent les ressources primaires. On ne peut pas ignorer les facteurs psychologiques et culturels, qu'il est très difficile de modifier—même si nos écoles d'administration peuvent avoir une influence sur ce plan là à la longue.

Le président: Merci.

Monsieur Herron.

M. John Herron (Fundy—Royal, PC): Merci, monsieur le président.

Pourriez-vous développer une observation que vous avez faite, monsieur Carty. J'ai trouvé très intéressant que vous disiez que trois sociétés, Merck Frosst, Nortel et Pratt & Whitney effectuaient 44 p. 100 de la R-D menée dans le secteur privé dans notre pays. Est-ce bien le pourcentage que vous avez cité?

M. Arthur Carty: Oui. Je pense qu'il est important de souligner que Nortel investit 3,1 milliards de dollars canadiens dans la R-D et que l'entreprise qui arrive en deuxième place investit 400 millions. Il y a une différence énorme entre ces deux entreprises, ainsi que par rapport à tout le reste du secteur industriel, en ce qui a trait aux investissements dans la R-D.

M. John Herron: Si l'on considère le régime fiscal global qui a cours dans notre pays, du point de vue de l'impôt sur le revenu, des sociétés comme Nortel ont récemment indiqué que si elles ne sont pas capables de conserver leur personnel, elles pourraient être obligées d'envisager aller s'installer ailleurs. Cela ferait un trou dans les grappes que vous avez mentionnées au niveau de la R-D effectuée dans certaines industries par exemple, comme vous l'avez souligné, en Saskatchewan et ici, à Ottawa.

Avez-vous des commentaires sur le régime fiscal et la fidélisation des travailleurs afin que les entreprises qui investissent dans la R-D restent ici?

M. Arthur Carty: Comme l'a déclaré devant le comité un de mes collègues, le système d'imputation de l'impôt qui est offert aux entreprises au Canada est l'un des meilleurs du monde. Je ne pense donc pas que l'on puisse le critiquer. On pourrait y apporter des modifications mineures.

M. John Herron: Je parlais de l'impôt individuel sur le revenu.

M. Arthur Carty: L'impôt individuel sur le revenu est certainement un facteur quand on pense aux forces du marché qui s'exercent dans le secteur de la technologie de l'information et des télécommunications. Il est clair, par exemple, que certaines forces du marché vont attirer vers les États-Unis les gens très compétents qui travaillent ici, à Ottawa. Quoi qu'il en soit, il y a encore des entreprises qui s'installent dans la région de la capitale nationale à cause des ressources intellectuelles qu'elles y trouvent. Le fait que nous ayons une main-d'oeuvre extrêmement qualifiée et qu'il existe un réseau d'entreprises—la communauté de la haute technologie, si vous voulez—constituent en réalité des éléments attractifs. Il y a donc des entreprises qui s'installent ici. Nortel elle-même a décidé d'investir très lourdement à Ottawa ces deux dernières années. Je pense donc que pour l'instant il n'y a pas à s'inquiéter.

M. John Herron: J'ai trouvé très frustrantes les observations qui ont été faites dans le cadre de la discussion sur l'exode des cerveaux et les gains réalisés en la matière. M. Osberg a présenté un argument que je serais prêt à avaliser. Le fait est que nous avons effectué un investissement très important dans l'avenir de ces quelque 8 500 personnes qui émigrent aux États-Unis. La plupart d'entre eux sont des gens très instruits qui appartiennent à la catégorie de nos meilleurs et plus brillants éléments. Nous devrions être très reconnaissants de pouvoir compter sur les 33 000 immigrants instruits et détenteurs d'un diplôme universitaire qui, à l'heure actuelle, apportent une contribution de grande valeur à notre économie et à notre base économique. C'est en quelque sorte un compromis. J'aimerais mieux que les autres 25 p. 100 de diplômés contribuent aussi très vigoureusement à notre économie.

Plutôt que d'examiner combien d'habitants nous perdons par rapport au nombre de ceux que nous conservons, j'aimerais mieux que l'on s'occupe du problème que posent les pertes que nous subissons. Un point c'est tout. S'ils n'étaient pas partis, ces gens-là contribueraient de façon très productive à l'économie.

• 1830

Mme Shirley Seward: Il va falloir que je change de casquette pour répondre à cette question par dans le passé, j'ai travaillé dans le secteur du développement international et de l'immigration.

Quand nous parlons de l'exode des cerveaux, nous devrions inscrire ce débat dans une perspective à beaucoup plus long terme; et ne pas ignorer que le Canada, depuis de nombreuses décennies, a été le bénéficiaire de la fuite de cerveaux venus principalement de pays en voie de développement mais également de pays européens. Dans les années 40, 50 et 60, le moteur de notre économie a été essentiellement la main-d'oeuvre qualifiée que nous avons fait venir de l'étranger parce qu'il n'y en avait pas ici. Donc, lorsque l'on parle aujourd'hui d'un exode des cerveaux, ce qui me frappe, c'est que nous devrions être un peu plus humbles car c'est la première fois que cette question nous préoccupe après 50 ans passés à aller chercher les gens les plus talentueux à travers le monde afin de combler nos besoins. Très souvent, nous avons agi de la sorte au lieu d'investir dans notre propre infrastructure de formation, ici, au Canada, parce que nous savions que nous pouvions faire venir des gens qui pourraient occuper ces emplois.

J'espère, par conséquent, que nous allons inscrire le débat sur l'exode des cerveaux dans la perspective à plus long terme des antécédents du Canada en la matière.

M. Lars Osberg: Même si je pense que nous serions sans aucun doute dans une meilleure position si nous pouvions persuader ces gens-là de rester au Canada, les raisons qui les poussent à partir doivent être aussi clairement établies. L'idée selon laquelle cela est dû à une différence de la fiscalité qui ne représente que quelques points d'imposition ne peut tout simplement pas être soutenue.

À mon avis, ce qui est beaucoup plus important en ce qui concerne l'émigration de nos récents diplômés et de nos très jeunes gens, c'est tout simplement le manque d'emplois au Canada, la très faible offre que nous avons connue au Canada au cours des années 90, par comparaison avec le taux de chômage très peu élevé enregistré aux États-Unis. C'est donc la question de la disponibilité des emplois et celle de la demande globale que nous devons prendre en considération si l'on veut expliquer pourquoi un petit nombre—j'insiste bien là-dessus—de récents diplômés universitaires émigrent aux États-Unis.

Le président: Monsieur Murray.

M. Scott Murray: J'aimerais souligner à mon tour que les résultats des enquêtes montrent qu'un assez grand nombre des jeunes qui quittent le Canada, même s'ils ne sont pas si nombreux que cela, sont attirés par les débouchés qui se présentent à eux, et non par le revenu que cela leur assure. Ils travaillent dans des entreprises d'avant-garde où ils occupent des postes qui ont une envergure et un intérêt qu'ils ne trouveraient pas au Canada. Donc, selon moi, la question qui se pose est de déterminer pourquoi la demande globale, au Canada, ne crée pas ce genre d'emplois.

Nous n'en avons pas parlé dans notre exposé, mais ce sont des arguments que j'ai entendu avancer lors de nombreuses discussions que j'ai eues avec des gens qui m'en veulent parce que je ne veux pas admettre qu'il y a un exode des cerveaux. Le milieu universitaire et le secteur de la santé sont des marchés très réglementés, et les gestionnaires de ces industries—si l'on considère qu'il s'agit d'industries—ont les mains liées lorsqu'il s'agit d'offrir des incitatifs qui encourageraient les meilleurs et les plus brillants à rester. Ils ne peuvent pas augmenter leur salaire, ni leur offrir de bons laboratoires. On en entend beaucoup parler. Nous n'avons pas de résultats d'enquêtes qui pourraient appuyer cette hypothèse, mais j'en entends assez parler pour être convaincu que c'est vrai.

Le président: La main-d'oeuvre est plus mobile à l'échelle internationale. Cela est vrai à travers le monde. Si les gens ont la possibilité de travailler dans un centre de R-D de plus haut niveau, n'est-il pas naturel qu'ils cherchent à y aller?

M. Scott Murray: Je ne peux pas concevoir quel genre d'incitatifs vous pourriez offrir pour empêcher cela.

Mme Shirley Seward: En vérité, nous avons été les bénéficiaires de ce phénomène pendant des décennies et nous le sommes toujours car nous avons beaucoup plus à offrir que la plupart des pays—en termes de croissance, de perspectives d'emploi et d'infrastructures. C'est du géant dont nous sommes le voisin que nous parlons et je pense que, quoi que nous fassions, ce géant offrira toujours des opportunités qu'il n'est pas possible de trouver dans une économie de la taille de la nôtre.

Alors, cessons de nous tourmenter à ce propos. Acceptons la réalité; le fait qu'il y a des flux de migration à l'échelle internationale et reconnaissons qu'en fait, nous en avons été un des grands bénéficiaires. Plus que la plupart des autres pays.

Le président: Monsieur Herron, avez-vous une dernière question à poser?

M. John Herron: J'allais dire que j'avais encore deux observations à faire, mais je vais essayer de les regrouper en une seule.

Certaines des personnes qui s'en vont ne quittent pas nécessairement le Canada, comme l'a mentionné M. Osberg, parce qu'il n'y a pas d'emplois disponibles. Certains de ceux qui partent, par exemple les diplômés du Département de TI de l'Université de Waterloo, s'en vont plutôt à cause des débouchés qui constituent l'autre volet du problème.

• 1835

Dans son exposé, M. Murray a souligné qu'au cours des années 60 et 70, nous avons investi lourdement dans l'éducation postsecondaire. Je me souviens d'avoir étudié cela sous la rubrique histoire ancienne avant d'être élu au Parlement; et nous allons bientôt avoir à faire face à un mouvement démographique important. Je veux savoir quel genre de statistiques on a examiné. Nous avons besoin de ces 8 500 personnes ici, tout autant que des meilleurs et des plus brillants de nos éléments.

Si nous continuons à les perdre, au moment même où les baby- boomers vont commencer à passer à la caisse en prenant leur retraite, aurons-nous les gens instruits et compétents, les gens les plus productifs pour occuper les postes clés et faire fructifier notre économie? Je crains fort que si nous perdons la plupart de nos meilleurs et de nos plus brillants éléments, cela aura des répercussions négatives sur notre économie qui se feront sentir pendant longtemps. Voilà la perspective à long terme dont je me préoccuperais.

Pendant la campagne électorale, j'ai rencontré dans ma circonscription une jeune femme de 22 ou 23 ans qui venait d'obtenir un diplôme d'ingénierie. Je lui ai demandé ce qu'elle avait l'intention de faire. Elle était ingénieure chimiste. Elle m'a répondu qu'elle allait partir aux États-Unis. Quand je lui ai demandé pourquoi, elle m'a répondu: «Eh bien, papa et maman m'ont toujours dit que je devrais rester ici, au Canada, à cause de la qualité de la vie. Or, si je vais aux États-Unis, j'aurais plus de débouchés. Je paierai moins d'impôts. Je n'aurai pas à payer la facture que m'ont laissé papa et maman après avoir dépensé sans compter ces 30 dernières années et avoir ainsi contribué à la dette nationale. Aux États-Unis, je pourrai vivre dans l'une de ces collectivités protégées et la qualité de la vie, je pourrai l'acheter.» Ce sont des commentaires très cyniques, mais c'est exactement ce que cette jeune femme m'a dit. J'ai été complètement renversé de l'entendre parler ainsi.

Je continue à dire que le régime fiscal et le manque de débouchés dans certains secteurs sont les principales raisons pour lesquelles ces gens-là fuient notre pays.

Merci, monsieur le président.

Le président: Y a-t-il d'autres questions? Allez-y.

M. Nick Discepola: Merci, monsieur le président. Je sais que le temps presse et, par conséquent, je vais adresser directement ma question à Mme McMullen.

Vous avez évoqué quelque chose qui m'intrigue. Je viens du secteur de la haute technologie, du secteur de l'informatique où nous avions l'habitude d'aller travailler en costume, etc., comme les gens d'affaires. Au cours des années 70 et 80, le milieu s'est quelque peu libéré et l'on a autorisé les informaticiens à se laisser pousser la barbe, même s'ils restaient présentables. De mon point de vue, si on les enferme dans une pièce et si, de temps en temps, on ouvre la porte et on secoue un peu leurs chaînes, ils vont se montrer très productifs.

Vous avez dit qu'il n'y a pas beaucoup d'entreprises qui gèrent leurs ressources humaines de façon stratégique. Je pense que vous avez raison. Je crois que dans le cas de Bill Gates, une partie de sa réussite vient du fait qu'il a autorisé ses informaticiens à fonctionner plus librement. Il leur a ouvert de nombreuses perspectives. Il a incité ses employés à participer aux bénéfices de l'entreprise, etc. Dans d'autres entreprises, l'attitude que l'on adopte est plutôt du genre: «Je suis le patron, donc vous faites ce que je vous dis de faire. Si vous n'aimez pas cela, allez chercher du travail ailleurs.»

Je me demande donc qu'est-ce qui vient en premier, l'oeuf ou la poule? Pensez-vous que Bill Gates a agi ainsi parce qu'il savait que cela lui permettrait d'augmenter sa productivité au maximum, ou bien pensez-vous qu'il a permis à ses employés de fonctionner de cette façon parce que c'était la chose intelligente à faire? Pourquoi d'autres entreprises n'emboîtent-elles pas le pas, par exemple?

Mme Kathryn McMullen: Si je savais comment Bill Gates a fait... J'ai un fils dont le modèle est Bill Gates, donc si je peux répondre à cette question, peut être qu'il fera parti des riches retraités.

Je pense que tout cela fait partie de ce que l'on pourrait appeler «l'atmosphère». Cela se passe au niveau du milieu de travail, au niveau d'une entreprise et même au niveau national. Encore une fois, si l'on en croit les journaux, pourquoi certains de nos meilleurs et de nos plus brillants éléments sont-ils attirés par les États-Unis? C'est qu'il y a un sentiment d'opportunité, une atmosphère optimiste, un boom économique. Il y a des laboratoires, et on leur accorde la liberté nécessaire à la réflexion et pour faire des expériences. Quand je pense à un organisme axé sur le savoir, il s'agit d'un type de savoir général.

Cela peut aussi s'appliquer au niveau de l'entreprise. Pourquoi n'y a-t-il pas plus d'entreprises qui agissent ainsi? Nous disons d'elles qu'elles sont traditionnelles—c'est l'étiquette qu'on leur colle. Cela reflète une façon de penser qui a eu cours dans le passé. Dans un sens, cela a quelque chose à voir avec toutes les tendances et les cycles de la technologie. Dans nombre d'organismes, la technologie a été plaquée sur ce qui existait déjà; et il leur faut du temps pour comprendre que faire les choses de la manière traditionnelle avec un nouvel outil ne va pas avoir d'aussi bons résultats que faire les choses d'une manière qui complète ce nouvel outil. Donc, je pense qu'il s'agit en partie d'un processus d'apprentissage.

• 1840

M. Nick Discepola: Pousseriez-vous les entreprises dans cette voie? Et comment devraient-elles faire pour se réadapter? Est-ce que cela fait partie de la façon de penser dans le milieu des affaires nord-américain? En Europe, par exemple, les gens ont une approche des affaires différente. Personne ne porte plus un costume trois pièces en Europe. Les gens portent des vêtements ordinaires, même des shorts l'été. Ils se sont adaptés davantage. Il y a aussi des entreprises qui font participer leurs employés à leurs activités par le biais d'initiatives novatrices de partage des bénéfices, par exemple.

La question que je me pose c'est, tout simplement, de savoir si nous devons changer notre façon de penser en Amérique du Nord? Va-t-il falloir qu'il y ait une autre semi-révolution industrielle avant que nous en venions au point où les entreprises vont faire participer leurs employés au développement des idées les plus novatrices?

Mme Kathryn McMullen: D'une certaine façon, nous sommes au beau milieu d'une autre réorganisation du milieu industriel; et cela fait partie du processus d'apprentissage. Je pense que l'une des raisons pour lesquelles il est si difficile de dire ce que les gouvernements devraient faire, c'est que cela concerne principalement le domaine de la gestion.

Par certains côtés—et c'est le problème que pose toute la question de la productivité—je pense qu'il faut faire un lien avec les facteurs évoqués par Lars Osberg, la stagnation de l'économie et le manque d'enthousiasme, dans un certain sens, la mentalité de ceux qui se barricadent chez eux pour échapper au danger et qui fait dire aux dirigeants: il suffit que je continue à contenir mes coûts, et les choses vont s'arranger. Il faut que, d'une façon ou d'une autre, nous passions ce cap. Je ne pense pas qu'il y ait de solutions faciles. En effet, comment modifier l'attitude des dirigeants d'entreprise et les rendre plus ouverts aux changements et pleins d'enthousiasme, prêts à créer des débouchés? Voilà un ensemble de questions qu'il est très difficile de régler. Ce que l'on peut faire n'est pas évident.

Le président: Combien des défis auxquels nous sommes confrontés sont-ils dus à des différences entre le style de gestion d'une génération par rapport à une autre? Prenons la technologie; vous pouvez être sûrs que mes enfants vont être beaucoup plus habiles en ce domaine que je ne le suis. Comme d'ailleurs la plupart d'entre vous. Ne traversons-nous pas cette période de transition, un changement de paradigme, qui va exiger une certaine réadaptation?

Mme Kathryn McMullen: Oui, je pense qu'essentiellement, c'est ce dont il s'agit. C'est fantastique de voir la facilité avec laquelle les jeunes qui sont passés par notre système d'éducation utilisent les technologies. C'est quand même bien mieux que de se retrouver dans une chaîne de production à l'ancienne où l'on ne peut pas bénéficier de ces technologies. Je pense qu'effectivement, il va falloir apporter des modifications aux structures organisationnelles et, essentiellement, à la façon dont nous exploitons les ressources intellectuelles et les compétences des gens qui sont dotés de cette capacité à utiliser la technologie.

Le président: C'est la dernière question, monsieur Pillitteri.

M. Gary Pillitteri: Merci, monsieur le président.

Peut-être aurait-il été plus approprié de poser cette question à Jim Stanford?

Nous parlons de productivité et il me semble que l'on mélange tout. Tout le monde en rajoute. Quelqu'un a-t-il fait des études de style magna et analysé, disons, les composantes et le partage des bénéfices—ce qui va ensemble—en faisant une comparaison avec les modèles européens? Au Canada, ce genre d'étude a été lancé il y a des années mais n'a pas donné grand-chose. Au lieu de tout mélanger sous la rubrique productivité, est-ce que quelqu'un a fait des études sur ce secteur particulier? Peut-être est-ce un projet qui devrait être envisagé?

Une voix: Nous avons besoin de fonds pour le faire.

Mme Kathryn McMullen: Ce sont des recherches que fait le RCRPP, et nous aussi, nous avons besoin de fonds.

M. Gary Pillitteri: C'est un aspect de la question. Il s'agirait simplement de faire la comparaison et de voir dans quelle mesure la productivité s'améliorerait.

L'autre aspect de la question, c'est l'exode des cerveaux. Cela est dû strictement à l'impôt sur le revenu. Est-ce que quelqu'un s'est penché sur le facteur coût, et a examiné quels sont les coûts à partir du moment où s'applique le taux d'imposition le plus élevé? L'exode des cerveaux ne concerne que les 5 p. 100 de Canadiens qui se trouvent dans la tranche supérieure, pas les autres. Pour les autres, les taux sont tout à fait comparables ou même moins élevés.

M. Lars Osberg: Dans le contexte de la production en équipe, sur le modèle magna, nous avons beaucoup parlé de l'évolution du travail, de l'évolution des lieux de travail et du changement que cela représente par rapport à l'ancien style de production à la chaîne. J'aimerais simplement faire remarquer qu'il y a également eu un changement... que parallèlement au système de production à l'ancienne, il existait un système d'éducation tout aussi peu moderne. Dans le cadre de ce système, il fallait rester assis les uns derrière les autres, se tenir tranquille et faire ce que le professeur disait de faire. Or, le système d'éducation a changé énormément puisque l'on encourage désormais le travail en équipe, le développement de compétences en recherche, un mode de fonctionnement beaucoup plus souple dans les salles de classe et une préoccupation beaucoup plus marquée pour le développement des compétences et de l'entregent nécessaires pour travailler en équipe. Toutes choses que l'on ignorait complètement dans les années 50.

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Donc, à cet égard, le système d'éducation a beaucoup évolué pour doter les élèves des compétences dont ont besoin les entreprises ultra-performantes. Mais les établissements d'enseignement l'ont fait de façon quelque peu indépendante. Il faut donc être prudent et veiller à ce que la réforme du système d'éducation ne fasse pas disparaître ces éléments positifs car, en fait, ils se sont soldés par des améliorations importantes.

Le président: Merci, monsieur Pillitteri.

Il faut que nous allions assister à une autre réunion. Au nom du comité, je tiens à vous remercier d'avoir contribué à notre processus de réflexion.

Je dois dire qu'au bout de ces deux premiers jours d'audience, on peut voir que cette étude va nous poser de réels défis. Les gens se situent dans des perspectives différentes. Ils définissent différemment certains mots, notamment «productivité». Je peux vous assurer qu'il ne va pas être facile de présenter les choses aux Canadiens dans un contexte compréhensible, permettant d'apprécier les choses à leur juste valeur.

Il ne fait aucun doute que les membres du comité se rendent compte de l'importance de cette question. Toutefois, communiquez tout cela, et sensibilisez le public—je peux vous le dire seulement après deux jours d'audience—c'est sans conteste le plus grand défi que nous aurons à relever. Bien entendu, le fait que des spécialistes comme vous comparaissent devant le comité pour nous aider à élucider la question rend les choses un peu plus faciles.

Donc, je tiens encore une fois à vous exprimer notre gratitude la plus chaleureuse et la plus sincère d'avoir contribué à notre débat. Merci.

La séance est levée.