CHAPITRE 1 : CONTRIBUTIONS DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNOLOGIE À UNE ÉCONOMIE DU SAVOIR

Vers une société du savoir

            Dans la dernière moitié du XIXe siècle, par suite d’importants investissements publics dans les réseaux ferroviaires et télégraphiques, de grandes entreprises industrielles, plus complexes, commencèrent à voir le jour au Canada et ailleurs dans le monde. De nouvelles avancées dans les sciences appliquées, la division croissante du travail et l’émergence d’une nouvelle classe de gestionnaires favorisèrent la croissance de l’ensemble industriel moderne, cependant que l’entreprise étendait ses activités à la fois sur le plan horizontal et sur le plan vertical. Les nouvelles technologies provoquèrent des investissements massifs dans le capital technique ainsi qu’un empressement à établir des opérations de production intégrées ayant des ramifications tant en amont, au cœur des réserves de matières premières, qu’en aval, dans les réseaux de commercialisation et de distribution. L’entreprise, stimulée par de nouveaux instruments de financement de la croissance, pouvait réaliser les économies d’échelle et de gamme inhérentes aux nouvelles méthodes de production tout en offrant les rendements nécessaires sur l’investissement (autrement dit, l’intégration organisationnelle élimina de nombreux accrocs dans la chaîne de création de la valeur).

            L’exploitation de ces économies d’échelle se traduisit par une grande prospérité et, de fait, vint compléter la création de richesses découlant de la spécialisation industrielle et de l’ouverture des échanges internationaux amorcée au Moyen Âge. En effet, les nouveaux procédés de production issus de ce qu’il est convenu d’appeler la révolution industrielle mena à l’établissement de nombreuses industries nouvelles tout en transformant en profondeur de nombreuses industries anciennes. Malheureusement, il y eut un revers à la médaille. Les avantages sans précédent au niveau des coûts liés aux opérations de grande envergure profitèrent à ceux qui surent adapter leurs entreprises aux nouveaux paramètres économiques, mais les autres furent éliminés. Cela nous enseigne une dure vérité quant à l’importance pour l’entreprise privée de demeurer souple et alerte en période de profonds changements sociaux.

            Dans une atmosphère de déjà vu, une autre révolution sociale en profondeur est en train de se dérouler qui présente autant d’obstacles et d’occasions économiques, sinon davantage, que la révolution industrielle. L’évolution sociétale moderne se caractérise par les nombreuses percées scientifiques qui ont amplifié le rythme du progrès technologique — dont on voit la manifestation tant dans les produits que dans les technologies de production — au cours de la dernière décennie. Les changements ont été tellement nombreux qu’on a cru bon d’appeler cette transition à une société du savoir la révolution de l’information, les technologies de l’information ouvrant la voie à un grand nombre d’autres avancés technologiques beaucoup plus poussées qui ne manqueront pas de suivre.

            Le savoir, ou le « capital humain », et moins le capital physique ou la taille ou la puissance financière, comme dans une économie industrielle, est la monnaie de ces gains de productivité, Les cadres d’entreprise, aujourd’hui pressés d’accroître la productivité par l’innovation plutôt que par des économies d’échelle, ont donc mis l’accent sur la conception de structures de production simplifiées grâce à la rationalisation de leurs activités essentielles, les fonctions non essentielles et les sous-ensembles étant confiés à des sous-traitants. L’entreprise moderne cherche également à déstratifier sa pyramide hiérarchique et à la remplacer par des équipes multidisciplinaires capables de mettre à profit les compétences diverses de sa main-d’œuvre. Pour réussir dans cet environnement, l’entreprise doit donc sous-traiter ses activités périphériques plutôt que celles axées sur le savoir; compte tenu de leur caractère distinctif et « changeant », les connaissances doivent être recherchées, conjuguées, intégrées et maintenues avec beaucoup de soin. C’est la leçon à ne pas oublier au moment d’effectuer la transition à une économie du savoir.

                                                                    Figure 1.1                                                                Figure 1.2

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            Selon la perspective du pays plutôt que de l’entreprise ou de l’industrie, la production, la diffusion et l’utilisation de l’information et de la technologie sont des ingrédients essentiels d’une croissance durable dans une économie du savoir. Il n’est donc guère étonnant que des entreprises et des individus consacrent de plus en plus de ressources à la production de connaissances. Par exemple, la figure 1.1 montre que l’investissement dans le savoir, défini étroitement, représente maintenant 7,9 % du PIB de l’ensemble des pays de l’OCDE. Le Canada est en bonne position à ce chapitre — avec des investissements d’environ un point de pourcentage de plus par année que le pays typique de l’OCDE —, même s’il a longtemps accusé un retard dans le domaine de la R. et D. Lorsque nous considérons comme un investissement dans le savoir les dépenses privées au titre de l’éducation et de la formation, le pourcentage dépasse 10 % à l’échelle de l’OCDE.

[L]a connaissance découle […] de bien des choses. Elle découle du processus des recherches scientifiques et de développement expérimental. Elle fait partie intégrante des nouvelles technologies. Mais ce ne sont pas les seuls aspects de la connaissance qui comptent aujourd’hui dans une économie novatrice. La capacité de résoudre des problèmes et la créativité de la population active sont également des facteurs très importants. L’expérience et les connaissances techniques des employés ainsi que les habiletés en gestion sont également des facteurs très importants. [Jayson Myers, Manufacturiers et exportateurs du Canada; 13, 9:35]

            Qu’on adopte une définition large ou étroite, cet investissement dans le savoir représente encore moins de la moitié de ce qui est investi dans le capital physique (voir la figure 1.2), mais équivaut maintenant à l’investissement dans le matériel et l’outillage, qui s’établissait à 8,6 % par année en 1995; à cet égard, il faut comprendre que le matériel et l’outillage, en particulier les machines de pointe, renferment une quantité considérable de connaissances. Néanmoins, lorsqu’on compare les figures 1.1 et 1.2, il ressort que le Canada a davantage investi dans les connaissances que dans le capital physique par comparaison avec les autres pays de l’OCDE. S’il existe une faiblesse, elle se trouve dans l’ampleur de nos activités de R. et D. Le Comité recommande :

1. Que le secrétaire d’État (Sciences, Recherche et Développement) crée un nouvel indicateur composé de l’investissement dans les connaissances qui soit plus détaillé que l’actuelle définition de l’Organisation de coopération et de développement économiques, laquelle tient compte des investissements dans l’éducation, dans la recherche et le développement et dans la création de logiciels. Cet indicateur devrait nous permettre de situer le Canada par rapport aux pays comparables du monde.

L’innovation dans une économie du savoir

            Quelle que soit la révolution, industrielle ou de l’information, de nouveaux produits, technologies, entreprises et industries voient le jour dans des délais relativement courts. On assiste à l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler une « nouvelle économie », mais sa contrepartie, la « vieille économie », qui regroupe les activités industrielles traditionnelles, n’est pas simplement en train de s’éteindre. Les occasions et défis techniques qui se présentent à ces industries classiques varient, et celles qui réussissent à survivre doivent transformer la nature et l’organisation de leurs activités. De toute évidence, les firmes et industries qui ne se montrent pas à la hauteur des circonstances échouent. Pour cette raison, le Comité est d’accord avec M. John Baldwin lorsqu’il dit :

Il ne convient pas […] de diviser le monde entre la nouvelle économie axée sur le savoir et, par déduction, l’« ancienne » économie. En fait, on trouve de l’innovation dans toutes les industries. [John Baldwin, Statistique Canada; 13, 9:11]

            Comme les nouveaux savoirs trouvent leur utilité de différentes manières et se rattachent à différentes industries, il y aura des perdants et des gagnants sur le plan technologique entre les industries et en leur sein. Le Comité a pu prendre connaissance de certains résultats préliminaires contenus dans plusieurs études et enquêtes de Statistique Canada, et il ressort qu’une grande partie des innovations voient le jour dans quelques industries de base comme les industries chimique, électronique, de l’équipement et des instruments. De fait, les entreprises de ces secteurs sont deux fois plus susceptibles de faire état d’innovations que celles des autres secteurs.

            Les possibilités d’innovation varient également selon la taille des entreprises, la nationalité des propriétaires et le degré de pénétration du marché international, chaque critère obligeant à une adaptation différente. Entre autres, le processus d’innovation implique une spécialisation considérable de la part d’un ensemble d’intervenants. Les innovations dont font état les petites firmes sont environ deux fois moins nombreuses que celles des grandes, mais les premières ont tendance à faire partie d’un certain réseau d’intégration auquel sont associées les grandes entreprises. Le taux d’innovation des multinationales est beaucoup plus élevé que celui des entreprises strictement nationales. Toutefois, si ces dernières sont également exportatrices, elles tendent à innover tout autant que les multinationales appartenant à des étrangers.

De façon générale, l’innovation dans l’entreprise privée s’est matérialisée sous deux formes :

Les innovations du côté des procédés peuvent viser à tirer parti des économies d’échelle, ou peuvent avoir principalement comme objectif de rendre le procédé de production plus souple, en réduisant les économies de volume dans une chaîne de fabrication, en permettant un roulement rapide des produits ou en facilitant la personnalisation rapide des produits. Nous constatons que l’innovation au Canada agit surtout sur la capacité d’une entreprise de répondre avec souplesse aux besoins de sa clientèle. [John Baldwin; 13, 9:15]

            Étant donné que la concurrence étrangère croissante ne laisse guère de latitude en matière de fixation des prix, l’une ou l’autre stratégie d’innovation est devenue de plus en plus essentielle :

Peu d’entreprises aujourd’hui peuvent se payer le luxe — ou se payer tout court la possibilité — de refiler des coûts de production plus élevés à leurs clients sous forme de prix plus élevés. De fait, depuis 1989, il y a 10 ou 11 ans, les prix de vente des manufacturiers ont augmenté en moyenne d’environ 20 %. Cela fait moins de 2 % par année. Pourtant, peu de coûts de production ont si peu augmenté. Les coûts de main-d’œuvre directs ont augmenté de 45 %. Ceux des matériaux de 52 %. Les coûts de l’énergie ont plus que doublé et ont en fait augmenté de 140 % pendant cette période, surtout au cours des deux dernières années. Les coûts des immobilisations ont aussi augmenté d’environ 36 %. [Jayson Myers; 13, 9:40]

Malgré certaines difficultés de mise en œuvre, la solution à ce casse-tête permanent est relativement claire :

La seule façon dont les entreprises peuvent survivre à cette compression de marge, c’est d’augmenter leur productivité; autrement dit, produire davantage que la valeur des intrants. […] Elles ont cherché à abaisser leurs coûts de production unitaires en réduisant leurs frais généraux le plus possible, non seulement au moyen de la réduction des stocks et des activités non essentielles, mais aussi en réduisant le gaspillage, la durée de fabrication et les délais de mise sur le marché et en réduisant l’espace nécessaire à la fabrication. Dans cette opération, l’automatisation et l’adoption de nouvelles pratiques commerciales ont été déterminantes. C’est ici qu’intervient le savoir. [Jayson Myers; 13, 9:40]

            Enfin, l’activité d’innovation elle-même agit sur les besoins en main-d’œuvre et les aptitudes requises. D’après Statistique Canada, l’innovation a tendance à faire augmenter la demande de cols blancs par rapport à la demande de cols bleus. Mais cela n’étonne guère car on nous rappelle sans cesse que la ressource typique de l’économie moderne du savoir est le capital humain, ce qui explique le taux élevé d’investissement dans le secteur de l’éducation.

Les contributions de la S. et T. à l’innovation

            La plupart des gens comprennent que les activités de R. et D. contribuent à la croissance économique du fait que les nouvelles connaissances techniques débouchent sur la création de nouveaux produits et procédés. Il s’agit là des avantages économiques directs de la R. et D., et les défenseurs de l’industrie ont été prompts à rappeler cet impact au Comité :

[L]’objectif d’une politique en matière de sciences et de technologie doit être la transformation de la connaissance en une valeur concrète. Le savoir c’est bien joli, mais si nous voulons contribuer à une économie fondée sur le savoir, il faut absolument qu’on puisse utiliser ces connaissances. [Jayson Myers; 13, 9:30]

Ils n’ont pas hésité non plus à prédire un avenir très différent de ce que nous vivons aujourd’hui :

Partout dans le monde, les procédés de fabrication sont en train de changer. Ils se fondent de plus en plus sur la science : la science de l’usinage, la science des matériaux et la science de la gestion et de l’organisation commerciales, de même que sur de nouvelles technologies révolutionnaires de mise en service. Nous voyons déjà l’effet de la technologie de l’information, mais nous n’avons encore rien vu. L’intelligence artificielle, les nanotechnologies, les biotechnologies, le micro-usinage et les nouveaux capteurs et matériaux évolués vont vraiment révolutionner, non pas seulement les procédés de fabrication, mais aussi les produits eux-mêmes, de même que la structure de l’activité de fabrication. [Jayson Myers; 13, 9:45]

                Les défenseurs de l’industrie saisissent également très bien que les avantages de la R. et D. dépassent les stricts besoins de l’entreprise privée. Les objectifs sociaux sont importants eux aussi.

            Les avantages indirects de la R. et D. sont sans doute beaucoup plus importants, à la longue, que les bénéfices directs. Entre autres, il y a les compétences accrues des chercheurs et autres intervenants dans le processus de recherche ainsi que les améliorations du « système d’innovation » qui résultent en partie d’un élargissement de l’expertise et de l’interaction parmi ceux qui y travaillent. Ces ressources demeurent des intrants dans le processus d’innovation, mais un témoin les a aussi désignées clairement comme un produit de la R. et D. :

Le résultat? Des gens hautement qualifiés, de véritables travailleurs du savoir, des gens qui sont familiers avec la recherche fondamentale et qui savent où se trouvent les sources de connaissances partout dans le monde. […] Ils comprennent ce qui se fait. Ils connaissent les gens qui produisent les connaissances et ils ont formé des réseaux avec des gens de leur génération. […] Mais il y a aussi des gens hautement qualifiés qui connaissent surtout la recherche thématique. Ils peuvent aller travailler dans n’importe quel secteur, mais ils sont particulièrement utiles aux entreprises qui se sont associées à eux en appuyant des projets de recherche thématique. Ce sont des étudiants qui connaissent les activités de ces entreprises. [Thomas Brzustowski, Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada; 4, 9:30]

On a analysé et décrit certaines contributions plus précises de la R. et D. à l’économie :

Nous constatons […] que cette R. et D. aboutit à une certaine innovation. Les entreprises qui font de la R. et D. sont plus susceptibles d’innovations, et c’est une probabilité assez élevée. Mais nous constatons également que l’innovation au Canada est liée très étroitement aux connaissances dans le secteur de l’ingénierie, et à la capacité d’adapter des techniques de pointe à la production canadienne. À cet égard, les multinationales étrangères jouent un rôle important puisqu’elles sont un canal par lequel les transferts de technologie peuvent se faire de façon continue. Les installations de R. et D. permettent également d’autres activités de complément, ou de substitution. [John Baldwin; 13, 9:20]

            Les données recueillies donnent également à penser qu’une entreprise qui fait de la R. et D. est davantage susceptible de déclarer une innovation, la probabilité augmentant de 10 % à 40 % environ. En outre, le fait de mettre fortement l’accent sur la technologie, l’élément production et ingénierie de l’entreprise, accroît la probabilité en question selon le même ordre de grandeur, d’après M. John Baldwin de Statistique Canada.

            Ces résultats sont suffisamment importants pour que le Comité décide de consacrer du temps à déterminer où l’industrie canadienne se situe par rapport au reste du monde au chapitre de la R. et D. Ici, comme on l’a signalé ci-dessus, la situation n’est pas encourageante :

Si l’on compare les dépenses de R. et D. par rapport à la production brute générale, le Canada n’est pas à la tête des pays de l’OCDE. Ce n’est pas que nos entreprises ignorent la fonction R. et D. au Canada. […] Et les statistiques à cet égard montrent que plus des deux tiers des entreprises en font sous une forme ou sous une autre, mais dans la plupart des cas il s’agit d’une activité occasionnelle. C’est-à-dire qu’une minorité de firmes seulement consacrent une partie de leurs activités à la R. et D. de façon permanente, et parmi celles-ci seules quelques firmes ont des installations spéciales où l’on se consacre à la R. et D. [John Baldwin; 13, 9:20]

            L’économie canadienne se caractérise donc par un groupe relativement restreint d’innovateurs et d’exécutants spécialisés en R. et D., ainsi que par des réseaux de recherche en cours de développement.

            Le Comité considère que cette situation est quelque peu troublante. Étant donné que le Canada importe la majeure partie de ses innovations technologiques au lieu de les développer sur place et de retirer les avantages directs de la R. et D. dont il est question ci-dessus, il ne profite pas non plus pleinement des nombreux avantages indirects de la R. et D. Cela donne à penser que le « parasitage » de la R. et D. étrangère n’est pas gratuit en réalité; le Canada paie sous forme d’une plus faible valeur ajoutée et de débouchés professionnels qui exigent moins de compétences et sont moins bien payés. En réalité, l’industrie canadienne prend du recul lorsqu’elle ne s’engage pas à fond dans la R. et D., premier ingrédient de l’innovation. Et si nous voulons en tant que pays réussir notre transition à une société du savoir, nous devons mettre sur pied une « culture de l’innovation ». Les attitudes doivent changer :

La « culture de l’innovation » n’est pas une denrée qui s’achète. Elle s’acquiert par l’action, la participation et la volonté collective de la réussite. Il est à espérer que, de son côté, le secteur privé suive l’exemple et participe activement à notre culture de l’innovation. Il y va de notre avenir à tous, de notre mieux-être collectif, mais aussi de notre fierté nationale. C’est pourquoi nous incitons tant, actuellement, le secteur privé à se joindre à nous dans ses investissements de recherche. [L’honorable Gilbert Normand, secrétaire d’État; 9, 9:10]

Le Comité est d’accord et estime que les recommandations contenues dans le rapport serviront en fait à nourrir et à promouvoir une culture progressive de l’innovation au Canada.