Historique
Les privilèges parlementaires ont été revendiqués pour la première fois
il y a plusieurs siècles, lorsque la Chambre des communes tentait, en Angleterre, de se donner un rôle
distinct au sein du Parlement. À ses débuts, le Parlement faisait fonction de tribunal plutôt
que d’assemblée législative, et c’est dans ce contexte que sont nés les
privilèges parlementaires [15] .
On estimait à l’époque que ces privilèges étaient nécessaires afin
de protéger la Chambre et ses députés, non pas du peuple, mais du pouvoir et de l’ingérence
du roi ainsi que de la Chambre des lords. Avec le temps, la Chambre des communes se vit reconnaître le
rôle et le pouvoir d’une assemblée délibérante, ses privilèges étant
établis comme partie intégrante du droit et de la common law du royaume.
La Chambre des communes du Canada n’eut pas à s’opposer à la Couronne, à son
exécutif ou à la Chambre haute de la même manière que les Communes britanniques. Les
privilèges de celles-ci furent officiellement transmis au Parlement canadien au moment de la Confédération,
en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, et entrèrent en vigueur avec l’adoption
d’une loi qui est devenue la Loi sur le Parlement du Canada [16] .
Néanmoins, les privilèges dont jouissent la Chambre et ses députés sont extrêmement
importants; de fait, ils jouent un rôle vital dans la bonne marche du Parlement. Cela est aussi vrai
aujourd’hui qu’il y a des siècles, à l’époque où les Communes
britanniques luttaient pour obtenir ces droits et privilèges.
Le privilège au Royaume-Uni
La lutte de la Chambre des communes britannique pour faire reconnaître par le roi ses immunités et
droits fondamentaux a commencé il y a plusieurs siècles [17] .
Les premières luttes remontent aux quatorzième et quinzième siècles, lorsque plusieurs
députés et Présidents de la Chambre furent emprisonnés par un souverain se disant
offensé par leur conduite au Parlement. Le roi passa outre aux objections de la Chambre qui affirmait que
ces arrestations constituaient une violation de ses libertés. Sous le règne des Tudor et au
début de celui des Stuart, bien que la volonté du souverain l’emportait parfois sur celle du
Parlement, on continua d’affirmer l’existence de certains droits propres au Parlement et à la
Chambre des communes. Élu Président des Communes en 1523, sir Thomas More fut l’un des premiers à
présenter une pétition demandant au roi de reconnaître à la Chambre certains privilèges [18] .
À la fin du seizième siècle, la pétition présentée au roi par le
Président de la Chambre avait trouvé place dans les usages [19] .
Malgré les pétitions que lui adressait le Président de la Chambre, le roi n’hésitait
pas à faire savoir aux Communes que leurs privilèges, et notamment la liberté de parole,
s’exerçaient selon son bon plaisir. C’est ce que fit Jacques Ier en 1621. En guise
de protestation, les Communes répliquèrent que « chaque membre de la Chambre des communes
bénéficie, comme il convient en droit, de la liberté de parole […] et de l’immunité
le protégeant de la destitution, de l’emprisonnement et de la molestation (autre que les mesures de
censure que la Chambre pourrait prononcer à son encontre) pour des discours, raisonnements ou déclarations
sur des sujets ayant trait soit au Parlement, soit aux travaux parlementaires [20] ».
Pour marquer sa désapprobation, le roi Jacques Ier ordonna que le Journal de la Chambre lui
soit envoyé; il en déchira la page qui lui avait déplu et prononça sur-le-champ la
dissolution du Parlement [21] .
Le privilège parlementaire n’empêcha pas non plus la détention ou l’arrestation de
certains députés sur ordre de la Couronne. À plusieurs reprises, au début du dix-septième
siècle, des députés furent emprisonnés sans procès quand la Chambre ne siégeait
pas ou après dissolution du Parlement. En 1626, Charles Ier ordonna l’arrestation de deux
députés pendant que la Chambre siégeait et, en 1629, plusieurs députés furent condamnés
pour sédition. Ces outrages commis par la Couronne furent dénoncés après la Guerre
civile et, en 1667, les deux chambres convinrent que le jugement rendu à l’encontre des députés
arrêtés avait été illégal et contraire aux privilèges du Parlement [22] .
En 1689, l’adoption du Bill of Rights confirma une fois pour toutes la liberté de parole, privilège
fondamental du Parlement. L’article 9 dispose que « ni la liberté de parole, ni celle des débats
ou procédures dans le sein du Parlement, ne peut être entravée ou mise en discussion en aucune cour
ou lieu quelconque que le Parlement lui-même » [23] .
C’est ainsi que fut définitivement instaurée la liberté de parole de la Chambre, liberté
protégée de toute ingérence extérieure, aussi bien de la Couronne que des tribunaux.
Vers la fin du dix-septième siècle et jusqu’au milieu du dix-huitième, la Chambre
poussa parfois trop loin la question de ses privilèges. Ainsi, il arriva qu’on reconnaisse l’immunité
en matière civile non seulement aux députés, mais également à leurs domestiques.
De plus, les députés essayèrent d’élargir aux biens leur appartenant l’immunité
contre les entraves ou les mauvais traitements, allant jusqu’à faire état d’une violation
de leurs privilèges en cas de braconnage ou de violation de propriété. On finit par mettre un
terme à ces pratiques qui commençaient à créer de sérieux obstacles au cours ordinaire
de la justice [24] ,
et on reconnut que seul relevait du privilège ce qui était absolument nécessaire au fonctionnement
efficace de la Chambre et à l’exercice du mandat parlementaire des députés.
Malgré des excès occasionnels, la Chambre des lords et la Chambre des communes reconnurent toutes deux qu’il
fallait maintenir un équilibre entre la sauvegarde des privilèges essentiels du Parlement et la
nécessité d’écarter tout ce qui risquait d’aller à l’encontre des intérêts
du pays. C’est ainsi qu’en 1704, le Parlement décida que ni l’une ni l’autre de
ses chambres ne pouvait, par vote ou par déclaration, s’attribuer de nouveaux privilèges non justifiés
par le droit existant ou la coutume parlementaire [25] .
Depuis, ni l’une ni l’autre des chambres n’a, de son propre chef, revendiqué de nouveaux
privilèges au-delà de ceux réclamés dans les pétitions des Présidents ou
déjà établis en vertu de la loi ou d’un précédent [26] .
Au dix-neuvième siècle, la question de privilège fut souvent soulevée, ce qui contribua
à délimiter les droits du Parlement et la responsabilité du pouvoir judiciaire [27] .
Parmi les affaires portées devant les tribunaux, la plus connue est sans doute celle de Stockdale versus Hansard.
En 1836, l’éditeur de la Chambre des communes, Hansard, fut poursuivi pour diffamation par l’éditeur
John Joseph Stockdale, qui lui reprochait un certain compte rendu publié sur ordre de la Chambre [28] .
Malgré de nombreuses résolutions de la Chambre protestant contre cette action en justice, et sa
décision d’emprisonner Stockdale, les tribunaux refusèrent de faire droit aux revendications de
la Chambre. « Lord Denman refusa de reconnaître que la lex parliamenti [la Loi du Parlement]
constituait un droit distinct échappant aux juges des tribunaux de common law. Individuellement, chacune des
chambres ne constituait qu’un élément de la Haute Cour du Parlement, et ni l’une ni l’autre
ne pouvait exercer sur une question une compétence exclusive simplement en décidant qu’il
s’agissait d’une question de privilège. Toute autre issue était “incompatible avec les
principes fondamentaux de la Constitution” [29] ».
La situation fut en partie résolue par l’adoption du Parliamentary Papers Act de 1840, qui assura
une protection légale aux documents publiés sur ordre de l’une ou l’autre chambre [30] .
L’usage actuel au Royaume-Uni
C’est vers la fin du dix-huitième et au dix-neuvième siècle que commence l’étude
systématique du développement historique du privilège parlementaire et de l’outrage au
Parlement [31] ,
mais les efforts en vue de mieux comprendre et élucider l’histoire constitutionnelle du Parlement
atteignent leur apogée avec la publication, en 1946, de la quatorzième édition de May.
Cette édition présente un examen approfondi et minutieux du privilège parlementaire, fondé
sur une étude exhaustive des Journaux et des principes sur lesquels repose le droit du Parlement [32] .
On y cite des exemples d’inconduite de la part de témoins ou de personnes extérieures à
l’institution, de désobéissance à des règles ou à des ordonnances de la Chambre
ou d’un comité, ainsi que de tentatives d’intimidation, de corruption ou de « molestation »
de députés ou de dignitaires de la Chambre comme autant de cas qui constituent plutôt un outrage
au Parlement qu’une violation proprement dite d’un privilège.
La Chambre des communes de Grande-Bretagne applique maintenant une définition plus étroite du
privilège, orientation qui est devenue manifeste en 1967 avec la publication d’un rapport du Select
Committee on Parliamentary Privilege. Dans ce rapport qui fait le tour du sujet, le Comité signale que
le droit, la pratique et la procédure concernant le privilège à Westminster ont été
la cible de nombreuses critiques [33] .
En recommandant qu’on abandonne le mot « privilège » et qu’on le remplace par
l’expression « droits et immunités », le Comité indique clairement
l’orientation de sa démarche. Pour justifier sa recommandation, il explique :
Le Comité est arrivé à la conclusion que le mot « privilège »
a acquis, à l’époque moderne, un sens tout à fait différent de son acception
parlementaire traditionnelle. Son utilisation pourrait donc donner au grand public la fausse impression que les
députés constituent, et veulent constituer, une « classe privilégiée ».
Cela ne cadre pas avec l’idée moderne du Parlement en tant que lieu de travail et du statut de ses
députés en tant que citoyens élus pour accomplir dans ce lieu leur travail de représentation
de leurs électeurs. Le Comité ne saurait trop insister sur le principe fondamental selon lequel les
« privilèges » ne constituent pas une prérogative dont les députés
jouissent à titre personnel. Dans la mesure où la Chambre revendique les droits et immunités
correspondant à la description générale des « privilèges », et
où les députés en bénéficient, il s’agit d’avantages dont jouit la
Chambre à titre d’institution, et ses députés au nom des citoyens qu’ils représentent.
Le Comité est donc persuadé qu’il convient d’abandonner le mot « privilège »
au sens traditionnel qui lui est donné dans la vie parlementaire. Le Comité estime que l’abandon
de la notion de « privilèges » ou « privilège » permettra
de mieux comprendre et de mieux assurer les garanties essentielles qu’il convient de reconnaître à
la Chambre, à ses membres et à ses officiels [34] .
Le Comité reconnaît la nécessité d’entreprendre une réforme radicale des
règles, pratiques et procédures actuelles touchant les privilèges, et notamment de tout
ce qui a trait à l’outrage. Il convient que les diverses règles et procédures doivent
être simplifiées et clarifiées afin de les mettre en accord avec la pensée contemporaine.
Par ailleurs, il se dit persuadé que les droits et immunités reconnus à la Chambre
« doivent de toute évidence être garantis par les tribunaux puisqu’ils font partie
intégrante du droit britannique [35] ».
Toutefois, s’agissant d’un cas d’outrage débordant largement les limites reconnues des
droits et immunités, le Comité propose que la Chambre se donne pour règle d’exercer ses
pouvoirs « avec un maximum de retenue et seulement dans les cas où elle estime que cela est
nécessaire afin d’assurer à la Chambre, à ses membres et à ses officiels un
niveau raisonnable de protection contre les entraves ou contre les tentatives ou menaces d’entrave créant,
ou susceptibles de créer, un empêchement sérieux à l’exercice de leurs fonctions
respectives [36] ».
En 1977, l’orientation générale et les conclusions du rapport de 1967 sont reprises dans un
rapport du Comité des privilèges. Celui-ci se penche de nouveau sur le sens à donner aux
notions de privilège et d’outrage et recommande, une fois encore, d’en limiter l’application
aux cas d’évidente nécessité. Le rapport contient aussi une recommandation touchant
l’adoption d’une nouvelle procédure pour la présentation des plaintes devant la Chambre.
L’usage voulait que les questions de privilège soient soulevées le plus tôt possible,
le Président devant être convaincu de leur bien-fondé de prime abord. Si ces deux conditions
n’étaient pas satisfaites, l’atteinte présumée au privilège ne pouvait
être étudiée en priorité par la Chambre [37] .
Selon la formule proposée par le Comité, le député qui a l’intention de soulever
une question de privilège remet un avis écrit au Président dès que possible après
que l’incident a eu lieu. Si, après examen, le Président considère qu’il est
injustifié d’examiner la plainte avant les autres affaires de la Chambre, le député en
est informé par écrit et toute tentative de soulever la question à la Chambre est irrecevable.
Si le Président juge que la plainte est fondée, sa décision est communiquée à
la Chambre et, le jour suivant, celle-ci peut étudier une motion portant renvoi de la question à
un comité [38] .
Cette recommandation, entre autres, fut adoptée, et la nouvelle procédure modifia complètement
le nombre des questions de privilège soulevées à la Chambre britannique [39] .
Étant donné que toute question de privilège doit au préalable être soumise à
titre personnel au Président avant de pouvoir être portée à l’attention de la Chambre,
on note en effet une baisse radicale des allégations de violation de privilège. « L’utilisation
du mot « privilège » pour attirer l’attention du Président et saisir ainsi
l’occasion de soulever une question d’ordre politique qui n’est pas, en réalité une
question de privilège […] est devenue rarissime [40] . »
Il y a donc beaucoup moins d’incidents sans importance renvoyés devant le Comité des privilèges.
Depuis 1978, en particulier, on ne relève aucune question de privilège portant sur ce qu’on pourrait
appeler un « outrage par déduction », c’est-à-dire des remarques grossières
ou désobligeantes à l’endroit de députés. En ce sens, la nouvelle pratique a contribué
à résoudre un problème exposé dans le rapport de 1967 selon lequel les députés
de la Chambre des communes britannique étaient beaucoup trop sensibles aux critiques de la presse. En
outre, il y a eu une diminution importante du nombre total de questions de privilège renvoyées en
comité. Enfin, la plupart des rapports présentés par le Comité des privilèges sont
maintenant adoptés sans débat par la Chambre. Celle-ci n’étudie le rapport que lorsque le
Comité estime qu’il y a eu effectivement une faute grave et qu’il convient d’y donner suite [41] .
Le privilège au Canada
Dans les colonies de l’Amérique du Nord britannique avant la Confédération
Dès l’établissement de la première assemblée législative en Nouvelle-Écosse,
en 1758, la loi accorda à l’assemblée et à ses membres les pouvoirs nécessaires
pour leur permettre d’exercer leur mandat. « C’est ainsi que les députés
jouissaient de la liberté de parole dans les débats et qu’ils étaient protégés
contre toute arrestation liée à un litige au civil, car l’assemblée avait droit en priorité
à leur présence et à leur participation [42] . »
Quant au pouvoir d’une assemblée des colonies de punir et, en particulier, d’emprisonner l’auteur
d’un outrage, la situation était loin d’être claire [43] .
De fait, avant la Confédération, les droits des assemblées étaient très limités [44] .
Toutefois, dès 1758, la Chambre d’assemblée de la Nouvelle-Écosse arrêta et détint
brièvement un individu ayant proféré des menaces à l’endroit d’un député [45] .
Dans le Haut et le Bas-Canada, la Loi constitutionnelle de 1791, adoptée par le Parlement britannique,
restait muette sur les privilèges des assemblées législatives; en 1801, cependant, le Président
de l’Assemblée législative du Haut-Canada revendiqua « au nom de l’Assemblée,
la liberté de parole et, de façon générale, tous les privilèges et libertés
dont bénéficie la Chambre des communes de Grande-Bretagne, notre mère patrie [46] ».
Bien qu’elle ne possédât pas de pouvoirs légaux à cet égard, l’Assemblée
du Haut-Canada se battit pour se voir reconnaître plusieurs des privilèges des Communes britanniques,
comme l’immunité d’arrestation en séance et l’exemption du devoir de juré.
Elle revendiqua également le pouvoir d’envoyer chercher des témoins et de leur poser des questions
ainsi que de punir toute personne refusant de comparaître ou de répondre à ses questions, utilisant
son pouvoir d’incarcération pour faire respecter ses ordres. Il y eut des protestations à
l’occasion, mais l’Assemblée réussit à faire respecter ses privilèges,
« lesquels, quoique non reconnus de jure, l’étaient à tout le moins de facto [47] ».
Avant l’avènement du gouvernement responsable, l’Assemblée du Haut-Canada protégeait
sa réputation en sanctionnant les libelles dont elle faisait l’objet dans les journaux et en luttant pour
le droit d’initier des projets de loi de finances, c’est-à-dire des projets de loi de crédits
et d’imposition [48] .
En règle générale, elle considérait qu’elle pouvait s’acquitter de ses fonctions
grâce aux privilèges dont elle disposait [49] .
Au cours de cette période, l’Assemblée du Bas-Canada revendiquait à la fois des privilèges
individuels et collectifs — l’immunité d’arrestation et l’exemption de l’obligation
de comparaître dans les actions civiles intentées contre des députés, ainsi que le droit de
l’Assemblée d’imposer des sanctions pour outrage, quel qu’en soit l’auteur [50] .
L’Assemblée ne craignait pas de revendiquer ses privilèges face à la Couronne. En 1820, elle
interrompit le déroulement des travaux à l’ouverture d’une nouvelle législature à
cause d’un différend lié au rapport sur les résultats du scrutin, et de nouveau en 1835 par
suite de commentaires faits par le gouverneur au sujet de ses privilèges [51] .
Avec l’adoption de l’Acte d’union de1840, qui faisait une seule province, le Canada-Uni, des deux
colonies du Haut et du Bas-Canada, et en particulier par suite de l’établissement du gouvernement responsable,
les problèmes de privilège furent moins fréquents et moins graves. Avec l’avènement du
gouvernement responsable, la suprématie de l’Assemblée était reconnue, de sorte qu’elle ne
se sentait plus menacée de l’extérieur; partant, elle devenait moins sensible à la critique. Les
députés étaient moins susceptibles de s’offusquer lorsqu’on empiétait involontairement
sur leurs droits, et la plupart des infractions au privilège étaient commises par inadvertance [52] .
« En ce qui concerne les revendications individuelles, l’Assemblée prit soin davantage de ne
pas utiliser le privilège afin d’obtenir pour ses membres des droits que ne possédaient pas
l’ensemble des citoyens [53] . »
Comme cela avait été le cas dans les anciennes assemblées coloniales, le pouvoir d’incarcérer
ou d’emprisonner une personne coupable d’outrage, revendiqué par l’Assemblée de la Province du
Canada, demeura controversé. En 1842, « on estimait que les assemblées de la colonie n’avaient
pas le pouvoir d’emprisonner l’auteur d’un outrage commis en dehors de l’assemblée et, en 1866,
on considérait qu’elles n’avaient même pas le pouvoir d’emprisonner l’auteur d’un
outrage commis en présence de l’assemblée [54] ».
Depuis la Confédération
Comme il a été dit, les privilèges de la Chambre des communes britannique ont été transférés
au Canada par la Loi constitutionnelle de 1867, dont l’article 18 limite explicitement à ceux du Parlement
britannique les privilèges pouvant être revendiqués au Canada :
Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat, la Chambre des
communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par acte du Parlement du
Canada; ils ne devront cependant jamais excéder ceux possédés et exercés, lors de la passation
du présent acte, par la Chambre des Communes du Parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande
et par les membres de cette chambre [55] .
Les privilèges, immunités et pouvoirs de la Chambre sont également définis aux articles 4 et 5
de la Loi sur le Parlement du Canada [56] .
Après la Confédération, la façon de soulever la question de privilège était bien
différente de la procédure actuelle. À des dizaines de reprises entre 1867 et 1913, on procéda
de la même manière. Un député prenait la parole pour exposer sa question de privilège et
exhortait la Chambre à prendre certaines mesures, qui consistaient surtout à convoquer quelqu’un à
la barre ou à renvoyer l’affaire au Comité permanent des privilèges et des élections,
pour qu’il l’étudie et en fasse rapport. Puis, sans intervention du Président, on passait au
débat sur la motion, à laquelle on pouvait proposer des amendements, après quoi la Chambre se
prononçait [57] .
Elle prenait ensuite les mesures prévues dans la motion. Comme les questions de privilège étaient
entendues immédiatement, bon nombre de députés se prévalaient de cette procédure pour
fournir, en réalité, des explications personnelles. Les députés invoquaient l’atteinte
au privilège afin d’obtenir rapidement le droit de parole de la part du Président; ils en profitaient
alors pour formuler une plainte ou un grief [58] .
Ici encore, la présidence n’intervenait que très rarement [59] .
De 1913 à 1958, alors qu’on soulevait à tout propos la « question de privilège »,
ne fût-ce que pour signaler la présence d’un groupe scolaire à la tribune, féliciter
quelqu’un, présenter des doléances, évoquer diverses questions de procédure ou encore
« s’expliquer » [60] ,
le nombre de questions légitimes marqua un net recul [61] .
C’est à la suite de la publication de la quatrième édition du Précis de procédure
parlementaire de Beauchesne, en 1958, que la pratique moderne en matière de privilège commença
à s’implanter. Beauchesne y insérait un nouveau chapitre, inspiré de May, quatorzième
édition, publiée en 1946, sur la manière de soulever une question de privilège [62] .
Ce renvoi à la procédure britannique permit rapidement à la présidence, à partir de
l’époque du Président Michener, d’écarter les interventions par lesquelles les députés
invoquaient à tort et à travers le privilège. On proposait deux critères de base, à savoir
si la question paraissait fondée de prime abord et si elle avait été soulevée à la
première occasion possible. Il appartenait au Président de répondre aux deux questions avant la tenue
d’un débat [63].
Néanmoins, la Chambre adopta à l’occasion, sans que le Président ne se soit prononcé, des
motions sur des questions de privilège [64] .
Au cours des années suivantes, les Présidents successifs exercèrent un meilleur contrôle sur les
« questions de privilège » malgré l’obligation qui leur était faite, en
pratique, d’entendre les interventions, ne fût-ce que brièvement, avant de rendre une décision.
La plupart des refus tenaient au fait que les questions n’étaient pas jugées fondées de prime abord,
bien que le délai ait été invoqué dans divers cas [65] .
Le Président estimait parfois qu’il y avait bien matière à privilège justifiant la tenue
d’un débat, de sorte qu’une jurisprudence commença à se constituer. Par exemple, dans
une affaire survenue en 1959 (l’affaire Pallett), le Président décida qu’une proposition de motion
faisant allusion à la conduite d’un député ne constituait pas de prime abord une atteinte au
privilège et ne pouvait être étudiée en priorité car il ne s’agissait pas d’une
accusation précise contre ce député [66] ,
une décision qui a été fréquemment citée depuis [67] .
En 1964, le vice-président jugea que la question de privilège ne pouvait être soulevée lors
du débat sur la motion d’ajournement [68]
et, en 1975, la Chambre adopta un rapport recommandant que le privilège ne soit pas invoqué non plus au cours
de la Période des questions [69] .
On décida également que les périodes de mise aux voix ne se prêtaient pas à des questions
de privilège non liées aux travaux en cours à la Chambre [70] .
Enfin, en rejetant une question de privilège qu’elle ne trouvait pas fondée de prime abord, la présidence
a parfois conseillé à l’intéressé de recourir plutôt à la procédure
normale, qui est de présenter une motion de fond après en avoir donné avis, pour saisir la Chambre
de l’affaire en question [71] .
La question de privilège comporte par définition une proposition de fond qui, parce qu’elle concerne
les privilèges de la Chambre ou des députés, a priorité et n’est pas assujettie aux
préavis ordinaires.
Le privilège contesté devant les tribunaux
L’examen du contexte historique canadien permet de constater que les privilèges de la Chambre garantis par la
Constitution ont rarement été contestés. De fait, il n’y eut que deux poursuites importantes;
l’une ayant trait à la liberté d’expression à la Chambre et l’autre concernant le
droit d’une assemblée législative provinciale de contrôler ses délibérations.
Le litige touchant la liberté d’expression se produisit dans un contexte judiciaire plutôt
qu’à la Chambre des communes même. En 1971, dans l’affaire Roman Corporation Limited c.
Hudson’s Bay Oil and Gas Co., une action était intentée contre le premier ministre et le ministre
de l’Énergie, des Mines et des Ressources pour des déclarations faites à la Chambre. Dans son
jugement, la Cour suprême de l’Ontario indiqua n’avoir aucune compétence à
l’égard de déclarations faites au Parlement, en raison de l’article 9 du Bill of Right
anglais de 1689 [72] .
Toutefois, les Présidents ont toujours exhorté les députés à ne pas abuser du
privilège en raison des préjudices que leurs remarques peuvent causer vu leur large diffusion dans les
documents officiels de la Chambre et par la télédiffusion des délibérations [73] .
La seconde affaire portait sur le droit de l’Assemblée législative de la province de Nouvelle-Écosse
d’exclure des étrangers de ses délibérations en vertu de la Charte des droits et libertés
canadienne [74] .
Dans cette affaire, la Société Radio-Canada (SRC) soutenait que ses journalistes avaient le droit de filmer
les travaux de l’Assemblée avec leurs propres caméras. Elle s’adressa à la Cour suprême
de la Nouvelle-Écosse pour obtenir une ordonnance l’autorisant à filmer les délibérations
conformément à l’article 2b) de la Charte, qui garantit la liberté d’expression, dont la
liberté de la presse. La Division de première instance et la Cour d’appel tranchèrent toutes deux
en faveur de la SRC, et le Président de l’Assemblée législative fit appel de ces décisions
devant la Cour suprême du Canada [75].
La Cour suprême accueillit l’appel et cassa les décisions des tribunaux inférieurs; cet
arrêt confirmait que les chambres du Parlement et les assemblées législatives ont toute la latitude voulue
pour exercer un contrôle sur leurs délibérations, tout en réitérant l’indépendance
des différents organes du gouvernement [76] .
Examen des droits, immunités et privilèges
Il n’y eut que trois occasions où, par un ordre de renvoi, un comité se fit demander d’examiner les
droits, immunités et privilèges de la Chambre. La première de ces études eut lieu lors de la 30e
législature (1974-1979), lorsqu’on créa le Comité spécial sur les droits et
immunités des députés sous la présidence du Président James Jerome. Le Comité
présenta deux rapports, l’un sur le privilège, au cours de la première session [77] ,
et l’autre sur la convention relative aux affaires en instance sub judice, au cours de la seconde [78] .
Dans son rapport sur le privilège, le Comité spécial déclare que le privilège
parlementaire a pour objet « de permettre aux députés de la Chambre des communes de remplir sans
entraves indues leurs fonctions en tant que représentants des électeurs ». Reprenant la recommandation
faite en 1967 par le Comité britannique, il considère que le terme « privilège »
pourrait être mal interprété par le public et préfère utiliser l’expression
« droits et immunités ». Il souligne aussi que la question de privilège est une affaire
sérieuse lorsqu’elle est soulevée à propos, mais qu’elle est souvent invoquée sans
raison véritable. Il propose d’instituer un autre mécanisme pour permettre aux députés de
contester les rapports ou de rectifier des déclarations. Le Comité ajoute que lorsqu’un député
est mêlé à une question de privilège, il ne peut accorder toute son attention à ses fonctions
parlementaires tant que la chose n’est pas réglée. Il souhaite donc que ces questions soient
résolues le plus rapidement possible. Le Comité examine également la possibilité de définir
d’une façon précise les expressions « enceinte parlementaire » (en particulier
compte tenu du fait que les comités se réunissent parfois à l’extérieur d’Ottawa) et
« délibérations du Parlement ». Il propose en outre de se pencher sur la publication
prématurée des rapports confidentiels des comités parlementaires et sur la convention du sub judice.
Au cours de la première session, le Comité spécial n’alla pas plus loin dans l’étude
de ces questions. Au cours de la suivante, il concentra ses efforts sur la convention du sub judice [79].
Le second comité chargé de l’examen des droits, immunités et privilèges de la Chambre
fut le Comité permanent des élections, des privilèges, de la procédure et des affaires
émanant des députés. Le Comité examina la question au cours de la deuxième session
(1989-1991) de la 34e législature (1988-1993) [80] ,
mais il ne déposa aucun rapport sur le sujet à la Chambre [81] .
En décembre 1989, un troisième comité fut chargé d’examiner la Loi sur le Parlement
du Canada pour ce qui concerne les pouvoirs, devoirs et obligations des députés, et en ce qui touche
l’autorité, les responsabilités et la compétence du Bureau de régie interne [82] .
Ce Comité spécial concentra son attention sur les dispositions de la Loi et, plus particulièrement,
sur celles régissant l’utilisation des fonds publics sous l’autorité du Bureau de régie
interne, mais il examina également, entre autres questions, le rôle et les responsabilités des
députés ainsi que la nature des contrôles financiers et de la reddition des comptes [83] .
Dans son deuxième rapport, le Comité spécial dit accepter et appuyer le principe selon lequel les
députés ne sont pas au-dessus des lois. « Les lois doivent s’appliquer de manière
égale à tous. Les députés n’ont pas droit à un traitement particulier, mais ils
méritent d’avoir l’assurance que leurs droits ne seront pas compromis ou sacrifiés. Il doit
être admis que les députés et leurs activités seront soumis à un examen intensif de la
part de la population [84] . »
Le Comité spécial recommande que la Chambre réaffirme un certain nombre de principes qui s’appliquent
aux députés, entre autres « que chaque député jouit des droits et immunités
applicables à sa fonction de façon qu’il puisse exercer ses activités et ses fonctions en
toute indépendance, sans ingérence ou intimidation [85] ».
Dans son troisième rapport, qui porte sur l’exécution d’un mandat de perquisition dans
l’enceinte du Parlement, le Comité spécial recommande entre autres ce qui suit :
L’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 et l’article 4 de la Loi sur le Parlement du Canada
établissent les privilèges, immunités et pouvoirs de la Chambre des communes et de ses
députés. Ces privilèges visent à permettre aux députés de s’acquitter
de leurs fonctions et activités et de représenter les Canadiens. Il faut prendre en considération
et respecter ces privilèges, immunités et pouvoirs lors de l’exécution d’un mandat
de perquisition […] [86] .