Les limites intrinsèques du privilège
Les privilèges collectifs de la Chambre des communes et les privilèges individuels des députés sont limités.
Les tribunaux ont jusqu’à un certain point le pouvoir de délimiter les droits revendiqués par le Parlement, mais
certains Parlements ont codifié ces droits, immunités et privilèges. La présente section examinera le rôle que
jouent les tribunaux dans la délimitation du privilège parlementaire, les conséquences de la codification du privilège
et le lien entre le privilège et la Constitution.
L’impact des tribunaux sur le privilège
On affirme fréquemment que le Parlement est la plus haute cour du pays. C’est vrai, en ce sens que le Parlement est la haute cour
de l’opinion publique, celle où l’électorat exprime ses préoccupations par l’intermédiaire de ses
représentants élus. Il se trouve également qu’à l’époque médiévale, le Parlement
anglais avait un rôle judiciaire; il était alors perçu avant tout comme une cour de justice, la Haute Cour du Parlement, une
cour de dernière instance, où la juridiction suprême incombait à la Couronne et aux lords temporels [243] .
Ce rôle a pratiquement disparu depuis au Royaume-Uni [244] .
Le Parlement canadien, quant à lui, n’a jamais eu de rôle judiciaire [245] .
Les privilèges dont jouit le Parlement faisant partie du droit général et public du Canada, les tribunaux peuvent les
admettre d’office et les interpréter de la même manière qu’ils le font pour tout domaine du droit, comme
l’indique la Loi sur le Parlement du Canada :
Ces privilèges, immunités et pouvoirs sont partie intégrante du droit général et public du Canada et n’ont
pas à être démontrés, étant admis d’office devant les tribunaux et juges du Canada [246] .
Le privilège parlementaire possède une caractéristique unique, en ce sens que, contrairement à ce qu’on
pourrait croire, les droits et immunités revendiqués par les élus sont dans une large mesure soumis au contrôle
des tribunaux. Même si le Parlement prétend au contrôle exclusif de ses privilèges, cette prétention
n’a à peu près jamais été contestée, car les tribunaux comme les Parlements sont réticents
à trancher ce genre de question. Cependant, les fois où les privilèges du Parlement ont été contestés,
les tribunaux en ont parfois donné une définition plus restrictive, alors qu’à d’autres occasions, ils les
ont confirmés. Les tribunaux peuvent donc, dans une certaine mesure, circonscrire ou valider les privilèges du Parlement [247] .
Au Royaume-Uni, c’est, dans une certaine mesure, en se fondant sur l’analogie avec la pratique judiciaire qu’on a justifié
dans le passé les privilèges du Parlement [248] .
Un tribunal jouit des privilèges voulus pour être à même d’exercer efficacement ses pouvoirs. S’il est normal
de considérer que, dans une cour de justice, les témoins et les juges doivent pouvoir s’exprimer en toute liberté,
être protégés contre toute brutalité et être dégagés de toute tâche ou obligation conflictuelle,
le même principe devrait valoir pour « la Cour du Parlement, la première et la plus haute cour du royaume » [249] .
Le pouvoir quasi absolu du Parlement de réprimer l’outrage a une résonance et une origine judiciaires au Royaume-Uni, même
si, au vingtième siècle, le Parlement anglais n’est plus un tribunal [250] .
En Grande-Bretagne, quand la Chambre fait incarcérer ou, plus généralement, condamne un individu pour outrage sans préciser
les motifs qui sous-tendent sa condamnation, l’usage veut que les tribunaux n’enquêtent pas sur la nature de l’outrage [251] .
Toutefois, lorsque les faits sont exposés dans le mandat, les tribunaux ont le loisir d’enquêter sur les motifs de la condamnation
et, dans certains cas, de déclarer celle-ci injustifiée parce que arbitraire ou n’ayant aucun lien avec la violation d’un
privilège reconnu de la Chambre [252] .
La codification : Le cas Australien
Afin de dissiper quelque peu l’incertitude traditionnellement inhérente à l’exercice de leurs privilèges, certains
Parlements calqués sur le modèle de Westminster ont choisi de codifier leurs privilèges [253] .
En 1987, le Parlement australien a adopté une loi proclamant, clarifiant et modifiant considérablement son droit relatif au privilège
parlementaire [254] .
En partie par suite de cette loi, le Sénat australien a adopté une série de résolutions codifiant bon nombre
de ses usages en matière de privilège [255] .
Le Parlement australien, jugeant que les tribunaux restreignaient grandement sa liberté d’expression, a défini dans une loi les
mesures à prendre pour protéger ses délibérations. L’Australian Parliamentary Privileges Act de 1987
définit un certain nombre de concepts, dont celui d’outrage. On peut dire qu’en limitant le nombre d’actions qui peuvent
être considérées comme des outrages, cette loi ou bien limite la liberté d’action de l’une et l’autre
des deux chambres australiennes ou bien rend leurs actions sujettes à interprétation judiciaire. Par exemple, une personne punie pour
outrage au Parlement pourrait s’adresser au tribunal pour tenter de faire établir que la conduite pour laquelle elle a été
punie ne correspondait pas à la définition légale de l’outrage. C’est donc dire que le tribunal pourrait être
amené à annuler une peine imposée par une chambre pour outrage au Parlement [256] .
La définition légale que l’Australie a donnée au privilège a suscité un certain nombre d’inquiétudes.
On a dit craindre notamment que le droit d’une chambre d’expulser un député ou d’assurer la protection des témoins
comparaissant devant un comité ne soit contesté devant les tribunaux [257] ;
que la loi ne restreigne indûment le droit tant des demandeurs que des défendeurs de faire référence, dans un procès,
aux témoignages fournis devant les comités parlementaires; que l’interprétation des dispositions de la loi ne limite davantage
les pouvoirs et immunités du Parlement; que la confirmation légale de l’existence de privilèges parlementaires ne se traduise
par une remise en question du droit du public et des médias de formuler des commentaires sur ce qui se passe au Parlement [258] ;
et que si des problèmes majeurs se posaient, on ne puisse y remédier qu’en modifiant la codification par voie d’amendement
législatif [259] .
Les tribunaux ayant pour fonction d’examiner et d’appliquer les lois, et non d’enquêter sur le processus qui a mené à
leur adoption, il n’y a pas lieu de s’étonner que les tribunaux et le Parlement aient convenu de la nécessité
d’éviter les conflits d’interprétation concernant la portée du privilège parlementaire [260] .
La codification : L’expérience du Royaume-Uni
Contrairement au Parlement australien, le Parlement du Royaume-Uni n’a pas opté pour une codification législative du privilège,
quoiqu’il continue de revoir ses usages et de modifier sa façon d’aborder les questions de privilège. La portée et
l’application du privilège ont été examinées à fond en 1967-1968 par le Select Committee on Parliamentary
Privilege, réexaminées dans le troisième rapport du même Comité en 1976-1977 et revues par le Joint Committee
on Parliamentary Privilege en 1998-1999. Avant la création du Select Committee en 1967-1968, des inquiétudes avaient
été exprimées concernant le nombre d’occasions où des critiques avaient été soulevées à la
Chambre à propos d’atteintes aux privilèges ou d’outrages relatifs à des questions relativement futiles [261] .
Après avoir examiné tous les aspects du privilège de la Chambre, le Comité de 1967-1968 s’est opposé à toute
modification majeure de la loi sur le privilège, s’élevant spécialement contre la suggestion que la compétence en matière
de privilège soit transférée aux tribunaux par voie législative [262] .
Le Comité recommanda qu’on adopte une loi visant à élargir et à clarifier la portée du privilège [263]
et qu’on procède à un certain nombre de réformes importantes concernant la façon de prendre en considération les
plaintes relatives au privilège [264] .
Il modifia la procédure d’examen des privilèges et, dans une certaine mesure, codifia les procédures relatives aux questions de
privilège [265] .
D’autres réformes ont permis de faire mieux correspondre les règles officielles de la Chambre avec des usages remontant à
près de deux siècles [266] .
Le Comité de 1976-1977 réexamina les conclusions du précédent Comité et recommanda l’application de nombre de ses
recommandations [267] .
Dans sa note adressée au British Select Committee en 1976-1977, le Greffier de la Chambre a fait une mise en garde contre une codification trop
rigide des options de la Chambre concernant le traitement des questions de privilège. Il écrivait :
Ce serait tout d’abord une erreur, en ce sens que cela introduirait un élément de rigidité dans la façon dont la Chambre fait
respecter ses privilèges et punit les outrages. Il est juste de dire qu’une simple résolution de la Chambre établissant les sortes de
cas sur lesquels elle compte normalement intervenir ne risquerait pas de réduire ses privilèges ou pouvoirs. Mais des formules qui peuvent sembler
précises et sans faille au moment où elles sont rédigées peuvent fort bien se révéler par la suite déficientes
en raison de quelque échappatoire ou développement impossible à prévoir au départ. Il n’est certes pas souhaitable qu’on
en vienne à devoir demander à la Chambre de modifier à tout moment ses résolutions sur les privilèges [268] .
Dans la foulée du rapport de 1976-1977, l’attention que porte la Chambre à ce domaine semble s’être déplacée vers
la conduite des députés. On s’est mis à traiter les allégations d’inconduite de la part de députés de la
Chambre britannique en s’attachant au comportement des députés et aux règles qu’ils sont tenus de respecter, et non à
leurs privilèges. L’établissement d’un registre des intérêts des députés a institutionnalisé cette
approche, et cette évolution s’est poursuivie dans les années 1990 avec le dépôt du premier rapport du Committee of Privileges
en 1994-1995 ainsi qu’avec le rapport du Nolan Committee on Standards in Public Life qui mena à la création du Select Committee
on Standards in Public Life. Ce Comité formula, à propos de la conduite des députés, un certain nombre de recommandations qui
sont à l’origine de l’adoption d’un code de déontologie à l’intention des députés, de la transformation
du Committee of Privileges en Committee on Standards and Privileges et de la nomination d’un Parliamentary Commissioner for Standards [269] .
Au cours de la session de 1997-1998, le Parlement britannique créa unJoint Committee on Parliamentary Privilege et lui confia le vaste mandat de
revoir le privilège parlementaire et de formuler des recommandations à cet égard. Reconduit au cours de la session de 1998-1999 avec le
même mandat et la même composition, le Comité soumit son rapport aux deux chambres le 30 mars 1999 et formula toute une série de
recommandations appelant la codification législative de diverses questions relatives au privilège [270] .
Le Comité recommanda que les expressions « en dehors du Parlement » et « délibérations du Parlement »
soient définies dans la loi, que les membres des deux chambres soient visés par une future loi sur la corruption, que l’outrage au Parlement
fasse l’objet d’une codification législative, qu’on retire au Parlement le pouvoir de faire incarcérer des gens pour outrage,
qu’on transfère aux tribunaux le pouvoir pénal que peut exercer le Parlement à l’endroit de personnes qui ne sont pas
députés, et qu’on abolisse la dispense dont bénéficient les députés de comparaître comme témoins
devant les tribunaux ainsi que leur immunité d’arrestation dans des affaires civiles. Il recommanda également le remplacement de la
Parliamentary Papers Act de 1840 par une loi moderne et suggéra l’adoption d’une loi sur les privilèges parlementaires qui
tiendrait compte de tous les changements qu’il recommandait d’apporter dans ce domaine du droit et qui codifierait globalement le privilège
parlementaire.
Le privilège et la constitution [271]
L’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 stipule que le Parlement ne peut s’attribuer des privilèges plus étendus
que ceux dont jouissait à ce moment-là la Chambre des communes du Royaume-Uni. « Il est évident que les tribunaux ne sauraient
remettre en question la façon dont le Parlement a, par le passé, exercé ses privilèges, par exemple son pouvoir de réprimer
l’outrage. Mais il est depuis longtemps admis que les tribunaux peuvent attester que tel privilège exercé par le Parlement est reconnu en
droit. Les tribunaux pourraient donc, dans un cas approprié, examiner toute loi à la lumière de l’article 18 de la Loi
constitutionnelle de 1867 pour déterminer si le privilège que telle loi confère au Parlement canadien est de ceux que celui-ci est
habilité à s’attribuer. Une telle question pourrait être soulevée par procédure de renvoi ou par recours à
l’habeas corpus, ou encore par la voie d’une poursuite en dommages-intérêts au nom de présumées victimes
d’actes qu’aurait posés le Parlement dans l’exercice de ses prétendus privilèges [272] ».
L’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 « a donné lieu à une avalanche de litiges
constitutionnels, investi les tribunaux canadiens d’un rôle de surveillance accru à l’égard du gouvernement et modifié
en profondeur la forme et le fond du débat politique. Il était donc inévitable qu’un jour ou l’autre, les assemblé es
législatives et les chambres du Parlement aient à trouver des accommodements avec la Charte » [273] .
En tant qu’élément du droit public et général du Canada [274] ,
le privilège parlementaire, comme d’ailleurs toutes nos lois, est maintenant assujetti aux dispositions de la Charte [275] .
En 1993, la Cour suprême du Canada, dans le pourvoi New BrunswickBroadcasting Co c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée
législative), s’est penchée sur la question de savoir dans quelle mesure et comment la Charte s’appliquait aux
assemblées législatives provinciales et à leurs délibérations, et son arrêt a eu des conséquences directes sur les
pouvoirs, privilèges et immunités de la Chambre des communes [276] .
Maingot résume cette décision dans les termes suivants :
D’après la majorité des juges, en refusant aux caméras de télévision l’accès à la tribune de la
presse, l’Assemblée législative exerce son privilège constitutionnel inhérent d’exclure les étrangers de son
enceinte. Le fondement de ce privilège est le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, dans le contexte de la tradition et du principe
pragmatique de la nécessité : l’Assemblée doit posséder les pouvoirs constitutionnels nécessaires à son bon
fonctionnement.
Les juges formant la majorité affirment l’existence de deux catégories de privilèges : 1) le privilège constitutionnel
inhérent et 2) le privilège qui n’est pas constitutionnellement inhérent. Tant la Charte que les privilèges de la
première catégorie font partie de la Constitution; il s’ensuit que ces privilèges ne sont pas assujettis à un contrôle
judiciaire en vertu de la Charte puisqu’une partie de la Constitution ne peut en abroger une autre. Par conséquent, s’il est établi
que le privilège est constitutionnellement inhérent, comme dans l’affaire en question, l’exercice du privilège ne peut faire
l’objet d’un contrôle judiciaire. Dans le cas contraire, il est sujet à un tel contrôle [277] .
On est encore loin d’avoir établi clairement quand les tribunaux peuvent et devraient statuer sur des questions qui, selon la Constitution ou
la loi, relèvent de la compétence d’autres instances gouvernementales. « Il va sans dire que les actes de l’exécutif
comme du législatif peuvent faire l’objet d’un examen s’il est allégué que ces instances ont outrepassé leurs
compétences. Il est également manifeste que le droit administratif permet l’examen des décisions de l’exécutif au regard
d’une foule d’aspects d’ordre procédural; cependant, une décision de fond ne saurait faire l’objet d’un examen
lorsqu’il ne fait aucun doute qu’elle est du ressort exclusif de l’exécutif. Il est par contre plus difficile d’établir
dans quelle mesure les procédures internes du Parlement et l’exercice de ses privilèges historiques en ce qui concerne la détermination
de sa propre composition et la conduite de ses membres peuvent faire l’objet d’un examen judiciaire [278] ».