Privilège parlementaire / Droits de la Chambre

Outrage à la Chambre : gouvernement qui aurait délibérément induit la Chambre en erreur

Débats, p. 7649–7651

Contexte

Le 5 avril 2012, Bob Rae (Toronto-Centre) soulève une question de privilège au motif que le gouvernement induirait délibérément la Chambre en erreur au sujet du projet d’acquisition des avions de combat F-35 par le ministère de la Défense nationale. M. Rae fait remarquer le manque de correspondance entre les déclarations que le premier ministre et certains ministres ont faites à la Chambre sur l’acceptation des recommandations et des conclusions du rapport du vérificateur général, d’une part, et les opinions contraires attribuées à deux ministères dans le rapport lui-même, d’autre part. Peter Van Loan (leader du gouvernement à la Chambre des communes) explique que les réponses des ministères aux conclusions du vérificateur général sont celles des représentants de ces ministères, plutôt que celles du gouvernement lui-même, et que la position du gouvernement était d’accepter les recommandations du rapport. Après avoir entendu d’autres députés, le Président suppléant (Bruce Stanton) prend la question en délibéré[1]. D’autres interventions sont faites par le leader du gouvernement à la Chambre les 23 et 30 avril 2012 et par M. Rae le 26 avril 2012[2]. D’autres députés font des commentaires les 23 et 24 avril 2012[3].

Le 30 avril, le Président rappelle aux députés que lorsqu’il les autorise à faire de plus amples commentaires sur une question, c’est habituellement uniquement pour accommoder ceux qui étaient absents ou qui n’ont pas disposé de suffisamment de temps pour préparer leur intervention lorsque la question a été soulevée au départ[4].

Résolution

Le 7 mai 2012, le Président rend sa décision. Tout d’abord, il met de côté la question de la responsabilité ministérielle et de l’obligation de rendre des comptes, puisqu’elles sont d’ordre constitutionnel et ne font pas partie des sujets que le Président peut trancher. Il explique aussi qu’il n’incombe pas au Président de se prononcer sur la qualité ou l’exactitude des réponses à des questions, et que le Président doit se contenter de déterminer si les réponses des ministres empêchent, d’une façon ou d’une autre, les députés d’accomplir leurs fonctions parlementaires et si les déclarations étaient délibérément trompeuses. Le Président déclare qu’il ne peut conclure que les ministres savaient que l’information qu’ils donnaient à la Chambre était inexacte ou délibérément trompeuse. Par conséquent, il statue que la question de privilège n’est pas fondée de prime abord.

Décision de la présidence

Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée le 5 avril 2012 par le député de Toronto-Centre au sujet des déclarations faites par le premier ministre, le ministre de la Défense nationale, la ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux et le ministre associé de la Défense nationale concernant le projet d’acquisition des avions de combat F-35.

Je remercie l’honorable député d’avoir soulevé cette question, ainsi que l’honorable leader du gouvernement à la Chambre des communes, le leader de l’Opposition officielle à la Chambre des communes, ainsi que les députés de Richmond—Arthabaska, Scarborough—Guildwood, Malpeque et la députée de Saanich—Gulf Islands pour leurs commentaires.

Lorsqu’il a soulevé la question de privilège, le député de Toronto-Centre a soutenu que l’opinion exprimée par deux ministères dans le chapitre 2 du rapport du vérificateur général du Canada au Parlement pour le printemps 2012 ne concordait pas avec les déclarations faites à la Chambre par le premier ministre et certains ministres sur le même sujet, à savoir que le gouvernement acceptait l’ensemble des recommandations et des conclusions du rapport du vérificateur général. Le passage pertinent du rapport se lit comme suit :

[L]a Défense nationale et Travaux publics et Services gouvernementaux Canada ne sont pas d’accord avec les conclusions formulées aux paragraphes 2.80 et 2.81.

En se basant sur ces faits, le député de Toronto-Centre a affirmé que le premier ministre et les ministres de la Défense nationale et des Travaux publics et Services gouvernementaux, de même que le ministre associé de la Défense nationale, avaient présenté à la Chambre « deux versions complètement différentes et contradictoires de la réalité ». Soulignant l’obligation fondamentale qu’a le gouvernement de dire la vérité à la Chambre, le député a ajouté que le gouvernement semblait vouloir délibérément y semer la confusion.

En ce qui a trait aux prévisions des coûts liés à l’acquisition des avions de combat F-35, le député de Toronto-Centre a également fait valoir que le gouvernement, en acceptant bel et bien l’ensemble des conclusions et recommandations du vérificateur général, souscrivait par le fait même à l’affirmation du vérificateur général selon laquelle « Certains coûts n’ont pas été entièrement communiqués aux parlementaires », et donc, reconnaissait que le Parlement avait été induit en erreur. Le député a poursuivi en alléguant que les ministres étaient au courant des faits et que, par conséquent, ils savaient que ce qu’ils disaient à la Chambre n’était pas vrai. Le leader du gouvernement à la Chambre a répondu en expliquant que les réactions des ministères aux conclusions du vérificateur général étaient celles des fonctionnaires, et non du gouvernement lui-même. Il a déclaré : « la position du gouvernement à cet égard est différente de celle des fonctionnaires de ces ministères. »

Les accusations portées contre le premier ministre et les trois ministres sont graves. Elles renvoient à l’essence même du besoin de clarté dans le déroulement de nos délibérations et de la nécessité de veiller à ce que l’information fournie à la Chambre par le gouvernement n’ait pas pour effet de diminuer ou d’entraver la capacité des députés de s’acquitter de leur fonction de demander des comptes au gouvernement.

Plusieurs députés ont également soulevé la question de la responsabilité ministérielle et de l’obligation de rendre des comptes. Cependant, la présidence tient à écarter d’emblée cette question. Comme le savent les députés, il s’agit là de questions constitutionnelles qui ne relèvent pas de la procédure parlementaire, et qui débordent largement du cadre des questions que le Président peut être appelé à trancher.

Après examen des autres arguments invoqués, il semble qu’on demande ici à la présidence de déterminer si les propos tenus à la Chambre étaient véridiques. Cependant, je dois rappeler aux députés que, dans pareilles circonstances, le rôle de la présidence est clair et, en fait, très limité.

À la page 510 de La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition, on peut lire ce qui suit :

[Le Président] n’est toutefois pas responsable de la qualité ou du contenu des réponses. Dans la plupart des cas où on a invoqué le Règlement ou soulevé une question de privilège concernant une réponse à une question orale, le Président a statué qu’il y avait désaccord entre les députés sur les faits relatifs à la question. Ces différends constituent habituellement des divergences d’opinion plutôt qu’une violation des règles ou des privilèges des parlementaires.

Il existe également de nombreuses décisions pertinentes rendues par mon prédécesseur, le Président Milliken, dont je citerai certains extraits. Dans la première décision, qui est datée du 31 janvier 2008 et qu’on trouve aux pages 2434 et 2435 des Débats, il a déclaré :

Toutefois, comme je l’ai indiqué plus tôt et comme je l’ai déjà mentionné à diverses occasions à la Chambre, toute contestation de l’exactitude ou du caractère approprié d’une réponse d’un ministre à une question orale est une question de débat; ce n’est pas une question pour laquelle la présidence a le pouvoir de trancher. Il en va de même pour l’ampleur d’une réponse d’un ministre à une question posée à la Chambre : ce n’est pas à la présidence d’en décider.

Le 26 février 2004, il a encore une fois confirmé ce principe en déclarant, en page 1076 des Débats, et je cite :

Les députés savent qu’il n’est pas du ressort du Président de se prononcer sur les questions de fait. Il s’agit ici d’une question sur laquelle la Chambre peut former sa propre opinion lors d’un débat.

Le député de Toronto-Centre a lui-même reconnu cette convention parlementaire lorsqu’il a déclaré : « Bien qu’il ne revienne pas au Président de distinguer le vrai du faux […] ».

Quels sont donc les paramètres qui encadrent le rôle du Président face à de telles allégations?

Le Président Milliken en a fait le résumé de manière très succincte le 21 avril 2005, lorsqu’il a déclaré, à la page 5412 des Débats :

Dans le cas qui nous occupe, je dois décider si les réponses du ministre ont de quelque façon que ce soit empêché les députés d’exercer leurs fonctions parlementaires, et si les commentaires visaient à induire délibérément la Chambre en erreur.

Puis, le 31 janvier 2008, le Président Milliken a, encore une fois, eu l’occasion de faire la déclaration suivante figurant à la page 2435 des Débats :

Comme le savent les députés, avant de conclure à première vue à une atteinte au privilège dans des situations de ce type, la présidence doit être convaincue que des déclarations délibérément trompeuses ont été faites à la Chambre.

Il est maintenant usage admis à la Chambre que les trois éléments suivants doivent être prouvés pour pouvoir conclure qu’un député a commis un outrage en induisant sciemment la Chambre en erreur : premièrement, la déclaration était trompeuse; deuxièmement, l’auteur de la déclaration savait, au moment de faire la déclaration, que celle-ci était inexacte; troisièmement, le député avait l’intention d’induire la Chambre en erreur.

En gardant cette exigence rigoureuse à l’esprit, j’ai soigneusement passé en revue les interventions pertinentes ainsi que les propos tenus à la Chambre et les réponses données par le premier ministre et les divers ministres intéressés pendant la période des questions orales.

En ce qui concerne le premier argument avancé par le député de Toronto-Centre, la présidence n’est pas convaincue que le fait que des ministres aient déclaré qu’ils acceptent et approuvent les conclusions du vérificateur général — conclusions qui comprennent, notamment, une mention du vérificateur général indiquant que deux ministères ne partagent pas son avis — constitue en soi une preuve que ces ministres ont délibérément induit la Chambre en erreur avec l’intention d’empêcher les députés de s’acquitter de leurs fonctions.

Or en l’espèce, le leader du gouvernement à la Chambre a déclaré qu’à la lumière des conclusions du vérificateur général, le gouvernement a décidé de rejeter la position précédemment adoptée par les fonctionnaires et dont fait état le rapport. Comme je l’ai signalé plus tôt, le ministre a déclaré de façon très claire que « la position du gouvernement à cet égard est différente de celle des fonctionnaires de ces ministères ». En conséquence, pour ce qui est de ce volet de la question, la présidence ne peut conclure qu’il y a, de prime abord, matière à question de privilège.

Le député de Toronto-Centre a soutenu, comme deuxième argument, que parce que le gouvernement est d’accord avec le vérificateur général lorsque celui-ci affirme, et je cite : « Certains coûts n’ont pas été entièrement communiqués aux parlementaires », cela signifie qu’on a induit la Chambre en erreur. Le député a aussi soutenu, et je cite : « […] pendant longtemps, les membres du conseil exécutif savaient que ce qu’ils disaient à la Chambre des communes n’était pas vrai. »

Lorsqu’elle s’est penchée sur ce volet de la question, la présidence a dû se référer aux propos mêmes du vérificateur général, qui a déclaré de façon catégorique au paragraphe 2.80 de son rapport, et je cite : « Certains coûts n’ont pas été entièrement communiqués aux parlementaires. » Cependant, n’oublions pas l’exigence préliminaire très rigoureuse qui doit être satisfaite pour qu’il y ait, de prime abord, matière à question de privilège. Comme je l’ai dit plus tôt, il faut avoir clairement démontré que, lorsque le député a fait la déclaration controversée, il savait que celle-ci n’était pas exacte et qu’il avait l’intention d’induire la Chambre en erreur.

Il est pertinent de souligner, en lien avec ce qui vient d’être énoncé, que le vérificateur général a aussi indiqué ce qui suit dans le même paragraphe de son rapport. Je répéterai ici un passage que le député de Toronto-Centre a lui-même lu à la Chambre :

Par ailleurs, la Défense nationale n’a pas communiqué aux décideurs [c’est-à-dire aux ministres] tous les problèmes concernant le développement du F-35, et les risques qu’ils leur ont présentés ne reflétaient pas les problèmes que connaissait le programme JSF à ce moment-là. Les coûts du cycle de vie complet ont été sous-évalués dans les estimations fournies en vue d’aider le gouvernement à prendre la décision d’acheter le F-35 en 2010.

Le vérificateur général a fait état de ses inquiétudes en ce qui concerne l’information qui a été rendue disponible. D’après son rapport, des renseignements incomplets ont été fournis aux ministres et aux députés.

Sur cette question, j’aimerais me reporter à un cas en quelque sorte similaire survenu en 2004. Il était là aussi question de déclarations contenues dans un rapport de la vérificatrice générale indiquant que le Parlement avait été « mal informé » et « contourné ». À la page 1047 des Débats, le Président Milliken fait remarquer qu’aucune preuve n’avait été présentée qui démontrait que « les hauts fonctionnaires du ministère avaient l’intention délibérée de tromper leurs supérieurs et ainsi d’entraver les députés dans l’exercice de leurs fonctions ».

Non seulement le leader du gouvernement à la Chambre a affirmé que le gouvernement était d’accord avec le vérificateur général sur ce point, mais le ministre a même déclaré, et je le cite :

[…] le gouvernement, les ministres et le Cabinet ont le droit de pouvoir compter sur la fiabilité des conseils qui leur sont donnés. Dans le présent cas, le vérificateur général a formulé certaines conclusions, auxquelles nous adhérons.

En fin de compte, deux énoncés clairs s’offrent donc à l’attention de la présidence : le premier énoncé, contenu dans le rapport du vérificateur général, est que certains des coûts n’ont pas été entièrement communiqués aux ministres et aux députés; le deuxième énoncé est que le leader du gouvernement à la Chambre des communes a accepté les conclusions du vérificateur général.

À mon avis, en l’absence de preuve autre que ce qui a été présenté précédemment, la présidence ne peut conclure que les ministres savaient ou croyaient qu’ils ne disaient pas la vérité à la Chambre ou qu’ils avaient l’intention d’induire la Chambre en erreur. Autrement dit, les critères selon lesquels il faut démontrer que les ministres savaient que leurs déclarations à la Chambre étaient inexactes n’ont pas été satisfaits.

En conséquence, puisque je suis soumis aux paramètres très étroits applicables en l’espèce, et sans preuve que la Chambre a été délibérément induite en erreur, je ne puis conclure qu’il y a, de prime abord, matière à question de privilège.

Je signale toutefois à la Chambre que, dans le cadre de son mandat habituel, le Comité permanent des comptes publics est chargé d’examiner tous les rapports du vérificateur général et d’en faire rapport. La Chambre est au courant que le Comité a été saisi du rapport qui a donné lieu à la présente question de privilège et qu’il en effectue l’examen du rapport en ce moment.

Je rappelle à la Chambre que le fait que la présente question n’ait pas été ici jugée comme étant de prime abord matière à question de privilège, n’interfère en rien avec le droit des députés de soulever une nouvelle question de privilège si le Comité tire des conclusions qui jettent un éclairage nouveau sur cette question ou si d’autres informations pertinentes font surface.

Je remercie les députés de leur attention.

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[1] Débats, 5 avril 2012, p. 6956–6959.

[2] Débats, 23 avril 2012, p. 7024–7026, 26 avril 2012, p. 7226–7228, 30 avril 2012, p. 7342–7343.

[3] Débats, 23 avril 2012, p. 7026, 24 avril 2012, p. 7060–7063, 7102–7106.

[4] Débats, 30 avril 2012, p. 7343.