Le privilège parlementaire / Droits des députés

Entrave au travail des députés : présumée interception ou surveillance d’une conversation téléphonique entre l’adjoint d’un député et un détenu d’un pénitencier

Débats, p. 10887-10889

Contexte

Le 26 octobre 1987, M. John Nunziata (York-Sud—Weston) soulève une question de privilège relative à une présumée interception par le Service correctionnel du Canada d’une conversation téléphonique entre un employé de son bureau et un électeur qui était détenu au pénitencier de Joyceville. Après avoir fourni les détails de l’incident, M. Nunziata soutient que ses privilèges de député ont été violés parce qu’on l’a empêché de communiquer « librement » avec ses électeurs, et que ses privilèges de critique de l’opposition pour les questions relevant du solliciteur général ont aussi été violés parce qu’il estime qu’il devrait pouvoir s’entretenir en privé avec des détenus. Après avoir écouté le point de vue d’autres députés, le Président suspend l’étude de cette question jusqu’à ce que la Chambre puisse entendre le solliciteur général puisque c’est de lui que relève le Service correctionnel du Canada[1].

Le lendemain, le 27 octobre 1987, l’hon. James Kelleher (solliciteur général) prend la parole à la Chambre pour répondre à la question de privilège et fournir d’autres renseignements afin d’établir les faits. Le ministre signale qu’un avis clair figurait sur l’appareil téléphonique et dans la pièce qui ont été utilisés par le détenu de Joyceville pour s’entretenir avec l’adjoint de M. Nunziata. Le ministre indique que cet avis précise que toutes les activités, y compris les conversations et les communications téléphoniques dans ce secteur font l’objet d’une surveillance et peuvent être enregistrées. Il mentionne aussi qu’une surveillante du Service correctionnel était présente dans la pièce, comme c’est la pratique habituelle, et que celle-ci a entendu certains propos du détenu qu’elle a jugé bon de transmettre à ses supérieurs. Il souligne qu’on ne s’est servi en aucun moment d’une table d’écoute. En réponse à une question du Président, le ministre indique par la suite que le Service correctionnel respecte toujours le secret des communications entre les avocats et leurs clients et qu’il existe bien dans la prison une salle spéciale qui peut être utilisée par les détenus pour leurs conversations téléphoniques privées avec leurs avocats, mais que celle-ci n’a pas été offerte au détenu dans ce cas-là parce qu’il ne communiquait pas avec M. Nunziata à titre de client d’un avocat, mais plutôt à titre d’électeur d’un député. M. Nunziata prend de nouveau la parole et déclare que dans le domaine légal, des précédents appuient l’argument voulant que la protection des communications entre l’avocat et son client s’étend aussi au personnel de l’avocat et il en conclut que même s’il ne s’est pas entretenu personnellement avec le détenu, ses privilèges de député doivent aussi être étendus à tout le personnel de son bureau[2]. Le Président prend l’affaire en délibéré et rend sa décision le 17 novembre 1987, laquelle est reproduite intégralement ci-dessous.

Décision de la présidence

M. le Président : Je signale que je suis prêt à rendre ma décision au sujet de la question que le député de York-Sud—Weston a soulevé le lundi 26 octobre. Je tiens à remercier le député et le solliciteur général de m’avoir aidé à statuer sur cette question.

Les députés qui ont entendu les arguments savent que les faits sont les suivants. Le bureau du député de York-Sud—Weston a reçu un appel téléphonique d’une électrice dont le mari était alors détenu au pénitencier à sécurité moyenne de Joyceville. Elle a dit que son mari, chef du comité des détenus, désirait parler au député et à son adjoint, un certain M. Pratt. L’adjoint du député a communiqué avec le détenu et a ensuite fait rapport de cet entretien au député. M. Pratt a reçu de nouvelles instructions et communiqué de nouveau avec le détenu qui, selon le député de York-Sud—Weston, lui a alors fait part d’une liste de préoccupations concernant la situation à Joyceville.

L’honorable député a alors dit à la Chambre : « Par suite de cet entretien, le détenu a été transféré au pénitencier à sécurité maximum de Millhaven et placé en isolement. »

Le député de York-Sud—Weston n’a jamais rencontré le détenu ou ne lui a jamais parlé directement.

Le solliciteur général est d’accord avec les faits exposés par le député de York-Sud—Weston, mais il a ajouté que l’avertissement suivant était clairement affiché près du téléphone et dans la pièce utilisée par le détenu, à Joyceville :

Toutes les activités, y compris les conversations et les communications téléphoniques qui ont lieu dans ce secteur, font l’objet d’une surveillance et peuvent être enregistrées.

Le solliciteur général a également déclaré à la Chambre qu’un agent des Services correctionnels se trouvait dans la pièce avec le détenu. Après avoir entendu ce que le détenu a dit à M. Pratt, l’agent a fait rapport au directeur du pénitencier, qui a lui-même fait rapport à ses supérieurs. Par la suite, le détenu a été transféré au pénitencier de Millhaven.

Le grief formulé par l’honorable député de York-Sud—Weston a été appuyé avec compétence par les honorables députés de Glengarry—Prescott—Russell (M. Don Boudria), de Vancouver—Kingsway (M. Ian Waddell) ainsi que de Windsor-Ouest (l’hon. Herb Gray); le solliciteur général et le ministre d’État ont également apporté leur aide à la présidence. Je remercie tous les honorables députés pour leurs interventions fort utiles.

La demande de l’honorable député visant à faire décider qu’il s’agit à première vue d’un cas de violation de privilège soulève plusieurs points. Je les examinerai ici un à un.

Les députés ont sans doute entendu la définition du privilège parlementaire, mais il vaut la peine de la répéter. Nous pouvons lire la définition classique à la page 70 de la 20e édition de May. La cinquième édition de Beauchesne répète cette définition au commentaire 16, à la page 11 :

Le privilège parlementaire est la somme des privilèges particuliers à chaque Chambre, collectivement, parlant en tant que parties constitutives de la Haute Cour qu’est le Parlement, et faute desquels il serait impossible à celui-ci de s’acquitter de ses fonctions. Ces droits dépassent ceux dont sont investis d’autres organismes particuliers. On est donc fondé à affirmer que bien qu’il s’insère dans l’ensemble des lois, le privilège n’en constitue pas moins, en quelque sorte, une dérogation au droit commun.
On reconnaît le privilège à son caractère accessoire. Les privilèges du Parlement sont ceux qui sont absolument indispensables à l’exercice de ses pouvoirs. Ils sont départis aux députés en tant que tels : la Chambre serait en effet dans l’incapacité de s’acquitter de ses fonctions si elle ne pouvait librement disposer des services de tous ses membres. Mais ils sont également étendus à chacune des Chambres en vue de la protection de ses membres et de la proclamation de son autorité et de sa dignité propres.

Maingot donne d’autres définitions semblables dans [la première édition de] Le privilège parlementaire au Canada, [aux pages 14 et 15]. J’ajouterai que les Présidents de la Chambre des communes du Canada ont cité ces définitions à de nombreuses reprises.

Outre les définitions, il faut considérer le fait que la Chambre ne peut créer de nouveaux privilèges. Sur ce point, je renvoie les honorables députés à la page 75 de la 20e édition de l’ouvrage de May. On retrouve aussi des énoncés analogues dans tous les textes parlementaires faisant autorité. Le 29 avril 1971, le Président Lamoureux déclarait à cet égard :

Le privilège est la disposition qui distingue les députés d’autres citoyens, leur conférant des droits dont ne jouissent pas les autres. À mon avis, nous devrions exercer une grande prudence lorsque nous tendons, dans des circonstances données, à ajouter des privilèges à ceux qui sont reconnus depuis des années, des siècles peut-être, comme propres aux députés. À mon avis, le privilège parlementaire ne va pas beaucoup au-delà du droit de libre parole à la Chambre et du droit d’un député de s’acquitter de ses fonctions à la Chambre en tant que représentant aux Communes[3].

Le 20 février 1975, le Président Jerome a cité cette décision en déclarant « impossible, voire inutile de revenir sur ce raisonnement ». Il a ajouté ceci :

En étendant la définition du privilège [du Président Lamoureux] aux domaines innombrables auxquels un député peut être appelé à s’intéresser activement, et surtout au grand nombre de griefs auxquels il risque d’être exposé dans ce travail, et vu la définition même, on irait à l’encontre du concept fondamental du privilège[4].

La présidence n’a rien pu trouver dans ces diverses définitions et citations qui étende le privilège parlementaire aux actes d’un membre du personnel d’un honorable député de cette Chambre.

Ceci dit, je suis sûr que les honorables députés comprendront que cette affaire ne rentre pas dans le cadre du concept étroit du privilège parlementaire.

En fait, j’irais même jusqu’à dire que, sans la participation directe du député et de son adjoint, la question de privilège ne me paraît pas justifiée, à première vue. Permettez-moi de vous expliquer mon raisonnement en citant de nouveau le Président Jerome.

En 1975, en se prononçant au sujet d’un avertissement que le Conseil des ports nationaux aurait donné à son personnel pour l’empêcher de communiquer avec les députés, le Président Jerome a clairement déclaré ceci :

[…] la définition classique de la question de privilège ne s’applique pas lorsqu’un député constate, en exerçant ses fonctions à l’extérieur de la Chambre, que sa marge de manœuvre est limitée ou que l’on cherche à limiter son intervention et l’efficacité du travail qu’il accomplit non seulement pour le compte de ses électeurs, mais en tant que député fédéral.

Et voici ce qu’il a ajouté :

[…] je suis convaincu que la définition classique de la question de privilège ne s’applique pas étant donné que cela ne limite pas la liberté de parole du député à la Chambre. En fait, il conserve le droit incontestable de s’exprimer librement à la Chambre pour se plaindre et formuler ce grief[5].

Cette déclaration du Président Jerome est parfaitement claire.

Quant aux affirmations de plusieurs députés selon lesquelles un critique de l’opposition a certains privilèges spéciaux, même s’il est vrai qu’il a des responsabilités et des obligations supplémentaires, il n’a aucun privilège particulier. Nous faisons preuve de courtoisie envers les critiques pour les aider dans leurs fonctions, mais ils n’ont aucun privilège de plus que les autres députés.

Le 29 avril 1971, le Président Lamoureux a rendu une décision qui éclairera sans doute les députés à cet égard et je leur recommande de la lire.

Je tiens à dire que je suis conscient de l’importance de la question et de la gravité de la situation que le député de York-Sud—Weston a portées à notre attention. Néanmoins, dans les circonstances, cela ne peut pas être considéré comme une question de privilège.

Comme le député a eu l’occasion de soulever cette grave question à la Chambre, j’espère seulement que cela aura pu l’aider, ainsi que ses collègues, à trouver une solution satisfaisante. Je remercie le député d’avoir porté cette question à notre attention.

F0123-f

33-2

1987-11-17

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[1] Débats, 26 octobre 1987, p. 10385-10387.

[2] Débats, 27 octobre 1987, p. 10447-10449.

[3] Débats, 29 avril 1971, p. 5338.

[4] Débats, 20 février 1975, p. 3386.

[5] Débats, 26 février 1975, p. 3580. Les extraits cités dans la présente décision diffèrent du texte utilisé dans de 1975; en substance, le message est le même.