Recueil de décisions du Président John Fraser 1986 - 1994
Le privilège parlementaire / Droits des députés
Code sur les conflits d’intérêts : ministre offensé par une insinuation de conflit d’intérêts
Débats, p. 6375-6376
Contexte
Lors des Questions orales le 21 mai 1987, à une question posée à l’hon. Harvie Andre (ministre de la Consommation et des Corporations), M. Ian Waddell (Vancouver—Kingsway) mentionne qu’il a en main une lettre d’un vice-président de la société Amoco Canada servant à « recueillir des fonds pour le ministre et son association de comté ». Il demande ensuite : « Le ministre va-t-il s’engager à se dissocier de toute décision de son ministère ou du cabinet au sujet du projet de prise de contrôle de la société Dome Petroleum par Amoco? »
Immédiatement après la période des questions, le ministre soulève une question de privilège. Il soutient que M. Waddell a « laissé directement entendre » qu’il pourrait être ou qu’il est en conflit d’intérêts à l’égard de la prise de contrôle éventuelle de Dome par Amoco Canada parce qu’un membre de son association de comté est à l’emploi d’Amoco Canada. Le ministre rappelle qu’aucune accusation de conflit d’intérêts n’a été portée. Il maintient qu’en présence d’une insinuation de ce type, M. Waddell devrait reconnaître qu’il n’y a pas de conflit d’intérêts, ou porter des accusations de conflit d’intérêts et faire renvoyer la question au Comité permanent des élections, des privilèges et de la procédure.
M. Waddell soutient qu’il n’a pas accusé l’électeur du ministre de malversation pas plus qu’il n’a accusé le ministre d’être en conflit d’intérêts. Il a seulement demandé au ministre « s’il n’y avait pas l’apparence d’un conflit d’intérêts ». Il soutient que « le moment est mal choisi pour le ministre de compter parmi le personnel administratif de sa circonscription un collecteur de fonds qui occupe un poste élevé à Amoco Canada », le ministre pouvant avoir à traiter de cette question un jour au ministère ou au cabinet. D’autres députés interviennent également à ce sujet[1].
Président prend l’affaire en délibéré et rend sa décision le 26 mai 1987, laquelle est reproduite au complet ci-dessous.
Décision de la présidence
M. le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision au sujet de la question de privilège soulevée par le ministre de la Consommation et des Corporations le jeudi 21 mai.
J’ai étudié très attentivement la question de l’honorable député de Vancouver—Kingsway dont s’est plaint le ministre, ainsi que les échanges qui ont suivi la plainte du ministre. Je remercie tous les députés qui ont participé à la discussion parce qu’on a abordé des aspects qui vont plus loin que les limites étroites d’une question précise, aspects qui nous intéressent tous considérablement et que j’aborderai au cours de la présente décision.
Dans une décision précédente que j’ai rendue le 5 mai, j’ai mis en garde les députés contre l’utilisation abusive du privilège absolu qui nous est accordé en ce qui a trait à la liberté d’expression. J’ai déclaré alors :
Les questions concernant les lignes directrices sur les conflits d’intérêts sont tout à fait justifiées, bien entendu. Les députés ont le droit de fonder leurs questions sur les renseignements qu’ils ont réussi à obtenir et à vérifier[2].
La question du député de Vancouver—Kingsway était manifestement reliée à un conflit d’intérêts, même s’il a précisé au moyen d’une question supplémentaire qu’il ne visait pas le ministre. Par contre, au cours de cette question, il a nommé une personne qui s’occupait de recueillir des fonds pour l’association de comté du ministre. Ainsi, certains députés qui ont participé au débat ont dit craindre un abus possible de notre privilège absolu en ce qui a trait à la liberté d’expression, surtout lorsque des gens de l’extérieur sont nommés. En effet, d’une part, ces gens peuvent être calomniés en toute impunité, sans qu’ils n’aient aucun recours, et d’autre part, le seul fait de les nommer peut laisser entendre qu’ils ont commis des irrégularités.
Les médias s’empressent toujours de rapporter tout ce qui sent le scandale ou qui peut paraître louche, et on peut ainsi créer de fausses impressions, pas nécessairement de façon intentionnelle, en posant des questions comme celle que le député de Vancouver—Kingsway a adressée au ministre de la Consommation et des Corporations.
Je pense que je dois répéter ce que j’ai déjà déclaré, à savoir que le privilège absolu des députés est nécessaire à la liberté d’expression. Il est essentiel, car les députés doivent pouvoir s’exprimer sans aucune crainte. C’est là, bien entendu, la raison pour laquelle on nous a accordé ce privilège, comme en témoigne l’histoire. Cependant, nous vivons à une époque où tout ce qui se dit dans cette enceinte est répété dans tout le pays, et c’est pourquoi j’ai déjà signalé et je répète qu’il convient de se montrer prudent et de se rappeler qu’il ne faut pas abuser de ce grand privilège qui est le nôtre.
Lorsqu’il a formulé sa plainte, le ministre l’a fait non seulement en son nom personnel, mais également afin de défendre la personne nommée dans la question. Le secrétaire parlementaire du vice-premier (M. Doug Lewis) a parlé, quant à lui, de questions qui calomnient dans notre enceinte non seulement le ministre, mais également des personnes innocentes.
En tant que président du Comité permanent des élections, des privilèges et de la procédure, le député de Peace River (M. Albert Cooper) s’intéresse particulièrement à cet aspect fondamental de nos responsabilités et à ce titre, il s’est penché sur la question. En toute franchise, j’ai apprécié son exposé réfléchi du problème, et j’ai parfaitement compris qu’il se dise inquiet face, comme il l’a signalé, à une pratique de plus en plus répandue à la Chambre des communes qui consiste à nommer dans cette enceinte des gens qui ne sont pas députés et qui n’ont par conséquent ni la possibilité ni le droit de se défendre.
Je suis persuadé que tous les députés reconnaissent qu’il nous incombe de protéger les innocents, non seulement contre les calomnies pures et simples, mais également contre toute attaque directe ou indirecte.
Si la Chambre le permet, je voudrais maintenant me pencher sur la question des conflits d’intérêts et plus précisément sur les relations d’un député en particulier avec les personnes qui s’occupent activement de recueillir des fonds au nom de son association de comté. Ces observations, bien entendu, peuvent s’appliquer aux relations entre n’importe quel député et toute personne membre de son association de comté qui se charge de n’importe quelle activité tendant à le soutenir.
Le ministre de la Consommation et des Corporations a reconnu franchement que certains membres influents de son association de comté travaillaient pour des sociétés pétrolières. Il a poursuivi en ces termes :
Il doit y avoir au moins une centaine de députés à la Chambre qui ont des agriculteurs comme membres de leurs associations, mais cela ne les empêche pas de participer régulièrement aux débats sur l’agriculture et de voter sur des mesures agricoles. Il y a probablement au moins une trentaine de députés de l’opposition dont les associations incluent des chefs syndicaux, pourtant ils prennent part à presque tous les débats et les votes sur des questions ouvrières. Dans ces cas-là, je n’ai pas l’impression qu’il existe un conflit d’intérêts.
Voilà ce qu’a dit le ministre au cours du débat sur cette question.
Le député de Cape Breton—The Sydney (M. Russell MacLellan) a donné raison au ministre, en disant que des membres des sociétés pétrolières pouvaient fort bien militer au sein de son organisation. Le ministre d’État chargé de la Commission canadienne du blé (l’hon. Charles Mayer) a renchéri avec véhémence, il me semble, en affirmant que la direction de sa propre association de circonscription comprend plusieurs agriculteurs. Personne ne s’opposerait sûrement à ce que des médecins militent dans l’association de circonscription du ministre de la Santé nationale et du Bien-être social (l’hon. Jake Epp), à ce qu’il se trouve des avocats dans celle du ministre de la Justice et procureur général du Canada (l’hon. Ray Hnatyshyn) ou des femmes dans celle de la ministre d’État responsable de la Condition féminine (l’hon. Barbara McDougall). Ces exemples poussent peut-être le raisonnement jusqu’à l’absurde, mais ils sont significatifs.
Avant d’aborder la question de privilège même, j’ai cru important d’exprimer quelques idées plus générales sur les aspects qui s’y rattachent. Il est toujours utile d’établir des principes directeurs et j’estime que nous devrions, dans la mesure du possible, éviter de faire allusion par leur nom à des personnes incapables de se défendre dans quelque contexte que ce soit pouvant laisser entendre qu’il pourrait y avoir faute. J’estime en outre qu’en l’absence de preuves concrètes, nous devrions éviter toute allusion à un conflit d’intérêts possible simplement parce qu’un membre d’une association de comté se livre à une activité quelconque ou est membre d’une profession donnée.
J’en viens maintenant au grief du ministre de la Consommation et des Corporations. J’ai déjà signalé la légitimité des questions concernant les lignes directrices sur les conflits d’intérêts, voilà pourquoi je n’ai pas déclaré irrecevable celle du député de Vancouver—Kingsway. Toutefois, le ministre y a vu une preuve de calomnie à son égard et envers la personne que le député a nommée dans sa question. Or, le député de Vancouver—Kingsway affirme qu’il n’a pas voulu accuser de quoi que ce soit le ministre ni cette personne. Je dois tenir compte de la sincérité de ses protestations. De plus, la déclaration très ferme du ministre, et les propos tenus par d’autres députés au cours de la discussion me convainquent du fait que la réputation du ministre n’a pas été entachée et que, vraisemblablement, personne ne met en doute son intégrité.
Par conséquent, je ne saurai accorder préséance à cette affaire sur d’autres questions. Je rappelle cependant à nouveau à la Chambre que même si les questions concernant les lignes directrices sur les conflits d’intérêts sont légitimes, on doit les formuler avec une extrême prudence. J’exhorte les députés, notamment, à s’abstenir de nommer des personnes qui ne jouissent pas de l’immunité parlementa ire. Il se peut que, de temps à autre, des circonstances exceptionnelles exigent, au nom de l’intérêt national, de donner certains noms. Néanmoins, comme celles-ci sont rares, je suis sûr que personne ne voudra risquer le moindrement de causer du tort à un innocent.
Toutefois, j’ai quelque chose à ajouter. Je le répète, les affaires de cette nature posent des difficultés énormes à la présidence. Bien entendu, lorsque la question de privilège a trait à des questions que quelqu’un a jugées blessantes, la présidence doit essentiellement décider si les questions en cause ont empêché le ministre d’exercer convenablement ses fonctions de député de la Chambre. Voilà la question précise que je dois me poser et, dans le cas qui nous intéresse, je puis affirmer sans aucune hésitation que les questions et l’échange subséquent n’ont en rien entamé l’intégrité du ministre.
À mon avis, le ministre n’a subi aucun tort. Comme je l’ai dit, aucun ministre n’aurait pu répondre plus franchement aux insinuations que contenait supposément la question. La liberté de parole à la Chambre dépend du respect de l’ordre. Compte tenu des privilèges extraordinaires dont nous jouissons tous ici, il est extrêmement important que nous fassions preuve de bon sens.
J’ai autre chose à ajouter. J’ai dit l’autre jour que l’opposition avait le droit incontestable de poser des questions et de chercher à obtenir des renseignements et j’ai dit aussi que c’était incontestablement le devoir de l’opposition de le faire. Il me semble qu’aucune personne qui connaît l’histoire du parlementarisme ne contesterait cette affirmation. J’entends être très vigilant pour faire en sorte que ces droits et ces devoirs soient protégés comme il se doit à la Chambre. Toutefois, s’il arrive qu’un député soit convaincu qu’une révélation à la Chambre s’impose, alors je demanderais aux députés d’examiner soigneusement les faits. S’il n’est pas nécessaire d’en saisir la Chambre, alors il convient de porter une accusation selon la procédure prévue au Règlement.
Au nom de l’ordre, du bon sens et d’un respect d’autrui, j’invite tous les députés à traiter ces questions avec beaucoup de circonspection. Je remercie tous les députés de leurs interventions de l’autre jour, que j’ai trouvées fort utiles, je dois le dire.
F0128-f
33-2
1987-05-26
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