INDU Rapport du Comité
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LA CONCURRENCE ET LA POLITIQUE
DE CONCURRENCE EN CONTEXTE
Lobjectif de la politique et du droit de la concurrence [ ] est de protéger la concurrence et lefficience économique, et non pas les concurrents eux-mêmes. Il sagit de protéger lefficience du système, et non pas lexistence ou la rentabilité, de telle ou telle entreprise. [Roger Ware, 52:9:45]
La Loi sur la concurrence est essentiellement un dispositif de secours. Si le marché fonctionne bien, le commissaire na pas à intervenir. Or, le fait est que le marché ne fonctionne pas parfaitement sans aide et que certains concurrents essaient de fixer les prix. Il y a des concurrents qui exercent leur pouvoir de marché dune façon inacceptable pour la société. Nous devons tout simplement leur taper sur les doigts et dire : « Non ». [William Stanbury, 47:16:05]
En tant que loi dapplication générale, cest un instrument très grossier. [Lawson Hunter, 46:9:25]
La conjoncture économique actuelle et la politique de concurrence
À laube du troisième millénaire, les deux grands moteurs de lévolution économique mondiale sont la mondialisation et linnovation. Le terme « mondialisation » sentend de lintégration et de linterdépendance économiques et politiques que connaissent les pays en raison des échanges commerciaux, des investissements, des mouvements de personnes et de la diffusion des connaissances. Les entreprises multinationales sont au centre de ce processus. Ces sociétés apparemment sans nationalité et sans frontières, stimulées par les avancées récentes des technologies du transport et des communications, commencent à confier la fabrication et lassemblage de certaines composantes périphériques de leurs produits à des filiales et à des partenaires stratégiques au-delà des frontières nationales, profitant ainsi du nouveau climat déchange qui inonde la planète. Les secteurs commerciaux de la plupart des pays industrialisés ont ainsi donné une dimension internationale à leurs activités, doù le réseau complexe de liens actuellement en place dans le monde.
Léconomie du savoir en est à ses débuts, il est vrai, mais elle avance à grands pas, aiguillonnée par linnovation qui transforme les produits, les technologies et les modalités dorganisation. Nous en voyons des preuves concrètes autour de nous : la durée de vie des produits diminue sans cesse; les nouvelles technologies largement assistées par ordinateur, rendues possibles grâce aux microprocesseurs numériques, prolifèrent aussi bien dans les grandes usines quau magasin du coin; et les techniques de production allégées, qui favorisent la spécialisation des entreprises dans leurs compétences principales, auxquelles est associée une impartition auprès dalliés stratégiques, sont en train de réorganiser le marché.
Les interventions des pouvoirs publics face à cette évolution (mesures de libéralisation des échanges, déréglementation et privatisation des services publics) ont rendu léconomie canadienne plus concurrentielle. Par exemple, lAccord de libre-échange Canada-États-Unis (ALE) a entraîné une amélioration considérable de la productivité et de la compétitivité de notre secteur manufacturier au cours de la dernière décennie, en forçant lindustrie à simplifier ses installations et ses activités et à tirer un meilleur parti des économies déchelle. Les innovations dans les télécommunications ainsi que dans les systèmes technologiques et énergétiques ont éliminé toute idée générale de « monopole naturel » et entraîné une déréglementation et une concurrence ouverte là où, autrefois, seuls les pouvoirs publics ou les monopoles privés réglementés dominaient le paysage commercial.
Ces nouveaux modèles fonctionnels exercent des pressions sur le secteur des affaires, et lon voit apparaître des tensions et des points de fracture dans la politique de concurrence. Par exemple, des échanges transfrontières accrus entraînent parfois des pratiques anticoncurrentielles de portée internationale. Il faut donc que les autorités chargées de la concurrence coopèrent davantage les unes avec les autres :
La coopération internationale est ma priorité absolue. Nous vivons de toute évidence dans un marché nord-américain intégré, qui se mondialisera probablement de plus en plus. Nous ne pouvons pas appliquer la Loi sur la concurrence correctement sans bénéficier de la coopération internationale, celle des États-Unis dabord, mais aussi celle des autres pays. Notre coopération avec eux est excellente au chapitre des affaires criminelles. Nous appliquons la Loi sur lentraide juridique en matière criminelle et menons régulièrement des enquêtes conjointes. Nous échangeons des données et avons obtenu de bons résultats contre certains cartels internationaux. Nous navons pas le même genre déchange en matière civile, car la loi américaine ne le permet pas, sauf lorsque la loi canadienne renferme des dispositions de réciprocité. [Konrad von Finckenstein, commissaire à la concurrence, Bureau de la concurrence, 43:10:25]
Toutefois, ce ne sera pas une tâche facile. Dans les affaires civiles, les enjeux de confidentialité sont beaucoup plus importants :
Les considérations à prendre en compte dans des affaires pénales ne sont pas les mêmes que dans les affaires relevant du droit civil, du droit administratif ou du droit de la concurrence. Dans les affaires pénales, on examine généralement ce qui sest passé un an avant, ou même, lorsquil sagit de gros cartels, ce qui sest passé 10 ou 15 ans avant. Souvent, il sagit dinformations qui ne sont pas particulièrement délicates du point de vue de la concurrence. Cela peut arriver, mais pas toujours. On reconstitue le passé, alors que dans les affaires civiles, les cas dabus de position dominante, les fusionnements en particulier, on parle de lavenir, et les informations dont le Bureau a besoin pour enquêter sur ces affaires et évaluer correctement les dossiers sont des informations courantes, qui touchent lactualité des entreprises : leurs plans dentreprise, leurs capacités, leurs programmes de R-D et lélaboration de leurs produits. Ce sont des informations beaucoup plus délicates que les données concernant leur part de marché et leur production en 1983. [Milos Barutciski, Davies, Ward & Beck, 50:9:45]
La plupart des différends de nature civile, au Canada du moins, sont résolus rapidement et efficacement grâce à la « négociation informée », ingrédient vital pour que le processus soit fructueux et productif. Les sociétés doivent être certaines de pouvoir confier les faits au Bureau de la concurrence en toute confiance, étant entendu que ces renseignements ne seront pas révélés à leur détriment dans un contexte parfaitement légitime. Les choses se compliquent lorsquil faut traiter avec lautorité chargée de la concurrence dans un pays étranger :
Vous jugerez donc peut-être bon dinclure dans le texte du projet de loi une mention stipulant que, si nous coopérons avec un autre pays, il doit sagir dun pays dont le droit de la concurrence correspond à peu près à ce que nous appelons « droit de la concurrence », et non pas à quelque chose de complètement différent ¾ une politique de promotion de lindustrie nationale sous couvert de droit de la concurrence. Parmi les 80 et quelques lois sur la concurrence en vigueur dans le monde, je pourrais vous en citer plusieurs qui constituent surtout des moyens de favoriser une politique industrielle et de privilégier des industries nationales en les avantageant au détriment des concurrents étrangers, plutôt que de véritables lois sur la concurrence destinées à garantir une concurrence authentique. [Milos Barutciski, 50:9:45]
Une économie qui a la connaissance pour fondement et linnovation pour moteur est une économie dynamique, caractérisée par la multitude de ses nouveaux produits, moyens technologiques et procédés de production, voire par de nouvelles industries. Les obstacles à laccès qui protégeaient les industries plus anciennes peuvent être abaissés, et la concurrence peut parfois sépanouir là où elle navait jamais existé auparavant. La position dominante sur un marché semble également être de plus courte durée que jamais. Toutefois, dans tous les secteurs, le changement technologique fait apparemment baisser les coûts de production. Il en résulte que la structure des coûts affiche souvent des rendements déchelle croissants plus importants (une structure de coût qui tend vers des coûts à lunité déclinants ou vers des coûts marginaux nuls à mesure que la production augmente). Les allégations de pratiques abusives risquent daugmenter dans ce nouveau contexte, et les dispositions de la Loi sur la concurrence feront lobjet de pressions et dexamens plus nombreux. Des témoins ont rappelé au Comité les avantages qui découlent de linnovation organisationnelle et de lapplication du critère approprié en matière de concurrence :
Nous avons tendance à oublier linnovation organisationnelle, qui est pourtant très importante. Nous pensons à linnovation en termes de produits ou de procédés nouveaux, mais parfois cest la forme dorganisation qui est de type nouveau. Au bout du compte, il faut se demander si le consommateur va en profiter. Sil est lésé parce que la chaîne dépicerie jouissant dune position dominante force la main des fournisseurs et leur dit de napprovisionner personne dautre, nous nous devons dintervenir, car il faut que les règles du jeu soient les mêmes pour tous et que lépicier indépendant puisse exercer sa concurrence. Toutefois, lorsque les règles du jeu sont les mêmes et quune forme dorganisation perd du terrain Il ne reste pas beaucoup de forgerons, et je ne pense pas quil soit dans notre intérêt de les protéger. [Lawson Hunter, Blake, Cassels & Graydon, 46:10:15]
Les produits nouveaux font souvent lobjet dun droit de propriété intellectuelle. Il y a là une interface qui mérite dêtre examinée de plus près :
[ L]es droits sur la propriété intellectuelle deviennent de plus en plus importants. Par définition, ils limitent lutilisation dun bien. Nous avons évoqué dans les lignes directrices la façon dont interagissent le régime de la propriété intellectuelle et le régime de la concurrence, parce quil [ ] semble que cest là un problème qui va se présenter de plus en plus souvent. [Konrad von Finckenstein, 43:10:25]
Les interfaces entre les politiques sur la propriété intellectuelle et sur la concurrence sont complexes aussi bien dans la théorie que dans la pratique; toutefois, il importe de distinguer nettement les comportements qui favorisent la concurrence de ceux qui la gênent.
Les lois en matière de propriété intellectuelle ont dans lensemble deux raisons dêtre. Dabord, elles vous confèrent un droit de propriété sur vos idées, pour que vous puissiez les commercialiser et les financer. Comme cest vous qui avez fait le travail intellectuel, cest vous qui devez pouvoir en profiter. Cest là essentiellement le principe. Ce droit de propriété vous est conféré pour une durée limitée, après quoi votre idée tombe dans le domaine public. La période de protection varie selon le bien intellectuel dont il est question. Toutefois, disposer de ce qui constitue essentiellement un monopole dune durée limitée ne vous donne pas le droit den abuser. [ ] La première chose que nous examinons, cest la façon dont vous commercialisez votre idée, la façon dont vous consentez des permis dutilisation (chose que vous pouvez faire). Nous veillons à ce que vous ne cédiez pas vos permis dune manière qui équivaudrait à vous imposer sur dautres marchés et à profiter dun avantage déloyal nayant rien à voir avec votre invention. Comme vous êtes le propriétaire de cette invention et que les gens veulent lutiliser, ils sont disposés à en payer le prix. Voilà pour ce qui touche à la question du levier inéquitable. Dautre part, dans quelques rares cas nous estimons que, parce que votre invention est la clé dun marché plus important et que vous refusez de la partager avec qui que ce soit, vous entravez le développement général. En réalité, vous avez causé des ravages dans léconomie canadienne. Essentiellement, vous avez abusé de votre pouvoir. Il est normal que vous profitiez de votre invention et ainsi de suite, mais il faut le faire de manière équitable. [Konrad von Finckenstein, 43:10:55]
Les progrès économiques entraînent également de nouveaux défis pour lautorité chargée de la concurrence. Par exemple, il faudrait que nous remettions en cause lhorizon de deux ans que se donne le Bureau de la concurrence dans lexamen des fusionnements et dautres questions :
Je suis préoccupé par le fait que le droit actuel naccorde pas suffisamment dimportance à linnovation. De concert avec le Bureau, nous devons donner, soit dans la loi, soit dans les règlements, davantage dimportance à linnovation au sein des marchés, et cela est souvent un facteur dans la question de savoir combien de temps allouer aux changements susceptibles de se produire sur le marché. Pour le Bureau, cest généralement deux ans. Dans certains secteurs, selon moi, il se peut que ce soit trop long. Dans dautres, ce pourrait bien être très suffisant. Toutefois, je ne suis pas sûr que linnovation soit bien prise en compte dans la loi pour linstant. [Lawson Hunter, 46:9:30]
Toutefois, il importe de nuancer :
Cest lune des difficultés inhérentes à lanalyse des fusionnements, contrairement à certaines pratiques abusives pour lesquelles il existe un historique ou des faits tangibles auxquels on peut se reporter. Avec le fusionnement, on essaie de prédire ce qui va se produire par suite du changement dans la structure du marché. Cela peut être très difficile. Je peux comprendre que le Bureau ne veuille pas se prononcer sur un avenir trop lointain, mais, dans certains cas, cela peut faire pencher la balance des préoccupations dun côté plutôt que de lautre. Toutes sortes dévolutions de la concurrence sont susceptibles de se produire dans deux ans et demi, ou encore dans trois ou quatre ans. Mais on ne tient pas compte de ces possibilités, ce qui nest probablement pas très sage. [Donald McFetridge, Université Carleton, 44:10:10]
De plus, compte tenu de leffet révolutionnaire des microprocesseurs et des technologies de linformation sur léconomie actuelle, lexistence de nombreux réseaux dutilisateurs exige que lon sentende sur des normes; toutefois, une économie fondée sur les réseaux pose sa propre série de problèmes pour la concurrence et pour lautorité chargée de la concurrence :
La nouvelle économie comporte plusieurs caractéristiques fort préoccupantes. En fait, cest une économie de réseaux. Et celui qui contrôle un réseau peut abuser de sa position dominante. Ou bien il y a plusieurs réseaux, etc. La nouvelle économie crée énormément dinterrelations et dinterdépendances, et on peut se demander comment assurer la concurrence dans ce contexte. [Konrad von Finckenstein, 43:10:25]
La tâche est gigantesque.
Interaction entre la concurrence et la politique de concurrence
Linteraction entre la concurrence, dune part, et la politique et le droit de la concurrence, dautre part, est une question intéressante. Dentrée de jeu, les témoins ont affirmé que « la concurrence nest quun moyen pour parvenir à une fin. Si la concurrence existe, cest pour offrir aux gens les meilleurs produits aux meilleurs prix » [Donald McFetridge, 44:10:25]. Par conséquent « la meilleure protection quon puisse offrir aux consommateurs, cest un marché libre et ouvert, où il y a le moins dobstacles possible à la pénétration de nouveaux concurrents, quimporte le type dobstacles ». [Donald McFetridge, 44:10:25]. Toutefois, une concurrence sans entraves nest pas suffisante. Il faut instaurer une politique complémentaire là où, en raison des obstacles technologiques ou réglementaires, la concurrence narrive pas à sépanouir automatiquement et immédiatement.
Sil est vrai que la concurrence et la politique de concurrence sont complémentaires, elles ne sont pas des substituts parfaits lorsque surviennent les obstacles réglementaires :
Je pense [quelles] se complètent, et cest ainsi que nous devrions les envisager. [Elles] vont de pair. Vous avez tout à fait raison. Si le Canada avait une politique différente en matière de cabotage ou si nous navions pas les mêmes restrictions interprovinciales sur les quotas de lait de transformation, il serait plus facile de composer avec des fusionnements dans lindustrie laitière ou lindustrie du transport aérien. Cependant, ces politiques ne remplacent pas toujours complètement la Loi sur la concurrence. [Margaret Sanderson, Charles River Associates Canada Limited, 48:11:05]
De fait, certaines politiques gouvernementales, que ce soit délibérément ou par inadvertance, restreignent la concurrence, et dans de telles situations :
Il y a de nombreuses façons de favoriser une plus grande concurrence. [ ] Souvent le gouvernement adopte plusieurs restrictions réglementaires pour des motifs différents. Lun des résultats, quil soit délibéré ou non, est de restreindre la concurrence. Cela dit, il nen reste pas moins que nous avons besoin dune bonne loi solide sur la concurrence, une loi qui puisse être le cadre légal en vertu duquel doit fonctionner lentreprise. [Margaret Sanderson, 48:11:05]
Quant à la politique de concurrence, elle peut au mieux jouer le rôle dun correctif partiel, par exemple :
Si on limite les échanges interprovinciaux, on cause des problèmes en aval, au niveau de la transformation. On peut ouvrir la porte à un monopole, non pas faute de concurrents éventuels [ ] mais parce quun règlement leur interdit de se livrer concurrence. [ ] Une réglementation qui empêche un concurrent daccéder à un marché, que ce marché soit provincial ou national, est contraire à lesprit de concurrence, et les lois et les politiques adoptées en matière de concurrence ne peuvent parfois pas faire grand-chose pour corriger cela. [ ] La politique de concurrence peut nêtre quune façade et ne pas pouvoir corriger la réduction de la concurrence qui a été prévue pour dautres raisons. [Donald McFetridge, 44:10:15]
Dans un tel cas, « la Loi sur la concurrence ne suffit pas à elle seule à assurer la vitalité de la concurrence. [ ] À loccasion, la Loi sur la concurrence peut servir à compenser certains des effets négatifs de ce genre de restrictions. Toutefois, ce qui arrive plus fréquemment, cest quelle ny parvient pas. En effet, lorsque lon tente de dénaturer la Loi sur la concurrence pour quelle tienne compte de règlements anticoncurrentiels, cela a plus souvent quautrement pour effet de corrompre la première. De mauvais règlements sur la concurrence entraînent une mauvaise loi sur la concurrence » [Donald McFetridge, 44:9:05].
Cette interdépendance joue également dans lautre sens, lorsque les gouvernements adoptent des politiques qui, délibérément ou par ricochet, favorisent la concurrence. Par exemple, la libéralisation des échanges réalisée grâce à lALE, lequel a été suivi de lAccord de libre-échange nord-américain (ALENA), a eu des effets bénéfiques non seulement en matière de commerce, mais également en matière de concurrence.
Dispositions conflictuelles et dispositions complémentaires de la Loi sur la concurrence
Lobjectif ultime de la Loi sur la concurrence est de protéger et de favoriser le processus concurrentiel et non pas, comme lont souligné les témoins à maintes reprises, de protéger les concurrents, individuellement ou en groupe :
Protéger la concurrence, ce nest pas la même chose que de protéger les concurrents pris individuellement. [ ] Une loi sur la concurrence ne doit pas servir à protéger les concurrents pris individuellement ou à donner quelque avantage à lun, à lautre ou à une catégorie dentre eux, et la Loi sur la concurrence ne doit pas non plus servir des objectifs politiques ou sociaux. Néanmoins, si on permet la libre concurrence, il est probable que les résultats correspondront justement à ce que souhaitaient les gouvernements, à savoir une meilleure efficience et de meilleures perspectives économiques. Lhistoire le prouve. [Donald McFetridge, 44:9:05]
Compte tenu de cette contrainte, tout cadre de concurrence, pour bien servir le consommateur sur le plan de son bien-être et de sa situation économique, doit impliquer une analyse économique aussi à jour que possible. Il reste néanmoins une marge de manuvre considérable en ce qui concerne le cadre, aucune solution choisie à cet égard ne pouvant être qualifiée didéale. Lensemble des dispositions contenues dans telle ou telle loi sur la concurrence offre généralement un reflet de la culture, des habitudes commerciales, des antécédents juridiques, des philosophies politiques, ainsi que des caractéristiques géographiques et démographiques du pays.
Par exemple, lAgence antitrust des États-Unis, la Federal Trade Commission, est habilitée à attaquer les fusionnements à des niveaux beaucoup plus faibles de concentration industrielle que le Bureau canadien de la concurrence. Pourquoi? Parce que léconomie américaine étant beaucoup plus importante, les entreprises courent des risques moindres de ne pas réaliser déconomies déchelle et dautres types déconomies liées à la taille et à la portée de leurs activités. Qui plus est, la législation canadienne en matière de concurrence nous distingue des autres pays du fait quelle prend probablement mieux en compte lefficience du fusionnement envisagé. En effet, les dispositions législatives canadiennes exigent expressément que lexamen fasse la comparaison entre le risque que le fusionnement « empêche ou diminue la concurrence » et les éventuels « gains en efficience », le projet devant être jugé acceptable ou non, selon que lun ou lautre des deux effets savère le plus probable. Cette disposition est beaucoup plus généreuse que la disposition correspondante aux États-Unis, où les gains defficience découlant du fusionnement doivent être assez grands pour nentraîner aucune hausse de prix.
Sil est vrai que léconomie canadienne, beaucoup plus petite, dicte un cadre dapplication moins sévère que celui qui existe aux États-Unis, cela ne signifie toutefois pas que la politique de concurrence du Canada suppose moins de vigilance que celle des États-Unis. Les points faibles du processus dexamen des fusionnements peuvent être compensés ailleurs, par exemple, en mettant en place des interdictions plus strictes en ce qui concerne les pratiques abusives comme la fixation des prix, la restriction du marché ou labus de position dominante. Bien entendu, il importe de soupeser soigneusement les facteurs.
Dailleurs, léquilibre voulu peut savérer fort subtil. Citons en exemple une situation récente où cette subtilité à létape de lapplication na pas cessé de préoccuper le public pendant près dune décennie.
On na pas prêté un intérêt suffisant à cette question lorsque lindustrie du raffinage pétrolier sest regroupée. [ ] Le Bureau a autorisé les fusions, et cest de là que viennent, à mon avis, les problèmes actuels dans ce secteur. Lapprovisionnement nétait tout simplement pas suffisant. On sest dit quil viendrait de lautre côté de la frontière, mais en fait cela navait guère de chances de se produire. Il est donc nécessaire de prévoir lavenir. En effet, selon moi, le problème a peut-être été aggravé par certaines décisions passées. [Lawson Hunter, 46:10:00]
Si cette opinion est juste, cela signifie que la structure organisationnelle de lindustrie pétrolière en aval présente un problème de concurrence, un problème que les dispositions concernant la fixation abusive des prix ne peut pratiquement pas résoudre :
Il se trouve que ce produit est très homogène. Il ny a pas de différence entre lessence dEsso et celle de Shell. Cest purement une question de prix. Il nexiste aucune différence, quelle quelle soit, entre les produits. Ce nest donc quune affaire de prix, et le prix monte. Par ailleurs, cette industrie affiche ses prix ouvertement. Linformation qui circule dans lindustrie est à la portée de tout le monde. Les compagnies nont donc aucun problème à agir à lunisson, et cest ce quelles font. Cest du parallélisme conscient. Les marges des détaillants sont relativement modestes. Si une occasion de hausser le prix et daccroître sa marge se présente à quelquun et quil la saisit, tout le monde suit. Les consommateurs observent ce qui se passe et se disent quil doit y avoir collusion. Jusqu'à présent, nous nen avons découvert aucune. [ ] Malgré une longue enquête, des millions de dollars dépensés pour consulter des milliers de documents, assermenter des gens, rechercher et saisir des documents, etc. [Konrad von Finckenstein, 43:10:00]
Le Comité nest pas en mesure de valider cette hypothèse, mais le simple fait quelle soit possible confirme quil importe détablir le cadre de concurrence qui convient; un cadre qui soit adapté aux circonstances économiques particulières du Canada.
La législation, les lignes directrices et leur application
Le Comité estime que sa principale mission, en plus détudier les dispositions de la Loi sur la concurrence cest de se demander si la politique canadienne de concurrence tient compte dune analyse moderne de léconomie, si elle est claire et transparente pour la communauté des gens daffaires et si elle est bien appliquée. Pour la plupart des témoins, la Loi sur la concurrence est une bonne loi. Voici un avis représentatif : « Je considère que de manière générale il sagit dune loi bien structurée, moderne et dont nous pouvons être fiers. Elle est le reflet dune pensée économique moderne et elle impose une réglementation économique » [Tom Ross, Université de la Colombie-Britannique, 46:9:15]. Pourtant, tous ceux qui louent la Loi sur la concurrence comme étant un exemple de réglementation économique moderne y voient aussi des lacunes. Citons, à titre dexemple, les commentaires suivants sur lanalyse économique de lexamen des fusionnements (aspect de la Loi qui, selon la plupart des intervenants, est celui qui demande le moins grand nombre de changements), et sur son interprétation à la fois par le Bureau et par le Tribunal :
Je crois que le cadre danalyse des fusionnements, tel quil sexprime dans la Loi sur la concurrence, a fait lobjet dune réflexion préalable considérable. En général, jestime quil est toujours applicable, et je ne trouve pas quil ait sérieusement besoin dêtre corrigé. Pour ce qui est des facteurs énoncés à larticle 93, qui exigeraient que le Bureau ¾ et ultimement le Tribunal sil doit se prononcer sur un fusionnement ¾ évalue létat général de la concurrence sur le marché, y compris la concurrence étrangère, le potentiel dentrée dans le marché, les changements technologiques, etc., je trouve que la Loi est bien rédigée. [ ]
On peut vouloir contester un peu lhorizon chronologique que le Bureau sest imposé. Il sest donné un horizon de deux ans, en déclarant quil nenvisagerait pas ce qui pourrait se passer sur une période plus longue. Cela dit, il est très difficile, lorsquon fait une analyse de fusionnement, de faire la moindre évaluation prospective, de faire des prédictions sérieuses sur ce qui se produira dans lavenir. [ ]
Pour ce qui est des gains en efficience prévus à larticle 96 de la Loi, même après tout le temps qui sest écoulé, ce problème-là na pas été résolu. Je pense que lon sattend à ce que le Tribunal de la concurrence se prononce sur linterprétation appropriée de larticle 96 lorsquil rendra sa décision sur Superior Propane. Cette décision est censée être rendue cet été, et nous verrons, jimagine, comment le Tribunal entend interpréter larticle 96. Cest alors que nous saurons si cela est conforme aux intentions dorigine du Parlement. [Donald McFetridge, 44:10:10]
En ce qui concerne léviction par les prix, une pratique dont le Comité estime quelle prendra de limportance au cours des prochaines années, le professeur VanDuzer a critiqué les lignes directrices dapplication du Bureau :
Lun des problèmes de ces lignes directrices, cest quelles ont été publiées en 1992 et quelles ne reflètent pas létat actuel des connaissances sur les situations où des prix déviction peuvent être pratiqués. On a trouvé beaucoup dindices économiques et danalyses économiques qui laissent croire quune vaste gamme de circonstances pourraient conduire à une stratégie déviction, notamment le succès quune entreprise pourrait avoir lorsquelle acquiert la réputation dêtre dure dans ses pratiques déviction. [Anthony VanDuzer, Université dOttawa, 14:15:40]
Le manque de clarté des lignes directrices dapplication est un problème, mais les commentaires défavorables sont allés plus loin :
Notre autre préoccupation a trait au fait que, sur le plan de lapplication, au cours des cinq années qui ont fait lobjet de lexamen, on a enregistré 382 plaintes pour éviction par les prix, mais quaucune mesure corrective officielle na été prise et que le nombre de cas réglés est demeuré relativement faible. Je crois quil faut dire très clairement quon ne peut pas tirer de conclusion ¾ et nous nen tirons pas ¾ sur ce qua fait le Bureau en matière dapplication. Pour dire que le bilan est bon ou mauvais, il faudrait en savoir plus sur les priorités relatives du Bureau quant à ses autres activités, compte tenu de ses contraintes budgétaires. Nous devons tous reconnaître, je pense, que les procédures judiciaires coûtent très cher. Néanmoins, nous avons des réserves en ce qui concerne lapplication de la loi. [Anthony VanDuzer, 14:15:40]
Cette apparente insuffisance dans lapplication de la loi nous amène à remettre en question les critères de sélection des cas du Bureau, des critères qui lincitent à ne pas sattaquer aux pratiques déviction par les prix :
Lautre aspect de ces critères de sélection des cas qui cause une certaine difficulté ou qui pourrait causer une certaine difficulté dans les cas déviction, cest quils tiennent compte de certaines considérations liées à la gestion ¾ avec raison je pense. Cela signifie quon envisage le coût probable associé à lobtention dune résolution dans un cas particulier. Si lon prévoit une procédure de contestation complète qui prendra beaucoup de temps et qui exigera toutes sortes déléments de preuve complexes sur le plan économique, on sait que cela coûtera fort cher. Malheureusement, presque toutes les affaires déviction correspondent à cette description. [Anthony VanDuzer, 14:15:40]
Pour certains témoins, tous ces problèmes ne proviennent pas des lacunes de la législation, mais dune insuffisance des ressources allouées au Bureau pour ses activités dapplication :
La Loi sur la concurrence [ ] traduit toujours une approche équilibrée et moderne du droit de la concurrence. [ ] Au cours des dernières années, il a pu y avoir, nous le reconnaissons, un certain nombre de cas où une conduite anticoncurrentielle avérée na pas fait lobjet dun traitement approprié. Selon notre avis respectueux, les problèmes en question provenaient surtout dun manque de ressources suffisantes pour appliquer la Loi, plutôt que de lacunes fondamentales dans la Loi sur la concurrence. [ ] Si le commissaire à la concurrence disposait de ressources plus grandes pour faire respecter la Loi sur la concurrence, rares seraient les cas de conduite anticoncurrentielle qui resteraient intraités. [Paul Crampton, Davies, Ward & Beck, 53:15:35]
Daprès certaines interventions, une partie des problèmes entourant lapplication de la loi serait attribuable à des facteurs qui échappent à la volonté du Bureau, comme la déréglementation et la libéralisation des secteurs des transports, des télécommunications et de lénergie. Laccroissement de son financement na pas suffi à lui permettre dassumer les responsabilités que cette évolution a engendrées. Sest ajouté à cela un deuxième facteur incontrôlable : limprévisible vague de fusionnements :
Au sujet de la charge de travail, disons que nous sommes en train dassister à une vague de fusionnements sans précédent, à léchelle mondiale et au Canada. Le nombre de fusionnements a augmenté de façon radicale. Cela ajoute à notre charge de travail. Nous assistons également à de nombreux complots internationaux dune ampleur jamais vue. Par exemple, les grands producteurs mondiaux de vitamine A se sont concertés et ont conspiré systématiquement pour partager les marchés et fixer les prix. Cela ajoute à notre charge de travail. [Konrad von Finckenstein, 43:9:15]
Selon un témoin, ce problème pourrait être corrigé facilement sans quil en coûte au Trésor fédéral :
La norme actuelle comporte deux seuils. Le premier vise les entreprises convoitées dont les actifs bruts ou les recettes annuelles brutes dépassent les 35 millions de dollars canadiens, et lautre vise les partis où leurs succursales disposant de biens canadiens ou de recettes annuelles totalisant plus de 400 millions de dollars. Ces niveaux sont les mêmes depuis quon les a arrêtés en 1988. Même si cétait la norme que lon jugeait indiquée à lépoque pour intercepter les fusionnements les plus susceptibles de poser un problème, il y a eu une érosion du tiers de la valeur de ces seuils. [Tim Kennish, Osler, Hoskin & Harcourt, 44:9:40]
Je crois quà tout le moins il faudrait rehausser les seuils et les indexer pour quils correspondent aux niveaux de départ en dollars réels, ce qui permettrait déliminer beaucoup de petits fusionnements qui engorgent actuellement le système et empêchent le Bureau dassurer ses autres responsabilités. [Tim Kennish, 44:9:25]
Le Comité estime lui aussi que les seuils minimaux des fusionnements devant faire lobjet dun examen méritent peut-être dêtre ajustés, de manière à tenir compte de linflation survenue au cours de la période 1986-2000. Par ailleurs, le Comité nest pas du tout certain que ces seuils soient un empêchement à lapplication optimale de la Loi dautres facteurs en sont peut-être davantage responsables. Selon le Comité, il y aurait lieu :
1. Que le gouvernement du Canada réévalue les seuils minimaux des fusionnements devant faire lobjet dun examen et, sil les ne les juge pas appropriés à lapplication optimale de la Loi sur la concurrence, quil envisage de les rectifier en conséquence.
Outre les avantages économiques engendrés par une concurrence accrue, un témoin a également signalé au Comité les effets bénéfiques pour le Trésor fédéral de lapplication des règles antitrust :
Les amendes recueillies lan dernier aux termes de la Loi sur la concurrence ont dépassé 100 millions de dollars. En revanche, le budget du Bureau pour lexercice financier 1998-1999 était de 25,3 millions de dollars. Manifestement, il faudrait affecter une partie des sommes générées aux termes de la Loi sur la concurrence à lamélioration de lapplication de cette loi. [Paul Crampton, 53:15:35]
Certes, le Comité ne préconise pas de transformer lapplication des règles antitrust en activité à but lucratif, mais il lui semble quil conviendrait denvisager daffecter des ressources supplémentaires au Bureau de la concurrence. Selon le Comité, il y aurait lieu :
2. Que le gouvernement du Canada fournisse au Bureau de la concurrence les ressources, financières et autres, nécessaires à la bonne application de la Loi sur la concurrence.
Enfin, il existe deux autres variables susceptibles dinfluer sur lapplication de la loi et qui méritent une étude plus approfondie : le recours des particuliers (dont il est question en détail au chapitre 6) et les amendes. Aucun témoin na laissé entendre que lindustrie considérait les amendes comme des droits à acquitter, ou encore une sorte de dépense de fonctionnement comme une autre. Comme la déclaré le commissaire à la concurrence : « Les amendes sont très élevées. Ce sont les plus importantes qui aient jamais été imposées de toute lhistoire pénale au Canada. Personne na jamais perçu damendes du genre de celles que nous avons vues depuis deux ans. En plus, elles ne sont pas déductibles du revenu imposable, donc elles frappent directement le revenu du contrevenant» [Konrad von Finckenstein, 43:11:25]. Citons le commentaire complémentaire suivant concernant la détermination des amendes :
En fin de compte, bien sûr, ce sont les tribunaux qui déterminent le montant des amendes. Mais lorsque le ministère de la Justice participe à lévaluation des cas, cest vrai quil recherche lélément de dissuasion. On considère la valeur du commerce et lincidence de lacte sur les entreprises touchées. On analyse aussi le comportement passé de la société. Est-ce relativement nouveau de sa part, ou a-t-elle ce genre de comportement depuis longtemps? Les tribunaux en tiennent compte, et nous aussi, au moment de déterminer la peine. Il ne fait pas de doute que les amendes qui ont été imposées dans ces cas particuliers ont eu un plus grand effet dissuasif quelles ne lauraient eu il y a quelques années, lorsque le montant maximal de lamende imposable pour le même volume dactivités était dun million de dollars. Les choses ont beaucoup changé. En fait, vous remarquerez cette tendance tant aux États-Unis quau Canada. Notez aussi que, depuis trois ou quatre ans, les amendes sont montées en flèche, les tribunaux étant davis que la fixation des prix constitue effectivement une infraction pénale qui doit être prise au sérieux. [Don Mercer, Bureau de la concurrence, 43:11:25]
Le Comité ne voit donc aucune raison de
modifier le plafond des amendes
imposables à ceux qui violent la Loi.