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INDU Rapport du Comité

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CHAPITRE 2 :

COMPLOTS ET AUTRES ENTENTES HORIZONTALES

L’article 45, qui date de 1889, est une des pierres angulaires de la Loi sur la concurrence. [Paul Crampton, 53:15:40]

Aujourd’hui, lorsque les entreprises veulent conjuguer leurs forces, elles peuvent choisir la façon dont elles intègrent ou coordonnent leurs affaires. Toutefois, de nos jours, ces choix sont influencés par le traitement qui sera réservé à la nouvelle entité : sera-t-elle considérée comme le fruit d’un fusionnement, ou sera-t-elle exposée à des sanctions pénales si on juge que la norme a été transgressée? [Tim Kennish, 44 9:15]

La création de deux catégories d’accords entre concurrents, une catégorie pénale qui traite du comportement des grands cartels et une catégorie non pénale qui traite du reste, […] pourrait éventuellement améliorer la Loi sur la concurrence. [Paul Crampton, 53:15:40]

Historique du traitement légal des complots

L’interdiction des ententes horizontales (entre concurrents sur le marché d’un même produit) pour fixer les prix, répartir les marchés et/ou restreindre l’accès d’autres concurrents est l’un des pivots de la loi canadienne antitrust depuis 1889. Pendant la majeure partie de l’existence de cette loi, l’interdiction est demeurée sans effet en raison de la présence du terme « unlawful » et de l’absence d’un organe permanent d’enquête et d’application de la loi. Entre la Loi des enquêtes sur les coalitions de 1923 et l’adoption de la Loi sur la concurrence, en 1986, l’application de l’interdiction a varié en fonction de l’interprétation juridique qui a été donnée au terme indûment. Au cours de cette période, comme on pourrait s’y attendre, plusieurs tentatives infructueuses ont été faites pour débarrasser la Loi de ce terme, afin d’en renforcer l’interdiction. À la suite des arrêts Aetna Insurance (1977) et Atlantic Sugar (1980) de la Cour suprême, la Couronne a été tenue de prouver que les prétendus conspirateurs avaient l’intention à la fois de conclure une entente et de réduire la concurrence indûment, une double intention difficile à établir, comme le montre la chute de 90 à 55 % des réussites de la Couronne.

La Loi sur la concurrence a toutefois changé la donne. Elle prévoit en effet, dans son article 45, que « quiconque complote, se coalise ou conclut un accord ou un arrangement avec une autre personne » pour réduire ou empêcher la concurrence indûment commet un acte criminel et encourt une amende ou une peine d’emprisonnement. Cette disposition prévoit une défense pour les ententes horizontales visant l’échange de données statistiques, la définition de normes de produits, la définition des tailles ou des formats des contenants et emballages de produits, l’échange de renseignements sur le crédit, la R-D, la restriction de la réclame ou de la promotion, les mesures tendant à protéger l’environnement, l’adoption du système métrique de poids et mesures. Il existe des défenses spécifiques pour les consortiums d’exportation et les ententes spécialisées. Toutefois, les modifications les plus importantes à la Loi découlent des paragraphes 45(2.1) et 45(2.2), qui stipulent que « le tribunal peut déduire l’existence du complot, de l’association d’intérêts, de l’accord ou de l’arrangement en se basant sur une preuve circonstancielle » et qu’ « il est nécessaire […] de prouver que les parties avaient l’intention de participer à ce complot, cette association d’intérêt, cet accord ou cet arrangement, mais qu’il n’est pas nécessaire de prouver que les parties avaient l’intention que le complot, l’association d’intérêt, l’accord ou l’arrangement » aient pour effet de réduire la concurrence indûment.

Complot-Alliance Stratégique-Fusion : Un continuum organisationnel

Ce que l’on craint le plus dans la collaboration entre concurrents, c’est que ceux-ci diminuent leur compétitivité en limitant l’offre et en faisant monter les prix (ce qui peut aussi entraîner une qualité et une sélection moindres). Cette pratique, assimilable au cartel, non seulement redistribue clandestinement les recettes (des acheteurs aux vendeurs), ce qui équivaut à une fraude, mais réduit l’efficience économique, car les ressources sont mal employées. Ce genre de monopolisation, parce qu’elle fait obstacle au bien-être économique, est considérée comme un crime contre la société. Les fusionnements et les acquisitions peuvent offrir un moyen différent d’en arriver au même résultat (quoiqu’ils puissent aussi entraîner des efficiences supplémentaires).

La coopération entre concurrents n’entrave pas toujours la concurrence. Un exemple classique est celui des ententes de durée limitée, où les parties conviennent de ne pas se faire concurrence après la vente d’une entreprise, afin de permettre à l’acheteur de profiter de l’écart d’acquisition positif et des ententes sur les normes de produits. Depuis un certain temps toutefois, les entreprises préfèrent constituer des alliances stratégiques, généralement sous la forme d’entreprises conjointes, ce qui suppose une intégration moins poussée que dans un fusionnement en bonne et due forme. Ces ententes horizontales prévoient en général des arrangements formels en matière d’approvisionnement, l’accès à des technologies et à des savoir-faire spécialisés, à des canaux de distribution et à des clientèles (surtout à l’étranger, là où il existe des barrières au commerce), à des capitaux, à un partage des risques ou encore à une collaboration en matière de recherche et de développement. On considère que ce type d’entente engendre des efficiences, en particulier dans les industries réseautées.

Les alliances stratégiques de ce type, s’il est vrai qu’elles sont généralement propices à la concurrence et qu’elles ne restreignent celle-ci que d’une façon accessoire, peuvent être traitées pénalement ou civilement dans la Loi sur la concurrence du Canada. L’application de la Loi peut se faire par le truchement d’un procès pénal, aux termes de la disposition sur les complots (article 45) ou d’un procès civil, aux termes des dispositions sur la domination conjointe (article 79) ou sur les fusionnements (article 92). Le choix à cet égard a des conséquences importantes :

La différence principale entre le traitement au pénal et le traitement au civil est la suivante : le nouveau traitement au civil n’exposerait pas les accords à des amendes ou à des sanctions. De plus, la règle de raison s’appliquerait toujours, ce qui permettrait d’évaluer les avantages favorisant la concurrence, tels qu’une amélioration éventuelle de l’efficience, ce que la loi actuelle ne permet pas. [Tim Kennish, 44:9:10]

De fait, une alliance stratégique pourrait être considérée et traitée comme ce qu’il est convenu d’appeler des « grands cartels » ou des fusionnements douteux :

Les infractions dites graves sont présumées non rachetables, et l’on considère qu’il ne vaut pas la peine de les étudier pour voir s’il en découlerait des avantages; elles sont donc d’entrée de jeu interdites. Le critère de l’illégalité en soi qui s’applique à ces infractions graves est considéré comme étant simple d’application, ce qui permettrait d’intenter des poursuites beaucoup plus efficaces dans les secteurs qui posent la plus grave menace à la concurrence. [Tim Kennish, 44:9:10]

C’est toute une différence par rapport à la façon dont on évalue les fusionnements. Ceux-ci sont évalués uniquement au civil, et l’on applique là aussi la règle de raison. Fait intéressant à noter, les fusionnements réussissent beaucoup plus efficacement à éliminer la concurrence entre les parties que les accords entre concurrents visant uniquement à créer une alliance stratégique ou une coentreprise, car ils sont permanents et tendent à éliminer tous les aspects de la concurrence dans le domaine ayant fait l’objet du fusionnement. [Tim Kennish, 44:9:15]

De nombreux témoins, dont le commissaire à la concurrence, reconnaissent que certaines alliances stratégiques propices à la concurrence pourraient, par inadvertance, être englobées dans la catégorie des complots, parmi les ententes horizontales, et que cette possibilité risque de refroidir considérablement les gens d’affaires. Le droit pénal n’est pas l’instrument le plus approprié pour juger ce type d’entente. Au pénal, les tribunaux ne possèdent pas les connaissances spécialisées nécessaires. Les considérations structurelles (parts de marché ou concentration) ont tendance à y dominer l’analyse, qui est plutôt limitée. Les efficiences et l’innovation ne sont aucunement prises en considération, et les sanctions se limitent à des amendes, car les solutions mettant en jeu les comportements ne sont pas possibles. Pour toutes ces raisons :

Nous devons nous attaquer aux alliances stratégiques et aux dispositions sur les complots qui figurent dans la Loi sur la concurrence. À l’heure actuelle, les entreprises canadiennes font de leur mieux pour soutenir la concurrence le plus efficacement possible sur les marchés mondiaux. Certaines nouent des rapports étroits avec d’autres entreprises, afin d’avoir accès à des technologies, de coopérer dans le domaine de la R-D et de réaliser des économies par le biais d’ententes d’approvisionnement et de commercialisation relatives aux nouveaux marchés. La difficulté tient aux dispositions de la Loi relatives aux complots, qui interdisent les ententes propres à limiter indûment la concurrence. Or, les alliances stratégiques impliquent souvent des ententes entre concurrents, et les éventuelles sanctions

pénales sont susceptibles de décourager les entreprises à en conclure. Elles peuvent avoir un effet dissuasif. Toutefois, le droit criminel ne permet pas d’établir une distinction entre un comportement vraiment anticoncurrentiel et un comportement qui est en fait la manifestation d’une saine concurrence. [Konrad von Finckenstein, 43:9:10]

Le Comité a constaté l’existence d’un consensus à ce sujet.

Proposition en vue d’un traitement à deux volets

Seuls quelques témoins ont commenté les dispositions concernant les complots contenues dans la Loi. La majorité sont satisfaits du cadre existant en ce qui concerne le pouvoir de marché et le comportement, ainsi que de la jurisprudence associée à ces dispositions. Selon la plupart des commentateurs, l’article 45 tient correctement compte de la pensée économique moderne. Toutefois, on reconnaît que certaines alliances stratégiques propres à améliorer l’efficience pourraient, par inadvertance, être visées par cet article. C’est l’une des raisons pour lesquelles certains témoins ont mis de l’avant une solution à deux volets :

À notre avis, la Loi sur la concurrence se trouverait renforcée si on établissait une distinction plus claire entre un comportement criminel grave, comme l’établissement des prix, comportement qui serait assujetti aux dispositions relatives aux complots, et une entente visant à favoriser la concurrence entre sociétés rivales, entente dont les effets anticoncurrentiels pourraient être mieux évalués en vertu du droit civil. [Konrad von Finckenstein, 43:9:10]

Et :

Depuis 1990-1991 environ, je préconise […] une modification de nos lois en ce qui concerne les ententes sur les prix. Il me paraît important de créer deux directions s’occupant des ententes conclues entre concurrents, dont l’une serait habilitée à faire condamner plus facilement ceux qui fixent intentionnellement les prix. Selon la législation actuelle, ces condamnations peuvent être très difficiles à obtenir à cause du terme « indûment », qui peut porter à confusion. Toutefois, je reconnais que d’un autre côté nous devons laisser davantage le champ libre aux alliances stratégiques et aux coentreprises, ces accords complexes de plus en plus fréquents entre des entreprises qui, à certains égards sont concurrentes, mais qui par ailleurs peuvent tirer parti d’une collaboration, et tout le Canada par ricochet. C’est pourquoi, selon moi, il serait bon que la loi prévoie la création de deux directions. [Tom Ross, 46:9:10]

On pourrait pousser plus loin la refonte de la disposition concernant l’abus de position dominante (article 79), de manière à rendre le traitement des alliances stratégiques et des entreprises conjointes comparables au traitement qui est accordé aux fusionnements.

Tout d’abord, le nouveau paragraphe 79.1, concernant la direction qui s’occuperait des alliances stratégiques et des entreprises conjointes, ne comporte pas de défense visant l’efficience. Il laisse toute discrétion au tribunal. Le texte prévoit que le tribunal peut prendre une ordonnance, mais il ne précise pas vraiment sur quel motif il doit se fonder. À notre avis, il conviendrait de considérer ces ententes de la même manière que les fusionnements. Pour ces derniers, nous tenons compte de défenses visant l’efficience. C’est d’ailleurs le principal critère d’analyse, car il faut soupeser l’efficience au regard des obstacles à la concurrence. Parfois les effets anticoncurrence sont relativement réduits par rapport aux avantages que sont susceptibles d’apporter les coentreprises ou les alliances stratégiques. [Tom Ross, 46:9:10]

Le même témoin recommande également la modification des lignes directrices d’application du Bureau : « Comme pour les fusionnements, j’aime le principe d’un garde-fou, mais je préférerais qu’il figure dans les lignes directrices plutôt que dans la loi » [Tom Ross, 46:9:15].

Un autre témoin, bien que convaincu de la nécessité d’une réforme, a été plus catégorique dans ses réserves touchant les modifications envisagées dans le projet de loi C-472 :

Selon le Bureau de la concurrence, le nouvel article 45 aura pour effet, et je cite, « de créer une interdiction per se visant les accords en vue de fixer les prix, d’attribuer les marchés, de restreindre la production ou l’approvisionnement ou de boycotter des concurrents ». Je doute personnellement, pour plusieurs raisons, que le nouvel article aurait cet effet. Premièrement, l’élément « intention » essentiel à toute disposition de type per se n’est pas clair à mon avis. Je vous invite à vous reporter aux alinéas 5(1)d) et e) […]. Deuxièmement, la disposition d’exonération prévue à l’alinéa 45(7)e) va directement à l’encontre de l’idée de rendre certains accords entre concurrents illégaux per se, c’est-à-dire indépendamment de leur portée ou de leurs effets. […] Troisièmement, il n’est pas certain que le nouvel article 45 s’appliquerait aux concurrents possibles. Or il le faudrait, car il est important d’interdire aussi les ententes avec les éventuels concurrents. [William Stanbury, Université de la Colombie-Britannique, 47:15:35]

Le professeur Stanbury a également mis le Comité en garde contre une défense pour motif d’efficience ou tout autre avantage découlant d’une entente. Le Tribunal devrait plutôt insister sur un critère de « diminution importante de la concurrence ».

D’autres témoins encore se sont montrés hésitants dans leur engagement en faveur du changement :

La modification proposée dans le projet de loi C-472 serait le changement le plus profond apporté à l’article 45 dans ses 111 ans d’existence. Ses retombées sur la politique canadienne en matière de concurrence sont sans doute beaucoup plus importantes que les modifications du projet de loi C-20, qui a fait l’objet de consultations publiques sensiblement plus poussées que celles envisagées pour cette proposition. Il serait très risqué de procéder sans avoir examiné et évalué soigneusement les retombées des modifications potentielles. En effet, les divers comportements coopératifs entièrement légitimes des concurrents de nombreuses industries risqueraient d’être paralysés par d’éventuelles ambiguïtés inhérentes à ces modifications. Réciproquement, nous pourrions réduire par inadvertance les risques associés à certaines pratiques nuisibles qui devraient demeurer assujetties à des sanctions criminelles. [Paul Crampton, 53:15:40]

Étant donné que MM. Ross et Stanbury préconisent des façons de procéder différentes en ce qui concerne le deuxième élément de la proposition à deux volets, l’opinion de M. Crampton rassure le Comité.

Néanmoins, le Comité a été convaincu par les témoins qui sont en faveur du changement. À tous égards, le changement s’est fait trop longtemps attendre. Les dispositions sur les complots de la Loi sur la concurrence doivent être refondues de manière à prendre en compte les tendances des entreprises modernes à former des alliances stratégiques et des entreprises conjointes, circonstances pour lesquelles la Loi actuelle est inutilement restrictive, tout en étant exagérément restrictive dans les cas de comportements qui font nettement entrave à la concurrence. Pour l’instant, le Comité hésite à proposer telle ou telle modification précise. Selon lui toutefois, il y aurait lieu :

Qu’après avoir consulté les intéressés, le gouvernement du Canada songe à traiter les ententes entre concurrents selon une méthode à deux volets. Le premier volet envisagé serait fondé sur la disposition concernant les complots (article 45) de la Loi sur la concurrence et porterait sur les ententes conclues expressément pour réduire la concurrence en diminuant la production et en haussant les prix (grands cartels). Quant au deuxième volet, issu d’une modification de la disposition sur l’abus de position dominante (article 79) de la Loi sur la concurrence, il concernerait tous les autres types d’ententes entre concurrents dans lesquelles les entraves à la concurrence sont secondaires.Que

Afin de réduire le fardeau de la preuve qui incombe à la Couronne dans le cas des complots graves, le Comité est convaincu qu’une étude plus poussée s’impose. Selon lui, il y aurait lieu :

Qu’après consultation avec les intéressés, le gouvernement du Canada étudie les conséquences d’une éventuelle suppression du terme « indûment » contenue dans la disposition sur les complots (article 45) de la Loi sur la concurrence.

Pour qu’une alliance stratégique puisse être traitée de la même manière qu’un fusionnement, il faudrait que la disposition sur l’abus de position dominante (article 79) soit modifiée de manière à prévoir une défense explicite fondée sur l’efficience, laquelle serait évaluée au regard des effets anticoncurrentiels de cette alliance. Il faudrait en outre ajouter une disposition « de refuge » dans les lignes directrices d’application. D’un autre côté, pour faire en sorte que l’alliance stratégique soit traitée comme toute autre conduite anticoncurrentielle examinée aux termes de cette disposition, la disposition concernant l’abus de position dominante (article 79) devrait être modifiée de manière à prévoir un critère de réduction considérable de la concurrence. Nous nous trouvons donc devant un conflit en ce qui concerne le continuum complot-alliance stratégique-fusionnement.

Le Comité reconnaît qu’il n’est pas en mesure de choisir entre l’une et l’autre des deux solutions avancées. Selon lui, il y aurait lieu :

Que le gouvernement du Canada entreprenne une analyse économique et juridique complète des diverses façons possibles de modifier la disposition sur l’abus de position dominante (article 79) de la Loi sur la concurrence, en vue d’y prévoir soit un critère visant à considérer si l’entente entre concurrents est de nature à « réduire sensiblement la concurrence » soit une défense expresse selon laquelle les efficiences produites seraient soupesées au regard des effets anticoncurrentiels des ententes.