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FAIT Rapport du Comité

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PARTIE I

Développer les objectifs que poursuit le Canada en matière de politique étrangère dans le Caucase méridional et en Asie centrale

…[L]Asie centrale et le Caucase pourraient bien constituer la dernière zone pionnière du « wild east ». La version moderne du « grand jeu » se caractérise par la lutte pour le contrôle des immenses richesses — pétrole et gaz, or, uranium et autres minéraux précieux. Cependant, nous constatons que les deux régions luttent pour composer avec les questions d’histoire, de culture et de religion, l’indépendance fraîchement acquise, la démocratie, le pluralisme et l’économie de marché. La tâche n’est pas facile.

Le Canada s’est toujours intéressé à l’Asie centrale et au Caucase, mais notre engagement est limité par la distance, l’éloignement et la réalité des limites sur le plan des ressources humaines. Cette situation a changé avec le temps. Nous applaudissons l’initiative prise par le Comité d’entreprendre cette étude. Nous espérons qu’il nous fera part de ses conclusions.

James Wright
Directeur général
Direction de l'Europe centrale, de l'Est et du Sud
Ministère des Affaires étrangères et du Commerce international

            Depuis quelques années, on s’intéresse de plus en plus aux républiques de Transcaucasie et d’Asie centrale, États nouvellement indépendants et d'une importance géopolitique et économique capitale auxquels le Canada a porté peu d’attention par le passé.

            En avril et mai 2000, le Comité a tenu une série de six audiences publiques auxquelles ont participé un nombre restreint d’experts canadiens, de gens d’affaires et de représentants d’organisations non gouvernementales (ONG) intéressés par ces régions et au fait de leur situation; certains membres du Comité regrettent néanmoins de ne pas avoir pu s’entretenir avec des représentants de tous les groupes ethniques de ce secteur. Le Comité a également envoyé de petites délégations constituées de députés pour visiter les principaux États de cette région ainsi que la Turquie, un de leurs grands voisins. Ils ont ainsi pu s’entretenir avec des chefs politiques et des parlementaires ainsi qu’avec des représentants d'ONG locaux et de puissants organismes de secours et d’aide multilatérale œuvrant dans ces régions.

            Comme des représentants du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international l’ont dit plus tard au Comité :

Les visites effectuées dans la région l'année dernière par des membres du Comité représentaient le premier effort politique sérieux de haut niveau de la part du Canada. Cet effort remarqué et chaleureusement accueilli ouvrira des portes à d'autres Canadiens. L'accueil réservé par le gouvernement hôte a été sans précédent. C'était une indication claire de l'intérêt que ces pays portent au Canada. Il est également clair que votre étude et vos visites de l'année dernière ont créé des attentes que nous devons soigneusement gérer dans le cadre de nos ressources actuelles.

            Les élections fédérales de novembre 2000 ont retardé l’achèvement des travaux du Comité. Cependant, à la reprise du Parlement sous une nouvelle législature en 2001, le Comité a décidé de terminer son travail et, à cette fin, de tenir une dernière audience avec des fonctionnaires en avril 2001. Le gros du présent rapport a donc été rédigé il y a plusieurs mois déjà, mais le Comité estime que ses conclusions et recommandations demeurent valables et pourront utilement contribuer à l’élaboration de la politique étrangère du Canada.

            Le présent rapport, qui contient des recommandations en vue d’une consolidation de la politique canadienne dans ce coin stratégique du monde, se divise en trois parties. La première est un rappel des questions que l’étude du Comité a soulevées et regroupe les recommandations concernant une approche canadienne aux problèmes communs de ces deux régions bien distinctes. Dans les deuxième et troisième parties, nous passons en revue les enjeux propres à la Transcaucasie et à l’Asie centrale, ce qui entraîne certains chevauchements inévitables, et formulons des recommandations supplémentaires.

Introduction et vue d’ensemble

            Lorsque l’Union soviétique s'est effondrée, il y a de cela près de dix ans, 15 États à l’indépendance fraîchement acquise se sont trouvés dans la nécessité d’assurer au plus vite leur sécurité et leur stabilité, d’instaurer un régime démocratique et des règles de bonne gouvernance, après des décennies de régime communiste, et de ranimer leurs économies (économies dirigées qui s'intégraient dans un ensemble inefficace), le tout dans un contexte marqué par de graves problèmes de tous ordres, notamment écologiques.

            Au cours des dix années qui viennent de s’écouler, l'attention de la communauté internationale s’est surtout portée sur la Fédération russe, mais, depuis quelque temps, elle se tourne vers les huit nouveaux États situés au sud de l’ancienne URSS, à savoir l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Arménie en Transcaucasie ou Caucase méridional, et le Kazakhstan, la Kirghizie, le Turkménistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, en Asie centrale; cet intérêt tient en grande partie aux ressources considérables que présentent ces régions, notamment en hydrocarbures. D’après certains, en effet, les pays du bassin de la Caspienne, situés entre la Transcaucasie et l’Asie centrale et comprenant la Russie et l’Iran, devraient être le théâtre d’un nouveau « grand jeu », c’est-à-dire d’un affrontement entre ces pouvoirs et d’autres, dont les États-Unis et la Turquie, dans le but d’y gagner influence et contrôle.

            À l’issue des audiences publiques qu’il a tenues à Ottawa, la dernière en avril 2001, et des visites qu’ont effectuées les délégations de députés dans les pays clés de cette partie du monde en avril et mai 2000, le Comité a conclu que cette région présente effectivement un grand intérêt pour le Canada à plusieurs égards et justifie donc que ce dernier en tienne davantage compte dans sa politique étrangère. Il devrait pour cela actualiser ses connaissances de ces régions complexes. Le Comité s’est efforcé de ne pas perpétuer les points de vue alarmistes du genre de ceux exprimés dans un article récent du magazine Foreign Affairs, selon lequel la situation dans le bassin de la Caspienne pourrait devenir si grave, si on la laisse s’envenimer, que les Balkans pourraient nous sembler n’avoir été qu’un exercice de réchauffement. Il ne faudrait cependant pas voir dans ces régions uniquement des ressources énergétiques d’une importance mondiale, le théâtre d’un nouveau « grand jeu » géopolitique ni même une « route de la Soie du XXIe siècle » reliant l’Europe et l’Asie ? principe qui sous-tend le TRACECA (Transport Corridor Europe-Caucasus-Asia, de l’Union européenne). Car les problèmes auxquels font face les 70 millions de personnes qui vivent dans ces régions sont bien réels, tout comme les possibilités de profits fantastiques et les risques de conflits géopolitiques et autres, particulièrement entre les États-Unis et la Russie. En fait, comme le spécialiste canadien, le professeur Neil MacFarlane de l’Université d’Oxford, l’a expliqué au Comité :

… [I]l est urgent pour de bonnes raisons de se pencher sur ces questions. Bien que la région semble assez stable en comparaison de son histoire récente, ce calme trompeur a peu de chances de durer. Plusieurs de ces États s’apprêtent à changer de chef et ces successions poseront de graves problèmes politiques dans les années à venir. De plus en plus d’indices montrent que l’intégrisme musulman progresse et devient menaçant dans le nord du Caucase et dans la vallée de Ferghana … [L]e fossé se creuse entre une élite ? qui a tiré profit de la réforme et de la privatisation en volant les ressources de son pays, pour le dire très simplement ? et une population qui a été essentiellement laissée pour compte. Cela crée un terrain fertile pour ce genre de radicalisme politique.

Enfin, la récente victoire de Vladimir Poutine aux élections en Russie, de même que le regain d’activité de la diplomatie russe tant dans le Caucase qu’en Asie centrale, soulèvent plusieurs interrogations inquiétantes quant aux intentions futures de la seule grande puissance en mesure de dominer le bassin de la Caspienne — c’est-à-dire la Russie — et aux conséquences de ce retour en force sur la politique globale des Européens et des Nord-Américains par rapport à cette région.

            En sa qualité de grande puissance régionale, la Russie a un rôle important à jouer dans le Caucase méridional et en Asie centrale. Il est important de noter toutefois que le Comité ne se penche, dans son étude du Caucase, que sur trois États indépendants ? l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Arménie, situés au sud du Grand Caucase, et laisse de côté la Tchétchénie et les autres territoires russes situés au nord.

            Le Comité croit fermement que le Canada peut avoir une influence dominante dans le Caucase méridional et en Asie centrale. Après avoir entendu les témoignages d’un nombre croissant de Canadiens dévoués œuvrant dans la région, qui travaillent notamment pour le Centre de droit et de politique commerciale, la Société canadienne de santé internationale et la Fondation canadienne des droits de la personne, il estime effectivement que notre pays peut apporter une contribution précieuse à ces régions. Il lui faudrait toutefois pour cela s’y intéresser davantage. D’ailleurs, d’après James Wright, du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, « il s’agit d’une région du monde où le Canada n’est pas très présent » en raison de son éloignement et par manque de ressources.

            Dans les chapitres qui suivent, nous passons en revue la situation actuelle des républiques de Transcaucasie et d’Asie centrale. Depuis 1991, les objectifs de politique étrangère que le Canada s’attache à promouvoir dans ces régions sont ceux qu’il poursuit dans les autres parties du globe, à savoir le développement et la prospérité économiques, la stabilité et la sécurité, et l’adoption de valeurs comme la démocratie, la bonne gouvernance et le respect des droits de la personne. Ces ambitieux objectifs sont toujours de mise, mais, comme nous le verrons, leur réalisation a été plus ou moins couronnée de succès au cours des dix dernières années, et le Comité recommande donc que l’on s’efforce de devenir plus efficace à cet égard. Avec l’assainissement des finances publiques, il est désormais possible, de l’avis du Comité, de consacrer davantage de ressources à la promotion d’objectifs stratégiques en matière de politique étrangère. Le Comité est d’accord avec le point de vue que le professeur MacFarlane a exprimé dans son mémoire écrit, à savoir « que le Canada se trouve dans une situation plutôt privilégiée, qui résulte en partie de son manque d’intérêt passé. Notre pays a peu d’intentions manifestes et précises par rapport à ce coin du globe. Et les citoyens locaux nous connaissent très peu. N’ayant pas encore affiché nos couleurs, nous pouvons agir avec plus de souplesse ».

            Le Comité est convaincu que le présent rapport peut servir à bien plus qu’à élaborer une politique canadienne dans ces régions d’importance stratégique. En effet, parce qu’il contiendra un examen de questions plus générales — nécessité d’assurer la fourniture et l’utilisation efficace de ressources adéquates visant à appuyer les objectifs de politique étrangère, difficultés liées à l’appui accordé aux pays en transition, et besoin tant de consolider des organismes multilatéraux clés comme l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) que d’élaborer et de mettre en place des stratégies créatives, notamment dans le domaine de la consolidation de la paix —, le présent document pourra servir à l’élaboration de la politique étrangère canadienne dans son ensemble.

I. COMPRENDRE LES RÉGIONS

            M. Süleyman Demirel, président de la Turquie au moment de la visite des membres du Comité à Ankara, a indiqué à ces derniers que le nouveau contexte géopolitique qui a fait suite au démantèlement de l’Union soviétique n’est pas encore consolidé. Du fait de leur isolement géographique et de la complexité de leur situation tant présente que passée, les huit États du Caucase méridional et d’Asie centrale sont toujours très mal compris de l’Occident. Comme l’a souligné un spécialiste de ces questions, « Jusqu’au démantèlement de l’Union soviétique, même l’Antarctique était mieux connu des Américains que les pays riverains de la Caspienne, et ce pour de bonnes raisons ». Malgré les importantes disparités qui distinguent ces deux régions, ces dernières ont en commun des problèmes de toutes sortes : les difficultés de nature politique et économique que présentent la transition à une économie de marché, l’instauration d’un mode de gouvernance démocratique et l’établissement de la primauté du droit après des décennies de régime communiste, la nécessité d’assurer la stabilité et la sécurité et de nouer des relations amicales avec des pays voisins appartenant à des régions qui contiennent bien des poudrières et l’héritage soviétique sous forme de frontières arbitraires et de nationalismes souvent mutuellement exclusifs.

            En règle générale, les gouvernements de ces régions sont surtout parvenus à reproduire le modèle économique occidental, caractérisé par une stabilisation macroéconomique, la privatisation, une économie de marché et l’intégration des économies de la région à l’économie mondiale par le truchement du commerce et de l’investissement étranger direct. Ils ont moins bien réussi, toutefois, à appliquer les normes occidentales en matière de gouvernance en régime démocratique, de droits de la personne et de primauté du droit. La corruption est un autre fléau, qui non seulement constitue une question de gouvernance, mais est aussi liée en grande partie à la pauvreté et à l’absence de filet de sécurité. La transition est un processus dynamique au cours duquel les intéressés avancent progressivement, mais font parfois quelques pas en arrière. Au risque de paraître simplistes, nous scinderons les huit pays en trois catégories, selon le degré de succès qu’ils ont rencontré jusqu’ici pour ce qui est de la transition politique et économique : la Géorgie, la Kirghizie et l’Arménie sont ceux qui se sont le mieux tirés d’affaires; le Kazakhstan et l’Azerbaïdjan ont connu un succès modéré et l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan sont ceux qui ont fait la plus piètre figure.

            Tous les États de ces régions doivent relever des défis de taille pour passer à une économie de marché, mettre en place un régime démocratique et adopter des principes de bonne gouvernance; les trois États du Caucase méridional que sont l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Arménie demeurent également préoccupés par les questions plus traditionnelles de sécurité issues des conflits qui ont surgi immédiatement après leur accession à l’indépendance. Même si des cessez-le-feu ont été déclarés il y a plusieurs années, aucune solution politique durable n’a été trouvée. L’Asie centrale (exception faite du Tadjikistan) a été exempte de conflits de cet ordre, mais est en proie depuis quelques années à une augmentation des luttes intestines attribuables à la fois aux actes de terrorisme commis au nom du djihad et au trafic de drogue.

Gestion des ressources énergétiques et autres enjeux

            Comme nous l’avons déjà dit, si ces régions font l’objet d’un regain d’attention, c’est essentiellement en raison de leurs réserves de pétrole et de gaz et de leurs autres ressources naturelles, qui devraient sans conteste constituer le plus important moyen économique d’accroître la prospérité des populations locales. Ces ressources doivent être exploitées de façon durable et dans un esprit de collaboration et d’équité si toutes les régions doivent en profiter et si cela doit servir les objectifs de paix et de stabilité et non le contraire. Comme l’a souligné un expert, « l’inverse pourrait très bien se produire si les avantages que procure ce développement sont inégaux et ébranlent les équilibres infrarégionaux établis ou si des pays en particulier (comme l’Arménie) en sont exclus et se sentent justifiés de tout gâcher ». Il ne faut pas se leurrer, les entreprises canadiennes spécialisées dans les ressources naturelles ne pourront jouer un rôle fondamental dans l’exploitation des ressources pétrolières de la région caspienne, mais, comme nous le verrons ci-après, il importe qu’elles fassent tout leur possible pour que ces ressources soient gérées de façon durable et que les retombées bénéficient à l’ensemble des régions visées.

            On s’entend désormais pour dire que les estimations faites au début des années 1990 selon lesquelles les ressources énergétiques de la région caspienne étaient équivalentes à celles d’Arabie saoudite étaient exagérées. Les ressources pétrolières de la région n’en sont pas moins considérables et, à 150 milliards de barils de pétrole, sont comparables, de l’avis général, aux ressources du Royaume-Uni dans la mer du Nord (par comparaison, les ressources du Moyen-Orient sont estimées à 676 milliards de barils environ); elles joueront donc un rôle de premier plan dans le développement économique de l’Azerbaïdjan, du Kazakhstan et du Turkménistan et, comme on l'espère, de l’ensemble de la région. Les États-Unis répondent à 50 p. 100 de leurs besoins en énergie par des importations, et la politique qu’ils suivent à l’égard de la région vise à assurer la sécurité et la diversité d’un approvisionnement futur en produits énergétiques, approvisionnement auquel pourraient contribuer les ressources pétrolières de la Caspienne. Comme l’a expliqué l’expert américain Rob Sobhani au Comité, le Canada pourrait suivre le même raisonnement.

            Les réserves pétrolières et gazières n’ont d’utilité que si elles peuvent être vendues. Au cours des quelques dernières années, on a consacré beaucoup d’efforts, notamment au niveau diplomatique, pour que les nouveaux pipelines, surtout celui de Bakou-Tbilisi-Ceyhan, satisfassent à des besoins à la fois pratiques et géopolitiques. Même si les considérations d’ordre géopolitique sont bien réelles, le gouvernement canadien estime que le marché décidera en fin de compte du trajet qu’emprunteront probablement les divers pipelines dans ces régions. Les arguments relatifs à la sécurité des approvisionnements en énergie se défendent, mais, de l’avis du Comité, les intérêts particuliers du Canada pour ce qui est des ressources énergétiques de la région caspienne sont bien réels, mais secondaires pour les entreprises canadiennes qui devront contribuer à ce qui constituera, à long terme, un fort volume de services et d’infrastructures. De façon plus générale, le Canada doit faire tout son possible pour que les avantages que procureront ces ressources soient répartis équitablement au sein de tous les pays et entre eux.

Le défi de la transition

            La communauté internationale peut désormais puiser à même l’expérience qu’elle a acquise au cours des dix dernières années en matière de contribution à la transition en Europe centrale et en Europe de l’Est, par le truchement de mécanismes bilatéraux et de mécanismes multilatéraux existants comme l’Union européenne, la Banque mondiale, le Conseil de l’Europe et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ainsi que d’institutions comme la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Créé en 1991 dans le but express de favoriser la transition vers la démocratie et l’économie de marché, cet organisme œuvre aujourd’hui dans quelque 26 pays et est devenu la plus importante source d’investissement étranger dans les pays de l’ex-Union soviétique. Le Comité a consulté les rapports économiques que prépare chaque année l’organisme, et ses membres qui se sont rendus sur place ont tiré profit des réunions qu’ils ont eues avec des représentants de la BERD dans le Caucase méridional et en Asie centrale.

            Partout, la transition opérée sur les plans politique et économique s’est révélée plus difficile et plus lente que prévu, et les pays de l’ancienne Union soviétique ont bien moins réussi à cet égard que les États d’Europe centrale et orientale. Des dix années écoulées, une conclusion fondamentale se dégage, résumée dans le rapport de la BERD intitulé Transition Report 1999: Ten Years of Transition, il faut non seulement de solides réformes économiques, mais aussi des institutions publiques efficaces, une bonne gouvernance et des infrastructures sociales robustes. Le Canada peut désormais tirer profit de cette expérience pour actualiser ses politiques à la fois dans ces régions et ailleurs, en particulier en ce qui concerne le programme de l’ACDI que les représentants du gouvernement ont décrit comme un « modeste programme qui prend toutefois de l’ampleur ».

            Patrice Muller, directeur du Canada au sein de la BERD, a signalé récemment dans un article que les volumes d’échanges commerciaux et d’investissements du Canada à destination des pays de l’ancienne Union soviétique demeurent relativement faibles. Pourtant, le Canada a acquis une expérience considérable pour ce qui est d’appuyer la transition au cours des dix dernières années, en créant notamment des programmes comme celui qui s’intitule Renaissance Europe de l’Est. Au milieu des années 1990, cette responsabilité a été enlevée au ministère des Affaires extérieures et du Commerce international pour être confiée à l’ACDI. Le Comité a pu, à la faveur de son examen des politiques canadiennes en Transcaucasie et en Asie centrale, analyser en profondeur pour la première fois les répercussions de ce transfert de pouvoir. Comme Stephen Wallace, de l’ACDI, le lui a rappelé lors de son exposé sur les politiques de l’organisme dans ces régions : « La première chose à savoir au sujet de notre programme, c’est qu’il n’est pas axé sur la pauvreté comme ailleurs dans le monde. En Europe centrale et en Europe de l’Est, ainsi que dans l’ex-Union soviétique, notre principal mandat est de faciliter la transition, plus particulièrement la transition à l’économie de marché et au pluralisme démocratique. Comme vous pourrez le constater tout au long de votre étude et, avec un peu de chance, durant vos visites dans la région, il reste de nombreux défis à relever sur les deux fronts   ».

Et il a poursuivi :

Dans le Caucase et en Asie centrale, nous apportons un appui direct à la transition, à la transition démocratique et à la transition vers l’économie de marché. Donc, à part une assistance humanitaire aux plus démunis et aux plus vulnérables des populations de la région, par exemple les réfugiés, notre action se situe plutôt dans le cadre de la promotion du changement et des possibilités dans ce contexte difficile. Nous y sommes depuis cinq ans et nous travaillons sur tous les plans : les politiques, les lois, les institutions et les règlements.

Nous avons développé certains partenariats qui, nous le pensons, sont très valables et ont apporté des changements directs dans la région. Mais c’est un travail de longue haleine. Comme je l’ai mentionné, nous voyons du progrès depuis quelques années, mais c’est un progrès quand même assez lent. Je pense que nous devons garder notre attention sur les questions de réforme si nous voulons être capables d’arriver à des réalisations concrètes à moyen et à long terme.

            En 1998-1999, l’aide du Canada à ces États avait représenté moins d’un dixième de un pour cent de l’aide internationale totale (plus de 5 milliards de dollars américains cette année-là), mais en 2001, les dépenses annuelles de l’ACDI dans ces huit pays ont atteint 4 millions de dollars : un million de dollars environ en Transcaucasie pour soutenir la transition et les réformes au chapitre de la santé, du commerce et de l’investissement, du développement des petites entreprises et de la gouvernance, et trois millions de dollars en Asie centrale, principalement destinés à des travaux dans le domaine des ressources naturelles, notamment dans les secteurs du pétrole et du gaz, des ressources en eau et de l’agriculture. L’ACDI est récemment devenue un peu plus proactive dans ces régions et a renforcé sa présence sur le terrain par l’affectation d’un agent à Almaty au Kazakhstan et l’embauche de deux professionnels locaux, un à Almaty et l’autre à Ankara en Turquie.

            Les représentants du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international ont fait savoir au Comité qu’à mesure que les pays d’Europe centrale réussiront leur transition, une portion plus grande des fonds qui servent actuellement à les assister dans cette tâche sera mise à la disposition du Caucase méridional et de l’Asie centrale ainsi que d’autres régions de l’ancienne Union soviétique. Le Comité espère que, en plus d’augmenter les montants d’aide, l’ACDI et d’autres ministères continueront de revoir et d’améliorer leurs programmes à la lumière de la présente étude et des recommandations qui s’y trouvent.

Transition dans le Caucase méridional et en Asie centrale

            Comme le professeur Neil MacFarlane l’a signalé dans une étude effectuée en 1999 qui s’intitulait Western Engagement in the Caucasus and Central Asia, le Canada et d’autres États occidentaux ont, par l’entremise de divers programmes multilatéraux et bilatéraux, appuyé un ambitieux train de réformes dans le Caucase méridional et en Asie centrale depuis que ces deux pays ont accédé à l’indépendance en 1991. Les résultats de dix années d’engagement ont toutefois été mitigés, c’est le moins que l’on puisse dire. Il a été plus facile de mettre sur pied des réformes économiques à l’occidentale que de transplanter des normes de gouvernance et de primauté du droit, et cela a eu peu d’effet pour ce qui est de la gestion et de la résolution des conflits. M. MacFarlane l’a expliqué ainsi au Comité, en mai 2000 :

En bref, ce que nous voulons dans la région ressemble à la liste de Noël de mes enfants, si vous voulez. Les États occidentaux, de manière à la fois bilatérale et multilatérale, ont cherché à préserver ou à instaurer la paix et la stabilité, la démocratie, les droits de la personne, la libéralisation économique, la primauté du droit et le renforcement de la souveraineté politique de ces nouveaux États, et à favoriser leur intégration dans les marchés mondiaux. Ce programme est ambitieux, mais il reste largement inappliqué.

À mon avis, il est juste d’affirmer qu’en tant que communauté d’États guidée par des valeurs démocratiques libérales, nous n’avons pas clairement défini nos priorités par rapport à ces objectifs. Toutefois, les citoyens locaux ont conclu, je crois, que nous nous soucions davantage de la stabilité et de l’ouverture des marchés que des droits de la personne et de la démocratie, si bien qu’ils ont décidé d’agir de leur propre manière en opérant des réformes, de façon négative, à mon avis.

            Le succès limité par lequel s’est soldée la mise sur pied des réformes en Transcaucasie et en Asie centrale s’explique par un certain nombre de facteurs dont le moindre n’est pas le paradoxe issu du désir d’assurer la stabilité politique en appuyant les élites dominantes et de la nécessité d’encourager le développement politique. Toutefois, étant donné la tradition occidentale de participation à la vie de ce pays et la situation actuelle dans le Caucase méridional et en Asie centrale, un certain nombre de ces possibilités semblent particulièrement prometteuses.

Développement économique et primauté du droit

            Le commerce et l’investissement direct entre le Canada et les pays du Caucase méridional et d’Asie centrale sont très modestes, la Kirghizie faisant exception à la règle. Les États de ces régions sont dotés de ressources naturelles importantes et d’une main-d’œuvre instruite et sont généralement parvenus à construire la structure nécessaire à la transition économique. Il manque encore le climat d’affaires prévisible propre à encourager les Canadiens, et tant d’autres, à investir dans ces régions. M. Paul Carroll, de Worldwide Minerals, dont le siège se trouve à Toronto a, par exemple, fait part au Comité des expériences malheureuses que son entreprise a eues au Kazakhstan, et Stephen Wallace, de l’ACDI, a décrit la situation de façon plus générale. Il a indiqué notamment : « Je pense que ce que vous allez trouver là-bas est un ensemble assez familier de lois, de règlements et politiques et de modes de fonctionnement. Ce que vous ne trouverez pas, c’est leur application transparente, cohérente et rapide. Je pense que c’est le principal défi que devrait relever cette région-là du globe ». Les membres du Comité qui se sont rendus dans le Caucase méridional et en Asie centrale en mai 2000 sont d’accord avec cette évaluation, surtout ceux qui ont discuté, à Ankara, du climat économique avec un Turc ayant une longue expérience des affaires dans cette région du globe. Lorsque ce dernier a dû expliquer pourquoi il n’avait pas mentionné les pots de vin dans les critères de succès des investissements, il a indiqué que c’était ce qu’il entendait par « maintenir de bonnes relations avec les autorités locales ».

            Pour reprendre les mots de James Wright, du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, « le crime et la corruption sont les conséquences d’un système économique qui n’a pas donné les résultats escomptés ». Même si les républiques de Transcaucasie et d’Asie centrale sont reconnues par tous comme comptant parmi les plus corrompus des États de l’ancienne Union soviétique, ces problèmes sont loin d’être propres à ces régions, et le Canada tente de s’y attaquer par les programmes d’ampleur réduite qu’il a mis en place là-bas. Comme l’a souligné Stephen Wallace de l’ACDI :

Un des principaux enseignements que nous tirons de notre expérience de coopération économique est que notre influence est souvent à son maximum quand nos programmes renforcent le climat général d’affaires par opposition aux intérêts commerciaux directs des différentes sociétés.

Par conséquent, l’ACDI a un rôle particulier à jouer pour faire en sorte que les politiques, les lois et les règlements soient logiques et qu’ils soient appliqués avec équité et transparence, que les institutions économiques de base fonctionnent bien et que les travailleurs aient ce qu’il faut pour répondre aux exigences de l’économie mondiale. Ce sont là […] les principales assises du commerce et de l'investissement durables et elles représentent la base à partir de laquelle peuvent se régler les principaux aspects de la conduite des affaires publiques et de la corruption.

            Les membres sont bien d’accord avec cette approche, mais estiment qu’il faut faire encore plus pour encourager le développement économique dont ces États ont manifestement tant besoin et pour inciter les entreprises canadiennes, en particulier les PME, à y investir.

            Le Canada s’intéresse désormais à ces régions pour toute une gamme de considérations de politique étrangère, alors qu’au départ ses motifs étaient plutôt de nature économique (ressources minières et autres en particulier). Conscientes de la nécessité d’améliorer le niveau de vie de la population, les personnes que les membres du Comité ont rencontrées dans les diverses régions ont invité le Canada à y investir davantage. Les audiences tenues à Ottawa ont toutefois révélé que les entreprises canadiennes devaient veiller à ne pas imposer aux États hôtes toutes sortes de coûts, notamment environnementaux, et qu’elles devaient contribuer aux activités communautaires. Le Comité a été ravi d’apprendre que certaines le font déjà, notamment Hurricane Hydrocarbons, qui gère un centre communautaire et mène diverses autres activités au Kazakhstan. Ils ont relevé également les préoccupations qu’ont suscitées auprès d’un certain nombre d’ONG de grands investissements canadiens comme le projet de coentreprise de la société Cameco dans la mine Kumtor en Kirghizie (voir ci-après). Même si Alex Neve, d’Amnistie Internationale, faisait référence plus particulièrement aux liens entre l’activité commerciale et les préoccupations en matière de droits de la personne dans le Caucase méridional et en Asie centrale, ses propos peuvent être d’une portée plus générale :

Ce qui est essentiel de notre point de vue, c’est que cela se déroule dans le respect des droits de la personne. Les entreprises canadiennes qui se trouvent dans la région, qu’elles soient assujetties aux lois nationales ou non, devraient s’abstenir de faire quoi que ce soit qui contribuerait à la perpétration de violations des droits de la personne dans une région. Deuxièmement, elles devraient tout faire pour être de bons défenseurs des droits de la personne dans la région, pour faciliter le changement dans ce domaine, dans la mesure du possible. Le secteur des entreprises est de plus en plus sensibilisé à l’importance de ce facteur. Certaines sociétés se sentent un peu plus à même de relever ce défi que d’autres. Si la question est envisagée, il faudrait certainement encourager ce genre de mentalité chez les investisseurs dans la région.

Comme Janet Hatcher Roberts de la Société canadienne de santé internationale l’a expliqué au Comité à Ottawa :

Si nous nous contentons de promouvoir le développement commercial et industriel sans promouvoir également des politiques sociales efficaces et sans nous préoccuper de la durabilité environnementale, nous risquons de nuire aux gens au lieu de les aider. Il faut s’assurer que le développement humain fait l’objet d’une promotion délibérée grâce au renforcement des capacités, à l’élaboration de politiques, à la participation de la population et au souci de l’équité.

Appui à la création d’institutions démocratiques et renforcement de la société civile

            Grâce aux témoignages qu’ils ont entendus au cours des audiences et aux expériences qu’ils ont vécues au cours de leur voyage, les membres du Comité se sont bien rendu compte que les problèmes multiples et fort complexes auxquels ces régions sont en proie ne seront pas résolus du jour au lendemain; toute politique canadienne qui se veut prudente et utile devra se caractériser par un point de vue à long terme et être axée sur l’éducation, l’appui des médias et les autres moyens de renforcement de la société civile qui sont si importants pour le développement d’une société stable et prospère. Voici l’avis du professeur MacFarlane à ce sujet :

Je crois que les Occidentaux ont déjà fait le maximum pour inciter les gouvernements eux-mêmes à réaliser des réformes. Il y a des limites à tenter de convaincre Geïdar Aliev ou Islam Karimov de suivre l’exemple de John A. MacDonald ou de George-Étienne Cartier.

Qu’est-ce que cela signifie? Je crois qu’il faut aider la société civile. En premier lieu, il faut éduquer la population pour faire comprendre à un plus grand nombre de personnes en quoi consiste une démocratie libérale et quelles sont ses conséquences sur le comportement des dirigeants et des citoyens.

Deuxièmement, pour qu’un engagement soit efficace et que l’argent des contribuables — si vous voulez — soit utilisé comme il se doit, il faut investir dans la démocratie, les droits de la personne et l’état de droit en procédant de bas en haut dans l’échelle sociale et non l’inverse. Il faut, pour ce faire, appuyer les ONG et les médias indépendants.

La libéralisation et la démocratisation sont des objectifs à long terme partout, mais surtout dans cette région assez particulière, à mon avis. À cette fin, il serait plus profitable de chercher à informer et à mobiliser les citoyens du Caucase et de l’Asie centrale pour qu’ils puissent façonner leur avenir politique et économique. Faute d’y parvenir, le destin de la région appartiendra à des dirigeants formant une élite de gens bien nantis, non représentatifs et en général corrompus, incapables de rétablir la stabilité au bout du compte, et qui risquent même d’accentuer l’instabilité qu’ils prétendent corriger.

            Il a ajouté que les ONG pouvaient contribuer valablement à la consolidation de la société civile, mais qu’elles devaient se garder des thèmes à la mode.

            Le Comité convient qu’il faut appuyer la société civile à partir de la base, notamment grâce au travail qu’effectuent sur place certaines ONG comme les organismes féminins et qu’il faut accorder davantage d’attention à plus long terme à l’éducation. Pour Mme Ria Holcak, directrice, Europe centrale et Europe de l’Est pour la Fondation canadienne des droits de la personne, une telle approche devrait également contribuer à répondre aux préoccupations que suscitent ces régions en matière de droits de la personne. Son argumentation vaut la peine d’être citée intégralement :

Il n’y a pas de solution miracle au problème de la région. À notre avis, il faut du temps pour implanter une culture des droits de la personne dans des pays qui n’ont jamais eu de démocratie ou de protection des droits de la personne et où l’expression même « droits de la personne » ne fait pas partie de leur vocabulaire. C’est un processus à long terme. Essayer de le faire en pleine période d’énormes bouleversements économiques et sociaux est encore plus difficile. Le Canada a un rôle important à jouer, mais il ne serait efficace que s’il est disposé à accroître son investissement et sa participation et qu’il s’y engage à long terme.

À long terme, l’espoir réside dans l’implantation d’institutions démocratiques et la promotion d’une culture des droits de la personne. Il faudra donner notre appui pour renforcer le fonctionnement démocratique des parlements, l’indépendance de l’appareil judiciaire et l’établissement d’institutions indépendantes et efficaces sur le plan des droits de la personne. Étant donné l’expérience particulière du Canada dans ce domaine, il serait logique qu’il appuie la création de bureaux d’ombudsman indépendants dans la région.

Toutefois, il ne suffit pas de conforter les institutions. Quels que soient les efforts qui sont investis dans les assemblées législatives, dans l’appareil judiciaire ou dans des institutions des droits de la personne, ces énergies seront gaspillées à moins que l’on ne consacre des efforts analogues à l’émergence d’une société civile dynamique et capable de mobiliser la population en vue de protéger ses propres intérêts..

Ce à quoi elle a ajouté :

L’un des moyens les plus efficaces pour le Canada de contribuer à la démocratisation est d’appuyer les initiatives de sensibilisation aux droits de la personne qui ciblent les écoliers et les hauts fonctionnaires de l’État. Il est particulièrement important, à long terme, de cibler la jeune génération en intégrant dans les écoles des programmes d’éducation en matière de droits de la personne.

            Un certain nombre d’universités canadiennes, comme St. Mary’s, sont déjà à pied d’œuvre dans ces régions, tout comme le Bureau canadien de l’éducation internationale, tandis que l’ACDI offre un nombre limité de bourses. M. Patrick Armstrong, du ministère de la Défense nationale, a présenté son point de vue dans un document personnel :

Je recommanderais d’en faire beaucoup plus. Il faut investir dans l’avenir et dans la plupart de ces pays, ce sont les jeunes qui représentent l’avenir. Faites-les venir au Canada pour leur donner une éducation utile, etc. Nous devons le faire en toute humilité et sans arrogance, contrairement à ce qui s’est fait jusqu’ici.

Encourager la coopération multilatérale

            Depuis longtemps, la politique étrangère du Canada est axée sur le multilatéralisme, ce qui peut être très utile dans ces régions pour ce qui est de renforcer les mécanismes de coopération existants et d’en encourager de nouveaux. Comme M. Robert Cutler l’a expliqué au Comité :

Cette région revêt une importance extrême dans le cas de l’évolution future du système des relations internationales en ce XXIe siècle. Le Canada a l’occasion d’apporter sa contribution particulière grâce à sa crédibilité en matière de coopération multilatérale. Il est heureux que cette opportunité coïncide avec la défense des intérêts économiques particuliers du Canada, ainsi qu’avec ses intérêts globaux en matière de sécurité humaine.

            À propos des mécanismes en place, il est crucial pour accroître la présence du Canada en Transcaucasie et en Asie centrale — et appuyer ce qui demeure une contribution modeste — de compléter le travail des organismes multilatéraux et des principaux pays donateurs plutôt que de le reproduire.

Sécurité et stabilité régionales et mécanismes de consolidation de la paix

            La transition vers la prospérité économique et la bonne gouvernance ne peut se faire que dans un contexte de stabilité et de sécurité régionales. Le Caucase méridional et l’Asie centrale connaissent désormais un climat beaucoup plus pacifique qu’au début des années 1990, mais ne sont pas nécessairement ni plus stables ni plus sûrs. S’ils se préoccupent, comme bien d’autres, de la non-prolifération des armes et des substances nucléaires à l’échelle internationale, leurs préoccupations immédiates en matière de sécurité sont de portée beaucoup plus locale.

L’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)

            Nous aborderons ci-après les menaces à la sécurité qui pèsent sur chaque région, depuis les attaques à l’intégrité territoriale dans le Caucase méridional jusqu’au terrorisme et au trafic de stupéfiants en Asie centrale. Il convient à cet égard d’adopter une approche globale et concertée pour prévenir l’éclatement de nouveaux conflits et faire en sorte que la poursuite à plus long terme de stratégies de consolidation de la paix efface les legs du passé. C’est pour ces raisons que le Comité estime que l’OSCE constitue le meilleur moyen d’assurer la sécurité, la stabilité et la paix dans ces régions, même si un certain nombre de grands organismes multilatéraux, dont le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, la Banque mondiale, le Conseil de l’Europe et la BERD, contribuent pour une large part aux efforts d’aide humanitaire et d’appui à la transition. Selon James Wright, du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international :

Nous avons aussi appuyé vigoureusement les activités de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Cette institution cruciale a réussi à faire accepter les valeurs et les institutions démocratiques dans toute l’Europe. Le Canada est en mesure d’encourager le travail de l’OSCE et de faire avancer la transformation de la région grâce à l’envoi occasionnel d’agents dans les principales missions, à sa participation aux missions d’observation des élections tenues en Géorgie, au Kazakhstan, en République kirghize et en Arménie, de même qu’aux autres activités de soutien et de promotion de la démocratisation et la stabilité dans la région.

            Pour un certain nombre de raisons, l’OSCE n’a jamais été à la hauteur des attentes formulées au début des années 1990, selon lesquelles cet organisme deviendrait le principal responsable de la sécurité dans l’Europe de l’après-guerre froide. Pourtant, son approche globale et concertée en matière de sécurité, qui s’appuie sur la codification de principes interreliés portant sur l’avancement de la démocratie et la poursuite de la sécurité — et la constitution de son assemblée parlementaire en 1992 ? est cruciale pour la sécurité de ses membres en Europe et en Amérique du Nord. Cela est particulièrement vrai dans les régions difficiles du Caucase méridional et d’Asie centrale, où les problèmes multiples se prêtent mal aux solutions militaires. De l’avis d’Alex Neve, d’Amnistie Internationale :

L’OSCE, malgré certaines faiblesses, imperfections et décisions parfois illogiques, est l’un des grands organismes internationaux actifs dans la région qui peut participer à l’effort de sensibilisation. […] Le Canada, en tant que membre de l’OSCE, devra encourager l’organisme à redoubler d’effort en vue de venir à bout des problèmes que nous avons exposés ce matin, mais que d’autres viendront aussi vous exposer.

            L’OSCE a eu les mains liées pour un certain nombre de raisons : sa grande taille et son mode de décision consensuel, ainsi que la réticence des États membres à lui confier des ressources accrues et de plus grandes responsabilités. Le professeur Neil MacFarlane a expliqué au Comité : « […] De toutes les organisations internationales, c’est évidemment l’OSCE qui dispose du moins de ressources », avant d’ajouter « […] Je crois qu’en tant que communauté, la communauté des États occidentaux n’a pas encore vraiment décidé du rôle que l’OSCE devrait jouer, si un tel rôle est utile et s’il faut investir dans ce rôle. Je crois qu’il faudrait investir, mais qui suis-je pour le dire? ». Parce qu’elle joue des rôles multiples, en matière d’alerte rapide, de prévention des conflits, de gestion de crises et de relèvement après un conflit, l’OSCE a été fort utile en Transcaucasie en particulier et peut être encouragée à accroître ses activités en Asie centrale. Même si, de l’avis du Comité, le Canada doit amplifier l’appui matériel qu’il fournit à l’OSCE, il ne s’agit pas uniquement de ressources. Il faudrait, de façon plus fondamentale, une politique en vertu de laquelle le Canada attacherait davantage d’importance à l’OSCE comme maillon clé des relations internationales de l’après-guerre froide.

Diplomatie parlementaire

            Pour que le Caucase méridional et l’Asie centrale connaissent un développement pacifique, il faudra que les diverses régions coopèrent à de nombreux niveaux. Dans son témoignage devant le Comité, M. Robert Cutler a déclaré que la diplomatie parlementaire pouvait être un bon moyen de promouvoir cette coopération. Après avoir souligné l’importance croissante des organes interparlementaires pour ce qui est d’encourager le dialogue et la collaboration entre législateurs et de représenter la société civile auprès des dirigeants, M. Cutler a recommandé que le gouvernement du Canada appuie l’adoption d’une diplomatie parlementaire dans le Caucase méridional et ailleurs en faisant appel au mécanisme existant qu’est le Centre parlementaire à Ottawa, organisme sans but lucratif qui assure la formation et le renforcement de capacité des organes parlementaires du monde entier. Comme il l’a dit :

Le Centre parlementaire organise, comme vous le savez, des séances de formation et de développement à travers le monde et sur une base régulière. Il faudrait fournir au Centre parlementaire les moyens de mettre en place un programme de formation et de recherches sur les institutions parlementaires internationales ou IPI : on connaît très mal actuellement, voire pas du tout, ces nouvelles institutions dans leur ensemble. Le programme auquel je fais allusion pourrait être dispensé en permanence. Les IPI sont en voie de devenir une caractéristique de la société mondiale. Elles influenceront ? c’est déjà le cas ? l’évolution des échanges commerciaux, du développement ainsi que les normes et les structures du système international […] Les IPI sont en train de devenir un important mécanisme de surveillance sociétal de la diplomatie traditionnelle fondée sur les relations entre les détenteurs du pouvoir exécutif. Les IPI permettent également de tisser des liens transnationaux permanents qui sont un moyen de mettre un frein à l’exercice d’une politique de la force à l’ancienne allant à l’encontre du développement de la société civile et des ONG et destinée à les museler au plan politique. En représentant le juste milieu, les IPI préparent le terrain à la coopération interétatique.

            À propos du Caucase méridional en particulier, les présidents des parlements de l’Azerbaïdjan, de la Géorgie et de l’Arménie ont déclaré en juin 2000 que la coopération au niveau parlementaire entre leurs pays amorcée l’année précédente avait « grandement contribué à asseoir la confiance et à instaurer de saines relations dans la région » et ont convenu d’établir un groupe de travail triparlementaire unique et permanent chargé d’étudier les questions d’intérêt mutuel. Dans son témoignage, M. Cutler a présenté une proposition d’ONG, qui sera discutée plus loin, de création d’une « communauté transcaucasienne », comportant un parlement régional afin de promouvoir le dialogue et la collaboration entre législateurs.

            Les membres du Comité savent pertinemment qu’il ne suffira pas d’appuyer et d’encourager la poursuite de la collaboration parlementaire dans ces régions pour résoudre la myriade de problèmes auxquels ces dernières sont en proie. Étant donné l’importance accrue des organes interparlementaires comme moyen d’établir un dialogue et de promouvoir une meilleure compréhension mutuelle, le Comité reconnaît néanmoins qu’il pourrait être utile d’encourager encore plus la collaboration parlementaire entre les États de cette région ainsi plus généralement.

Débat démocratique

            Un des défis les plus aigus qui se présente dans le Caucase méridional est l’héritage des violents conflits qui se sont produits au début des années 1990 et dont le meilleur exemple est sans doute la situation dans le Haut-Karabakh, enclave de l’Azerbaïdjan. James Wright a décrit ainsi la situation au Comité :

[…] Le Haut-Karabakh est l’un des points les plus chauds. Les tensions ethniques dans cette zone ont abouti à des violences et à une rébellion armée. Cependant les efforts déployés pour apaiser les tensions vont à l’encontre des deux principes que sont l’intégrité territoriale et le droit à l’autodétermination, principes fondamentaux défendus par l’OSCE. Ainsi on constate que la justification des actes et des revendications de l’Azerbaïdjan au nom de l’intégrité territoriale va à l’encontre du droit à l’autodétermination des Arméniens du Karabakh. Et on voit comment les revendications des Arméniens du Karabakh qui réclament l’autodétermination nuisent à l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan. C’est pourquoi on est encore loin de pouvoir dénouer l’impasse.

            Il existe bien des explications au conflit qui sévit dans le Haut-Karabakh, et les membres du Comité qui se sont rendus dans la région les ont toutes entendues. Ils ont aussi été témoins des manifestations plus tangibles de ce conflit, entre autres lorsqu’ils ont visité en Azerbaïdjan les camps débordant de réfugiés et de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays.

            Même si la situation au Canada n’est pas comparable à celle de la Transcaucasie et de l’Asie centrale, elle se caractérise par une démocratie multiculturelle dont M. Nazeer Ladhani, de la Fondation Aga Khan Canada, a signalé l’importance au Comité en ces termes :

Qu’est-ce qui différencie la diversité ethnique du Canada de celle des États d’Asie centrale? C’est l’épanouissement de ce que son Altesse royale l’Aga Khan a appelé une démocratie multiculturelle. Qu’est-ce que cela signifie? Cela signifie gouverner de façon responsable, par l’ouverture et la tolérance. C’est donner à tous les citoyens, indépendamment de leur appartenance religieuse ou ethnique, l’occasion de participer au développement social, économique et politique de leur pays, tout en préservant leur identité.

Dans l’ensemble des pays du monde industrialisé, les réalisations de la démocratie multiculturelle canadienne sont sans doute les plus convoitées sur le plan international. Le Canada est reconnu comme un modèle pour les pays qui traversent une période souvent turbulente dans leur passage à la démocratie. C’est la plus importante valeur ajoutée du Canada, dont il peut se prévaloir, tout en suscitant l’admiration, pour promouvoir ses intérêts dans la région.

            M. Patrick Armstrong a insisté sur le fait qu’il fallait se garder de toute arrogance au moment de donner des conseils aux États de ces régions; le Comité ne peut que constater qu’un débat démocratique et non violent à propos de ces questions, notamment, est sans conteste la meilleure solution.

Les organisations non gouvernementales (ONG) et les dispositifs d’alerte rapide

            La situation au Caucase et en Asie centrale est extrêmement complexe et, comme Patrick Armstrong l’a rappelé au Comité, il faut se méfier des explications simplistes. Le professeur David Carment a présenté au Comité un projet intitulé Country Indicators for Foreign Policy Project (CIFP) mené actuellement à l’Université Carleton, à Ottawa. Ces indicateurs sont utiles pour comprendre et mettre en perspective les régions du Caucase méridional et d’Asie centrale. Le projet en question vise à établir une base de données contenant des renseignements à jour sur tous les pays avec lequel le Canada entretient des relations, sous forme de quelque 80 indicateurs statistiques sur l’environnement politique, économique et autres, lesquels peuvent être affichés de toutes sortes de façons au gré des besoins. Les auteurs de ce projet comptent améliorer la base de données en poursuivant les contacts qu’ils ont établis avec des réseaux internationaux, comme le Forum for Early Warning and Early Response (FEWER), à Londres — grâce auxquels les analystes locaux du Caucase et d’Asie centrale peuvent mieux comprendre les facteurs annonciateurs de conflit. Ce projet pourrait donc se révéler encore plus utile comme moyen d’alerte rapide et donc de prévention des conflits. En effet, le professeur Carment estime que :

[…] Nous ne réunissons pas des données simplement pour décider par nous-mêmes de ce que devrait être […] la politique étrangère du Canada, mais bien pour informer aussi les Canadiens de la raison pour laquelle ils devraient s’en préoccuper. […] Je crois aussi que la collecte de données et la diffusion de ces renseignements dans une tribune publique assure un suivi important qui nous permettrait de mieux juger de la sincérité de ces sociétés lorsqu’elles affirment vouloir changer.

            Ces indicateurs statistiques ne sont pas parfaits, comme l’ont mentionné certains membres du Comité au moment de la réunion avec le professeur Carment qui a eu lieu en mai 2000, et il faut donc consulter d’autres sources d’information. Ce projet mérite toutefois d’être appuyé, de l’avis du Comité, car il importe de pouvoir disposer de renseignements publics à jour pour que les législateurs, entre autres, puissent évaluer les tendances et l’évolution des pays aux fins de la politique étrangère canadienne et pour constituer un dispositif d’alerte rapide devant permettre d’éviter les conflits.

Collaboration avec les acteurs régionaux

            Les républiques de Transcaucasie et d’Asie centrale ont lutté pour se libérer du joug des anciennes puissances impériales qu’étaient la Russie, la Turquie, l’Iran et d’autres; ces derniers assument néanmoins toujours un rôle important dans leur développement. Les nouvelles républiques doivent donc comprendre les politiques suivies par leurs voisins et chercher autant que faire se peut à établir une coopération pacifique et mutuellement bénéfique avec eux et d’autres interlocuteurs de poids, comme les États-Unis, l’Union européenne, la Chine et l’Asie du Sud.

La Russie

            Nul n’ignore que la Russie a subi d’énormes changements, notamment en matière de politique étrangère, au cours des dix dernières années. Elle a toujours considéré le Caucase méridional et l’Asie centrale, du moins en partie, comme d’importantes zones tampons assurant la sécurité de ses frontières. Comme l’a dit James Wright, du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, en avril 2000 :

La disparition de l’empire a été douloureuse pour le peuple russe, qui continue d’en subir les dures conséquences. La notion russe de « l’étranger proche » est éloquente : elle représente une distinction psychologique importante pour les Russes entre les républiques perdues et les États indépendants établis depuis plus longue date […] L’important est que la Russie continue de chercher à jouer un rôle actif dans toute la région, même si les relations économiques évoluent dans l’autre sens.

            Le Comité ne juge pas qu’il est justifié de se méfier systématiquement de toute participation de la Russie au développement des États du Caucase méridional et d’Asie centrale, même si la présence de forces militaires dans la région a eu des effets que l’on peut qualifier tant de positifs que de négatifs. Étant donné les relations, souvent difficiles, qui unissent depuis très longtemps ces régions, qui ont culminé par soixante-dix années d’amalgamation à l’Union soviétique, il est probable que les liens avec la Russie demeureront à la fois les plus complexes et, peut-être, les plus critiques pour les républiques de Transcaucasie et d’Asie centrale. Il n’y a pas meilleure raison de collaborer.

            En fait, comme l’a indiqué Ron Halpin, du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, au Comité en avril 2001 :

Au cours des quinze premiers mois de pouvoir du président Poutine, nous avons assisté à une évolution considérable de la politique étrangère russe, surtout en ce qui a trait aux pays de la « Communauté des États indépendants ».

[…]

Aujourd'hui, le président Poutine semble concentrer son attention sur la promotion et la protection des intérêts économiques russes. De plus, il cherche à le faire par des mesures bilatérales, préférant éviter la lourdeur des mécanismes multilatéraux traditionnels. Cela est évident dans le rôle que la Russie joue dans le règlement du conflit du Haut-Karabakh, ce qui a donné lieu à des relations plus constructives entre la Russie et l'Azerbaïdjan. Contrairement à son prédécesseur, le président Poutine lui-même a fréquemment voyagé dans la région au cours de l'année dernière.

L’Iran

            Au début des années 1990, bien des gens considéraient que l’Iran représentait une menace pour la souveraineté et la stabilité des États du Caucase méridional et d’Asie centrale. Les tentatives de ce pays pour intensifier ses relations avec ces États au cours des années qui ont suivi leur accession à l’indépendance se sont soldées par un succès mitigé. Même si la lutte actuelle qui divise en Iran réformateurs et tenants d’une ligne dure est essentiellement d’ordre interne, elle influe considérablement sur la politique étrangère du pays. Comme M. Rob Sobhani, spécialiste de la politique américaine en Iran, au Moyen-Orient et dans le Caucase à l’Université Georgetown, l’a expliqué au Comité :

Au début des années 1990, le rôle de l’Iran était très négatif. L’Iran cherchait à saper certains de ces régimes, notamment les plus faibles comme celui de l’Azerbaïdjan. Avec l’élection du président Khatami, la politique étrangère iranienne est devenue moins idéologue et plus pragmatique.

Aujourd’hui on constate une approche plus pragmatique de toute la région. L’Iran recherche la stabilité, car la guerre engendrerait des flots de réfugiés, qui se dirigeraient vers l’Iran, par exemple. […] Le conflit israélo-arabe excepté, le pragmatisme est à l’ordre du jour, notamment vis-à-vis de la Caspienne, ainsi que la collaboration avec les autres pays du golfe Persique comme l’Arabie saoudite.

            En fait, a-t-il ajouté, le Canada pourrait tirer parti d’une intensification des relations avec la Caspienne, car celle-ci pourrait servir de tremplin vers l’Iran et les régions du golfe Persique.

La Turquie

James Wright, du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, a déclaré au Comité en 2000 :

Il est important de mentionner la Turquie, un pays qui exerce une influence considérable en tant que passerelle créée récemment vers le Caucase et l’Asie centrale. Située à l’extrémité occidentale de la région, la Turquie, avec ses liens historiques et linguistiques, joue un rôle crucial en tant que modèle d’exploitation séculaire dans une enclave islamique, en tant que marché, surtout pour le pétrole et le gaz du bassin de la mer Caspienne, et en tant que fournisseur de biens et de services modernes. Par ailleurs, la Turquie exerce une influence stabilisatrice sur la sécurité dans la région en tant que puissance militaire et membre de l’OTAN et de l’OSCE. Toutefois, le risque toujours présent d’un conflit ethnique qui déstabiliserait davantage les pays du Caucase constitue une autre menace pour les intérêts de la Turquie. Il y a encore des frictions avec l’Arménie à propos du Haut-Karabakh et de l’interprétation des événements historiques et tragiques qui ont marqué la chute de l’empire ottoman.

            Les membres du Comité, en particulier les quatre qui se sont rendus en Turquie à l’occasion de leur voyage en Transcaucasie, sont d’avis qu’il est possible d’approfondir considérablement les relations entre le Canada et la Turquie. Les questions comme les droits des minorités et la liberté d’expression n’en demeureront pas moins des pierres d’achoppement. Les membres ont dit regretter de ne pas avoir pu rencontrer de représentants kurdes lors de leur séjour en Turquie.

            Du point de vue qui nous intéresse ici, même si la Turquie occupera une place particulière dans le développement de ces régions, l’important est que, après de nombreuses années de pourparlers et de réformes politiques et économiques, elle est en voie d’intégrer l’Europe et son comportement en matière de droits de la personne et ses autres politiques font l’objet d’un suivi continu de la part d’institutions européennes, dont elle est membre, comme le Conseil de l’Europe.

            La Turquie est un pays aux réalités complexes, et l’effondrement de l’Empire ottoman a fortement imprégné l’approche moderne de ce pays en matière d’intégrité territoriale et de droits des minorités. Pendant des années, les mesures prises et les politiques adoptées par la Turquie relativement à sa minorité kurde ont été durement critiquées par la communauté internationale, notamment par des organismes tel le Conseil de l’Europe. Comme un interlocuteur l’a fait remarquer à Istanbul, cela tient au fait que la Turquie est comparée aux États occidentaux plutôt qu’à ses voisins du Moyen-Orient. Le ministre des affaires étrangères turc, M. Ismail Cem, a défendu devant les membres du Comité à Ankara l’approche que suit son pays en matière de droits des minorités et relativement à d’autres questions connexes. Il a aussi toutefois admis que le respect des droits et des libertés en Turquie a été retardé par la guerre froide et, plus tard, par de sérieuses menaces terroristes internes.

            L’année qui vient de s’écouler a été marquée par de sérieuses difficultés économiques en Turquie, mais celles-ci ne doivent pas faire oublier les progrès réels réalisés par ailleurs. Lors de leur voyage en Turquie en 2000, les membres du Comité se sont fait dire à plusieurs reprises que l’année 1999 avait représenté un tournant pour la politique turque moderne : le pire des problèmes de terrorisme interne semblait avoir été résolu par la capture de Abdullah Öcalan et la déclaration unilatérale de cessez-le-feu de son Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), d’ambitieuses réformes politiques avaient été mises sur pied, un rapprochement stratégique s’était opéré avec la Grèce et le pays avait enfin été accepté sur la liste des candidats à l’Union européenne. Le Canada, comme d’autres États, est heureux de cette évolution, mais continuera de presser la Turquie à agir dans le dossier des droits des minorités, entre autres, dans les tribunes appropriées.

            Les États du Caucase méridional et d’Asie centrale ne veulent pas d’un grand frère turc pour remplacer la Russie. Comme nous le verrons ci-après, la Turquie a toutefois assumé un rôle positif en prônant la signature d’un Pacte de stabilité du Caucase, inspiré de celui des Balkans. Comme le Canada, et bien d’autres pays, les nouveaux États souverains du Caucase méridional et d’Asie centrale peuvent conclure de l’expérience turque que l’intégration à l’Europe par l’entremise de grands organismes multilatéraux comme le Conseil de l’Europe s’assortit de responsabilités considérables ainsi que de droits; une véritable intégration dépend autant des valeurs prônées que de considérations géographiques.

II. MISE EN ŒUVRE DE LA POLITIQUE CANADIENNE

            Comme nous l’avons déjà signalé, la présence du Canada au Caucase méridional et en Asie centrale est très modeste, et nos responsables en matière de politique étrangère ne s’intéressent guère à ces régions, par manque de ressources et faute de nécessité pressante. La représentation diplomatique canadienne dans ces régions laisse donc beaucoup à désirer puisque le Canada n’a qu’une seule ambassade en Asie centrale, à Almaty au Kazakhstan, pour s’occuper des relations avec ce pays et avec la Kirghizie et le Tadjikistan. Il n’a aucune ambassade en Transcaucasie; les relations avec les trois États de cette région et avec le Turkménistan et l’Ouzbékistan, en Asie centrale, étant établies à partir d’Ankara — pour l’Azerbaïdjan, la Géorgie et le Turkménistan ? et de Moscou — pour l’Arménie et l’Ouzbékistan. Le fait que le Canada est le moins visible de tous les pays du G-8 dans cette région et le manque sur place de personnel diplomatique canadien expérimenté, notamment, entravent gravement la réalisation de nos objectifs de politique étrangère (voir ci-dessus). Pour corriger la situation, il faut que le Canada montre officiellement qu’il s’intéresse à cette région; évidemment, il serait futile d’accroître la présence du Canada sans motif valable. Comme l’expert américain Rob Sobhani l’a expliqué au Comité, le peu de visibilité du Canada nuit aux chances de ce dernier d’accroître ses liens économiques avec l’Azerbaïdjan et les autres pays de la région :

De la façon dont marchent les choses là-bas, il faut hisser la feuille d’érable. Si les gens ne voient pas la feuille d’érable, c’est difficile, car lorsque vous négociez avec le président, le premier ministre ou le ministre du pétrole, sa première question est pour demander où est l’ambassadeur. Si vous répondez : « Désolé, le Canada n’a pas d’ambassadeur ici », cela vous affaiblit tout de suite.

            Les considérations d’ordre économique ne peuvent être le seul facteur de motivation de la politique canadienne dans ces régions, bien entendu. De l’avis de M. Sobhani, des contacts de haut niveau avec les gouvernements étrangers revêtent une importance particulière pour les nouveaux États qui cherchent à affirmer leur indépendance. Selon lui, « … les relations avec le Canada, les États-Unis et la France sont la base de l’indépendance de ces pays. Ils voient leurs ressources comme étant le seul moyen de garantir leur indépendance ».

            De telles manifestations de notre intérêt sont néanmoins inutiles si l’on n’accroît pas notre présence sur place. Dans son mémoire écrit regroupant les conclusions qu’elle a tirées de 25 années de présence en Asie centrale, la compagnie SNC Lavalin a suggéré au gouvernement canadien de se manifester davantage en Asie centrale, ce qui comporterait des visites de représentants de la Société pour l’expansion des exportations (SEE) et des efforts supplémentaires de la part de l’ACDI. Dans les deux chapitres qui suivent, le Comité formule des recommandations précises visant à accroître la présence et la visibilité du Canada dans ces régions.

            Il faut également amplifier la coordination entre les ministères. M. Denis Leclaire, directeur des activités internationales à l’Université St. Mary’s à Halifax, une des quelques universités canadiennes œuvrant dans le domaine du renforcement des capacités en Transcaucasie et en Asie centrale, a fourni un exemple de cette absence de coordination. Selon lui, même si la participation de l’Université St. Mary’s et d’autres au processus de transformation est prometteuse, il faut néanmoins intensifier la présence du pays dans ces régions et simplifier la délivrance des visas. En effet :

Il est beaucoup plus difficile d’obtenir un visa pour le Canada, qu’il s’agisse d’un visa de visiteur ou d’un permis de séjour pour étudiant, que pour les États-Unis ou pour l’Europe. Même dans le cas de projets financés par l’ACDI ou d’autres organismes donateurs, la plupart des agents d’immigration canadiens ? notamment ceux qui sont en poste à Moscou — dressent des obstacles et imposent des contraintes de temps et autres lourdeurs administratives. …

Il est quand même paradoxal que, d’une part, un organisme d’État, en l’occurrence l’ACDI, nous encourage à œuvrer dans la région et que le MAECI et Industrie Canada nous encouragent à recruter des étudiants étrangers, mais que, d’autre part, on ne fait souvent rien pour faciliter l’obtention des visas et, ce faisant, encourager les étudiants à venir étudier au Canada. Ceci est particulièrement vrai dans le cas des anciens pays de la CEI.

            La question des visas délivrés aux étudiants est importante pour le pays et est également liée, dans ce contexte au rôle des consuls honoraires.

            Globalement, le Comité estime que les responsables de la politique étrangère du Canada devraient s’intéresser de nouveau à ces régions en augmentant considérablement les ressources qui y sont consacrées et en adoptant les grandes orientations indiquées ci-dessus et dans les deux chapitres suivants.

Recommandation 1

Compte tenu de l’importance pour la politique étrangère canadienne des républiques de Transcaucasie et d’Asie centrale, le Comité recommande que le gouvernement du Canada conçoive, prépare et publie un énoncé de politique dans lequel il annoncera une augmentation considérable de la présence canadienne dans ces pays. Comme il est indiqué ci-dessus, une telle politique doit se caractériser par une perspective à long terme et :

prévoir dès à présent une augmentation considérable du nombre de diplomates et du personnel canadiens postés dans ces régions, ainsi qu’une intensification de l’appui à partir d’Ottawa;

attacher une plus grande importance à l’appui dans le domaine éducatif, notamment en ce qui concerne les droits de la personne, et prévoir une hausse du nombre de bourses canadiennes destinées aux étudiants de ces régions;

reconnaître l’importance de la primauté du droit et des mesures particulières visant à combattre la corruption;

voir dans l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) le principal moyen de promouvoir la sécurité et le développement démocratique dans ces régions, notamment;

prévoir la rationalisation de la délivrance des visas destinés aux étudiants de ces régions;

augmenter l’aide à ces régions, comme il est indiqué plus loin;

prévoir des visites de travail dans ces régions par le ministre des Affaires étrangères, de manière à démontrer le nouvel intérêt du Canada pour ces régions et à contribuer à l’élaboration d’une politique canadienne actualisée.

Recommandation 2

Le Comité recommande que le gouvernement du Canada invite le Centre parlementaire à présenter un projet de programme de formation et de recherche sur la question de la « diplomatie parlementaire » et des institutions interparlementaires — dont l’importance est croissante —, en s’attachant tout particulièrement à leur éventuelle application dans les républiques de Transcaucasie et d’Asie centrale, sans s’y limiter toutefois. Le Comité recommande également que le gouvernement du Canada appuie l’approfondissement du projet de Country Indicators for Foreign Policy (CIFP) de l’Université Carleton.