ACCORD COMMERCIAL CANADA‑INDE
RAPPORT SUPPLÉMENTAIRE DU PARTI
LIBÉRAL
La
prémisse de la conclusion de tout accord commercial doit être la volonté d’en
accroître le bénéfice net pour le Canada et les Canadiens. Cela doit être
démontré non seulement par une hausse des exportations, mais par un
accroissement des exportations à valeur ajoutée ainsi que de l’emploi et de la
productivité associés aux échanges commerciaux souhaités.
Comme
il l’a déjà fait pour d’autres initiatives commerciales, le gouvernement a
tenté de justifier cette nouvelle initiative par des hypothèses générales que
ses propres représentants ont mises en doute. Le Parti libéral a déjà démontré,
dans de précédents rapports supplémentaires, que le gouvernement avait déjà
présenté les conclusions d’une analyse économique avant même le début des
négociations sur un éventuel accord commercial. Il est important de le
souligner.
Fidèle
à lui‑même, le gouvernement conservateur s’est contenté de présenter
uniquement le meilleur scénario quant aux retombées économiques pour le Canada
et les Canadiens. Il a omis de faire une analyse démontrant comment le Canada
peut retirer le meilleur avantage de ce genre d’accords commerciaux.
Pour
situer la présente évaluation dans son contexte, il importe de rappeler les
déclarations du sous‑ministre adjoint du Commerce international,
Don Stephenson. Dans les témoignages qu’il a livrés devant le Comité les
29 septembre et 1er décembre 2011, voici comment il
décrivait l’analyse conjointe menée sur un éventuel ALE entre le Canada et
l’Inde. Le 29 septembre, il a dit : « [J]e dois souligner qu’il ne s’agit que
d’études économétriques théoriques. Ce sont des prévisions ». En décembre, il a parlé
d’un « exercice
de modélisation économique ».
C’est
cette ambigüité que le Comité devrait faire ressortir dans le rapport qu’il
déposera à la Chambre.
Dans
un bref article sur l’accord commercial Canada‑Inde publié en novembre,
le directeur du département d’économie internationale de l’École de politique
publique de l’Université de Calgary fait le constat suivant : « Il
est difficile d’avoir des attentes optimistes de la mission en Inde, voire
d’espérer un résultat positif des négociations amorcées avec l’Inde, du moins à
court terme ». Il poursuit : « L’un des objectifs du Canada est
d’améliorer l’accès aux marchés indiens, ce qui ne représente aucun intérêt
pour l’Inde. » [traduction]
Selon
une récente analyse de l’Eurasia Group, les perspectives économiques de
l’Inde sont plutôt incertaines :
L’Inde
a peut‑être réussi à maintenir des taux de croissance généralement
élevés, mais les difficiles choix politiques concernant la réforme ont été
reportés à la prochaine session parlementaire et la croissance s’est
essoufflée. Qui plus est, des problèmes de corruption ont éclaboussé le
gouvernement, les partenaires de la coalition se sont montrés moins
accommodants que prévu et, par surcroît, les membres du Congrès opposés à la
réforme ont démontré qu’ils avaient encore un poids politique considérable au
sein de la « famille dirigeante ». En 2013, la capacité du
gouvernement de mettre en œuvre de rigoureuses politiques économiques
continuera à s’éroder, ce qui confirme les perspectives de stagnation ou de
régression de l’Inde. (Eurasia Group, Top Risks for 2013,
janvier 2013, p.10) [traduction]
Un
récent article préparé pour le compte de la Fondation Carnegie (Six Reasons
for India to Look East, 26 février 2013) (Six raisons pour lesquelles
l’Inde devrait se tourner vers l’Est) confirme que la forte croissance
économique que l’Inde a connue ces dernières années, soit plus de 8 % par
année, sera difficile à maintenir si le gouvernement n’entreprend pas des
réformes en profondeur.
Le
professeur John Harriss, de l’Université Simon Fraser, a exprimé la même
réserve devant le Comité : « L’Inde aura de la difficulté à maintenir le
taux de croissance qu'elle souhaite. » (Témoignages, no 65, 27 février 2013, p. 13)
Ces
observations concernant le ralentissement évident de l’économie indienne
tranchent clairement avec les déclarations optimistes des représentants du
gouvernement qui ne cessent de qualifier l’économie indienne
d’« explosive ». Le gouvernement devrait prendre bonne note de ces
opinions divergentes.
Dans
tout arrangement commercial avec l’Inde, la question omniprésente des
subventions – un moteur de l’économie indienne – doit être prise en compte.
Dans la foulée de la crise économique de 2008, l’Inde s’est engagée dans des
dépenses de relance, parallèlement à sa structure de subventions déjà bien
établie, ce qui a obligé le pays à « mettre en œuvre une stratégie
macroéconomique "de sortie" qui devrait inclure le système bien
enraciné de subventions nationales ». (« India: An Emerging Economic
Power », Kevin Lynch, Options politiques, avril 2010, p. 48) [article en anglais]
Le
Canada est peut‑être considéré, pour l’économie indienne, comme une
source de matières premières, mais l’Inde est en train de transformer sa
production industrielle, « délaissant les lignes de produits à
prédominance de main‑d’œuvre au profit d’une production à forte
concentration technologique », ce dont le Canada devrait profiter grâce à
ses exportations de ressources naturelles comme la potasse, le blé, le charbon
et les produits énergétiques ». (Options politiques, septembre
2012)
Le professeur Beaulieu, de
l’Université de Calgary, a rappelé au Comité qu’il n’existe aucune corrélation
directe entre le commerce et la création d’emplois.
Le lien est assez flou entre un accord
commercial et le taux d’emploi, ou les emplois réellement créés. On entend
souvent dire que cela va créer de l’emploi. Selon les analyses économiques, les
accords commerciaux n’ont pas un effet énorme sur la création d’emplois —
peut-être un peu à court terme, mais pas à long terme. Des effets sur la
croissance économique, ce genre de choses, sont possibles, ce qui peut, à long
terme, assurer une économie plus forte. Pour ce qui est des véritables effets
sur l’emploi, l’affirmation qu’un tel accord créera de l’emploi est discutable. (Témoignages, no 59,
11 décembre 2012, p. 3)
La
question de la délocalisation d’emplois canadiens, soulevée durant les travaux
du Comité, mérite un examen plus approfondi.
Lorsque
le Comité a demandé aux représentants d’Affaires étrangères et Commerce
international Canada si la délocalisation des emplois posait problème, leur
réponse, bien qu’intéressante, devrait préoccuper le Comité :
Vous avez également
mentionné la question de la délocalisation des emplois. En tant que
représentant du Service des délégués commerciaux du Canada, je dirai que de
façon globale, le conseil que nous offrons aux compagnies canadiennes est de
toujours se concentrer sur leur compétitivité internationale et sur leur
structure de coûts. Dans certains cas, ça peut impliquer de faire affaire avec
les fournisseurs de services étrangers. Plus tôt, on a parlé, par exemple, des
centrales d'appels pour les bagages égarés. Ça peut aussi toucher les services
à valeur ajoutée comme ceux en génie informatique.
Je crois que vous avez soulevé une
question pertinente en parlant de la protection des emplois au Canada.
Cependant, il faut aussi voir que les compagnies canadiennes doivent se soucier
de leur compétitivité internationale, de leur structure de coûts. Ils doivent
regarder ce que font leurs concurrents, qu'ils soient américains ou autres,
pour contrôler et diminuer les coûts, par exemple pour les services
informatiques. (Témoignages, no 16,
1er décembre 2011, p. 8)
Le
titulaire de la chaire en gestion des affaires internationales de l’Université
Laval a abondé dans le même sens au cours de son témoignage devant le
Comité :
Je crois qu'en soi, une
délocalisation, surtout si elle est contrôlée, pourrait même être intéressante
pour les entreprises, dans une certaine mesure […] [À] l'intérieur du Canada,
nos structures de coûts sont très élevées. Or si nous pouvions délocaliser
certaines étapes en nous employant à renforcer notre compétitivité à d'autres
étapes, les deux actions additionnées pourraient nous procurer une certaine
compétitivité.
(Témoignages, no 70, 27 mars 2013, p. 4)
Lorsque
le Comité a soulevé la question du manque de rigueur manifeste des normes
indiennes relativement à la sécurité des travailleurs et aux salaires, la
réponse des fonctionnaires a démontré le peu de marge de manœuvre du
gouvernement fédéral à cet égard :
[L]e
Canada ne peut empêcher des entreprises canadiennes de profiter de services à
faible coût – que ce soit des centres d’appels, des services de
développement de logiciels ou d’autres services – offerts par d’autres
pays. Si ces services sont disponibles, ils permettent aux entreprises de
demeurer concurrentielles à l’échelle mondiale, parce que c’est ce que font
leurs concurrents. Et ces entreprises fournissent toujours un grand nombre
d’emplois de qualité au Canada. À moyen et à long terme, la pénurie de
main-d’oeuvre représente l’un des principaux obstacles à la croissance
économique du Canada. Par conséquent, en tirant parti des services offerts dans
d’autres pays, soit en transférant les services à l’étranger, soit en admettant
temporairement des professionnels au Canada, nos entreprises se procurent la
main-d’œuvre dont elles ont besoin pour exercer leurs activités.
En ce qui concerne les droits des
travailleurs et l’environnement, l’approche du Canada à cet égard est
relativement bien connue. Au cours de nos discussions concernant le commerce,
nous nous efforçons de promouvoir le respect de normes de protection des droits
des travailleurs et de l’environnement, et nous le ferons au cours de nos
discussions avec l’Inde.
(Témoignages, no 56, 27 novembre 2012, p. 6)
Au
sujet des attentes de l’Inde par rapport au Canada, les représentants de
Commerce international se sont montrés assez catégoriques : au chapitre
des exportations, l’Inde s’intéresse essentiellement aux matières premières
semi‑transformées et à l’investissement direct du Canada – deux secteurs
qui ne contribuent guère à la création d’emplois à valeur ajoutée au Canada.
[C]omme
vous le dites, les Indiens s’intéressent principalement à la technologie et aux
investissements parce que, sans investissements étrangers, ils ne peuvent
atteindre aucun de leurs objectifs en matière de développement, et cela
s’applique non seulement à la plupart des secteurs, mais, en règle générale, à
tous les secteurs. Donc, je dirais qu’ils manifestent davantage d’intérêt à
l’égard des investissements qu’à l’égard des exportations canadiennes, mais,
dans certains secteurs, les importations revêtent une grande importance pour
les Indiens. Par exemple, la potasse et les lentilles contribuent à leur sécurité
alimentaire, l’une de leurs plus grandes priorités. Quoi qu’il en soit, c’est
ce que je suppose.
(Témoignages, no 56, 27 novembre 2012, p. 3)
L’intérêt
de l’Inde à l’égard de l’investissement direct provenant de sources canadiennes
est manifeste et il y aurait lieu de s’en préoccuper. Dans un récent rapport,
la Fondation Carnegie soulève des questions troublantes sur la situation de
l’Inde :
Jusqu’à
maintenant, la libéralisation généralisée de l’investissement direct étranger
(IDE) a été plutôt inefficace et, dans de nombreux cas, elle comportait des
mesures contreproductives qui dénotent un manque de compréhension de ce qu’est
une économie de marché. Un bon exemple de ces politiques improductives, ce sont
les dispositions relatives « au contenu local » qui minent souvent
les mesures, par ailleurs raisonnables, mises en place par l’Inde pour
accroître l’IDE. » (Opportunities Unbound, Fondation Carnegie,
2013, p. 20) [traduction]
Selon
le rapport de l’Université de Calgary, l’accès aux marchés indiens demeure très
difficile, malgré les cinq ALE bilatéraux et les deux ALE régionaux conclus par
l’Inde. Le rapport rappelle que, selon une étude de l’OMC, l’Inde continue à
recourir à des barrières non tarifaires – interdictions, licences, restrictions
et autres – dans le but de restreindre ses importations, sans parler des
mesures antidumping. Combien de ces restrictions faudra‑t‑il
éliminer pour s’assurer que la conclusion d’un ALE est une bonne chose?
Le
rapport de l’Université de Calgary soulève également une autre question
préoccupante : « Le Canada est intéressé à négocier la libéralisation
des services, mais en ce qui concerne l’Inde, l’acquisition de services ne fait
pas partie des négociations ».
Dans
son témoignage devant le Comité, le vice‑président du développement des
affaires internationales d’Exportation et Développement Canada a dit qu’il ne
fallait pas sous‑estimer l’ampleur de la corruption au sein de l’économie
indienne :
[J]e crois que nous
édulcorerions les choses si nous passions sous silence le fait qu'il y ait
toujours en Inde des préoccupations et des problèmes liés à la corruption à de
multiples échelons et à de nombreux endroits du pays [...] Il s'agit assurément
d'un facteur que je rangerais dans la catégorie des obstacles non tarifaires et
qui, bien souvent, dissuade les sociétés canadiennes qui peuvent investir
ailleurs leur capital durement gagné d'investir en Inde. (Témoignages, no 58,
6 décembre 2012, p. 17)
Il a
ajouté que les Canadiens devaient savoir que s’ils font des affaires avec les
Indiens, ils risquent d’être confrontés à des problèmes qui ne sont pas
courants au Canada.
Les
Indiens eux-mêmes doivent faire face à un tas de paperasserie, à des politiques
administratives et bureaucratiques archaïques et obstructives et, enfin, à la
corruption. Il serait naïf, de la part du Canada, de croire qu'en faisant
affaires avec l'Inde, nous parviendrons, d'une façon ou d'une autre, à faire
adopter immédiatement nos valeurs [...] [L]es Canadiens devront être patients
et mentalement prêts à relever ces défis. (Témoignages, no 55,
20 novembre 2012, p. 4)
Voici
ce que le professeur Harriss, de l’Université Simon Fraser, a fait observer au
sujet de la manière dont s’exerce l’influence au sein de l’économie indienne :
[L]'Inde se place, bien sûr, très bas
dans la liste des pays où il est facile de faire des affaires, établie par la
Banque mondiale [, et qu’elle] obtient, en fait, une cote très basse pour ce
qui est du respect des contrats. Mais ces faits sont probablement très bien
connus […]
[Notons aussi] la
mainmise d'un petit nombre de très grandes entreprises en Inde, comme Reliance,
SR et Tata, des sociétés très puissantes qui exercent énormément d'influence
sur les décisions et les politiques du gouvernement […] Il serait important d'éviter les
secteurs contrôlés par ces puissants intérêts acquis, comme les
télécommunications et l'industrie pharmaceutique, où les grosses pointures ont
des intérêts très importants.
(Témoignages, no 65, 27 février 2013, p. 10)
Comme
dans le cas des autres accords commerciaux conclus par le présent gouvernement,
force est de constater un manque de compréhension ou d’acceptation, de sa part,
de la nécessité de collaborer avec tous les intervenants du pays à
l’élaboration d’une stratégie industrielle et économique qui fera en sorte que
le Canada et les Canadiens retireront le meilleur avantage d’un accord, quel
qu’il soit. Le principal élément de cette stratégie doit être l’accroissement
de l’activité à valeur ajoutée au Canada.
RECOMMANDATIONS
- Que
le gouvernement s’assure que tout accord conclu entre le Canada et l’Inde
garantisse la pleine réciprocité en matière de commerce, en particulier en
ce qui concerne notre secteur manufacturier à valeur ajoutée.
- Que
le gouvernement effectue une analyse des coûts et bénéfices de la
délocalisation d’emplois en Inde ainsi que des répercussions de cette
pratique sur le marché du travail canadien.
- Que
le gouvernement du Canada envisage la mise en œuvre d’un programme
d’adaptation au commerce, similaire à celui que les États‑Unis ont
mis en place pour l’ALENA, afin d’aider les travailleurs du Canada
susceptibles d’être déplacés en raison de l’accroissement des échanges
commerciaux avec l’Inde.
- Que
le gouvernement du Canada, parallèlement aux négociations canado‑indiennes
en vue de la conclusion d’un Accord global de partenariat économique
(AGPE), élabore une stratégie commerciale et industrielle nationale. Cette
stratégie devrait notamment viser à renforcer la base manufacturière
nationale afin que, dès la conclusion de l’AGPE, les entreprises
canadiennes qui participent aux chaînes à valeur ajoutée puissent
maximiser les retombées de l’AGPE.