Le privilège parlementaire / Droits de la Chambre
Outrage à la Chambre : gouvernement accusé d’avoir fait fi du Parlement
Débats, p. 4498-4500
Contexte
Le 17 février 2005, Jay Hill (Prince George–Peace River) soulève la question de privilège et, citant des observations faites par Jim Peterson (ministre du Commerce international), accuse le gouvernement d’avoir fait fi du Parlement et du processus législatif en mettant en œuvre des mesures contenues dans les projets de loi C-31, Loi constituant le ministère du Commerce international et apportant des modifications connexes à certaines lois, et C-32, Loi modifiant la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, alors que ces projets de loi ont été défaits en deuxième lecture le 15 février 2005. Après l’intervention d’un autre député, Tony Valeri (leader du gouvernement à la Chambre des communes) déclare que les deux ministères fonctionnent avec « l’approbation du Parlement », conformément à la Loi sur les crédits parlementaires, puisque le Budget principal des dépenses de 2004-2005, approuvé par le Parlement, prévoit des crédits pour le fonctionnement de deux ministères et les fonctions de deux ministres. Le Président prend la question en délibéré[1].
Le 8 mars 2005, Dominic LeBlanc (secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre des communes), soutenant qu’il n’y a pas eu outrage au Parlement, déclare que la Loi sur les restructurations et les transferts d’attributions dans l’administration publique permet au gouvernement de réaménager des pouvoirs déjà créés par le Parlement et qu’on se sert généralement de projets de loi pour confirmer les changements organisationnels. Ken Epp (Edmonton–Sherwood Park) et Alexa McDonough (Halifax) affirment tous deux que si les projets de loi n’étaient pas nécessaires, le gouvernement n’aurait pas dû les présenter. M. Hill abonde dans leur sens. Le Président prend de nouveau la question en délibéré[2].
Résolution
Le Président rend sa décision le 23 mars 2005. Il explique que le pouvoir législatif autorisant les changements apportés plus tôt par décret existe déjà, à savoir la Loi sur les restructurations et les transferts d’attributions dans l’administration publique. Il souligne que lorsque le gouvernement a présenté les projets de loi C-31 et C-32, c’était pour confirmer les changements qu’il s’apprêtait à mettre en œuvre. Il ajoute que si le ministre, par ses observations, voulait signifier que le réaménagement par voie de décret continuerait de s’appliquer au plan juridique, il serait difficile de prétendre que ses propos portent atteinte à la dignité ou au privilège de la Chambre. Enfin, le Président fait remarquer que les projets de loi défaits visaient à confirmer des mesures de l’exécutif déjà prises, mais que la Chambre a refusé de donner cette confirmation. Malgré ce paradoxe, le Président conclut qu’il n’y a pas, de prime abord, atteinte aux privilèges.
Décision de la présidence
Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée le 17 février par le leader de l’Opposition à la Chambre au sujet des propos que le ministre du Commerce international a tenus au sujet du rejet des motions portant deuxième lecture des projets de loi C-31 et C-32, projets de loi qui proposaient la création d’un ministère du Commerce international distinct du ministère des Affaires étrangères. Le leader de l’Opposition à la Chambre soutient que ces propos constituent un outrage au Parlement.
Je remercie le leader de l’Opposition à la Chambre d’avoir soulevé cette question, ainsi que les députés de Vancouver-Est et de Calgary-Sud-Est et le leader du gouvernement à la Chambre pour leurs contributions lorsque cette question a été soulevée. Je tiens également à remercier le secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre pour son intervention du 8 mars 2005, ainsi que le député d’Edmonton–Sherwood Park, la députée de Halifax et le leader de l’Opposition à la Chambre pour leurs réponses à cette intervention.
Lors de sa première intervention, le leader de l’Opposition à la Chambre s’est élevé contre les propos que le ministre du Commerce international a tenus le lendemain du rejet en deuxième lecture des projets de loi C-31 et C-32. Il a signalé certains articles du Globe and Mail et de l’Ottawa Citizen qui citaient le ministre affirmant que les deux ministères continueraient de travailler de façon indépendante, même si le Parlement avait rejeté les projets de loi qui proposaient de séparer en deux entités distinctes l’ancien ministère des Affaires étrangères et du Commerce international.
Le leader de l’Opposition à la Chambre soutient que les propos du ministre laissent entendre que l’adoption ou le rejet des projets de loi n’avait aucun effet sur la séparation des ministères, ce qui fait fi du rôle de la Chambre des communes. Selon lui, cela témoigne d’un tel manque de respect qu’il s’agirait, à son avis, d’un outrage à la Chambre.
L’exposé du leader de l’Opposition à la Chambre soulève deux questions. La première a trait au statut actuel du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, compte tenu du fait que, le 15 février, les projets de loi proposant la scission du ministère ont été rejetés lors de leur deuxième lecture à la Chambre. La seconde question consiste à déterminer si les gestes ou les propos du ministre faisant suite au rejet des projets de loi C-31 et C-32 constituent un outrage à la Chambre des communes.
Examinons d’abord la première question, soit le statut du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international.
Le 12 décembre 2003, un certain nombre de décrets ont été pris en vertu de diverses lois, notamment la Loi sur les restructurations et les transferts d’attributions dans l’administration publique, la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, la Loi sur la gestion des finances publiques et la Loi sur les départements et ministres d’État.
J’attire l’attention de la Chambre sur le décret no C.P. 2003-2052, par exemple, qui désigne le ministère du Commerce international en tant que ministère. D’autres décrets de cette série visent des questions liées à cette désignation, mais les postes de ministre des Affaires étrangères et de ministre du Commerce international existaient tous deux avant cette date aux termes de la Loi sur les traitements.
La Loi sur les restructurations et les transferts d’attributions dans l’administration publique prévoit que le gouvernement peut, par décret, réorganiser des fonctions existantes du gouvernement pour lesquelles le Parlement a approuvé des crédits. En bref, les lois actuelles accordent une importante marge de manœuvre au gouvernement s’il désire effectuer des réorganisations. La tradition au Canada veut que ces réorganisations soient complétées ou confirmées par voie législative.
La Chambre remarquera que certaines de ces explications ont déjà été avancées par l’honorable secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre, lorsqu’il a traité de cette question le 8 mars dernier, en précisant notamment, et je cite :
En réorganisant ou organisant un Cabinet et en ayant recours à la Loi sur les restructurations et les transferts d’attribution dans l’administration publique, le gouvernement ne crée pas de nouveaux pouvoirs légaux. Il réaménage plutôt les pouvoirs existants, déjà créés par le Parlement, et il le fait en conformité d’un mécanisme législatif également créé par le Parlement.
Il apparaît à la présidence que, en général, le pouvoir de réorganisation dont dispose le gouvernement et, en particulier, la dernière réorganisation, ne sont pas très bien compris. La Chambre se souviendra qu’en mars 2004 déjà, les questions visant la réorganisation faisaient leur apparition à la Chambre.
Par exemple, je rappelle aux députés la question de privilège soulevée le 10 mars 2004 par le député de St. John’s-Sud–Mount Pearl au sujet de la forme du Budget principal des dépenses de 2004-2005. Je renvoie les députés aux délibérations de ce jour-là, aux pages 1310 et 1311.
Je renvoie les députés au texte intitulé Organizing to Govern, volume 1, de Gordon F. Osbaldeston, ancien greffier du Conseil privé, qui explique ce qui suit à la page 24 :
Pour des raisons diverses — préférence du ministre, organisation optimisée et autres — le gouvernement peut décider de restructurer son organisation. Le meilleur outil législatif dont il dispose pour ce faire est la Loi sur les restructurations et les transferts d’attributions dans l’administration publique. Les décrets pris en vertu de cette Loi visent deux principaux objectifs :
le transfert de sous-unités organisationnelles d’une entité à une autre […]
le transfert de la responsabilité de lois ou de parties de celles-ci d’un ministre à un autre […]
À la page 25, il confirme :
À vrai dire, ces outils sont destinés à servir uniquement à la réorganisation des fonctions existantes du gouvernement pour lesquelles le Parlement a approuvé des crédits, et toute nouvelle activité doit être autorisée par le Parlement.
Ainsi donc, dans le cas qui nous occupe, que la Chambre soit ou non convaincue de l’utilité de la restructuration, le gouvernement dispose des outils nécessaires pour mettre ses plans à exécution; les mesures législatives telles que les projets de loi C-31 et C-32 ne sont que des mesures complémentaires.
J’ose espérer que l’historique que je viens de présenter aidera les députés à mieux comprendre la situation actuelle. Dans le cas présent, des fonctions existantes — à savoir le commerce international — sont soumises à une restructuration qui a été effectuée par des décrets. Je tiens à souligner que c’est là la différence entre la situation actuelle et celle à laquelle a fait allusion le leader de l’Opposition à la Chambre et qui a fait l’objet d’une décision du Président Fraser en 1989. Dans ce cas, une nouvelle taxe, la TPS, a été proposée par le gouvernement de l’époque avant même que la loi habilitante soit adoptée par la Chambre.
La présidence est d’avis que le pouvoir d’entreprendre la séparation des ministères a son fondement dans la série de décrets pris le 12 décembre 2003 en vertu des pouvoirs législatifs que le Parlement a conférés au gouvernement. Ce pouvoir est prévu par la loi et ce n’est pas à moi de décider s’il est suffisant ou non dans la situation actuelle.
Après étude de nos précédents, je ne peux trouver aucun cas où un Président aurait statué que le gouvernement, dans l’exercice d’un pouvoir réglementaire lui ayant été conféré par une loi, a porté atteinte aux privilèges de la Chambre. D’ailleurs, le député n’avance pas cela. Il semble plutôt suggérer que les observations du ministre témoignent d’une atteinte au privilège, mais que si le ministre défendait le point de vue juridique, cela pourrait difficilement constituer une atteinte.
Par conséquent, si vous me permettez de récapituler, étant donné que j’ai promis à la députée de Halifax que tout serait clairement expliqué dans la présente décision : le pouvoir législatif, à savoir la Loi sur les restructurations et les transferts d’attributions dans l’administration publique, existe déjà pour autoriser les changements qui ont initialement été apportés en décembre par les décrets pris en vertu de cette Loi. Lorsque le gouvernement a déposé les projets de loi C-31 et C-32, comme l’a expliqué le secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre, c’était à titre de mesure complémentaire, conforme à la pratique canadienne, pour « confirmer tout changement d’importance dans l’organisation gouvernementale ». Nous pouvons considérer ces projets de loi comme des projets de loi correctifs qui sont présentés de temps à autre au Parlement.
Il me semble, après la lecture de ces deux projets de loi, qu’ils officialisent par un texte de loi les nouveaux noms des ministères et des ministres et définissent le mandat du Commerce international, et ce, non dans les termes succincts du décret du gouverneur en conseil, mais dans les termes plus cartésiens propres au style législatif. En outre, le projet de loi C-31 créerait le nouveau poste de sous-ministre délégué du Commerce international.
Ainsi, comme le sait la Chambre, le 7 décembre 2004, le projet de loi C-31, Loi constituant le ministère du Commerce international et apportant des modifications connexes à certaines lois, et le projet de loi C-32, Loi modifiant la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, ont été présentés et lus pour la première fois. Au début de février, ces projets de loi ont été soumis à un débat lors de la deuxième lecture et, le 15 février, chacun a fait l’objet d’un vote à l’étape de la deuxième lecture — le vote portant sur l’approbation du principe du projet de loi. Les deux projets de loi ont été rejetés à l’étape de la deuxième lecture.
Qu’est-ce que cela signifie?
Les conséquences au plan de la procédure sont claires : les projets de loi C-31 et C-32 n’iront pas plus loin au cours de la présente session.
Quant aux conséquences juridiques, il ne m’appartient pas d’en discuter. La présidence est dans l’impossibilité de déterminer quelles seront les futures mesures législatives que le gouvernement voudra peut-être présenter pour compléter ou confirmer la séparation des deux ministères. Cela est entièrement la décision du gouvernement.
Comme mes prédécesseurs et moi-même l’avons répété dans de nombreuses décisions antérieures, lorsqu’une interprétation juridique s’impose, le Président n’a pas le pouvoir de statuer ou de se prononcer sur des questions de droit. Une explication de ce principe figure aux pages 219 et 220 de La procédure et les usages de la Chambre des communes, et je cite :
[…] bien que les Présidents doivent prendre en compte la Constitution et les lois au moment de rédiger une décision, nombre d’entre eux ont expliqué qu’il n’appartient pas à la présidence de se prononcer sur la « constitutionnalité » ou la « légalité » des mesures dont la Chambre est saisie.
Si la présidence ne peut se prononcer sur la légalité des mesures prises par le gouvernement, il lui revient toutefois d’étudier la situation et de peser les arguments du leader de l’Opposition à la Chambre afin de déterminer, uniquement du point de vue de la procédure, s’il y a eu atteinte aux privilèges de la Chambre.
Je présume que le ministre, en déclarant son intention d’aller de l’avant avec la création du ministère du Commerce international, entend procéder pour le moment en vertu des pouvoirs existants.
Dans le même ordre d’idées, la présidence a noté et porte à l’attention de la Chambre la disposition du Budget principal des dépenses de 2005-2006. Ces documents présentent des crédits distincts pour les « Affaires étrangères » et le « Commerce international » même si le nom officiel « Affaires étrangères et Commerce international » est encore utilisé.
Or, y a-t-il lieu de s’inquiéter d’une atteinte aux privilèges de la Chambre si le gouvernement poursuit sa restructuration ministérielle par voie de décret après que la Chambre eut refusé d’entériner ces mesures? Dois-je conclure ici qu’il y a de prime abord atteinte aux privilèges de la Chambre?
Il me semble que le ministre, en faisant à l’extérieur de la Chambre la déclaration qui a amené le leader de l’Opposition à la Chambre à soulever sa question de privilège, aurait peut-être seulement voulu indiquer que la restructuration par voie de décret continue de s’appliquer au plan juridique. Si telle était l’intention sous-tendant le commentaire du ministre et que les mesures prises soient légalement valides, ce que je dois supposer, il est difficile de prétendre que ce commentaire porterait atteinte à la dignité de la Chambre et constituerait ainsi, de prime abord, une atteinte aux privilèges de la Chambre.
Cela ne veut pas dire que les commentaires du ministre, s’ils ont été rapportés fidèlement, ne préoccupent pas la présidence. Je peux comprendre l’irritation de la Chambre et la confusion des députés, ainsi que des personnes qui suivent les affaires parlementaires à l’extérieur de la Chambre. L’examen des projets de loi est certes le rôle essentiel du Parlement.
La décision prise par la Chambre à chaque étape d’un projet de loi du gouvernement est ce qui détermine si la proposition législative peut ou non aller de l’avant. Comment les décisions que prend la Chambre au sujet de ces projets de loi peuvent-elles être sans conséquence sur le plan pratique?
Nous semblons être confrontés à un paradoxe dans la pratique canadienne. Les projets de loi C-31 et C-32 visaient à confirmer des mesures de l’exécutif — des mesures déjà prises en vertu des lois par des moyens non législatifs — et la Chambre des communes a refusé de donner cette confirmation. Il en est résulté un très malheureux conflit qui oppose le gouvernement et la Chambre, mais, d’après les renseignements à ma disposition, il m’est impossible de conclure que cela constituerait de prime abord une atteinte aux privilèges de la Chambre.
En définitive, il me semble que la situation à laquelle nous sommes confrontés est un malheureux incident qui a des répercussions sur la relation de travail entre la Chambre et le gouvernement. Le leader du gouvernement à la Chambre a dit que le gouvernement examine présentement d’autres solutions parlementaires. La présidence voudrait encourager le gouvernement à consulter davantage tous les partis à la Chambre au cours de cet examen, afin de faire la lumière sur les événements et de rétablir en son état antérieur l’indispensable relation de travail entre la Chambre et le gouvernement.
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[1] Débats, 17 février 2005, p. 3652-3654.
[2] Débats, 8 mars 2005, p. 4120-4122.