Recueil de décisions du Président Peter Milliken 2001 - 2011

Le privilège parlementaire / Droits de la Chambre

Droits de procéder à des enquêtes, d’exiger la comparution de témoins et d’ordonner la production de documents : accès à des documents non censurés; de prime abord; supposée intimidation de témoins de comités

Débats, p. 2039-2045

Contexte

Le 27 novembre 2009, le Comité spécial sur la mission canadienne en Afghanistan présente son troisième rapport à la Chambre. Le rapport porte sur ce que le Comité considère comme une atteinte à ses privilèges et fait suite à des demandes de renseignements et de documents relatifs à la détention de combattants par les Forces canadiennes en Afghanistan[1]. Le 10 décembre 2009, la Chambre adopte une motion de l’opposition ordonnant la production des documents que le Comité essayait d’obtenir auprès du gouvernement[2]. Avant que ne commence le débat sur la motion de l’opposition, Rob Nicholson (ministre de la Justice et procureur général du Canada) soutient que la motion n’est pas recevable, justifiant le refus du gouvernement de produire les documents demandés par la nécessité de protéger des renseignements confidentiels liés à la sécurité nationale, conformément à la Loi sur la preuve au Canada. Le Président rend sa décision sur-le-champ, déclarant la motion recevable[3]. Le 30 décembre 2009, la deuxième session de la 40e législature est prorogée. L’ordre de la Chambre du 10 décembre 2009 est toujours en vigueur au début de la nouvelle session, le 3 mars 2010, et le Comité spécial, du consentement unanime, est lui aussi reconstitué la première journée de séance de la session[4]. Le 5 mars 2010, M. Nicholson, sur un rappel au Règlement, annonce que le gouvernement a chargé Frank Iacobucci, ancien juge de la Cour suprême, d’examiner les documents relatifs aux prisonniers afghans et de préparer un rapport que le ministre déposerait à la Chambre[5]. Le 16 mars 2010, le mandat de M. Iacobucci est déposé à la Chambre[6].

Le 18 mars 2010, Derek Lee (Scarborough–Rouge River), Jack Harris (St. John’s-Est) et Claude Bachand (Saint-Jean) soulèvent trois questions de privilège relativement à l’ordre de production de documents sur les prisonniers afghans. Ils soutiennent tous les trois que le pouvoir absolu de la Chambre d’ordonner la production de documents oblige le gouvernement à se conformer à l’ordre du 10 décembre 2009. M. Harris ajoute aussi que le refus du gouvernement de fournir des documents non censurés sape les travaux du Parlement et de ses comités, et que l’ordre est suffisamment souple quant à la façon de mettre les documents à la disposition des parlementaires. Dans son intervention, M. Lee allègue aussi que les propos tenus par Peter MacKay (ministre de la Défense nationale) pendant les Questions orales du 1er décembre 2009[7], de même que ceux d’une haute fonctionnaire du ministère de la Justice dans une lettre adressée au légiste et conseiller parlementaire de la Chambre des communes, ont intimidé les témoins devant comparaître devant le Comité spécial en laissant entendre, essentiellement, qu’ils ne devraient pas répondre aux questions du Comité, ce qui constitue, selon M. Lee, un outrage à la Chambre. Tom Lukiwski (secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre des communes) fait valoir, à titre d’argument procédural, que les questions de privilège n’ont pas été soulevées à la première occasion, puisque l’affaire remonte à décembre. Comme argument de fond, il affirme que l’ordre du 10 décembre 2009 ne prévoyait aucune disposition pour protéger les renseignements de nature délicate dans les documents exigés. Après avoir entendu d’autres députés, le Président déclare qu’il recevra les arguments des ministres mentionnés dans les questions de privilège avant de rendre une décision à la Chambre. Il statue toutefois immédiatement sur la question du délai, déclarant que bien que M. Lee ait déposé sa demande avant le début de la troisième session, c’est le Président lui-même qui lui a demandé de patienter avant de soulever sa question, en attendant de voir comment les choses évolueraient. Il conclut donc que cela ne pose pas de problème[8].

Le 25 mars 2010, le gouvernement dépose un grand nombre de documents faisant suite à l’ordre du 10 décembre 2009[9]. Jack Layton (Toronto–Danforth) invoque le Règlement pour s’opposer au dépôt de documents lourdement censurés et dénoncer l’absence de copies supplémentaires. Il allègue que cela va à l’encontre de l’ordre de la Chambre, qui exige que les documents soient fournis dans leur forme originale et non censurée. Après avoir entendu d’autres députés, le Président suppléant (Barry Devolin) déclare que le Président répondra aux questions soulevées dans une décision exhaustive[10].

Le 31 mars 2010, M. Lukiwski intervient sur la question de privilège pour remettre en question la légitimité de l’ordre du 10 décembre 2009, alléguant que de nombreux documents énumérés dans l’ordre peuvent uniquement être obtenus au moyen d’une adresse à la Couronne. Le ministre de la Justice allègue ensuite que les propos du ministre de la Défense nationale et de la haute fonctionnaire du ministère de la Justice relèvent plutôt du débat, que les privilèges parlementaires ne sont ni indéfinis ni illimités et que la Chambre n’a pas le pouvoir d’exiger un accès illimité aux documents. Il rejette l’affirmation selon laquelle le gouvernement aurait porté atteinte aux privilèges parlementaires en omettant de se conformer à l’ordre du 10 décembre 2009 et allègue, citant le privilège de la Couronne, que le gouvernement a l’obligation de protéger les renseignements pouvant compromettre la sécurité nationale. C’est ce qui donne au gouvernement, plaide-t-il, le droit de refuser de divulguer des renseignements confidentiels demandés par la Chambre. En insistant pour obtenir ces documents, la Chambre cherche à étendre illégalement la portée de ses privilèges, qui, selon le ministre, ne sont pas indéfinis. Le ministre ajoute que le gouvernement a le devoir de trouver un équilibre entre l’obligation de fournir des renseignements à la Chambre et son obligation de protéger l’intérêt public. Après avoir entendu d’autres députés, ce jour-là[11] ainsi que les 1er et 12 avril 2010, le Président prend de nouveau la question en délibéré[12].

Les 1er et 26 avril 2010, le gouvernement dépose d’autres documents, eux aussi censurés. Du consentement unanime, ils sont déposés en anglais ou en français uniquement[13].

Résolution

Le 27 avril 2010, le Président rend sa décision sur les questions de privilège. Étant donné la complexité de l’affaire, il les regroupe thématiquement pour rendre sa décision. Premièrement, il déclare qu’il est acceptable, du point de vue de la procédure, que la Chambre ait recours à un ordre plutôt qu’à une adresse pour exiger la production des documents. Deuxièmement, en ce qui concerne les allégations faites par M. Lee au sujet de l’intimidation de témoins, il statue que les propos du ministre ne représentent pas une tentative d’intimidation du témoin, pas plus que la lettre de la haute fonctionnaire du ministère de la Justice, considérant toutefois que cette lettre puisse avoir eu un effet paralysant. Le Président ne trouve pas de preuve lui permettant de conclure à une tentative directe pour empêcher ou influencer des témoignages et statue, par conséquent, qu’il n’y a pas, de prime abord, outrage à la Chambre sur ce point. Troisièmement, le Président déclare que la Chambre des communes a le droit de demander les documents exigés dans l’ordre, que ce pouvoir est absolu et qu’il ne transgresse pas la séparation des pouvoirs entre l’organe exécutif et l’organe législatif du gouvernement. Le Président affirme qu’il incombe au gouvernement d’avancer des raisons très puissantes pour refuser de fournir des documents exigés par ordre de la Chambre. Il rappelle aussi à la Chambre que toutes les parties ont convenu qu’il fallait prendre la protection des renseignements confidentiels au sérieux. La Chambre doit instaurer un mécanisme par lequel ces documents pourraient être mis à la disposition des députés sans compromettre la sécurité et la confidentialité des renseignements qu’ils contiennent. Le Président aborde également la question de la confiance entre les députés et le gouvernement, faisant valoir que le gouvernement devrait faire davantage confiance à la Chambre relativement à des renseignements gouvernementaux confidentiels et, pareillement, que les députés devraient se montrer plus réceptifs envers les affirmations du gouvernement.

Pour finir, le Président déclare qu’à l’analyse de la preuve et des précédents, le défaut de se conformer à l’ordre du 10 décembre 2009 constitue, de prime abord, une question de privilège. Il ajoute qu’il accordera deux semaines aux leaders parlementaires, aux ministres et aux porte-parole des partis pour négocier et résoudre l’impasse, mais que s’ils n’y parviennent pas, il fera une déclaration sur la motion, qui pourra être proposée à la Chambre.

Décision de la présidence

Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur les questions de privilège soulevées le 18 mars 2010 par l’honorable député de Scarborough–Rouge River, l’honorable député de St. John’s-Est et l’honorable député de Saint-Jean au sujet de l’ordre de la Chambre du 10 décembre 2009 concernant la production de documents sur les prisonniers afghans.

Je remercie les trois honorables députés d’avoir soulevé ces questions. Je remercie également l’honorable ministre de la Justice et procureur général, l’honorable secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre, l’honorable leader de l’Opposition officielle à la Chambre, et les honorables députés de Toronto-Centre, de Joliette, de Windsor–Tecumseh, du Yukon, de Toronto–Danforth, d’Outremont et de Kootenay–Columbia pour leurs interventions dans cette importante affaire les 18, 25 et 31 mars, de même que les 1er et 12 avril derniers.

Permettez-moi d’abord de relater les faits qui ont mené à la présente affaire dont sont saisies la Chambre et la présidence.

Le 10 février 2009, la Chambre a rétabli le Comité spécial sur la mission canadienne en Afghanistan. Le Comité a mené ses travaux de la façon habituelle et, à l’automne de cette année-là, a commencé à solliciter des renseignements auprès du gouvernement au sujet du traitement des prisonniers afghans.

Le 27 novembre 2009, le Comité a fait rapport à la Chambre d’un incident qui, à son avis, avait porté atteinte à ses privilèges relativement à ses demandes de renseignements et de documents.

Le 10 décembre 2009, la Chambre a adopté un ordre portant production de documents sur les prisonniers afghans.

Le 30 décembre 2009, la session au cours de laquelle l’ordre a été adopté a été prorogée.

Le Comité spécial a été reconstitué à l’ouverture de la session actuelle, le 3 mars 2010, et a repris ses travaux. Comme les ordres de la Chambre portant production de documents survivent à la prorogation, l’ordre du 10 décembre 2009 est demeuré en vigueur.

Le 5 mars 2010, le ministre de la Justice a annoncé à la Chambre que le gouvernement avait nommé l’ancien juge de la Cour suprême Frank Iacobucci pour « effectuer un examen indépendant, complet et approprié des documents visés ».

Le ministre a expliqué le mandat de M. Iacobucci en ce qui concerne l’ordre du 10 décembre 2009, en précisant que l’ancien juge lui ferait rapport.

Le 16 mars 2010, le leader du gouvernement à la Chambre a déposé l’énoncé du mandat de M. Iacobucci.

Le 18 mars 2010, trois députés ont soulevé des questions de privilège concernant l’ordre du 10 décembre 2009. D’autres députés ont également contribué à la discussion.

Le 25 mars 2010, puis à nouveau les 1er et 26 avril 2010, le gouvernement a déposé de nombreux documents concernant les prisonniers afghans « sans que cela ait une incidence » sur les arguments procéduraux relatifs à l’ordre du 10 décembre 2009.

Aux deux premières occasions, la présidence a aussi entendu les interventions de divers députés.

Le 31 mars 2010, le gouvernement a répondu aux arguments invoqués relativement aux questions de privilège soulevées le 18 mars 2010.

Enfin, les 1er et 12 avril 2010, la présidence a entendu des arguments de plusieurs députés concernant les questions de privilège, puis a indiqué qu’elle prendrait l’affaire en délibéré et ferait ensuite connaître sa décision à la Chambre.

Avant d’aborder les arguments qui ont été présentés, j’aimerais rappeler aux députés le rôle qui incombe à la présidence lorsqu’elle est saisie d’une question de privilège.

Comme on peut le lire à la page 141 de la deuxième édition de La procédure et les usages de la Chambre des communes, l’ouvrage d’O’Brien-Bosc :

On attache une grande importance aux allégations d’atteinte aux privilèges parlementaires. Un député qui désire soulever une question de privilège à la Chambre doit d’abord convaincre la présidence que de prime abord, sa préoccupation peut faire l’objet d’une question de privilège. Le rôle du Président se limite à décider si la question qu’a soulevée le député est de nature à autoriser celui-ci à proposer une motion qui aura priorité sur toute autre affaire à l’ordre du jour de la Chambre, autrement dit, que le Président pourra considérer de prime abord comme une question de privilège. Le cas échéant, la Chambre devra immédiatement prendre la question en considération. C’est finalement la Chambre qui établira s’il y a eu atteinte aux privilèges ou outrage.

En tant que Président, l’une de mes principales fonctions consiste à protéger les droits et les privilèges des députés et de la Chambre. Ce faisant, la présidence prend toujours en compte les précédents, les usages, les traditions et les pratiques établis par la Chambre, de même que son propre rôle dans leur évolution. Or, il n’est pas exagéré d’affirmer que le Président a rarement été saisi d’une affaire aussi complexe et lourde de conséquences que celle qui nous occupe maintenant.

Étant donné la complexité des questions soulevées ainsi que le nombre élevé et la durée des interventions des députés, je me suis permis de regrouper les questions par thème afin de faciliter l’examen des arguments présentés.

La question principale et capitale que la présidence doit aborder aujourd’hui concerne le droit de la Chambre d’ordonner la production de documents, notamment la nature de ce droit, les questions relatives à la portée du droit ainsi que la manière dont celui-ci peut ou devrait être exercé. Tous les députés qui sont intervenus au sujet des questions de privilège ont évoqué ces points fondamentaux d’une manière ou d’une autre. De plus, la présidence est appelée à déterminer si l’ordre a été ou non exécuté et, dans la négative, s’il s’agit là de prime abord d’un outrage à la Chambre.

La deuxième question que doit trancher la présidence concerne l’allégation, avancée principalement par le député de Scarborough–Rouge River, selon laquelle, d’une part, des témoins auraient été intimidés par les réponses données par le ministre de la Défense nationale pendant la période des questions et, d’autre part, une lettre écrite par un haut fonctionnaire du ministère de la Justice aurait porté outrage à la Chambre en permettant aux témoins potentiels d’invoquer de faux prétextes pour refuser de répondre aux questions d’un comité de la Chambre.

Des arguments ont aussi été présentés au sujet d’un troisième thème, à savoir la forme, la clarté et la validité procédurale de l’ordre adopté par la Chambre le 10 décembre dernier. Ces aspects ont été mis en évidence lorsque le secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre des communes a avancé, le 31 mars 2010, que l’ordre du 10 décembre était invalide au motif que les documents visés ne pourraient être obtenus qu’au moyen d’une adresse présentée à la gouverneure générale. Le même jour, le ministre de la Justice a porté des questions connexes à l’attention de la présidence. Il a affirmé, à la page 1225 des Débats de la Chambre des communes :

Monsieur le Président, vous vous souviendrez sans doute que l’ordre de décembre demandait que soient produits des documents non censurés. Cet ordre énumérait huit catégories différentes de documents à produire. L’ordre ne précisait pas quand exactement ces documents devaient être produits, ni qui devait les produire, ni à qui ils devaient être présentés. L’ordre ne mentionnait pas que les renseignements confidentiels seraient protégés […]

Le quatrième thème que la présidence souhaite aborder concerne la question de l’accommodement et de la confiance qu’un certain nombre de députés des deux côtés de la Chambre ont soulevée. Plusieurs ont fait allusion à la nécessité de protéger les renseignements confidentiels qui, pour reprendre les propos tenus par le ministre de la Justice le 10 décembre 2009, à la page 7881 des Débats, « s’ils étaient communiqués, pourraient compromettre les intérêts du Canada en matière de sécurité, de défense nationale et de relations internationales ». Plus important encore, un certain nombre de députés ont indiqué qu’ils souhaitaient trouver un moyen de concilier à la fois la volonté de la Chambre d’être informée et celle du gouvernement de protéger les renseignements sensibles.

La présidence aimerait d’abord se pencher sur les arguments concernant la forme, la clarté et la validité procédurale de l’ordre du 10 décembre.

Le ministre de la Justice a mis en doute la clarté de l’ordre. Or, de l’avis de la présidence, il est très clair à la lecture de l’ordre que c’est le gouvernement qui est censé produire les documents exigés et que, en l’absence d’instructions contraires, les documents doivent être déposés à la Chambre de la manière habituelle. En ce sens, le ministre et le secrétaire parlementaire ont raison de dire que l’ordre ne prévoit rien quant au traitement confidentiel des documents exigés. La présidence reviendra sur cet aspect de la question plus loin dans sa décision.

En ce qui concerne l’échéance à respecter, l’ordre précise très clairement que les documents doivent être produits « immédiatement ». Voici ce qu’on dit à la page 475 de La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition :

Même si les ordres portant production de documents ne fixent pas d’échéance, il faut s’y conformer dans un délai raisonnable. Le Président n’est toutefois pas habilité à décider quand les documents doivent être déposés.

Quant à la validité procédurale et à la forme de l’ordre, la présidence souhaite porter à l’attention de la Chambre l’extrait suivant, tiré des pages 245 et 246 de la 4e édition de l’ouvrage de Bourinot intitulé Parliamentary Procedure and Practice in the Dominion of Canada :

Il était jadis coutume de présenter une adresse au gouverneur général chaque fois que l’on voulait obtenir des documents, mais, depuis la session de 1876, on suit la pratique habituelle des Chambres britanniques. De nos jours, l’usage veut que l’on réserve les adresses aux questions ayant une incidence directe sur les intérêts impériaux, la prérogative royale ou le gouverneur en conseil. Or, chacune des deux chambres a le droit constitutionnel de demander les renseignements qu’elle peut obtenir directement d’un ministère ou d’un fonctionnaire en donnant un ordre à cet effet. […] Chaque chambre peut ordonner directement la production de documents qui concernent les canaux et les chemins de fer, la poste, les douanes, la milice, les pêches, la révocation des titulaires de charge publique, les ports et les travaux publics, ainsi que toute autre question relevant directement de l’un ou l’autre des ministères de l’administration fédérale.

Il ressort clairement de cet extrait qu’un ordre est le mécanisme à utiliser pour obtenir des documents relevant directement de l’un ou l’autre des ministères de l’administration fédérale. Ainsi, par exemple, dans le cas des documents concernant le chef d’état-major de la Défense, dont a fait mention le secrétaire parlementaire, il n’est simplement pas crédible d’affirmer que les documents ne relèvent pas de l’administration fédérale.

Le secrétaire parlementaire a invoqué, dans ses arguments, des décisions rendues par mes prédécesseurs et a fourni des documents supplémentaires pour étayer ses propos. La présidence a examiné les précédents en question, une décision du Président Michener rendue en 1959 et une décision de la Présidente Sauvé rendue en 1982, et n’est toutefois pas convaincue de leur pertinence immédiate dans les circonstances actuelles.

Il existe un autre point qui mérite d’être signalé au sujet de cette question. Il s’agit des documents qu’a déposés le gouvernement jusqu’à maintenant « sans que cela ait une incidence », en réponse à l’ordre de la Chambre du 10 décembre. La présidence tient à souligner que, parmi les documents déposés, plusieurs semblent faire partie des catégories qui, selon le secrétaire parlementaire, nécessiteraient une adresse à la gouverneure générale avant leur production. De plus, le gouvernement a fait valoir que le dépôt de ces documents était une preuve de sa bonne foi et un signe qu’il respecte l’ordre du 10 décembre, dans la mesure qu’il estime possible.

Enfin, comme l’a fait remarquer le député de St. John’s-Est en réponse aux objections soulevées au début du débat sur la motion originale, la recevabilité de la motion a déjà été confirmée dans une décision. La Chambre a donc débattu et tranché la question; elle a exprimé sa volonté et c’est là où en est la question en ce moment.

J’ai examiné les arguments avancés et, pour les raisons mentionnées précédemment, la présidence conclut que sur le plan de la procédure, il était convenable pour la Chambre de recourir à un ordre plutôt qu’à une adresse pour exiger la production des documents en question.

La présidence passe maintenant aux allégations concernant l’intimidation des témoins. Le député de Scarborough–Rouge River a prétendu que les propos tenus par le ministre de la Défense nationale, en réponse à une question posée le 1er décembre 2009 pendant la période des questions, équivalaient à de l’intimidation. Il a soutenu que les propos du ministre — affirmant que les documents en question ne pourraient être remis au Comité spécial sur la mission canadienne en Afghanistan qu’en conformité avec la Loi sur la preuve au Canada — étaient répréhensibles et trompeurs, qu’ils constituaient une entrave aux travaux de la Chambre et un acte d’intimidation des témoins, particulièrement du personnel des forces armées et des fonctionnaires, réduisant ainsi la possibilité qu’ils se conforment aux demandes et aux ordres de la Chambre.

Par ailleurs, l’honorable député de Scarborough–Rouge River s’est indigné de la lettre adressée le 9 décembre 2009 au légiste et conseiller parlementaire de la Chambre par une sous-ministre adjointe du ministère de la Justice, qui portait notamment sur les obligations des témoins qui comparaissent en comité parlementaire et sur l’obligation de produire les documents ordonnés par ce comité. L’honorable député a fait valoir que la lettre constituait un outrage à la Chambre puisqu’elle permettait aux témoins d’invoquer de faux prétextes pour refuser de divulguer des renseignements à la Chambre ou à ses comités après en avoir reçu l’ordre. Il a insisté en particulier sur le fait que si la lettre avait été rédigée avec l’approbation du ministre, il pourrait s’agir là d’un complot visant à miner le Parlement et la capacité de la Chambre d’assumer ses fonctions constitutionnelles.

Le gouvernement a répondu que les propos tenus par le ministre de la Défense nationale n’étaient que des questions de débat et des divergences d’opinions entre des députés. En rapport avec la deuxième plainte, le gouvernement a fait valoir que la lettre de la fonctionnaire du ministère de la Justice représentait simplement un échange de points de vue entre juristes et ne pouvait être interprétée comme une « tentative d’intimidation » à l’endroit des témoins du gouvernement.

Le député de Scarborough–Rouge River a affirmé que la réponse du ministre était une déclaration calomnieuse contre les pouvoirs essentiels du Parlement d’exiger que le gouvernement rende des comptes et constituait donc un outrage. Cependant étant donné surtout que l’échange entre le ministre et le député de Vancouver-Sud est intervenu pendant la période des questions, j’estime que je dois me ranger à l’avis du secrétaire parlementaire qualifiant cet échange de question relevant du débat.

Je n’ai pas à rappeler à la Chambre que la liberté d’expression compte parmi nos droits les plus chers. Les députés peuvent ne pas être d’accord avec les propos du ministre, mais rien dans ceux-ci ne me permet de conclure qu’ils représentent une tentative d’intimidation des témoins ni qu’ils constituent de prime abord un outrage à la Chambre.

Quant à l’autre préoccupation exprimée par le député de Scarborough–Rouge River au sujet de la lettre de la sous-ministre adjointe, les ouvrages de procédure mentionnent clairement que l’ingérence exercée auprès des témoins peut constituer un outrage à la Chambre. Comme on peut le lire à la page 1070 de la deuxième édition de La procédure et les usages de la Chambre des communes : « Le fait de soudoyer un témoin ou de chercher de quelque manière que ce soit à le décourager de témoigner peut constituer une atteinte au privilège parlementaire. »

Il est raisonnable de présumer qu’une lettre signée par une sous-ministre adjointe, qui relève du ministre de la Justice, exprime le point de vue du gouvernement sur une question; étant donné que le contenu de la lettre a été largement diffusé, cela pourrait donner l’impression que les fonctionnaires et les représentants du gouvernement ne bénéficient pas de la protection du Parlement lorsqu’ils répondent aux questions posées par un comité parlementaire, alors qu’il n’en est pas ainsi.

J’aimerais particulièrement attirer l’attention des députés sur un passage de cette lettre — déposée à la Chambre le 18 mars dernier par le député de Scarborough–Rouge River — où la sous-ministre adjointe formule une opinion sur les obligations des fonctionnaires à l’égard des comités de la Chambre. Je cite le passage en question :

Bien entendu, il se peut que dans certaines situations, une loi ne soit pas interprétée comme s’appliquant aux Chambres du Parlement, ou à leurs comités. Toutefois, cela ne signifie pas automatiquement que les représentants du gouvernement — qui sont des mandataires du pouvoir exécutif et non du pouvoir législatif — soient exemptés de respecter les obligations imposées par une loi fédérale ou par la common law, comme le privilège du secret professionnel de l’avocat ou le privilège de la Couronne.
Cela demeure même si un comité parlementaire, dans l’exercice de son privilège parlementaire, peut étendre son immunité aux témoins qui comparaissent devant lui. Un comité parlementaire ne peut pas lever une obligation juridique imposée aux représentants du gouvernement. Le fait d’affirmer le contraire irait à l’encontre des principes de la primauté du droit et de la souveraineté parlementaire. Un comité parlementaire est subordonné et non supérieur à la volonté législative du Parlement telle qu’elle est exprimée dans les lois fédérales.

Je suis préoccupé par le fait qu’on puisse interpréter la lettre de la sous-ministre adjointe comme exerçant un effet paralysant sur les fonctionnaires qui sont appelés à témoigner devant un comité parlementaire, comme l’ont prétendu les députés de Scarborough–Rouge River et de Toronto-Centre. Cela pourrait être particulièrement le cas si le point de vue exprimé dans la lettre devait servir de fondement à une directive que donneraient les dirigeants du ministère à ceux de leurs employés qui sont appelés à témoigner devant un comité parlementaire.

Parallèlement, il est essentiel de se rappeler, à cet égard, que notre pratique reconnaît déjà que les fonctionnaires qui témoignent devant un comité se trouvent alors dans une situation particulière du fait qu’ils doivent s’acquitter d’une double obligation. Comme il est écrit aux pages 1068 et 1069 de la deuxième édition de La procédure et les usages de la Chambre des communes :

Une attention particulière est accordée à l’interrogation de fonctionnaires. L’obligation faite aux témoins de répondre à toutes les questions posées par un comité doit être mise en équilibre avec le rôle que jouent les fonctionnaires lorsqu’ils donnent des avis confidentiels à leur ministre. […] En outre, les comités acceptent ordinairement les raisons données par un fonctionnaire pour refuser de répondre à une question précise […] pouvant être considérées comme en conflit avec leur responsabilité envers leur ministre […]

Pour les comités qui se trouvent dans une telle situation, la solution consiste à interroger ceux qui sont tenus de rendre des comptes, c’est-à-dire les ministres.

On a fait mention du risque d’un effet paralysant qui pourrait s’apparenter dangereusement au fait d’entraver l’exercice des fonctions des membres des comités. Or, je rappelle aux députés que cette lettre a été envoyée au légiste de la Chambre. Il faudrait donc, tout compte fait, que je voie à quelle fin cette lettre a servi, notamment si elle a déjà été présentée à une personne appelée à comparaître devant le Comité spécial dans le but de limiter le contenu de son témoignage.

Dans l’état actuel des choses, il ne semble pas y avoir de preuves suffisantes qui me permettent de conclure que cette lettre constitue une tentative directe visant à empêcher ou à influencer le témoignage d’une personne devant un comité. Pour ces raisons, je ne peux conclure qu’il y a, de prime abord, un outrage à la Chambre sur ce point.

Je passe maintenant à la question du droit de la Chambre d’ordonner la production de documents et à celle des allégations reprochant au gouvernement de ne pas avoir respecté l’ordre de la Chambre.

Le député de Kootenay–Columbia soutient que, même si les documents étaient fournis au Comité, celui-ci ne pourrait pas en faire un usage public en raison de leur caractère sensible. Je ne puis toutefois pas souscrire à la conclusion du député voulant que le gouvernement soit dès lors dispensé de l’obligation de fournir les documents dont la Chambre a ordonné la production. Accepter cette ligne de pensée reviendrait à miner complètement l’importance du rôle qu’ont les parlementaires d’obliger le gouvernement à rendre des comptes.

Les questions dont nous sommes saisis remettent en question le fondement même de notre régime parlementaire. Dans un régime de gouvernement responsable, le droit fondamental de la Chambre des communes d’obliger le gouvernement à rendre compte de ses actes est un privilège incontestable et, en fait, une obligation.

Inscrit dans notre Constitution, dans le droit parlementaire et même dans le Règlement de la Chambre, ce droit est le fondement de notre régime parlementaire d’où découlent nécessairement d’autres processus et principes. C’est pour cette raison que ce droit s’applique à de nombreuses procédures de la Chambre, notamment à la période des questions quotidienne, à l’examen approfondi des budgets des dépenses par les comités, à l’examen des Comptes du Canada, ainsi qu’aux débats, aux amendements et aux votes portant sur les projets de loi.

Comme je l’ai mentionné le 10 décembre dernier, on peut lire à la page 136 de la deuxième édition de La procédure et les usages de la Chambre des communes :

Selon le préambule et l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, le Parlement jouit du droit de procéder à des enquêtes, d’exiger la comparution de témoins et d’ordonner la production de documents, des droits essentiels à son bon fonctionnement. Ces droits sont d’ailleurs aussi anciens que le Parlement lui-même.

Puis, on peut lire aux pages 978 et 979 du même ouvrage :

Le libellé du Règlement ne circonscrit pas les contours du pouvoir d’exiger la production de documents et dossiers. Il en résulte un pouvoir général et absolu qui ne comporte a priori aucune limitation. La nature des documents qui sont susceptibles d’être exigés est indéfinie, les seuls préalables étant qu’ils soient existants, peu importe qu’ils soient en format papier ou électronique, et qu’ils soient au Canada. […]
Aucune loi ou pratique ne vient diminuer la plénitude de ce pouvoir dérivé des privilèges de la Chambre, à moins que des dispositions légales le limitent explicitement ou que la Chambre ait restreint ce pouvoir par résolution expresse. Or, la Chambre n’a jamais fixé aucune limite à son pouvoir d’exiger le dépôt de documents et de dossiers.

En outre, à la page 70 de la 4e édition de son ouvrage, Bourinot écrit ce qui suit :

Le Sénat et la Chambre des communes ont le droit, inhérent aux organes législatifs qu’ils forment, de convoquer une personne et de l’obliger à témoigner, dans les limites de leur compétence respective, et de lui ordonner de produire les documents et dossiers requis aux fins d’enquête.

Dans les arguments présentés, ce pouvoir a été décrit à la présidence comme étant « sans limites », « sans conditions », « inconditionnel », « absolu » et, en outre, comme un pouvoir ne pouvant être restreint que par la Chambre elle-même, à son entière discrétion. Cependant, tous ne partagent pas ce point de vue et, par conséquent, les limites de ce privilège sont aujourd’hui remises en question.

Le gouvernement est d’avis que ni l’une ou l’autre Chambre du Parlement ni ses comités ne disposent d’un tel droit absolu. Le pouvoir exécutif, qui détient les renseignements sensibles que souhaite obtenir la Chambre, a des obligations conflictuelles. D’une part, il reconnaît qu’on attend de lui la transparence afin que les actions du gouvernement puissent être soumises à une surveillance adéquate visant à assurer le respect des lois et des accords internationaux. D’autre part, il soutient que la protection de la sécurité nationale, de la défense nationale et des relations internationales exige que certains renseignements demeurent secrets, confidentiels et hors de la portée de ceux qui sont chargés d’examiner ses actions et de lui faire rendre des comptes.

Lors de son intervention du 31 mars dernier, le ministre de la Justice a cité, à l’appui de son point de vue, l’extrait suivant du traité parlementaire de 1887 d’Alpheus Todd : « Dans l’exercice de leurs fonctions, les ministres peuvent, à leur discrétion, refuser de divulguer certains renseignements demandés par des députés, pour des raisons d’intérêt public et pour tenir compte des intérêts de l’État ».

Le ministre a également cité Bourinot, qui écrivait, en 1884, qu’il pouvait arriver que le gouvernement « se sente obligé de refuser certaines demandes en invoquant le fait que la divulgation des renseignements nuirait à l’intérêt public ». Or, si le ministre avait lu un peu plus loin, il aurait trouvé, à la page 281, le passage suivant du même auteur :

Néanmoins, il ne faut jamais oublier que, quelles que soient les circonstances, c’est la Chambre qui décide si les raisons invoquées pour refuser de fournir des renseignements sont suffisantes. Le droit du Parlement d’obtenir tous les renseignements possibles concernant une question d’intérêt public est incontestable et les circonstances doivent être exceptionnelles et les raisons très puissantes pour que ces renseignements ne soient pas présentés devant les Chambres.

Comme l’ont fait remarquer les députés de Saint-Jean et de Joliette le 25 mars 2010, la 2e édition de l’ouvrage de Bourinot indique que, même dans les cas où un ministre refuse de fournir les documents demandés, il est clair qu’il revient finalement à la Chambre de déterminer s’il existe des motifs justifiant ce refus.

En ce qui concerne les procédures applicables aux avis de motion portant production de documents, Bourinot écrit ce qui suit aux pages 337 et 338 de son ouvrage :

[…] les cas où les ministres refusent de fournir des renseignements sont fréquents, en particulier à un stade délicat d’une enquête ou de négociations; dans ces cas-là, la Chambre acceptera toujours le refus quand les raisons le justifiant sont suffisantes […] Néanmoins, il ne faut jamais oublier que, quelles que soient les circonstances, c’est la Chambre qui décide si les raisons invoquées pour refuser de fournir des renseignements sont suffisantes.

Dans la 2e édition de son ouvrage Le privilège parlementaire au Canada, Joseph Maingot reconnaît lui aussi que le Parlement doit avoir voix au chapitre sur ces questions, comme il l’énonce aux pages 198 et 199 :

La seule limitation que la Chambre pourrait elle-même s’imposer serait que l’enquête doive se rapporter à un sujet relevant de la compétence législative du Parlement, en particulier lorsque des témoins doivent être entendus et qu’on envisage de recourir à la compétence pénale du Parlement. Cette restriction est conforme au droit des Chambres du Parlement de convoquer une personne et de l’obliger à témoigner sur un sujet relevant de leur compétence respective.

Dans le même ordre d’idées, à la page 102 de la 23e édition de l’ouvrage d’Erskine May, on peut lire ce qui suit sur la question de la compétence exclusive :

[…] le principe qui sous-tend le Bill of Rights [1689] est le privilège de chacune des deux Chambres d’exercer une compétence exclusive sur ses propres délibérations. Chaque chambre a le droit d’être seul juge du caractère licite de ses délibérations et d’établir ses propres codes de procédure, ainsi que de déroger à ceux-ci. Ce principe s’applique que la chambre en question soit saisie d’une affaire qu’elle seule peut trancher, comme dans le cas d’un ordre ou d’une résolution, ou encore qu’il s’agisse de déterminer si une affaire (un projet de loi, par exemple) concerne à la fois les deux Chambres.

Voici ce qu’écrit David McGee à la page 621 de la [3e][14] édition de son ouvrage intitulé Parliamentary Practice in New Zealand : « La loi australienne », en l’occurrence la Parliamentary Privileges Act, 1987, « eu égard à l’article 9 du Bill of Rights […], peut être interprétée comme précisant les types d’opérations qui entrent dans la définition du terme “délibérations du Parlement” ».

L’auteur précise ensuite que les délibérations du Parlement — auxquelles se rattache le privilège — comprennent notamment la présentation d’un document à une Chambre ou à un comité.

Par ailleurs, à la page 51 de la 12e édition de son ouvrage intitulé Australian Senate Practice, Odgers affirme clairement :

Les dispositions des lois qui interdisent de façon générale la divulgation de certaines catégories de renseignements n’ont aucun effet sur le privilège parlementaire […]
Les dispositions législatives de ce genre n’empêchent pas la divulgation des renseignements qui y sont visés à une Chambre du Parlement ou à un comité parlementaire dans le cadre d’une enquête parlementaire. Ces dispositions […] n’empêchent pas non plus les comités de demander les renseignements qui y sont visés, pas plus qu’elles n’empêchent les personnes qui les détiennent de les fournir aux comités.

À la lumière des sources précitées, la présidence se doit de conclure que la Chambre a effectivement le droit de demander les documents mentionnés dans l’ordre du 10 décembre 2009.

En ce qui concerne la portée de ce droit, la présidence aimerait aborder l’argument avancé le 31 mars par le ministre de la Justice, selon lequel l’ordre de la Chambre du 10 décembre constitue une atteinte à la séparation constitutionnelle des pouvoirs entre l’organe exécutif et l’organe législatif.

Après avoir fait remarquer que chacune des trois branches du gouvernement devait respecter les sphères d’activité légitimes des autres, le ministre a soutenu que l’ordre de la Chambre équivalait à une extension illicite des privilèges de la Chambre. Son argument peut être valide uniquement si l’on admet que le pouvoir de la Chambre d’ordonner la production de documents n’est pas absolu. Il faudrait alors se demander si cette interprétation subordonne l’organe législatif à l’organe exécutif.

La présidence est d’avis que le fait d’admettre que l’organe exécutif jouit d’un pouvoir inconditionnel de censurer les renseignements fournis au Parlement compromettrait en fait la séparation des pouvoirs censée reposer au cœur même de notre régime parlementaire, ainsi que l’indépendance des entités qui le composent. En outre, cela risquerait d’affaiblir les privilèges inhérents de la Chambre et de ses députés, privilèges qui ont été acquis et qui doivent être protégés.

Comme on l’a vu plus tôt, les ouvrages de procédure affirment catégoriquement, à bon nombre de reprises, le pouvoir qu’a la Chambre d’ordonner la production de documents. Ils ne prévoient aucune exception pour aucune catégorie de documents gouvernementaux, même ceux qui ont trait à la sécurité nationale.

Par conséquent, la présidence doit conclure que l’ordre de produire les documents en question s’inscrit parfaitement dans le cadre des privilèges de la Chambre. Si l’on considère que le rôle fondamental du Parlement est d’exiger que le gouvernement rende des comptes, il m’est impossible, en tant que serviteur de la Chambre et de protecteur de ses privilèges, de souscrire à l’interprétation du gouvernement selon laquelle l’ordre de produire ces documents contrevient au principe de la séparation des pouvoirs et constitue une ingérence dans la sphère d’activité de l’organe exécutif.

Mais qu’en est-il de la responsabilité de la Chambre quant à la façon dont ce droit peut ou devrait être exercé? Les ouvrages de procédure cités précédemment font tous allusion à la pratique bien établie selon laquelle la Chambre reconnaît que ce ne sont pas tous les documents demandés qui devraient être fournis dans les cas où le gouvernement juge leur dépôt impossible ou inopportun pour des raisons de sécurité nationale, de défense nationale ou de relations internationales.

À ce propos, l’ouvrage d’O’Brien-Bosc énonce, à la page 979 : « […] il peut ne pas être opportun d’insister pour qu’ils [les documents] soient déposés dans tous les cas. »

La raison d’être de cet énoncé provient d’un rapport publié en 1991 par le Comité permanent des privilèges et élections, qui a souligné, comme on peut le lire à la page 95 des Journaux du 29 mai 1991, ce qui suit :

La Chambre des communes reconnaît qu’elle ne doit pas exiger la production de documents dans tous les cas. Ainsi, des considérations ayant trait à la politique officielle, notamment la sécurité nationale, les relations extérieures et d’autres facteurs, influent sur la décision d’exiger ou non la production de ces documents.

Dans ses commentaires sur cet aspect de la question dont nous sommes saisis, le secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre des communes a fait renvoi à la décision que j’ai rendue le 8 juin 2006, dans laquelle j’affirmais que le motif de la sécurité nationale, lorsqu’il est invoqué par un ministre, suffit à écarter l’exigence du dépôt des documents cités dans le débat. Or, les exemples mentionnés par le secrétaire parlementaire portaient strictement sur des documents cités par un ministre envers lesquels la Chambre n’avait pas autrement exprimé un intérêt particulier.

Ayant relu la décision du 8 juin, la présidence constate qu’il existe une nette différence entre une pratique de la Chambre — qui autorise un ministre, sous réserve de son seul jugement, à s’abstenir de déposer les documents cités pour des raisons de confidentialité et de sécurité — et un ordre, dûment adopté par la Chambre après avis et débat, portant production de documents.

Voici une autre différence importante entre l’ordre adopté par la Chambre le 10 décembre 2009 et la pratique relative aux avis de motion portant production de documents à laquelle le député de St. John’s-Est a fait allusion le 12 avril. Dans le cas d’un avis de motion, un ministre ou un secrétaire parlementaire a la possibilité de faire savoir à la Chambre que le gouvernement juge l’avis acceptable sous certaines réserves, comme la confidentialité ou la sécurité nationale.

Ainsi, avant d’adopter la motion, la Chambre est tout à fait consciente que certains documents ne seront pas produits si la motion est adoptée. Si la Chambre n’est pas d’accord, la motion est soit reportée en vue d’un débat, soit mise aux voix sur-le-champ sans débat ni amendement.

C’est un peu ce qui s’est passé le 10 décembre 2009. Avant que la Chambre procède au vote sur la motion qui est devenue un ordre portant production de documents, les ministres de la Justice, de la Défense nationale et des Affaires étrangères ont pris la parole pour expliquer à la Chambre les raisons pour lesquelles les documents en question ne devraient pas être déposés. Leur intervention était conforme à ce que Bourinot désigne comme la responsabilité du gouvernement d’avancer des « raisons très puissantes » pour ne pas présenter des documents.

Dans des circonstances normales, compte tenu de son histoire, la Chambre aurait très bien pu accepter les raisons invoquées par le gouvernement. Or, dans les circonstances actuelles, les raisons données par le gouvernement n’ont pas été jugées suffisantes. La Chambre a débattu de l’affaire et adopté un ordre portant production de documents, malgré la demande du gouvernement.

Cela serait en rapport, semble-t-il, avec la question de l’accommodement et de la confiance. Le 10 décembre 2009, comme le rapportent les Débats à la page 7877, j’ai déclaré :

Il est malheureux, si je puis me permettre une observation, que des arrangements n’aient pas été faits pour régler la question au comité, où ces demandes ont été faites et où on aurait pu s’entendre sur les documents à présenter aux députés et sur la forme de ces documents. J’ignore selon quelles modalités les documents auraient été produits, mais de toute évidence, on n’a pas pu arriver à une entente.

Plusieurs députés ont fait valoir qu’il y aurait eu différentes façons de mettre les documents à la disposition des parlementaires sans divulguer de secrets d’État. Ils ont aussi reconnu que tous les partis de la Chambre devaient trouver un moyen de respecter les droits et privilèges des députés de demander des comptes au gouvernement, tout en protégeant la sécurité nationale.

Pour sa part, le gouvernement a tenté de trouver une solution à l’impasse. Il a confié à Frank Iacobucci, ancien juge de la Cour suprême, le mandat d’examiner les documents et de recommander au ministre de la Justice et procureur général ce qui pourrait être divulgué à la Chambre sans danger.

Le gouvernement a soutenu qu’en confiant ce mandat d’examen à M. Iacobucci, il prenait des mesures pour se conformer à l’ordre de la Chambre tout en répondant à la nécessité de protéger la sécurité des Forces armées canadiennes et de respecter les obligations internationales du Canada.

Cependant, plusieurs députés ont souligné que la nomination de M. Iacobucci donne lieu à l’établissement d’un processus parallèle, distinct du processus de surveillance parlementaire et dans lequel les parlementaires ne jouent aucun rôle. En outre — ce qui, à mon avis, est l’élément le plus important —, M. Iacobucci rend compte au ministre de la Justice; son client est donc le gouvernement.

Les ouvrages que j’ai cités précédemment reconnaissent tous que la Chambre a le privilège de demander la production de documents et bon nombre d’entre eux font mention des compromis intervenant entre ceux qui cherchent à obtenir les renseignements et ceux qui les possèdent afin d’en arriver à une entente dans l’intérêt véritable de la population qu’ils servent.

Certes, selon les propos que j’ai entendus, il semble évident à la présidence que les députés prennent au sérieux le caractère sensible des documents en question ainsi que la nécessité de protéger les renseignements confidentiels qu’ils contiennent.

La présidence doit conclure que la Chambre n’a pas outrepassé ses pouvoirs en demandant les documents visés dans l’ordre qu’elle a adopté le 10 décembre. La question à trancher me semble maintenant être la suivante : Est-ce possible d’instaurer un mécanisme par lequel ces documents pourraient être mis à la disposition de la Chambre sans compromettre la sécurité et la confidentialité des renseignements qu’ils contiennent? Autrement dit, est-il possible pour les deux côtés de travailler ensemble dans l’intérêt véritable des Canadiens qu’ils servent, afin de trouver un moyen qui puisse concilier les intérêts de chacun? Ce n’est certainement pas un souhait utopique.

Le député de Toronto-Centre a fait une suggestion à cet égard, rapportée dans les Débats du 18 mars 2010, à la page 615 :

Ce que nous proposons n’a rien d’exceptionnel. Cela se fait dans de nombreux autres parlements, et il est même arrivé que cela se fasse à la Chambre. Il est parfaitement possible de montrer des documents non expurgés à des parlementaires qui ont prêté serment à cette fin.

L’ouvrage d’O’Brien-Bosc propose, à la page 980, des façons de chercher un compromis pour que les députés puissent avoir accès à des documents qui seraient autrement inaccessibles :

Normalement, cela implique la mise en place de mesures pour assurer la confidentialité entourant la consultation du document : étude à huis clos, copies limitées et numérotées, arrangements pour la disposition ou destruction desdites copies après la rencontre du comité, et cetera.

Dans certaines assemblées législatives, comme celle de l’État de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie, je renvoie les députés à la page 481 de l’ouvrage New South Wales Legislative Council Practice, de Lovelock et Evans, on a mis en place des mécanismes qui répondent à la fois aux exigences de confidentialité du gouvernement et à celles de l’Assemblée législative. Ces mécanismes prévoient le recours à des arbitres indépendants, sur lesquels s’entendent l’organe exécutif et l’organe législatif, qui sont chargés de départager ce qui peut être divulgué lorsqu’un différend survient à la suite d’un ordre de production de documents.

Il sera difficile de trouver un terrain d’entente. Il a été allégué que certains de nos collègues de la Chambre ne sont pas suffisamment dignes de confiance pour qu’on leur donne accès à de l’information confidentielle, même avec l’aide de mécanismes de protection adéquate. Ce sont là des propos que je trouve troublants. Insinuer que des députés seraient incapables de respecter la confidentialité de l’information même dont ils pourraient avoir besoin pour agir au nom des Canadiens va à l’encontre de la confiance inhérente qu’ont les Canadiens envers leurs élus et dont les députés ont besoin pour s’acquitter de leurs fonctions parlementaires.

La question de la confiance va aussi dans l’autre sens. Certains ont laissé entendre que le gouvernement a des motifs cachés et intéressés de caviarder les documents déposés. Il s’agit là encore de remarques qui ne nous aident pas le moins du monde à trouver un compromis raisonnable ni, en dernier lieu, à instituer des mécanismes qui donneraient satisfaction à l’ensemble des intervenants dans cette affaire.

Toutefois, la réalité est que la Chambre et le gouvernement ont, essentiellement, un bilan enviable de quelque 140 ans de collaboration et d’accommodement dans les cas comme celui-ci. Il me semble que ce serait un signe d’échec si ce bilan devait être entaché à la troisième session de la 40e législature parce que nous n’avons pas eu la volonté ni l’intelligence de trouver une solution à cette impasse.

La Chambre comprend depuis longtemps le rôle de « grand défenseur du royaume » du gouvernement et ses lourdes responsabilités en matière de sécurité, de défense nationale et de relations internationales. De même, le gouvernement comprend le rôle incontestable de « grand enquêteur de la nation » de la Chambre des communes et reconnaît qu’elle doit disposer de renseignements complets et exacts pour s’acquitter de sa fonction de demander des comptes au gouvernement.

On a donné des exemples de mécanismes pouvant répondre aux intérêts divergents des deux côtés dans la présente affaire. Étant donné les graves circonstances de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons, la présidence est d’avis que la Chambre devrait faire une autre tentative pour trouver une solution respectueuse des intérêts de chacun afin de résoudre cette question épineuse.

Par conséquent, à l’analyse de la preuve et des précédents, la présidence n’a d’autre choix que de conclure que la non-exécution de l’ordre du 10 décembre 2009 par le gouvernement constitue de prime abord une question de privilège.

J’entends donner aux leaders à la Chambre, aux ministres et aux porte-parole des partis le temps de proposer un moyen de résoudre cette impasse, car il me semble que tout échec à trouver une solution signalerait l’échec de l’institution. Toutefois, si aucune solution n’est trouvée d’ici deux semaines, la présidence fera alors une déclaration sur la motion qui sera autorisée dans les circonstances.

Entre-temps, la présidence est bien entendu disposée à aider la Chambre de son mieux. Je suis prêt à entendre vos suggestions sur ce que je pourrais faire en tant que Président.

Je remercie la Chambre de son attention.

Post-scriptum

Le 11 mai 2010, Jay Hill (leader du gouvernement à la Chambre des communes) prend la parole pour aviser la Chambre que les discussions se poursuivent entre les partis. Il demande au Président, au nom de tous les partis, de leur laisser jusqu’au 14 mai 2010, à la fin des Ordres émanant du gouvernement, pour trouver une solution; une motion en ce sens est adoptée[15]. À midi, le 14 mai 2010, Rob Nicholson (ministre de la Justice et procureur général du Canada) prend la parole pour aviser la Chambre que les partis ont conclu une entente de principe qui permettrait aux députés d’accéder aux documents et qui protégerait tout de même la sécurité et la confidentialité de leur contenu. Il dépose par la suite un document énonçant les paramètres de l’entente[16]. Il précise que les détails de la proposition seront définis dans un protocole d’entente que les chefs de parti signeront d’ici le 31 mai 2010. Les leaders parlementaires des trois partis d’opposition, Ralph Goodale (Wascana), Pierre Paquette (Joliette) et Libby Davies (Vancouver-Est), expriment leur consentement à l’accord[17]. Le 31 mai 2010, le ministre de la Justice prend la parole à la Chambre pour expliquer que les discussions avancent, mais qu’il leur faut encore du temps[18].

Le 15 juin 2010, le leader du gouvernement à la Chambre annonce, pendant les « Déclarations de ministres », que trois des quatre partis se sont entendus sur la façon de présenter les documents. MM. Goodale et Paquette expriment leur appui à l’égard de l’entente. Mme Davies répond que son parti n’est pas d’accord et que Jack Harris (St. John’s-Est) soulèvera la question de privilège à ce sujet plus tard au cours de l’avant-midi[19]. Dans sa question de privilège, M. Harris déclare que l’entente ne respecte pas la décision du Président du 27 avril 2010 et qu’il est disposé à proposer une motion qui serait conforme à cette décision. Après avoir entendu d’autres députés, le Président prend l’affaire en délibéré[20]. Le 16 juin 2010, le leader du gouvernement à la Chambre dépose un protocole d’entente[21].

Le 17 juin 2010, le Président rend sa décision sur la question de privilège soulevée par M. Harris. Il déclare que le protocole d’entente déposé par le leader du gouvernement à la Chambre montre clairement que trois des partis en sont venus à un consensus et qu’il n’appartient pas à la présidence d’examiner les détails de l’entente ni de la comparer à l’entente de principe déposée le 14 mai 2010. Le Président conclut que l’entente satisfait à sa décision du 27 avril 2010 et que, par conséquent, il n’y a pas matière à question de privilège. Il ajoute qu’il donnera aux députés le temps de mettre en œuvre les processus et mécanismes décrits dans l’entente[22].

Le 10 juillet 2010, conformément à l’entente et au protocole d’entente, un comité spécial, composé d’un député et d’un suppléant de chacun des trois partis signataires ayant prêté serment de confidentialité, commence à examiner environ 40 000 pages de texte sur les prisonniers afghans. En outre, comme convenu, un groupe d’arbitrage composé de trois juges de cours suprêmes à la retraite est mis sur pied. Le comité et le groupe poursuivent leurs travaux le reste de l’année 2010 et jusqu’au début 2011. Le 26 mars 2011, la 40e législature est dissoute.

Le 22 juin 2011, quelques semaines après l’ouverture de la 41e législature, John Baird (ministre des Affaires étrangères) dépose des exemplaires d’environ 362 documents totalisant plus de 4 000 pages ainsi qu’un rapport du groupe d’arbitres au sujet des prisonniers afghans. Du consentement unanime, certains documents sont déposés en anglais ou en français uniquement, sans traduction[23].

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[1] Troisième rapport du Comité spécial sur la mission canadienne en Afghanistan, présenté à la Chambre le 27 novembre 2009 (Journaux, p. 1101).

[2] Journaux, 10 décembre 2009, p. 1193-1197.

[3] Débats, 10 décembre 2009, p. 7872-7877.

[4] Journaux, 3 mars 2010, p. 9.

[5] Débats, 5 mars 2010, p. 79-80.

[6] Débats, 16 mars 2010, p. 491, Journaux, p. 85.

[7] Débats, 1er décembre 2009, p. 7449.

[8] Débats, 18 mars 2010, p. 607-617.

[9] Débats, 25 mars 2010, p. 909, Journaux, p. 137.

[10] Débats, 25 mars 2010, p. 919-924.

[11] Débats, 31 mars 2010, p. 1219-1229.

[12] Débats, 12 avril 2010, p. 1351-1362.

[13] Débats, 1er avril 2010, p. 1239, Journaux, p. 175; Débats, 26 avril 2010, p. 1972, Journaux, p. 284.

[14] Les Débats publiés indiquaient « 2e » au lieu de « 3e ».

[15] Débats, 11 mai 2010, p. 2637.

[16] Débats, 14 mai 2010, p. 2847-2848, Journaux, p. 381.

[17] Débats, 14 mai 2010, p. 2848-2849.

[18] Débats, 31 mai 2010, p. 3157.

[19] Débats, 15 juin 2010, p. 3837-3838.

[20] Débats, 15 juin 2010, p. 3842-3846.

[21] Débats, 16 juin 2010, p. 3926, Journaux, p. 536.

[22] Débats, 17 juin 2010, p. 4021.

[23] Débats, 22 juin 2011, p. 615-616, Journaux, p. 133.

Pour des questions au sujet de la procédure parlementaire, communiquez avec la Direction des recherches pour le Bureau

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