Le privilège parlementaire / Droits des députés
Liberté de parole : limites; contenu du site Web d’un parti politique et propos tenus par des députés à l’extérieur de la Chambre portant atteinte à la dignité de la Chambre
Débats, p. 10462-10463
Contexte
Le 28 février 2002, Joe Jordan (secrétaire parlementaire du premier ministre) soulève la question de privilège au sujet de documents affichés sur le site Web de l’Alliance canadienne qui, à son avis, portent atteinte à la dignité de la Chambre. M. Jordan soutient que ces documents, ainsi que certains propos s’y rapportant tenus par des députés de l’Alliance canadienne, portaient sur une affaire dont le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre était alors saisi, soit des allégations de déclarations trompeuses attribuées à Art Eggleton (ministre de la Défense nationale). Les propos qui inquiétaient M. Jordan laissaient entendre que le ministre et Jean Chrétien (premier ministre) avaient délibérément induit la Chambre en erreur et dissimulé des renseignements importants en faisant de fausses déclarations à la Chambre. (Note de la rédaction : Le 31 janvier 2002, Brian Pallister (Portage–Lisgar) avait déjà soulevé une question de privilège à ce sujet[1] et, suivant la décision du Président rendue le 1er février 2002[2], l’affaire avait été renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre[3].) M. Jordan ajoute qu’à son avis, les propos tenus à l’extérieur de la Chambre qui mettent en doute l’intégrité des députés devraient être considérés comme des outrages à la Chambre. Après avoir entendu d’autres députés, qui critiquent le moment choisi pour soulever la question de privilège du fait que le Comité permanent est justement en réunion, le Président déclare qu’il considérera le dossier en suspens jusqu’à ce que les députés accusés puissent répondre[4].
Le 19 mars 2002, M. Pallister, Leon Benoit (Lakeland) et Cheryl Gallant (Renfrew–Nipissing–Pembroke), les députés de l’Alliance canadienne accusés par le secrétaire parlementaire, interviennent sur la question de privilège. Ils soutiennent que la question soulevée par M. Jordan se veut une tentative pour empêcher l’opposition de critiquer le ministre et le gouvernement. Après l’intervention d’autres députés, le Vice-président (Bob Kilger) prend l’affaire en délibéré[5].
Résolution
Le Président rend sa décision le 16 avril 2002. Il rappelle aux députés les droits et responsabilités qui émanent de leur privilège de liberté de parole, mais, compte tenu des usages et des précédents de la Chambre, il conclut qu’il n’y a pas, de prime abord, matière à question de privilège. Évoquant la tradition bien établie à la Chambre voulant que les députés acceptent la parole de leurs collègues, le Président fait valoir que le ministre a nié avoir délibérément induit la Chambre en erreur. En outre, il se dit fort préoccupé de voir que les propos faisant l’objet de la plainte réapparaissent dans le texte d’une opinion dissidente de l’Alliance canadienne, annexée au 50e rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre sur la question de privilège relative au ministre de la Défense nationale[6]. Sans se prononcer sur le fond des opinions dissidentes annexées aux rapports de comités, il déplore la tendance des comités à accepter de joindre ces opinions dissidentes à leurs rapports sans les avoir regardées. Par conséquent, il exhorte les députés et les présidents de comités à veiller au respect rigoureux de l’usage parlementaire en matière de langage et de forme.
Décision de la présidence
Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée le 28 février 2002, par le secrétaire parlementaire du premier ministre au sujet de documents de communication affichés sur le site Web de l’Alliance canadienne ainsi que de commentaires faits par certains députés de ce parti. Ces documents et commentaires avaient trait aux travaux entrepris par le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre dans le cadre de son étude des déclarations contradictoires faites par le ministre de la Défense nationale à la Chambre.
J’aimerais remercier l’honorable secrétaire parlementaire d’avoir porté cette question à l’attention de la présidence, ainsi que les honorables députés de Okanagan–Shuswap, de Témiscamingue et de Richmond–Arthabaska, qui ont tous pris la parole lorsque cette question a été soulevée initialement.
J’aimerais également remercier l’honorable secrétaire parlementaire du leader du gouvernement, le leader de l’Opposition à la Chambre et les députés de Portage–Lisgar, de Lakeland, de Renfrew–Nipissing–Pembroke, de Toronto–Danforth et de Beauport–Montmorency–Côte-de-Beaupré–Île-d’Orléans, qui ont tous apporté une contribution à cet égard.
Selon le secrétaire parlementaire du premier ministre, l’Alliance canadienne aurait porté atteinte au privilège parlementaire en raison du langage utilisé dans certaines sections de son site Web et des propos tenus par certains de ses députés lors d’entretiens avec les médias, indiquant que le ministre de la Défense nationale et le premier ministre avaient délibérément induit la Chambre en erreur et dissimulé des renseignements importants en faisant des déclarations erronées à la Chambre.
Je n’ai pas besoin de rappeler aux députés que le ministre a nié avoir délibérément induit la Chambre en erreur ou que la question a été renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre pour étude. Les députés ont eu l’occasion de critiquer et de contester les paroles du ministre, tant à la Chambre que pendant les travaux du Comité permanent, comme le permettent les règles de débat. Le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre a déposé son rapport sur les déclarations de l’honorable ministre de la Défense nationale et il revient à la Chambre de donner suite au rapport et aux conclusions qu’il contient.
Toutefois, comme je dois me prononcer sur cette question de privilège, je demande aux députés d’être indulgents pendant que je remets les faits en contexte.
On retrouve, dans La procédure et les usages de la Chambre des communes, le passage suivant à la page 74 :
La liberté de parole permet aux députés de formuler librement toute observation à la Chambre ou en comité en jouissant d’une complète immunité de poursuite. Cette liberté est essentielle à la conduite efficace des travaux de la Chambre. […] Bien qu’elle soit souvent critiquée, la liberté dont jouit le député de formuler des allégations qu’il croit sincèrement fondées, ou qui, selon lui, mériteraient à tout le moins de faire l’objet d’une enquête, est fondamentale.
On y lit ensuite, à la page 76 :
Les députés sont donc prévenus que leurs déclarations, qui sont absolument protégées par le privilège quand elles sont faites à l’occasion des délibérations parlementaires, ne le sont pas nécessairement quand elles sont reprises dans un autre contexte, comme dans un communiqué de presse, […] sur un site Internet, dans une entrevue télévisée ou radiodiffusée […]
Malgré tout, le privilège de la liberté de parole n’est pas sans bornes. En effet, les députés se souviendront que, au cours des travaux du Comité, la présidence de la Chambre a dû rappeler aux députés à plusieurs reprises d’éviter les propos non parlementaires, tel le fait de dire que le ministre de la Défense nationale avait délibérément induit la Chambre en erreur, avait fourni des renseignements erronés ou avait menti à la Chambre.
J’ai examiné soigneusement les arguments qui m’ont été présentés relativement à certains documents de communication de l’Opposition officielle et à certains commentaires faits par les honorables députés de Portage–Lisgar, de Lakeland et de Renfrew–Nipissing–Pembroke.
Compte tenu de nos usages et de nos précédents, je me dois de conclure qu’il n’y a pas, de prime abord, matière à question de privilège. Il n’en reste pas moins que cette affaire suscite effectivement des préoccupations.
À mon avis, ces commentaires et documents de communication sont aussi excessifs que déplacés. Si nous ne respectons pas la tradition d’accepter la parole d’un de nos collègues, ce qui est un principe fondamental de notre régime parlementaire, la liberté de parole — tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Chambre — sera compromise.
Je dois ajouter que je suis fort préoccupé de voir que les propos qui font l’objet de la plainte à l’étude réapparaissent dans le texte de l’opinion dissidente de l’Alliance canadienne. À la suite de l’adoption d’une motion par le Comité, cette opinion a été annexée au 50e rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre.
Bien entendu, l’article 108(1)a) du Règlement permet aux comités de joindre en appendice à leurs rapports toute opinion dissidente. En fait, l’usage de tels appendices est devenu si répandu et les contraintes de temps sont devenues telles que les comités, une fois leurs travaux terminés, acceptent souvent de joindre en appendice les opinions dissidentes sans même les avoir regardées. Cela devient une tendance potentiellement dangereuse puisqu’elle donne pratiquement carte blanche aux auteurs des opinions dissidentes dans le choix de leurs termes. J’exhorte les présidents des divers comités et tous les honorables députés à examiner attentivement l’impact que peuvent avoir les décisions des comités à cet égard.
Je tiens à le dire clairement : en ma qualité de Président, je ne me prononce jamais sur le fond des opinions dissidentes ou sur le contenu des rapports de comités. Les comités ont toujours été maîtres de leur procédure et doivent le demeurer. Toutefois, je crois que, pour ce qui est du choix du libellé et de la forme de ces textes, il appartient à tous les députés de veiller au respect rigoureux de nos usages parlementaires en matière de langue et de forme.
J’espère que tous les députés porteront une attention spéciale à ce que j’ai dit dans la décision d’aujourd’hui et qu’ils s’en serviront pour les guider de sorte que, même au cours des débats les plus enflammés sur des questions délicates, ils n’oublient pas les usages parlementaires et soient respectueux des traditions qui servent si bien cette Chambre.
Encore une fois, je remercie les députés qui ont fait des interventions sur cette question et j’espère que mes commentaires seront utiles.
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[1] Débats, 31 janvier 2002, p. 8517-8520.
[2] Débats, 1er février 2002, p. 8581-8582.
[3] Débats, 7 février 2002, p. 8792, 8831-8832, Journaux, p. 1018-1020.
[4] Débats, 28 février 2002, p. 9388-9390.
[5] Débats, 19 mars 2002, p. 9838-9848.