Le privilège parlementaire / Droits des députés
Protection contre l’obstruction, l’ingérence, l’intimidation et la brutalité : tiers bloquant les lignes de télécopieurs de députés et enregistrant les noms de domaine Internet de députés
Débats, p. 6826-6828
Contexte
Le 31 mai 2005, Don Boudria (Glengarry–Prescott–Russell) soulève la question de privilège. Il allègue que des individus ou des groupes ont bloqué sa ligne téléphonique et celle d’autres députés en envoyant d’énormes quantités de télécopies, ce qui a empêché leurs électeurs de les joindre et empêché les députés de faire leur travail. Il allègue aussi que certains envois provenaient de quelqu’un se faisant passer pour un député[1]. Après avoir entendu d’autres députés, le Président prend l’affaire en délibéré.
Le 2 juin 2005, M. Boudria intervient de nouveau sur sa question de privilège et précise qu’en plus de voir leurs lignes de télécopieurs bloquées, lui et d’autres députés sont maintenant victimes de « cybersquattage », quelqu’un s’étant emparé de leurs noms de domaine Internet. Il explique que dans certains cas, les noms de domaine ont été détournés vers des sites ayant l’apparence des sites officiels des députés, mais affichant à leur endroit des propos désobligeants. Après avoir entendu d’autres députés, le Président prend de nouveau la question en délibéré[2].
Résolution
Le Président rend sa décision le 8 juin 2005. Il écarte l’allégation d’imposture, étant donné qu’il n’y avait qu’une seule télécopie où l’expéditeur se faisait passer pour un député et qu’aucun député ne s’est plaint à ce sujet. Il statue ensuite que bien que l’incident ait causé des contretemps, il n’a pas empêché les députés de communiquer avec leurs électeurs. En outre, sur la question du « cybersquattage », le Président fait remarquer qu’étant donné que le titre de propriété du nom de M. Boudria a expiré, quelqu’un d’autre l’a acheté tout à fait légalement. Par conséquent, il reconnaît que les députés ont raison de se plaindre, mais ne peut conclure qu’il y a, de prime abord, atteinte au privilège dans l’un ou l’autre cas, étant donné que la situation n’a pas empêché les députés d’exercer leurs fonctions parlementaires. Il suggère en terminant que la question soit portée à l’attention du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre.
Décision de la présidence
Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée le mardi 31 mai 2005 et le jeudi 2 juin 2005 par l’honorable député de Glengarry–Prescott–Russell au sujet du blocage des lignes de télécopieur et de l’enregistrement des noms de domaine Internet de certains députés par des individus ou des organismes n’ayant pas de lien avec la Chambre des communes, ce qui, selon lui, aurait empêché ces parlementaires de s’acquitter de leurs fonctions.
Je voudrais remercier le député d’avoir soulevé cette question. Je tiens également à remercier le leader adjoint de l’Opposition officielle à la Chambre ainsi que les députés de Charlesbourg–Haute-Saint-Charles, de Colombie-Britannique-Southern Interior, de Cambridge et de Prince Albert de leurs interventions du 31 mai. Je voudrais de plus remercier les députés de Halton, de Scarborough–Rouge River, d’Edmonton–Sherwood Park, de Yorkton–Melville et d’Elmwood–Transcona de leurs contributions à la discussion du 2 juin.
Le 31 mai, le député de Glengarry–Prescott–Russell a allégué que son droit d’exercer ses fonctions de député avait été brimé par un groupe appelé Focus on the Family Canada, qui avait bloqué ses lignes téléphoniques ainsi que celles d’autres députés en envoyant de multiples télécopies produites par ordinateur.
Pour illustrer ses propos, il a dit qu’il avait reçu plus de 800 télécopies au cours d’une même journée. À peine quelques-unes de ces télécopies provenaient de ses électeurs tandis que, dans une journée ouvrable normale, son bureau en reçoit en moyenne 30 ou 40 provenant d’électeurs. Il a fait valoir qu’à cause du blocage, ses électeurs avaient été incapables de communiquer avec lui et qu’il n’avait pu non plus recevoir les avis transmis aux députés pour qu’ils se présentent à la Chambre ou en comité. Il a en outre allégué que certaines télécopies provenaient de quelqu’un qui se faisait passer pour un député.
Lors de son intervention, le député a cité la décision que j’ai rendue, le 12 février 2003, sur une question semblable portant sur les envois massifs de courriels. Il a aussi fait allusion à une décision de la Cour de justice de l’Ontario rendue le 22 novembre 2000, par le juge A.L. Eddy dans une affaire opposant Sa Majesté la Reine à un citoyen de l’Ontario, qui a été reconnu coupable d’avoir harcelé un député provincial de l’Ontario.
En guise de conclusion, le député a cité le Marleau et Montpetit, à la page 84, où il est précisé que la présidence a régulièrement statué que les députés ont le droit d’exercer leurs fonctions parlementaires à l’abri de toute obstruction, intimidation ou ingérence. Il a affirmé que l’organisme en question, en entravant le travail de certains députés, avait commis un outrage à la Chambre. Il a ajouté que si la présidence concluait qu’il y avait de prime abord matière à question de privilège, il était prêt à proposer la motion appropriée.
Lors de son intervention, l’honorable député de Charlesbourg–Haute-Saint-Charles a confirmé que son bureau avait également reçu plus de 1000 télécopies et 2300 courriels en l’espace de 36 heures, accaparant ainsi l’équipement mis à sa disposition comme député ainsi que le temps de son personnel. De plus, il a soutenu que cet acte constituait une violation des privilèges des députés, parce qu’il les rendait incapables d’exercer leurs fonctions ou de garder le contact avec leurs électeurs.
Le leader adjoint de l’Opposition officielle à la Chambre a contesté l’allégation de harcèlement, en soutenant que tous les citoyens canadiens ont le droit de communiquer avec tous les députés à propos de questions d’intérêt public. Il a qualifié d’absurde l’affirmation selon laquelle le fait que des citoyens veuillent communiquer avec des députés à propos d’une question d’actualité constitue une attaque contre qui que ce soit. Il a soutenu qu’il était possible de trouver une solution d’ordre logistique au problème et il a prononcé une mise en garde contre le fait de censurer les Canadiens qui veulent communiquer avec leur député.
Les députés de Colombie-Britannique-Southern Interior, de Cambridge et de Prince Albert ont contribué à la discussion en demandant des éclaircissements sur certains points qu’avait soulevés le député de Glengarry–Prescott–Russell.
Le 2 juin, le député de Glengarry–Prescott–Russell est de nouveau intervenu pour porter à l’attention de la présidence le fait que, outre les difficultés à communiquer, décrites le 31 mai, que certains députés et lui-même éprouvaient, un organisme appelé Defend Marriage Coalition s’était approprié les noms de domaine Internet d’environ 40 à 50 députés. Selon lui, il ne s’agissait pas là d’une utilisation légitime des noms de domaine.
Il a signalé que, dans le cas de 15 de ces sites, cet organisme allait au-delà de la simple utilisation du nom des députés pour accéder au site; en effet, il publiait également de l’information sur les députés visés. Ces sites seraient, à son avis, conçus de façon à ressembler au site Web officiel du député visé, autre pratique dont il conteste la légitimité. Selon le député, il y aurait là vraiment matière à question de privilège.
Le leader adjoint de l’Opposition officielle à la Chambre a répliqué en faisant valoir qu’il revenait aux députés d’enregistrer leurs noms de domaine et que cette question ne relevait pas de la Chambre ni de la présidence.
Le député de Halton a, quant à lui, indiqué à la présidence être l’un des députés dont le nom de domaine avait été repris par l’organisme en question et que ce dernier utilisait sur son site la photo de la Chambre des communes du député, donnant ainsi l’impression qu’il s’agissait du site officiel du député. Le député de Scarborough–Rouge River s’est demandé s’il pouvait s’agir d’une situation d’imposture ou de vol d’identité, ce qui pourrait nuire au travail des députés et aux fonctions de la Chambre.
Je tiens à assurer à tous les députés que je juge la situation très préoccupante. Les allégations d’obstruction, d’ingérence et de fausse représentation ne peuvent être prises à la légère.
Au fil des ans, des députés ont porté à l’attention de la Chambre des cas où, selon eux, il y avait eu tentative d’obstruction, de nuisance, d’ingérence, d’intimidation ou de brutalité à leur endroit ou à l’endroit de leur personnel ou de personnes qui avaient affaire à eux ou à la Chambre. Comme ces questions sont étroitement liées au droit de la Chambre de bénéficier des services de ses députés, elles sont souvent considérées comme des atteintes au privilège.
Cela dit, les députés entrent en contact avec un large éventail de personnes et de groupes dans l’exercice de leurs fonctions et sont exposés à toutes sortes d’influences, certaines légitimes et d’autres pas.
Je voudrais d’abord me pencher sur la question du blocage des télécopieurs et des systèmes de courrier électronique des députés.
Le député de Glengarry–Prescott–Russell a affirmé qu’on l’avait empêché de s’acquitter de ses fonctions envers ses électeurs parce que la réception de nombreuses télécopies produites par ordinateur avait fait en sorte qu’ils n’avaient pu communiquer rapidement avec son bureau. Il a cité, à l’appui de ses allégations, la décision que j’ai rendue le 12 février 2003 et qui figure aux pages 3470 et 3471 des Débats, au sujet de l’interruption du service de courrier électronique provoquée par la diffusion massive de courriels depuis le bureau d’un député. Je n’ai pas conclu qu’il y avait là matière à question de privilège, mais j’ai encouragé les députés à utiliser d’autres moyens de communication et à faire apporter des changements administratifs pour rectifier la situation.
L’honorable député a également fait allusion à une décision judiciaire rendue par la Cour de justice de l’Ontario en novembre 2000. Comme j’ai eu l’occasion de revoir les détails de ce jugement, j’aimerais maintenant vous en faire part.
En 2000, un Ontarien a été accusé et reconnu coupable de méfait pour avoir volontairement interrompu et gêné l’emploi et l’exploitation légitime d’un bien de M. William Murdoch, un député provincial de l’Ontario, en envoyant continuellement par télécopieur un grand nombre de longs messages à son bureau de Queen’s Park et à ses bureaux de circonscription.
Le juge s’est penché sur la question générale des éventuelles restrictions qui auraient pu limiter le droit d’un électeur de contacter et de consulter son député provincial et s’est demandé s’il était du ressort de la cour de fixer des limites raisonnables.
Le juge a estimé que l’accusé n’avait pas envoyé les télécopies dans le but véritable d’informer et d’aider le député dans l’exercice de ses fonctions; il les avait plutôt envoyées dans un élan de colère et de frustration pour exprimer son insatisfaction.
En outre, le juge a constaté que les actes du citoyen avaient eu comme conséquence d’accaparer les télécopieurs du député, ce qui avait privé les électeurs et d’autres personnes de l’utilisation ordinaire et raisonnable de ces appareils et avait empêché le député et son personnel d’assurer le bon fonctionnement des services et l’exercice des activités et des responsabilités du bureau du député.
Le juge a statué que le droit d’un citoyen de communiquer avec un député est assujetti à des limites raisonnables et que, si un électeur agit de façon à entraver le droit d’accès d’une autre personne et l’exercice de ses droits, alors une limite est dépassée. Le juge a conclu qu’il incombe à chaque électeur d’agir d’une façon qui respecte les droits d’accès d’autrui.
À l’égard de la question soulevée le 31 mai, la présidence a examiné tous les documents soumis par l’honorable député de Glengarry–Prescott–Russell et elle n’a trouvé qu’une seule télécopie sur laquelle l’expéditeur s’était fait passer pour un député. En l’absence de plainte d’un député reprochant l’usurpation de son identité, la présidence écartera l’allégation portant que des télécopies ont été envoyées par des individus affirmant à tort être des députés de cette Chambre.
Quant à la seconde question soulevée le 31 mai, à savoir si le député a ou non clairement démontré que la capacité de ses électeurs de le contacter de façon raisonnable et ordinaire a été limitée ou réduite à néant, il apparaît évident, par l’examen de son site Web, que l’organisme Focus on the Family Canada encourage les Canadiens à contacter les membres du comité législatif et à exprimer leur point de vue sur le projet de loi C-38.
À la différence de l’affaire à laquelle le député de Glengarry–Prescott–Russell s’est reporté, où une seule personne avait délibérément tenté de faire obstruction à un député de l’Ontario sans aucune intention de donner de l’information ou d’exercer quelque influence, dans notre cas, des dizaines et peut-être même des centaines d’individus contactent les députés, comme ils sont libres de le faire. Je dois me demander si ces communications ont vraiment pour but d’empêcher les électeurs de contacter leur député. Or, il m’est impossible de répondre.
Bien qu’il soit évident qu’un très grand nombre de télécopies et de courriels ont été envoyés aux bureaux des députés de Glengarry–Prescott–Russell, de Charlesbourg–Haute-Saint-Charles et d’ailleurs, et qu’ils ont entravé le bon fonctionnement et l’administration courante de ces bureaux, les députés et leurs électeurs ont quand même été en mesure de communiquer, ne serait-ce que de façon irrégulière, par télécopieur et par courrier électronique, ainsi que par la poste et par téléphone.
Le député a, bien sûr, raison de se plaindre de la situation, mais est-ce que cela constitue, de prime abord, un outrage à la Chambre? Comme Marleau et Montpetit le précisent, aux pages 91 à 95, il s’est présenté de nombreux cas où, même si les députés avaient des motifs légitimes de formuler des plaintes semblables, les Présidents ont régulièrement conclu que les incidents n’avaient pas empêché les députés de remplir leurs fonctions parlementaires. Par conséquent, bien qu’un ralentissement du travail ait pu se produire dans les bureaux de certains députés, je ne peux conclure qu’il y a là, de prime abord, matière à question de privilège.
J’aimerais maintenant traiter de la question que l’honorable député a soulevée le 2 juin au sujet du cybersquattage qui met en cause les noms de domaine des députés et la création de sites Web similaires à ceux des députés.
Cette situation et les effets négatifs qu’elle pourrait avoir sur certains députés me préoccupent énormément. Lorsque la situation a été portée à mon attention, j’ai consulté le site officiel du député de Glengarry–Prescott–Russell pour me faire une idée de l’ampleur du problème. Sur le site, dans la liste intitulée « LIENS », j’ai cliqué sur le lien vers l’association de parti fédérale et le site de cybersquattage est apparu. Je craignais à ce moment-là que le site officiel du député n’ait été saboté. Si tel avait été le cas, j’aurais bien pu être enclin à conclure de prime abord à une atteinte au privilège.
Toutefois, j’ai appris depuis que le lien importun n’est pas l’œuvre d’un pirate informatique et qu’il y a une explication bien moins odieuse. En effet, le lien a tout simplement été créé parce que les cybersquatteurs ont acheté le nom de domaine après que le titre de propriété du nom du député avait expiré et le lien, qui existait avant le changement de propriétaire du nom de domaine, n’avait pas encore été modifié pour tenir compte de ce changement.
Comme certains députés l’ont signalé le 2 juin dernier, il se peut que cette situation, tout comme beaucoup d’autres choses sur Internet, soit impossible à résoudre. On l’a déjà dit : il incombe aux députés d’enregistrer leurs noms de domaine s’ils veulent empêcher d’autres personnes d’enregistrer des noms de domaine semblables ou même identiques. J’exhorterais tous les députés à prendre sans délai toutes les précautions nécessaires, parce qu’une fois qu’un nom de domaine entre en la possession d’un tiers, il n’est pas facile de régler la situation.
Dans de tels cas, il semble à la présidence que les députés ont certes raison de se plaindre — et il s’agit là d’une plainte sérieuse —, mais il m’est impossible de conclure que la situation les a empêchés de quelque façon d’exercer leurs fonctions parlementaires. Je ne peux donc pas affirmer qu’il y a là, de prime abord, matière à question de privilège.
La question de privilège présentée par le député de Glengarry–Prescott–Russell soulève d’importants points d’interrogation dans une ère où la technologie des communications est omniprésente et où la demande d’accessibilité se fait de jour en jour plus exigeante. Tous les Canadiens ont, bien sûr, le droit de communiquer avec leur député. Toutefois, à quel moment l’exercice du droit de communiquer avec le Parlement devient-il déraisonnable? Quel rôle, le cas échéant, la Chambre doit-elle jouer pour réglementer les communications de ce genre?
Quant au « cybersquattage », s’agit-il d’un moyen légitime d’amorcer un débat et de tenir le député responsable, sur la place publique, de sa position sur une question? Les inconvénients causés au député et la confusion qu’on a pu semer dans l’esprit des électeurs et des citoyens sont-ils sans importance par rapport à cette légitimité? Ou la Chambre devrait-elle explorer les moyens de protéger l’identité de ses députés sur Internet afin d’assurer un discours démocratique clair? Ou encore, faudrait-il tout simplement s’en remettre aux forces du marché pour régler la situation, de sorte que les députés qui n’ont pris aucune mesure pour protéger leurs noms de domaine se voient obligés d’en subir les conséquences?
En conclusion, même s’il est manifeste que les questions soulevées la semaine dernière sont sérieuses et méritent de plus amples discussions et un examen plus approfondi, la présidence est persuadée, étant donné les réalités de la technologie des communications en 2005, que les députés de tous les partis auront sûrement à faire face à d’autres situations semblables ultérieurement. Or, il se trouve que le sous-alinéa 108(3)a)(i) du Règlement charge le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre — dont le président est incidemment le député de Glengarry–Prescott–Russell — de faire « l’étude de la prestation de services et d’installations aux députés, ainsi que la présentation de rapports à ce sujet ».
Par conséquent, le député de Glengarry–Prescott–Russell voudra peut-être soulever ces questions auprès du Comité afin d’examiner, à tout le moins, les répercussions des nouvelles technologies de communication, notamment l’Internet, sur la façon dont les députés s’acquittent de leurs fonctions.
Je remercie tous les honorables députés de leurs interventions sur cette question très importante.
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[1] Débats, 31 mai 2005, p. 6415-6418.
[2] Débats, 2 juin 2005, p. 6564-6567.