Recueil de décisions du Président Peter Milliken 2001 - 2011

Le processus législatif / Projets de loi d’intérêt public émanant du Sénat

Recevabilité : taxation

Débats, p. 5024-5027

Contexte

Le 30 mai 2001, Don Boudria (leader du gouvernement à la Chambre des communes) invoque le Règlement au sujet de la recevabilité du projet de loi S-15, Loi sur la protection des jeunes contre le tabac. Il soutient que le projet de loi a pour objet d’imposer une nouvelle taxe et, par conséquent, qu’il n’aurait pas dû être présenté au Sénat. Même s’il avait été présenté à la Chambre, le leader du gouvernement à la Chambre prétend qu’il aurait dû être précédé d’une motion de voies et moyens, laquelle peut uniquement être proposée par un ministre. Il ajoute que le projet de loi a le même objet et le même mode d’application que le projet de loi S-13, qui avait été présenté au cours de la première session de la 36e législature et jugé irrecevable par le Président Parent au motif qu’il s’agissait d’une mesure d’imposition; or, sur le plan de la constitution et de la procédure, ce type de mesure ne peut être présentée qu’à la Chambre[1]. En réponse à André Bachand (Richmond–Arthabasca), selon qui le recours au Règlement aurait dû être soulevé avant le dépôt du projet de loi, le Président confirme qu’un député peut contester la recevabilité d’un projet de loi à tout moment avant sa troisième lecture. Après avoir entendu d’autres députés ce jour-là[2] et le lendemain[3], le Président prend la question en délibéré.

Résolution

Le Président rend sa décision le 12 juin 2001. Il cite divers ouvrages de procédure et textes constitutionnels faisant autorité pour rappeler la primauté de la Chambre des communes en matière fiscale, une prémisse fondamentale de sa décision, ainsi que la nécessité, en l’occurrence, de faire la distinction entre un prélèvement et une taxe. Il estime essentiel de déterminer si la charge est surtout imposée à des fins bénéfiques pour l’industrie du tabac. Il conclut que le projet de loi vise, d’abord et avant tout, à réaliser un objectif de la politique publique et, ensuite, à procurer des avantages à l’industrie. Il demeure ainsi incapable de voir dans le projet de loi S-15 autre chose qu’une mesure cherchant à atteindre son principal objectif en prélevant une taxe sur l’industrie. Il se dit aussi incapable de trouver dans le projet de loi des dispositions procurant les avantages déclarés à l’industrie. Par conséquent, il conclut que le prélèvement prévu à la partie IV du projet de loi S-15 constitue une taxe et ordonne, pour des motifs d’ordre procédural et constitutionnel, que l’étape de la première lecture soit déclarée nulle et non avenue et que le projet de loi soit rayé du Feuilleton[4].

Décision de la présidence

Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur le rappel au Règlement soulevé le 30 mai 2001 par l’honorable leader du gouvernement à la Chambre au sujet de la recevabilité, au plan de la procédure, du projet de loi S-15, Loi visant à donner à l’industrie canadienne du tabac le moyen de réaliser son objectif de prévention de la consommation des produits du tabac chez les jeunes au Canada.

Je tiens à remercier de leurs interventions l’honorable leader du gouvernement à la Chambre, l’honorable député de Hochelaga–Maisonneuve, l’honorable député de Richmond–Arthabaska, l’honorable députée de Winnipeg-Centre-Nord, l’honorable député de Lac-Saint-Louis, l’honorable députée de Notre-Dame-de-Grâce–Lachine et l’honorable député de Calgary-Ouest, ainsi que l’honorable chef de l’Opposition à la Chambre et l’honorable député de Pictou–Antigonish–Guysborough.

Je voudrais aussi remercier les honorables députés des documents complémentaires qu’ils m’ont remis pour examen.

Permettez-moi d’abord de présenter la toile de fond de cette décision. En ma qualité de Président, il est de mon devoir d’examiner chaque cas sur lequel je suis appelé à rendre une décision en conformité avec nos pratiques et procédures, et de rendre cette décision en gardant à l’esprit qu’elle fait jurisprudence.

Dans La procédure et les usages de la Chambre des communes, MM. Marleau et Montpetit résument cette responsabilité en cette simple phrase, à la page 261 :

Le Président est le gardien des droits et privilèges de la Chambre des communes, en tant qu’institution, et des députés qui la composent.

Le chapitre 18 du même ouvrage présente un historique détaillé de nos procédures financières et j’inviterais les honorables députés à lire les pages 701 à 714 qui sont particulièrement utiles.

Avant que je traite de l’argumentation pour et contre le projet de loi S-15 dont la Chambre est saisie, j’aimerais décrire le contexte procédural dans lequel s’est effectué l’examen de ce rappel au Règlement. Je demande aux honorables députés de faire preuve de patience à mon égard pendant que je lis les extraits suivants des pages 701 à 703 du Marleau-Montpetit, qui remettront dans le contexte plus général les questions soulevées par le projet de loi S-15 :

Le système de finances publiques au Canada découle de la procédure parlementaire britannique, telle qu’elle existait à l’époque de la Confédération […] 

C’est tiré de la page 701. Et voici la suite :

Tout le droit des finances, et par conséquent toute la constitution britannique, est fondé sur un principe fondamental, établi dès l’origine de l’histoire parlementaire anglaise et confirmé par trois cents ans ponctués de conflits avec la Couronne et d’évolution tranquille. Toute taxe ou charge publique imposée à la nation pour les besoins de l’État, de quelque nature, doit être accordée par les représentants des citoyens et contribuables […] 

On trouve cela aux pages 701 et 702. Je continue :

Au départ, les Communes étaient satisfaites d’avoir l’initiative de l’attribution des subsides et crédits. Au fil du temps, les lords en vinrent toutefois à ajouter des dispositions aux projets de loi de finances des Communes, par le biais d’amendements. Aux yeux de la Chambre, il s’agissait d’une atteinte à sa prérogative de présenter toute mesure imposant une taxe ou une charge publique, ce qui donna lieu en 1678 à la résolution suivante :

Il appartient à la Chambre des communes seule d’attribuer des subsides et crédits, et toute aide à Sa Majesté au Parlement, et tout projet de loi prévoyant de tels subsides et crédits devrait prendre naissance aux Communes, car elles ont indiscutablement le droit d’y déterminer et désigner les objets, destinations, motifs, conditions, limitations et emplois de ces crédits, sans que la Chambre des lords puisse y apporter des modifications.

Il est bien étonnant de constater que, plus de 300 ans plus tard, notre propre Règlement contient un énoncé quasiment identique dans le paragraphe 80(1), qui prévoit ceci :

Il appartient à la Chambre des communes seule d’attribuer des subsides et crédits parlementaires au Souverain. Les projets de loi portant ouverture de ces subsides et crédits doivent prendre naissance à la Chambre des communes, qui a indiscutablement le droit d’y déterminer et désigner les objets, destinations, motifs, conditions, limitations et emplois de ces allocations législatives, sans que le Sénat puisse y apporter des modifications.

Le même principe est énoncé dans l’un des premiers ouvrages sur la procédure canadienne, la 4e édition de Bourinot, qui précise, à la page 491, et c’est une traduction :

Règle générale, les projets de loi d’intérêt public peuvent provenir de l’une ou l’autre chambre; mais du moment que ces projets de loi prévoient l’octroi de crédits de quelque nature ou entraînent directement ou indirectement la levée d’impôts, la Chambre des communes doit en avoir l’initiative, conformément à la loi et à la pratique constitutionnelle britannique.

Au Canada, l’ancienne pratique britannique selon laquelle les premiers à examiner une proposition de mesures fiscales et à l’accepter ou à la rejeter doivent être les représentants élus des personnes visées par ces mesures a été enchâssée dans la Constitution.

En matière fiscale, la Chambre des communes a préséance sur le Sénat. La Loi constitutionnelle de 1867 prévoit, au paragraphe 53, que : « Tout bill ayant pour but l’appropriation d’une portion quelconque du revenu public, ou la création de taxes ou d’impôts, devra originer dans la Chambre des communes. » Le Règlement prévoit que la Chambre ne peut prendre en considération que les mesures fiscales proposées par un ministre et assorties de la motion habituelle des voies et moyens.

J’ai jugé utile de faire cette revue, plutôt longue mais non exhaustive, de l’historique de notre procédure financière, parce que je crois que la question de la primauté de la Chambre des communes en matière fiscale est au cœur même de nos usages parlementaires et est, bien entendu, la question centrale dans la décision sur ce rappel au Règlement.

Je comprends parfaitement la frustration qu’ont manifestée les ardents partisans des objets du projet de loi qui veulent donner à la Chambre l’occasion de débattre du bien-fondé de cette mesure législative. Ils peuvent regimber devant les arguments concernant la procédure, en les qualifiant d’obtus ou d’obscurs ou de subtilités peu pertinentes pour la tenue, au XXIe siècle, d’un débat sur une politique publique.

Que je sympathise ou non, en tant que député ou citoyen, avec ces points de vue, il demeure mon devoir, en ma qualité de Président de cette Chambre, d’être le gardien des règles et de la jurisprudence parlementaires qui guident nos délibérations, et ce sont sur ces critères que je dois fonder ma décision.

Revenons maintenant aux particularités du cas qui nous occupe.

Dans son rappel au Règlement, l’honorable leader du gouvernement à la Chambre a fait valoir, d’une part, que le projet de loi S-15, du fait qu’il émane du Sénat plutôt que de la Chambre des communes, porte atteinte à la primauté de la Chambre en matière fiscale et, d’autre part, n’a pas été précédé d’une motion des voies et moyens, exigence préalable qui est essentielle au dépôt d’un projet de loi sur les mesures fiscales.

Les défenseurs du projet de loi soutiennent que celui-ci ne vise pas en fait à créer une taxe, mais plutôt à imposer un prélèvement que l’industrie du tabac souhaite avoir à des fins qu’elle estime bénéfiques pour ses besoins. Si cet argument est accepté, le principal obstacle au projet de loi est surmonté, vu qu’Erskine May précise, dans la 22e édition de son ouvrage, à la page 779 :

Les prélèvements imposés à une industrie en vue de la constitution d’un fonds servant au financement des activités bénéfiques à celle-ci ne sont pas normalement considérés comme des charges […] 

C’est-à-dire des taxes. Voilà la question — la distinction entre un prélèvement et une taxe — qui sera l’élément déterminant dans ma décision.

J’ai réexaminé avec soin les cas où des prélèvements ont été imposés par le passé. Comme les honorables députés le savent bien, il y a eu très peu de projets de loi qui imposaient des prélèvements et encore bien moins de projets de loi qui ont suscité des discussions au plan de la procédure. J’ai étudié les exemples auxquels l’honorable député de Lac-Saint-Louis a fait allusion, à savoir : la Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur, de 1997, qui prévoyait l’imposition d’une redevance sur les bandes sonores vierges au profit des artistes-interprètes et des artistes-exécutants; la Loi sur la marine marchande du Canada, de 1987, qui imposait un prélèvement aux propriétaires de navire pour les déversements accidentels de pétrole provenant de bateaux-citernes et d’autres navires; enfin, la Loi fédérale sur les hydrocarbures, de 1985, qui imposait un prélèvement pour la constitution d’un fonds pour les recherches et les études en matière d’environnement.

Il est vrai qu’aucun de ces projets de loi n’a soulevé de controverse au plan de la procédure financière. Mais il est aussi vrai que tous ces projets de loi ont émané de la Chambre des communes, point que je demanderais aux honorables députés de garder à l’esprit.

Je crois qu’il serait utile à ce stade-ci de présenter un bref historique du projet de loi S-15, puisque plusieurs des honorables députés appuyant le projet de loi en ont déjà fait mention.

Le prédécesseur du projet de loi S-15 est le projet de loi S-13, qui a été déposé au cours de la 36e législature et a suscité à peu près la même controverse que dans le cas présent. Le 2 décembre 1998, le Président Parent a statué que, puisque le projet de loi imposait une taxe, n’avait pas émané de la Chambre des communes et n’avait pas été précédé d’une motion des voies et moyens, il n’avait pas été valablement présenté à la Chambre. Il a déclaré l’étape de la première lecture nulle et non avenue et a ordonné que l’affaire soit rayée du Feuilleton.

La question dont la Chambre est saisie à l’heure actuelle, soit la création, par le biais de prélèvements imposés à l’industrie, d’une fondation ayant pour mission de prévenir la consommation des produits du tabac chez les jeunes et de faire la promotion active de l’anti-tabagisme auprès de ceux-ci, est essentiellement la même, malgré sa forme considérablement modifiée.

Le libellé du projet de loi original a été modifié de façon à surmonter les difficultés d’ordre procédural dont faisait état la décision du Président Parent et à rendre le nouveau projet de loi S-15 conforme aux règles de procédure et aux usages de la Chambre des communes. Les partisans du projet de loi S-15, sous la direction de son parrain à la Chambre, l’honorable député de Lac-Saint-Louis, soutiennent que les modifications apportées au texte sont suffisantes pour faire en sorte que le projet de loi est maintenant convenablement devant la Chambre et peut franchir la prochaine étape. Examinons maintenant les arguments présentés.

Je n’ai pas l’intention de traiter de chacun des aspects de la distinction entre un prélèvement et une taxe, ni des diverses façons de confondre ces deux notions. Par exemple, malgré le fait qu’un régime de prélèvements ne permette pas de recueillir des fonds qui seraient versés au Trésor, cette question n’est pas un enjeu dans le cas présent, et par conséquent, nous la laisserons de côté.

Par ailleurs, il est reconnu que le projet de loi apporte des avantages à des personnes autres que les membres de l’industrie; or, comme ce genre d’avantages n’est pas interdit dans les projets de loi imposant des prélèvements, il ne sera pas utile d’en traiter ici.

La question centrale en l’espèce est de savoir si le prélèvement que prévoit le projet de loi S-15 est imposé à des fins bénéfiques pour l’industrie du tabac.

Pour trancher cette question, il faut examiner le projet de loi lui-même. Or, plusieurs députés ont conseillé à la présidence de ne pas aller au-delà du libellé du projet de loi, ni de spéculer sur les questions qui n’y sont pas expressément traitées. La présidence a accepté ces conseils dans l’esprit où ils ont été donnés. J’ai bien l’intention de m’en tenir uniquement et exclusivement à l’examen de la question de procédure qui a été soulevée.

Les partisans du projet de loi ont fait valoir que les fonds recueillis pour financer les activités de la fondation représentent un prélèvement et non une taxe, parce que la création de la fondation est bénéfique pour l’industrie du tabac. En signalant le fait qu’un préambule a été ajouté et qu’une nouvelle partie III, l’article 34, énonce les avantages particuliers que le projet de loi apporte à l’industrie, ils soutiennent que ces énoncés déclaratoires démontrent de façon concluante qu’il s’agit bien d’un prélèvement.

Si tel est le cas, il n’y aurait pas de problème à ce que le projet de loi émane de l’autre chambre. Comme l’a déclaré le Président Parent dans sa décision sur le projet de loi S-13, et cela vaut également pour le projet de loi S-15, la question centrale en l’espèce est de savoir si le prélèvement imposé est une redevance imposée principalement dans l’intérêt de l’industrie du tabac.

Dans le projet de loi S-13, les avantages pour l’industrie n’étaient pas énoncés dans le texte, contrairement au projet de loi S-15 où ces avantages sont énumérés à l’article 34. Cependant, l’énonciation des avantages dans le projet de loi ne règle pas nécessairement la question, surtout lorsqu’il est manifeste, à la lecture de l’article 3, que le projet de loi poursuit également un objectif qui sert l’intérêt du public. Cela viendrait appuyer le point de vue voulant que la charge imposée par le projet de loi est une taxe et non un prélèvement. Dans ce cas, de sérieuses entraves subsisteraient car, comme l’explique Erskine May dans la 22e édition de son ouvrage, à la page 779 :

Les lois modernes, toutefois, prévoient fréquemment l’imposition d’autres types de droits ou de paiements qui, bien qu’ils ne constituent pas une taxe dans le sens propre du terme, présentent suffisamment de caractéristiques de la taxation pour être considérés comme des charges prélevées sur les contribuables.

À mon avis, tout lecteur du projet de loi S-15 serait d’accord pour dire que ce texte poursuit deux objectifs. Le premier est un objectif d’ordre public, à savoir protéger les jeunes contre les effets nocifs possibles sur la santé causés par la consommation des produits du tabac. Le second est un objectif visant l’industrie, à savoir procurer les avantages énoncés qui proviennent de l’appui fourni par l’industrie, et perçu comme tel, en vue de la réalisation de l’objectif d’intérêt public.

Pour statuer sur ce rappel au Règlement, la présidence doit déterminer lequel de ces deux objectifs est l’objectif principal du projet de loi, afin d’être en mesure de décider si la charge imposée par celui-ci peut être traitée comme un prélèvement ou si elle doit être considérée comme « ayant suffisamment de caractéristiques de la taxation » pour être traitée comme une taxe.

Le sommaire du projet de loi S-15 est libellé ainsi :

Ce texte prévoit la constitution de la Fondation canadienne de lutte contre le tabagisme chez les jeunes, personne morale à but non lucratif créée pour le compte de l’industrie canadienne du tabac, dont le mandat est la prévention de la consommation des produits du tabac chez les jeunes au Canada. Un prélèvement serait imposé aux fabricants de produits du tabac afin de procurer à la Fondation les fonds nécessaires à la réalisation de sa mission et à l’exercice de ses activités.

Après examen des dispositions du projet de loi, je suis d’avis que ce sommaire est, de façon générale, un résumé exact de l’objet du texte. Cet objet, pour reprendre les termes de l’honorable député de Lac-Saint-Louis, est un « objectif de la politique publique », conclusion qui est également étayée par les documents qu’a fournis l’honorable leader de l’Opposition officielle à la Chambre (annonces publicitaires des fabricants de produits du tabac à l’appui du projet de loi S-15), qui indiquent :

L’unique objectif du projet de loi S-15 est de protéger la santé des enfants canadiens.

Après la lecture du projet de loi S-15, je suis convaincu que ce texte vise, au premier plan, à réaliser un objectif de la politique publique et, au second plan, à procurer des avantages à l’industrie. Le député de Lac-Saint-Louis m’a posé la question suivante, et je cite :

Une fondation créée par une industrie devient-elle douteuse du seul fait qu’elle poursuit des objectifs totalement différents de ceux de l’industrie elle-même?

À cela, je réponds ce qui suit. La fondation envisagée n’est nullement suspecte, mais le fait qu’il faut légiférer pour la créer et la financer demeure gênant pour moi, car je suis censé croire que le projet de loi doit profiter avant tout à l’industrie.

On peut en effet se demander pourquoi l’industrie ne finance pas les activités de la fondation en augmentant simplement les prix de ses produits. Pourquoi faut-il légiférer pour en arriver à ce résultat?

Il ne m’appartient pas de me prononcer pour ou contre des mesures de ce genre, mais je dois admettre que les mesures visant à réduire ou à éliminer le tabagisme chez les jeunes recueillent toujours un très fort appui au sein de la population. À mon avis, ce point est connexe à la question de savoir si le projet de loi est d’intérêt public ou s’il sert les intérêts de l’industrie.

J’accepte sans réserve les énoncés qui décrivent, dans le préambule et à l’article 34, les avantages que l’édiction du projet de loi aurait pour l’industrie. Je ne porte pas non plus de jugement sur ce qu’on a appelé « le fond du projet de loi ou les considérations morales ou éthiques sur les raisons d’être de la fondation ». Mais je suis incapable de voir dans le projet de loi S-15 autre chose qu’une mesure dont le principal objectif est de réduire le tabagisme chez les jeunes en prélevant une taxe sur l’industrie du tabac.

Les avantages déclarés du projet de loi S-15 pour l’industrie sont expressément énoncés à l’article 34, mais le problème demeure fort épineux pour la présidence car, si cet article énonce les avantages que le projet de loi vise à procurer à l’industrie du tabac, il n’en garantit réellement aucun; il a un caractère purement déclaratoire. En fait, j’ai été incapable de trouver dans le projet de loi d’autres dispositions procurant de tels avantages que celles qui appuient exclusivement ce que tous tiennent pour être un objectif de la politique publique.

La Chambre me permettra de lui donner un exemple pour illustrer mon propos. Parmi les avantages pour l’industrie qui sont énumérés à l’article 34, on retrouve, à l’alinéa i), l’énoncé suivant :

[…] l’établissement de bases pour :

(i) favoriser une plus grande tolérance de l’industrie dans la mesure où ses produits sont utilisés sur un marché licite,

(ii) imposer des limites raisonnables à la réglementation de l’industrie.

Même en supposant d’emblée que ces deux avantages seraient profitables à l’industrie du tabac, je ne trouve rien dans le projet de loi qui soit de nature à promouvoir une plus grande tolérance de l’industrie, à modifier en quoi que ce soit le régime réglementaire auquel elle est actuellement soumise ou à restreindre de quelque façon la mesure dans laquelle le gouvernement peut la réglementer.

En deux mots, je ne trouve rien, dans le dispositif du projet de loi S-15, qui procure à l’industrie les avantages déclarés, à supposer qu’ils constituent véritablement des avantages pour elle. Le recours à un prélèvement doit permettre soit de lui procurer directement les avantages recherchés, soit, à défaut, de les lui assurer d’une façon qui soit au moins claire pour une personne raisonnable. Il importe peu de savoir si elle jouirait vraiment de ces avantages dans l’éventualité de l’adoption du projet de loi; le point à retenir est qu’à mon avis, le projet de loi en soi ne les lui procure pas.

En rendant la présente décision, je n’essaie pas d’innover ou d’établir une nouvelle norme, mais uniquement d’énoncer de façon explicite les facteurs qui, à mon avis, ont toujours été à la base des usages que nous appliquons lorsqu’il s’agit de distinguer entre un prélèvement et une taxe.

En tant que Président de la Chambre, je dois tenir compte de l’endroit d’où émane le projet de loi, car j’ai pour tâche de défendre les privilèges de la Chambre des communes, surtout lorsqu’il est question de mesures qui, tel le projet de loi S-15, mettent en cause sa primauté constitutionnelle sur l’autre endroit en matière fiscale.

Or, à mon avis, le prélèvement proposé en l’espèce n’est pas conforme à la norme stricte que tout projet de prélèvement doit respecter pour avoir la moindre légitimité.

Je suis tout à fait conscient de ce que ma situation en tant que Président peut avoir de paradoxal. Si je décide que le projet de loi S-15 impose ce qui équivaut à une taxe devant servir à financer une initiative dont l’objectif présente un intérêt public louable, je me trouverai à empêcher son adoption. Mais faire autrement — c’est-à-dire donner au projet de loi S-15 le bénéfice du doute et faire abstraction de l’objectif d’intérêt public pour lequel le prélèvement sera imposé à l’industrie — reviendrait à me dérober aux devoirs qui incombent au Président de la Chambre. Ce serait laisser persister la possibilité que la primauté de la Chambre des communes en matière fiscale, d’une part, et la nécessité que les initiatives financières de la Couronne émanent d’elle, d’autre part, soient reléguées au rang de pures formalités.

Je me vois donc dans l’obligation de conclure que le prélèvement prévu à la partie IV du projet de loi S-15 constitue une taxe et d’ordonner, pour des motifs d’ordre tant procédural que constitutionnel, que l’étape de la première lecture du projet de loi soit déclarée nulle et non avenue et que le projet de loi soit rayé du Feuilleton.

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[1] Débats, 30 mai 2001, p. 4406-4407.

[2] Débats, 30 mai 2001, p. 4408-4413.

[3] Débats, 31 mai 2001, p. 4483-4485.

[4] Journaux, 12 juin 2001, p. 537.

Pour des questions au sujet de la procédure parlementaire, communiquez avec la Direction des recherches pour le Bureau

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