Chapitre 16Le processus législatif
Forme des projets de loi
L’édiction d’une loi par le Parlement est l’aboutissement d’un long processus qui commence par la proposition, la formulation et la rédaction d’un projet de loi. La rédaction du projet de loi est une étape cruciale de ce processus — étape qui oblige les décideurs et rédacteurs à prendre soigneusement en considération des contraintes qui, si elles ne sont pas respectées, peuvent avoir des conséquences néfastes sur l’interprétation et l’application éventuelles de la loi et sur le bon déroulement du processus législatif.
Cadre de l’intervention législative
La Constitution du Canada fournit un certain nombre des règles qui circonscrivent les pouvoirs et le fonctionnement législatifs du gouvernement et du Parlement53. La dualité juridique qui caractérise le Canada entraîne parfois des divergences dans l’application et l’interprétation des lois fédérales selon qu’on applique la common law ou le droit civil dans une région donnée du Canada54.
Les projets de loi doivent être adoptés, publiés et imprimés simultanément en français et en anglais. En vertu de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, ceux-ci doivent être établis dans les deux langues dans l’ensemble du processus législatif, y compris à l’étape de la première lecture55. L’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1982 exige en outre que les deux versions des lois fédérales soient considérées comme ayant la même valeur.
Rédaction des projets de loi
Projets de loi émanant du gouvernement
La décision du gouvernement de transformer une initiative stratégique en proposition législative enclenche le processus de rédaction56. Le ministère de la Justice rédige un avant-projet de loi selon les instructions du Conseil des ministres57. Le ministre de la Justice est tenu d’examiner tous les projets de loi émanant du gouvernement pour en vérifier la compatibilité avec la Déclaration canadienne des droits et la Charte canadienne des droits et libertés58.
Les projets de loi sont rédigés simultanément dans les deux langues officielles. Une fois rédigés, ils doivent être approuvés par le Cabinet. Habituellement, le leader du gouvernement à la Chambre les examine et en recommande ou non le dépôt au Parlement. En règle générale, le leader du gouvernement à la Chambre demande au Cabinet de lui déléguer la responsabilité du dépôt59.
Projets de loi émanant des députés
Les députés qui ne sont ni ministre ni secrétaire parlementaire, ni Président, ni Vice-président peuvent présenter des projets de loi dans le cadre des Affaires émanant des députés. Des services législatifs dispensés sous l’autorité du Président de la Chambre sont mis à la disposition des députés pour faciliter la rédaction des projets de loi. Avant qu’un projet de loi soit déposé à la Chambre, le Bureau du légiste et conseiller parlementaire en vérifie la forme et la conformité aux conventions législatives et parlementaires.
Projets de loi d’intérêt privé
Un projet de loi d’intérêt privé ne peut être présenté par un ministre. Il doit être parrainé par un simple député et découler d’une pétition ayant au préalable fait l’objet d’un rapport favorable de l’examinateur des pétitions ou du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre60. Bien qu’il soit de forme identique au projet de loi d’intérêt public, le projet de loi d’intérêt privé doit cependant comporter un préambule, ce qui est optionnel dans le cas du projet de loi d’intérêt public61. Le Règlement de la Chambre des communes précise les règles de rédaction propres aux projets de loi d’intérêt privé de même que les règles s’appliquant exclusivement aux projets de loi proposant la constitution d’une entité en personne morale et à ceux modifiant ou abrogeant des lois existantes62.
Rédaction par un comité
Un comité peut se voir confier le mandat d’élaborer et de déposer un projet de loi63. Un comité peut aussi être créé à cette fin précise. Seuls les ministres peuvent présenter des motions en ce sens, conformément à la disposition pertinente du Règlement. Le comité chargé d’élaborer un projet de loi doit formuler, dans son rapport, des recommandations relatives aux principes, à la portée et aux dispositions générales du projet de loi et, s’il le juge à propos, à son libellé64. La motion portant adoption du rapport du comité devient, si la Chambre l’adopte, un ordre exigeant le dépôt d’un projet de loi fondé sur le rapport65.
Caractéristiques de rédaction
En fonction de leur objectif, les projets de loi peuvent présenter diverses caractéristiques de rédaction66.
- Textes nouveaux : Projets de loi résultant de décisions stratégiques ou, dans certains cas, de traités, de conventions, d’accords, de l’acceptation de recommandations figurant dans le rapport d’un groupe de travail ou d’une commission royale d’enquête, de l’exécution de mesures administratives ou de situations d’urgence67.
- Textes portant refonte : Projets de loi résultant de l’application d’une disposition de réexamen (au terme d’une période prédéterminée) ou de l’évolution de la conjoncture économique ou sociale68.
- Textes modificatifs de lois en vigueur : Projets de loi visant à modifier des lois en vigueur. Les modifications peuvent être de fond ou simplement de nature formelle ou administrative.
- Projets de lois correctives : Initiatives visant à éliminer dans les lois en vigueur les anomalies, contradictions, archaïsmes ou erreurs qu’elles peuvent contenir et à leur apporter certaines modifications mineures69.
- Projets de loi des voies et moyens : Initiatives fondées sur des motions des voies et moyens et ayant pour objet l’imposition de nouvelles taxes ou de nouveaux impôts, le maintien d’une taxe ou d’un impôt qui expire, l’augmentation d’une taxe ou d’un impôt existant ou l’élargissement du champ d’application d’une taxe ou d’un impôt. Ces projets de loi sont régis par des dispositions spécifiques du Règlement70. Seul un ministre peut présenter un projet de loi des voies et moyens71.
- Projets de loi de crédits : Initiatives présentées à la Chambre en réponse à l’adoption du Budget principal ou supplémentaire des dépenses ou de crédits provisoires. Ces projets de loi sont aussi régis par des dispositions spécifiques du Règlement72. Seul un ministre peut présenter un projet de loi de crédits.
- Projets de loi portant pouvoir d’emprunt : Le gouvernement exerce un pouvoir d’emprunt lorsque ses dépenses sont supérieures à ses recettes73.
- Projet de loi fictif : Un projet de loi fictif ou pro forma est présenté par le premier ministre au début de chaque session. Il vise à affirmer le droit de la Chambre de délibérer et de légiférer quels que soient les motifs de convocation énoncés dans le discours du Trône. Intitulé Loi concernant la prestation des serments d’office, il porte le numéro C-1 et n’est généralement pas imprimé74. Il reçoit une première lecture, mais pas de deuxième75.
- Avant-projet de loi : Ce terme désigne l’ébauche des projets de loi qui n’ont pas encore été déposés dans l’une ou l’autre des chambres. Il arrive que l’ébauche d’un projet de loi émanant du gouvernement soit soumise à un comité pour étude. L’étape de la première lecture n’ayant pas encore eu lieu, le comité peut ainsi en étudier les dispositions législatives, sans être restreint par les règles du processus législatif, et recommander les changements qui devraient y être apportés. Le gouvernement pourra ainsi tenir compte du rapport du comité lorsqu’il finalisera l’ébauche du projet de loi.
- Projets de loi omnibus : Malgré l’utilisation fréquente de l’expression, il n’existait pas, avant les modifications au Règlement adoptées en 2017, de définition arrêtée d’un projet de loi omnibus, aussi appelé « projet de loi composite ». En général, il vise à modifier, à abroger ou à édicter plusieurs lois à la fois et se compose de plusieurs initiatives distinctes mais liées entre elles76. Pour être intelligible à des fins parlementaires, la présidence a statué dans le passé qu’un projet de loi omnibus devrait avoir « un seul principe de base et un seul objet fondamental qui justifie toutes les mesures envisagées »77. Une des raisons invoquées pour déposer un projet de loi omnibus consiste à vouloir regrouper dans un même projet de loi toutes les modifications législatives découlant d’une même décision stratégique afin de faciliter le débat parlementaire78.
L’utilisation des projets de loi omnibus est propre au Canada. Le Parlement britannique adopte des projets de loi de nature semblable, mais sa pratique législative est différente, notamment en raison du contrôle beaucoup plus rigoureux qui est exercé sur la durée des débats. Au Parlement australien, la pratique semble contraire ; elle permet de regrouper les projets de loi connexes aux fins du débat et de la mise aux voix79.
On ne sait pas exactement quand les projets de loi omnibus ont fait leur apparition, mais le dépôt d’un projet de loi d’intérêt privé visant à confirmer deux accords ferroviaires distincts en 1888 témoigne de leur existence déjà à cette époque80. De nombreux projets de loi omnibus furent déposés et adoptés par la suite sans que leur forme ne suscite chez les députés la moindre objection sur le plan de la procédure81.
Il est en effet tout à fait admissible, sur le plan de la procédure, qu’un projet de loi modifie, abroge ou édicte plusieurs lois à condition d’en donner le préavis requis, de l’assortir d’une recommandation royale (au besoin) et de respecter la forme prescrite82. Pour ce qui est, toutefois, d’amener la présidence à diviser un projet de loi simplement parce qu’il est complexe ou de caractère composite, nombre de précédents permettent de conclure que la pratique canadienne n’autorise rien de tel83.
Refusant les raisons invoquées par le gouvernement, les députés ont souvent maintenu que certains projets de loi omnibus n’étaient pas recevables. Ils ont souvent invoqué leur « ancien privilège » de voter séparément sur chacune des propositions que présente une question complexe. Les Présidents de la Chambre ont néanmoins précisé que leur pouvoir de diviser les questions complexes ne devait viser que les motions de fond, et non pas les motions ayant trait à la progression des projets de loi84. Cependant, une modification au Règlement adoptée en 2017 permet à la Chambre de se prononcer sur chacun des thèmes d’un projet de loi omnibus qui ne sont pas reliés. Lorsqu’un projet de loi omnibus émanant du gouvernement n’a aucun fil conducteur ou porte sur des sujets qui n’ont rien en commun, le Président peut mettre aux voix plusieurs questions aux étapes de la deuxième et de la troisième lecture, selon une répartition thématique des articles du projet de loi. Le projet de loi est néanmoins renvoyé à un seul comité. Font exception à cette possibilité de votes multiples les projets de loi visant la mise en œuvre d’un budget et dont les dispositions ont été annoncées dans le cadre de l’exposé budgétaire85.
En outre, les députés font parfois valoir, pour en réclamer la division, que les projets de loi omnibus incarnent plus d’un principe86. À l’occasion, les députés soutiennent aussi que le titre intégral d’un projet de loi omnibus devrait faire mention de toutes les lois qu’il tend à modifier. Sur ce point, la présidence a jugé que cela n’était pas nécessaire87.
Lorsqu’elles sont présentées en comité, les motions visant à scinder des projets de loi omnibus sont jugées irrecevables. En effet, sauf instruction contraire de la Chambre, le pouvoir d’un comité se limite à faire rapport du projet de loi, avec ou sans amendement88. Il arrive parfois que des députés proposent à la Chambre des motions d’instruction pour scinder des projets de loi dont les comités sont déjà saisis89.
Les présidents de comité ont aussi rejeté des motions visant à permettre à un comité de présenter deux rapports sur un même projet de loi, chacun devant porter sur des sujets distincts, ce qui aurait eu pour effet de diviser le projet de loi90. En revanche, les Présidents ont jugé recevables les motions demandant à un comité de solliciter auprès de la Chambre la consigne de diviser un projet de loi91.
Malgré leur refus de scinder les projets de loi omnibus, les Présidents ont exprimé de profondes inquiétudes quant au droit des députés de bien se faire entendre92. Aussi ont-ils parfois senti le besoin de rappeler à la Chambre les recours dont disposent les députés confrontés au dilemme d’avoir à approuver plusieurs dispositions législatives à la fois93.
Bien que la présidence n’ait jamais jugé qu’un projet de loi devait être scindé en raison de sa complexité, on recense trois cas d’intérêt particulier. En 1981, durant l’étude du projet de loi C-54, Loi modifiant la législation relative à l’impôt sur le revenu et attribuant d’autres pouvoirs de recueillir des fonds, le Président Sauvé a ordonné qu’on radie la partie 1 du projet de loi, relative au pouvoir d’emprunt, parce que le préavis requis faisait défaut94. Plus tard au cours de la même session, on a déposé un autre projet de loi modificatif qui englobait à la fois des questions fiscales et le pouvoir d’emprunt (le projet de loi C-93). Devant l’insistance de l’opposition, le gouvernement retira le projet de loi le 7 mai 1982 pour présenter ensuite deux mesures législatives distinctes le 10 mai 198295. La division du projet de loi omnibus fut le résultat d’une interaction politique et non d’un débat de procédure. Enfin, le 2 mars 1982, en réponse à un rappel au Règlement soulevé la veille pour demander à la présidence de scinder le projet de loi C-94, Loi de 1982 sur la sécurité énergétique, le Président Sauvé déclara qu’il n’existait aucun précédent lui permettant de le faire96. C’est à ce moment que se produisit l’épisode de la sonnerie d’appel, qui poussa par la suite le gouvernement à proposer, et la Chambre à adopter, une motion portant division du projet de loi en huit mesures législatives distinctes97. La division du projet de loi omnibus fut le résultat, encore une fois, de l’interaction politique.
À la 41e législature, la présentation de projets de loi omnibus a donné lieu à plusieurs décisions de la présidence. De façon générale, le Président a rappelé à la Chambre que tant qu’elle n’aurait pas adopté de règles précises concernant les projets de loi omnibus, le rôle du Président était limité et que, par conséquent, il n’y avait pas de raison de conclure qu’un projet de loi omnibus n’était pas conforme aux règles98. À la 42e législature, un article a été ajouté au Règlement afin de permettre des votes distincts sur les thèmes d’un projet de loi omnibus qui ne seraient pas reliés99.
Blancs et forme incomplète
Depuis la Confédération, la présidence a établi que la présentation de projets de loi comprenant des passages en blanc ou de forme incomplète est manifestement contraire au Règlement100. Un projet de loi en blanc ou de forme incomplète est un projet de loi qui se résume à un titre ou dont la rédaction n’est pas terminée101. Bien que cette disposition vise surtout les erreurs relevées au moment de la présentation des projets de loi, des députés ont porté de tels défauts ou anomalies à l’attention de la présidence à diverses étapes du processus législatif. Le Président a déjà donné instruction d’annuler l’ordre de deuxième lecture de certains projets de loi après avoir découvert qu’on ne leur avait pas donné leur forme finale et qu’ils n’étaient donc pas prêts à être présentés102.
Il arrive que des projets de loi renferment des dispositions se rapportant à des mesures législatives n’ayant pas encore été adoptées. En avril 1970, des députés ont soutenu qu’un projet de loi devait être considéré comme incomplet et ne devait pas être étudié parce qu’il incorporait des dispositions relatives à deux propositions de loi qui n’avaient pas encore été adoptées. Bien que le Président Lamoureux ait jugé le projet de loi conforme, il a précisé que cette question pourrait être à nouveau soulevée à l’étape de la troisième lecture si, à cette étape, la Chambre était appelée à entériner un texte qui dépendait de l’adoption d’autres mesures législatives103.
Impression et réimpression des projets de loi
Dans les heures suivant sa présentation et sa première lecture, le projet de loi est imprimé et rendu public. Tout projet de loi doit être imprimé dans les deux langues officielles104. Le projet de loi sera réimprimé après l’étape de l’examen en comité, si celui-ci a fait l’objet d’amendements et si le comité en a ordonné la réimpression. Il servira alors de document de travail à l’usage de la Chambre à l’étape du rapport. Après adoption à l’étape de la troisième lecture, il sera réimprimé à l’intention du Sénat, tel qu’adopté par la Chambre dans sa forme finale. Enfin, il sera réimprimé sous forme de loi après avoir reçu la sanction royale. Il paraîtra ensuite dans la Gazette du Canada et, à la fin de l’année, dans le Recueil annuel des lois du Canada105.
Changements rédactionnels
Dans le passé, la présidence a clairement établi que les projets de loi dont est saisie la Chambre sont la propriété de cette dernière et ne peuvent subir de modifications importantes, à moins qu’elles ne soient faites par la Chambre elle-même. Seuls les « simples changements de rédaction » sont autorisés106. Au moyen d’une rectification au projet de loi, le Président peut faire corriger toute erreur d’impression ou faute de copiste évidente, à n’importe quelle étape de l’étude du projet de loi107. Depuis 2009, le légiste de la Chambre des communes détient le pouvoir d’apporter des corrections de forme mineures aux projets de loi. Il doit ensuite faire part de ses corrections au Greffier de la Chambre des communes108.