[Enregistrement électronique]
Le mercredi 27 novembre 1996
[Traduction]
La présidente: La séance est ouverte. Nous avons d'abord à l'ordre du jour deux questions à régler. La première concerne le rapport du sous-comité sur le projet de loi C-25. M. MacLellan, qui a présidé le sous-comité, est avec nous.
Avez-vous quelques bons mots à notre intention?
M. MacLellan (Cap-Breton - The Sydneys): Nous avons entendu trois témoins, nous avons fait l'étude article par article et nous avons adopté le projet de loi. Tout cela s'est fait de manière très amicale. Je tiens à remercier les représentants des deux partis d'opposition pour leur coopération. Il va sans dire que nous n'avons pas fait l'unanimité sur le projet de loi mais les représentants du Bloc ont décidé de présenter leurs amendements à l'étape du rapport plutôt qu'à l'étape de l'examen en comité, ce qui est parfaitement leur droit.
Nous avons présenté sept amendements, je crois, qui ont tous été adoptés. Je parle ici d'amendements qui provenaient du ministère de la Justice.
La présidente: Vous proposez donc que...
M. MacLellan: Je propose l'adoption du rapport.
La présidente: Y a-t-il discussion à ce sujet?
Mme Torsney (Burlington): J'appuie la motion.
La motion est adoptée avec dissidence
La présidente: Nous avons maintenant besoin d'une motion pour que je puisse transmettre le rapport de ce sous-comité, qui sera le sixième rapport du comité.
Mme Torsney: J'en fais la proposition.
La motion est adoptée
La présidente: Nous passons maintenant au huitième rapport du Sous-comité du programme et de la procédure, dont vous avez reçu un exemplaire. Je vais seulement en présenter les dominantes. Je ne pense pas qu'il devrait y avoir beaucoup de discussions à ce sujet.
Nous avons décidé de traiter du projet de loi C-25 aujourd'hui, ce que nous venons de faire.
Au sujet du projet de loi C-27, nous effectuerons l'étude article par article le mardi 3 décembre à 9 h 30.
Au sujet du projet de loi C-55, qui concerne les délinquants dangereux, le ministre Rock voudrait comparaître devant le comité le 2 décembre, à 15 h 30. Nous avons également une liste de personnes et d'organismes qui souhaitent comparaître à ce sujet, mais ce n'est pas une liste définitive. S'il y en a d'autres, veuillez les porter à notre attention.
Le quatrième point concerne l'étape II de la LJC. Il faudrait tenir deux réunions pour donner des instructions à notre personnel de recherche avant la pause de Noël. Nous croyons pouvoir régler cela en une seule réunion mais nous en avons prévu deux par prudence. Les chercheurs préparent une ébauche de rapport, afin que nous puissions concentrer notre attention.
Cinquièmement, il y a le Sous-comité sur les projets de réglementation sur les armes à feu. Je crois que les membres libéraux du comité ont pris leurs décisions au sujet de la composition du comité mais nous n'avons pas encore eu de réponses du Bloc ou du Parti réformiste. Nous pouvons néanmoins procéder à la constitution du comité, en nommant son président, et je vais donc maintenant demander à quelqu'un de proposer que M. MacLellan soit désigné président du Sous-comité sur les projets de réglementation sur les armes à feu.
Mme Torsney: Je propose cette motion.
La motion est adoptée
La présidente: Monsieur MacLellan, vous avez gagné - et Dieu vous tienne en sa miséricorde! J'aimerais bien avoir une écharpe noire.
Le sous-comité aura besoin d'un budget de 9 500 $ pour embaucher une certaine Patricia Tremblay qui se chargera de compiler des informations et des données informatisées sur la question. Je précise que le comité ne dépensera peut-être pas toute la somme de 9 500 $. Il s'agit là d'une limite maximale. Quelqu'un peut-il proposer une motion?
M. Gallaway (Sarnia - Lambton): Je propose la motion.
La motion est adoptée
M. MacLellan: Si le sous-comité ne dépense pas tout son budget, nous organiserons une soirée!
La présidente: Vous l'aurez mérité.
Sixièmement, nous sommes saisis du projet de loi C-217, projet de loi émanant de Mme Venne. Nous nous sommes entendus sur un groupe de témoins. Encore une fois, cette liste n'est pas définitive. Il pourrait y en avoir d'autres.
Au sujet du projet de loi C-205, de M. Wappel, nous avons également une liste de témoins qui n'est pas non plus définitive.
Quelqu'un peut-il proposer une motion pour l'adoption du huitième rapport?
Mme Torsney: J'en fais la proposition.
La motion est adoptée
La présidente: Cela nous amène au projet de loi C-27, Loi modifiant le Code criminel (prostitution chez les enfants, tourisme sexuel impliquant des enfants, harcèlement criminel et mutilation d'organes génitaux féminins).
M. Telegdi (Waterloo): Puis-je poser une question, madame la présidente? Le Parti réformiste a-t-il décidé de boycotter nos réunions?
La présidente: Pas que je sache.
Mme Torsney: Ses représentants seraient ici pour vous le dire.
La présidente: Le ministre fait en ce moment même une déclaration en Chambre sur la réglementation des armes à feu et c'est peut-être l'une des priorités du Parti réformiste. Quoi qu'il en soit, l'usage parlementaire veut que l'on ne signale pas ce genre de chose.
M. Telegdi: Je voulais seulement savoir si nous avons un problème.
La présidente: J'essaie de vous répondre de la manière la moins partisane possible.
Nos témoins d'aujourd'hui vont nous parler du problème de la prostitution des enfants et du tourisme sexuel impliquant des enfants. Il s'agit de M. Chris Lowry, de Street Kids International, et de Kara Gillies, coordonnatrice des programmes de l'Organisation canadienne pour les droits des prostitué(e)s.
Je crois comprendre que chacun de vous ait une déclaration liminaire, après quoi nous vous poserons beaucoup de questions.
Chris Lowry, de Street Kids International, vous pouvez commencer quand vous voulez.
M. Christopher Lowry (directeur des médias éducatifs, Street Kids International): Je suis heureux de pouvoir m'adresser à votre comité sur cette question, madame la présidente.
Je crois que la première chose à faire serait de revenir un instant sur la conférence de Stockholm consacrée à l'exploitation sexuelle commerciale des enfants, qui s'est tenue fin septembre. C'est une conférence qui nous a beaucoup appris et qui devrait être très productive pour l'avenir. Elle a permis d'ouvrir un débat international sur toute une gamme de questions entourant l'abus sexuel et l'activité sexuelle des enfants.
La conférence était centrée sur le thème précis de l'exploitation sexuelle commerciale des enfants, ce qui était une très bonne chose car cela a permis à de nombreux gouvernements et organismes de se réunir pour condamner la prostitution enfantine. Certes, cela semble être une chose très facile à condamner, car on sait clairement qui sont les victimes et qui sont les méchants, et c'était donc un thème tout à fait approprié pour tous les groupes représentés. Heureusement, la conférence a également offert de nombreuses occasions d'approfondir la question et de mettre en évidence les nombreux aspects de l'exploitation sexuelle des enfants.
La conférence avait été convoquée par un organisme appelé ECPAT, dont le mandat est de mettre fin à la prostitution enfantine en Asie, notamment en poursuivant devant les tribunaux les touristes du sexe et les pédophiles. C'est cela qui a donné le ton à une bonne partie des discours. Tout le monde s'accorde à dire que les touristes sexuels, les étrangers qui se rendent à Bangkok ou à Saint-Domingue pour se payer du sexe à rabais, font une chose moralement répugnante, et qu'il faut les empêcher d'abuser des mineurs et les punir. De même, tout le monde convient que les pédophiles sont dangereux.
Au-delà de ce consensus, les choses se compliquent. Bien des gens que je connais et avec qui je travaille, tout comme de nombreux participants à la conférence qui, comme Kara, ont une longue expérience du travail social auprès des jeunes impliqués dans le commerce du sexe, connaissent des hommes et des femmes qui achètent et vendent des enfants. Ils savent que, même dans des villes comme Bangkok, qui est très célèbre sur ce plan, près de 10 p. 100 des clients des prostituées sont des étrangers et que la grande majorité sont des Thaïlandais et d'autres Asiatiques. L'âge des jeunes filles que préfère le client typique d'un bordel thaïlandais est aujourd'hui de 14 ans. Et ce client typique est un local qui croit que les très jeunes filles ne sont pas atteintes du SIDA.
Ainsi, bien que le tourisme du sexe et la pédophilie soient de graves problèmes, ils ne représentent qu'une faible proportion de l'épidémie d'exploitation sexuelle commerciale des enfants, phénomène qui fait de plus en plus de ravages dans tous les quartiers chauds du monde.
La plupart des hommes qui paient des mineures pour avoir des relations sexuelles ne sont pas des pédophiles. Ce sont des clients qui veulent vivre une expérience sexuelle bon marché ou sortant de l'ordinaire, ou qui ignorent tout simplement l'âge de la personne avec qui ils ont des relations sexuelles. Lorsqu'une jeune fille ne peut plus être vendue vierge, elle risque de devenir l'une des prostituées qui coûtent le moins cher. Bon nombre des hommes qui abusent des enfants dans les bordels de Bombay, par exemple, sont des travailleurs journaliers parmi les plus pauvres, qui n'ont que quelques roupies dans leur poche pour s'acheter ce qu'ils qualifieraient de partie de plaisir des humbles.
Pour ce qui est du tourisme sexuel, il ne s'agit pas de monstres étrangers qui viennent corrompre les cultures locales avec leurs dollars, même si c'est ce qu'il est le plus facile de condamner, du point de vue des gouvernements locaux. Il s'agit en fait de problèmes systémiques qui existent dans chaque pays et dans chaque société, et aussi bien au Canada, à Toronto ou à Vancouver... Je le répète, les hommes qui achètent les services de ces jeunes personnes ne peuvent être automatiquement considérés comme des pervers ou des pédophiles. Ce sont nos parents, nos oncles, nos professeurs, nos politiciens. Ils ressemblent à leurs homologues de Rio ou de la rue Faulkland, à Bombay. Ce sont des gens ordinaires.
Voilà pourquoi nous devons adopter des stratégies systémiques pour lutter contre l'exploitation sexuelle commerciale des enfants. Les lois et la police, dont nous allons parler aujourd'hui, sont des outils importants pour obtenir les changements nécessaires mais il faut bien comprendre que les hommes du monde entier apprennent à tolérer et à se faire complices, et qu'ils acquièrent souvent le goût de l'exploitation sexuelle d'autrui, et pas seulement des jeunes. Ce sont ce goût et l'argent qui alimentent le commerce du sexe. Lorsque les contraintes sociales et culturelles sont trop faibles pour prévenir l'exploitation des enfants et des femmes, les gens cherchent à en profiter. Certes, l'application laxiste des lois est un facteur à prendre en compte, mais il ne s'agit pas uniquement d'une question de répression du crime. Les racines du problème vont très loin, il faut le reconnaître honnêtement.
Nous savons tous par ailleurs que la majeure partie de l'exploitation sexuelle des enfants dans toutes les sociétés ne se fait pas contre rémunération, et que l'habitude culturelle qui consiste à utiliser les enfants est moins une question d'application des lois que de justice sociale et de changement social.
Il était bon que ces questions soient abordées ouvertement à Stockholm. Nous devrions tous en être encouragés car cela témoigne d'un nouveau degré d'honnêteté du débat international sur les droits des enfants.
J'ai préparé quelques notes au sujet de la législation. Street Kids International se sent compétent pour parler des aspects du projet de loi qui concernent le tourisme sexuel. J'ai toutefois recommandé que Kara vienne aussi s'adresser à votre comité parce qu'elle a une connaissance beaucoup plus étendue que moi des problèmes des travailleurs sexuels, notamment adolescents, du Canada et qu'elle pourra donc mieux traiter de cet aspect du projet de loi.
Nous pensons qu'il est bon d'harmoniser les lois canadiennes sur cette question avec celles d'autres pays comme la Norvège et la Suède. Nous félicitons le gouvernement d'avoir pris cette initiative. Bien que l'obtention de preuves et l'application des lois soient des questions très problématiques - c'est toujours de cela que l'on entend parler, par exemple à la télévision. Quand on interroge quelqu'un là-dessus, il répond: «Est-ce que ça va changer quelque chose?» Pour ma part, je n'ai aucune hésitation à dire que oui. Il est très important de légiférer en la matière pour bien indiquer clairement à tous les Canadiens qu'il est inacceptable d'aller passer des vacances à l'étranger pour y faire quelque chose qui serait illégal ici.
Le cas le plus célèbre est sans doute celui de l'article de Saturday Night sur l'ex-journaliste Brian Johnson, qui travaillait auparavant au Globe and Mail et qui, après avoir décidé de changer de carrière, s'est acheté un bordel à Manille. Il se dit heureux là-bas, avec des jeunes filles locales qui ont toutes 15 ou 16 ans. Avec ce projet de loi, il ne pourrait pas revenir en toute impunité rendre visite à ses parents à Niagara-on-the-Lake. Si cette loi était adoptée, cela lui serait plus difficile.
L'une des difficultés que l'on rencontre quand on veut poursuivre les coupables concerne l'obtention de témoignages de plaignants ou des enfants victimes à l'étranger. Outre-mer, je soupçonne que cela sert beaucoup plus à intenter des poursuites contre les gens qui exploitent les jeunes enfants. Des cas sont apparus en Norvège, en Suède et en Allemagne, où des hommes qui étaient des agresseurs récidivistes partaient en vacances pour chercher des enfants très jeunes, et pas nécessairement des adolescents mais des enfants de 16 ou 17 ans.
Dans ces cas, le principal problème consiste à obtenir des témoignages et des preuves. Je crois pouvoir dire que l'une des choses que l'on cherche en Europe - et que l'on a peut-être déjà trouvée - est d'établir des liaisons par satellite pour recueillir le témoignage en direct des enfants et des gens qui ont participé aux arrestations ou qui ont recueilli les preuves, sans qu'ils soient obligés de venir en Europe.
Je ne sais pas si cette méthode pourrait être intégrée aux dispositions du projet de loi mais je pense qu'il vaudrait la peine d'y réfléchir. Sinon, il sera toujours très difficile de faire condamner ces agresseurs. Cela pourrait être la faille législative qui leur permettrait d'en sortir.
La limite d'âge risque aussi d'être contestée dans certains pays, et je pense que Kara vous dira quelle l'est même au Canada. L'âge de consentement universellement accepté au Canada se situe entre 14 ans et 18 ans. Je parle ici de l'âge où il est légal d'être sexuellement actif, mais pas pour de l'argent. Il n'en reste pas moins que l'âge de 18 ans correspond à ce qui figure dans la Convention des Nations Unies sur les droits de l'enfant, et que c'est l'âge universellement reconnu par l'UNICEF pour devenir adulte. Il serait logique d'en faire l'âge minimum international pour le sexe vénal, dans le contexte de cette législation. C'est en tout cas l'opinion de Street Kids International.
Évidemment, cela soulève la question de l'harmonisation de l'âge de la majorité pour toutes sortes d'autres questions, comme le service militaire et le droit de vote. Il ne faut pas oublier non plus que cela fait entrer en jeu des systèmes de valeurs complètement différents à l'échelle internationale. Ces dernières années, le Brésil a baissé à 16 ans l'âge du droit de vote, et on peut donc penser que l'on n'ira pas très loin si l'on veut arrêter les Canadiens qui couchent avec des jeunes filles de 17 ans au Brésil.
Cela dit, je pense que ce projet de loi est positif.
Voilà ce que j'avais à dire, madame la présidente. Merci.
La présidente: Madame Gillies.
Mme Kara Gillies (coordonnatrice de programmes, Organisation canadienne pour les droits des prostitué(e)s): Je vais d'abord vous dire quelques mots à mon sujet. Je suis actuellement une prostituée de la ville de Toronto et je m'adresse à vous aujourd'hui au nom de l'Organisation canadienne pour les droits des prostitué(e)s.
Cette organisation a été créée en 1983 parce qu'il était devenu évident que les sanctions pénales et les mécanismes de réglementation destinés à contrôler la prostitution avaient finalement pour effet de rendre les conditions de travail plus dangereuses, sans atténuer en quoi que ce soit les préoccupations de certaines collectivités en matière de moralité, d'exploitation et de nuisances publiques.
Je travaille depuis trois ans au projet Maggie's, qui est un projet de service communautaire des prostituées de Toronto. Il s'agit d'une agence qui se charge de diffuser des informations sur la santé et sur le droit aux autres travailleuses sexuelles.
Au cours de mon emploi chez Maggie's, j'ai eu l'occasion de rencontrer des centaines et des centaines de prostituées d'origines extrêmement diverses et d'âges très variables. C'est essentiellement à partir de ce qu'elles nous ont raconté que nous avons formulé les positions que je vais présenter aujourd'hui.
J'aimerais aborder en particulier l'article 2 du projet de loi, en mettant l'accent sur les alinéas qui modifient les dispositions du Code criminel relatives au proxénétisme.
Il est certainement évident à nos yeux que ces amendements ont été rédigés avec le désir sincère de favoriser le bien-être des jeunes qui travaillent actuellement ou qui ont déjà travaillé comme prostituées.
Hélas, nous croyons que les mesures proposées ne permettront pas d'atteindre cet objectif. En fait, nous avons la conviction qu'elles finiront par mettre en danger les jeunes qui travaillent dans le domaine du sexe.
La réalité est que bon nombre de ces jeunes ont fort peu d'autres solutions, ce qui est surtout le cas de ceux et celles qui choisissent la rue pour échapper à des conditions de vie intolérables à la maison ou dans les établissements de service social. Pour ces personnes, échanger des activités sexuelles contre de l'argent est l'une des rares options dont elles disposent.
Certes, c'est peut-être une option qui ne nous plaît pas, mais il n'est pas juste d'essayer de limiter encore plus les possibilités dont disposent ces jeunes pour subvenir à leurs besoins. Si ces personnes choisissent la prostitution plutôt que la vie en famille ou dans les services sociaux, c'est peut-être parce que ces institutions sont à l'origine de certains problèmes graves.
À première vue, on pourrait croire que ce projet de loi va protéger des jeunes déjà vulnérables contre l'exploitation, en ciblant les clients et les souteneurs. Toutefois, comme j'ai travaillé près de sept ans dans ce domaine, je puis vous assurer que toute attaque contre un client devient une attaque contre la prostituée. Même si ces sanctions sont efficaces pour réduire la clientèle, elles ne feront absolument rien pour réduire le besoin des jeunes de gagner leur vie, voire de financer leurs partenaires ou leurs familles. La prostitution restera quand même leur seul moyen de survie.
Quand on doit travailler dans un contexte de répression accrue, que celle-ci vise les prostituées elles-mêmes ou leurs clients, cela amène à réduire la clientèle et les prostituées sont donc obligées d'avoir des journées de travail plus longues pour s'en sortir. Elles doivent essayer d'éviter la police, ce qui les oblige à abandonner la sécurité de leurs trottoirs familiers pour se rendre dans des endroits inconnus et donc dangereux - lesquels se trouvent souvent, ce qui est paradoxal, dans les quartiers résidentiels. Et c'est alors que l'on voit se créer des groupes de résidents qui se plaignent de la nuisance causée par la prostitution de rue, juvénile ou non.
Je le répète, la réalité est que, si l'on doit gagner 50 $, qu'il est 3 h du matin et que l'on n'a pas encore fait un sou, et si une voiture s'arrête près de vous avec un conducteur qui est manifestement hostile et probablement complètement paqueté, on va probablement l'éviter si l'on ne craint rien de la police. Par contre, lorsque l'argent se fait rare, on doit prendre ce qui se présente, et c'est pourquoi beaucoup de gens en arrivent à accepter de tels risques.
Et ce que je vous dis n'a rien de théorique. C'est ce que nous avons constaté lorsque la législation sur la communication est entrée en vigueur en 1985. Il y a eu une campagne de répression des prostituées et des clients, mais sans réduction notable du nombre des une ou des autres. Il s'est simplement passé que les femmes, les hommes et les jeunes se sont déplacés dans des quartiers plus isolés, ce qui a provoqué une recrudescence de violence.
En ce qui concerne les parties du projet de loi concernant l'article 212, c'est-à-dire celles visant le proxénétisme, j'estime qu'elles ne seront pas seulement inefficaces, elles sont probablement excessivement répressives.
En effet, la réalité est que, même si 80 p. 100 des prostituées, jeunes ou adultes, du Canada travaillent de manière indépendante, beaucoup choisissent ce qui est une relation typique d'employeur-employé, dans laquelle elles paient une tierce partie pour s'occuper de certains aspects de leurs activités. Il peut s'agir de prendre note de la plaque d'immatriculation d'une voiture dans laquelle on monte au bord du trottoir. Il peut s'agir de nous approvisionner en préservatifs ou en vêtements, ou de faire passer une annonce dans un journal local. Pourtant, ce type de relation commerciale est criminalisé par la loi actuelle, ce qui veut dire que les travailleuses, surtout les jeunes, vont finir par se retrouver complètement seules.
Dans une organisation comme Maggie's, nous devons faire très attention quand quelqu'un nous téléphone pour nous demander comment on peut travailler légalement, comment on peut travailler en sécurité et où il faudrait aller, car nous risquons des poursuites pénales.
Certes, il est vrai qu'il y a des abus. Je crois cependant pouvoir dire que l'abus des femmes et des enfants est malheureusement assez général dans cette société, ce qui est regrettable. Toutefois, si une personne oblige une femme ou une jeune fille à accepter des activités qu'elle ne souhaite pas, lui prend de l'argent ou lui impose des activités sexuelles non désirées, il y a déjà dans le Code criminel des dispositions qui s'appliquent. Je crois que ce serait probablement la meilleure démarche à suivre.
On trouve plus loin dans le projet de loi des dispositions destinées à faciliter l'obtention de témoignages de jeunes personnes. L'une des choses que nous avons constatées à Maggie's, c'est que beaucoup de jeunes prostituées ne veulent pas témoigner sur la violence qu'elles subissent tout simplement parce qu'elles craignent que leur agresseur soit accusé de proxénétisme plutôt que de voies de fait, par exemple. N'oubliez pas que la prostitution est un commerce. C'est un moyen de gagner de l'argent. S'il y a quelqu'un qui vous aide à gagner cet argent, vous ne voulez pas en être privé. C'est peut-être difficile à accepter et à comprendre mais c'est la réalité.
En fait, il arrive souvent que les prostituées, juvéniles ou non, évitent l'appareil de justice pénale non par crainte de mesures de rétorsion de leur agresseur mais parce qu'elles ont déjà des mandats en instance ou qu'elles ont eu de mauvaises expériences avec la police et avec les procureurs de la Couronne dans le passé.
On entend toutes sortes d'histoires contradictoires au sujet du nombre de prostituées juvéniles au Canada. Le problème vient en partie du fait qu'il n'y a pas de limite d'âge uniforme pour diverses catégories d'actes. Pour beaucoup des organismes sociaux qui fournissent des informations à des comités comme le vôtre, l'âge limite d'une jeune prostituée est de 25 ans. Cela amène à fausser beaucoup les statistiques parce que la limite est beaucoup trop élevée.
Dans l'ensemble, bien que l'intention du législateur soit admirable, dans la mesure où il s'agit d'essayer d'aider les jeunes qui travaillent dans la rue, je ne suis pas certaine que la meilleure solution soit de renforcer les sanctions pénales. Même si celles-ci ne visent pas directement les jeunes prostituées en soi, elles auront une incidence négative sur leurs conditions de travail et de vie, et ces prostituées devront quand même continuer de travailler. Merci.
La présidente: Madame Gagnon.
[Français]
Mme Gagnon (Québec): Je n'ai pas de questions pour le moment.
[Traduction]
La présidente: Merci.
Madame Torsney, voulez-vous commencer?
Mme Torsney: Certainement. C'est rapide. Si le Parti réformiste était ici...
La présidente: Ce dont nous ne parlons pas parce que ce n'est pas conforme à l'usage parlementaire.
Mme Torsney: ... ce dont nous ne parlerons pas - il vous dirait à vous, monsieur Lowry, que ce projet de loi est... On ne vous dirait peut-être pas que ce n'est pas une bonne idée mais on vous dirait que le projet de loi ne servira pas à grand-chose parce qu'il n'y a pas de mécanisme d'application. On vous dirait, par exemple, qu'il n'y a pas beaucoup de gens qui ont été arrêtés à Vancouver, par rapport à d'autres villes du Canada, pour avoir utilisé des prostituées adolescentes. Qui va donc s'occuper de cette répression?
Vous êtes la première personne à avoir donné l'exemple de Brian Johnson et des conséquences que le projet de loi pourrait avoir sur lui. Il y a sans doute beaucoup d'autres exemples que l'on pourrait mentionner. Voilà pourquoi j'estime que ce projet de loi est quand même une bonne idée.
Cela dit, que devrions-nous faire de plus du point de vue de son exécution? Y a-t-il d'autres choses que vous voudriez dire sur les raisons pour lesquelles ce projet de loi est nécessaire, étant donné qu'il ne contribuera peut-être pas à changer beaucoup les choses du point de vue de la répression?
M. Lowry: Je dois dire que l'on fait beaucoup d'efforts, à l'échelle internationale, pour suivre ces activités, surtout celles des pédophiles, et qu'il y a des chevauchements. Les gens qui ont fait l'objet de poursuites en Europe ont tendance à être ce que j'appelle des pédophiles. Ils constituent l'une des formes extrêmes de ce type de comportement. Il y a beaucoup d'organismes dans le monde qui s'efforcent de les dépister. Si les Canadiens veulent faire de même, ils auront à leur disposition une loi qui leur permettra d'aller de l'avant avec la preuve.
Je crois qu'il serait très cynique de dire que ce projet de loi n'est pas souhaitable, même si les mesures d'exécution sont insatisfaisantes. Peut-être que la génération suivante réussira à les améliorer.
Nous parlons ici de la vie des enfants, d'enfants qui sont pénalisés parce que les circonstances économiques les forcent à accepter des situations extrêmement malsaines. Quand on parle de jeunes enfants qui n'ont pas de maturité physique, qui compromettent gravement leur santé physique autant que psychologique, il est incontestable que tous les pays devraient s'efforcer d'intervenir en adoptant ce genre de loi. Voilà mon opinion.
Mme Torsney: En ce qui concerne la limite d'âge, comme vous l'avez dit, et certains témoins nous ont déjà interrogés à ce sujet, on peut se demander pourquoi la fixer à 18 ans lorsque nos propres lois créent, je ne dirais pas une zone grise mais au moins certaines catégories différentes pour les 14 à 18 ans.
Cela dit, on ne parle pas vraiment de la jeune brésilienne de 17 ans, n'est-ce pas? On parle en fait d'enfants beaucoup plus jeunes, dans beaucoup de pays. Une jeune fille de 17 ans aurait peut-être certaines possibilités de s'en sortir, mais ce qui nous préoccupe surtout, ce sont les enfants beaucoup plus jeunes.
M. Lowry: Absolument. Comme je l'ai dit, l'âge de la majorité, ou de la fin de l'enfance, selon l'UNICEF, c'est 18 ans. C'est un point de référence utile pour ce projet de loi, étant bien entendu que l'on n'a pas la volonté politique ou la volonté répressive d'entreprendre une chasse internationale aux clients des prostituées qui ont atteint la maturité sexuelle et physique et qui sont donc à toutes fins pratiques de jeunes adultes.
Ce sont donc les 16, 17 et 18 ans qui sont dans une zone grise. Je ne pense pas que l'on va assister à une campagne policière de chasse à des citoyens canadiens parce qu'on aura découvert qu'ils ont couché avec une prostituée de 17 ans en Colombie. Ça n'arrivera tout simplement pas, mais ce n'est pas une raison pour ne pas le mettre dans la loi.
Mme Torsney: Madame Gillies, vous nous avez présenté un point de vue complètement différent sur cette question, et un point de vue qui est très important. Personne ne nous a parlé de cette relation employeur-employé. Il y a cependant des cas où les prostituées font face à des problèmes très sérieux. Je précise que ce projet de loi a été formulé avec les meilleures intentions du monde, surtout suite aux pressions de l'un de nos collègues, Ron MacDonald, de la région de Halifax. Il y a beaucoup d'enfants qui disparaissent de nos quartiers et qui se retrouvent dans les griffes de souteneurs à Toronto ou à Montréal. C'est un problème grave auquel on essaie de s'attaquer.
Lorsqu'on préparait ce projet de loi, quelqu'un a dit à Ron MacDonald qu'il ne serait peut-être pas possible d'intenter des poursuites lors d'une première infraction parce que cela mettrait beaucoup trop de gens en prison. On a alors répondu: «Grands dieux, combien d'enfants allons-nous devoir sacrifier à ces personnages? Il faut faire quelque chose.»
Nous avons entendu des témoins nous dire que le fait qu'il s'agisse d'enfants n'a aucune importance parce qu'il y a toujours un facteur de violence. Voilà pourquoi certains veulent qu'on élimine du projet de loi le facteur de violence. On veut que la loi puisse être appliquée à toutes les personnes qui prostituent des enfants. Jusqu'à présent, cependant, nous avons laissé le facteur de violence dans le texte.
Bien des avocats et d'autres personnes représentant le monde judiciaire disent qu'une peine minimum de cinq ans n'est pas la bonne solution. Cela dit, que faire si l'on veut vraiment avoir une influence et faire face à ces personnages qui volent des enfants dans les quartiers de nos villes et qui ne leur laissent aucun choix? Si la loi était appliquée à ces quelques cas, peut-être à titre d'exemple, seriez-vous prête à l'appuyer?
Mme Gillies: Il me semble important de ne pas formuler une loi fédérale en fonction d'un ou deux cas constatés dans certaines régions du pays. Certes, nous savons bien qu'il y a à Halifax et à Calgary un certain nombre de prostituées de 14 à 18 ans. Dans d'autres villes, comme Toronto, Montréal ou Vancouver, le chiffre n'est peut-être pas aussi élevé. Il faut dire que les statistiques sont parfois exagérées parce que les organismes sociaux ou la police comptent le nombre de contacts, pas le nombre de personnes. Donc, si vous rencontrez une jeune fille de 16 ans cinq soirs par semaine, cela sera comptabilisé comme cinq contacts séparés dans les dossiers de la police.
Je conviens qu'il y a des abus, mais je ne saurais accepter que le simple fait d'être impliqué dans une relation de gestion avec quelqu'un qui a entre 14 et 18 ans, ou même entre 16 et 18 ans, devrait être un acte criminel. Nous ne parlons pas ici de ce qui se passe dans d'autres pays, où il s'agit d'enfants de huit ans, de neuf ans ou de dix ans. C'est pratiquement inconnu chez nous. Bien sûr, on entend parfois parler de cas de ce genre, mais la raison en est précisément que ce sont des exceptions.
La grande majorité des gens que l'on peut considérer comme des prostituées juvéniles ont 16, 17 ou 18 ans, et la grande majorité sont des garçons d'ailleurs. En moyenne, les garçons qui se prostituent au Canada sont plus jeunes que les filles.
Si des enfants disparaissent, et même si des adolescents disparaissent, n'y a-t-il pas déjà des lois que l'on pourrait invoquer sur l'enlèvement ou la détention forcée, par exemple? Pourquoi ne les applique-t-on pas? Voilà une autre de nos préoccupations.
Comment se fait-il que les prostituées, quel que soit leur âge, fassent l'objet de violence et ne puissent intenter de recours auprès de la police ou de la justice?
Pour ce qui est des jeunes de 16, 17 ou 18 ans, il est peut- être vrai que l'on ne va pas commencer à se mettre à faire la chasse à leurs clients, mais il ne faut pas oublier que les services de police, en tout cas ceux de l'Ontario, effectuent une chasse beaucoup plus véhémente depuis que l'on a modifié la législation sur l'obscénité et la législation sur la soi-disant pornographie enfantine.
Dans la majeure partie des poursuites qui ont été intentées, les accusations concernant l'obscénité et la production de matériel obscène ont été abandonnées et les personnes concernées ont été accusées d'avoir obtenu les services d'une personne prostituée de moins de 18 ans, parce que la loi dit que les garçons prostitués de 16 à 18 ans... Si quelqu'un veut les payer un peu plus pour enregistrer la séance sur une bande vidéo, ils acceptent.
Je ne suis donc pas certaine qu'il soit vraiment légitime de formuler un projet de loi pour les quelques cas d'abus évident, lorsque ceux-ci pourraient être réprimés plus directement grâce aux lois existantes. En outre, il se peut fort bien que ces propositions nous amènent très près de ce qu'on pourrait considérer, dans bien des cas, comme une chasse aux sorcières.
Il ne semble pas y avoir, en tout cas à Toronto, Montréal ou Vancouver, de véritable quête, de véritable marché de viande fraîche, de la même manière qu'on le voit dans des pays où les préservatifs ne sont pas aussi facilement disponibles et où la peur du SIDA et des autres MTS est très réelle.
Beaucoup des clients des jeunes de 17 et de 18 ans, voire de 16 ans, ne connaissent pas vraiment l'âge de la personne. Quand je fais mon travail auprès des jeunes, je suis parfois surprise d'en rencontrer qui ont 16 ans parce que, avec leur maquillage, il est très facile de croire qu'elles ont 20 ans ou 21 ans.
Il est certain qu'il y a des gens qui sont plus portés vers les jeunes, voire vers les enfants, mais ce n'est pas quelque chose que nous considérons comme un problème pressant, alors qu'il y a incontestablement un problème urgent en ce qui concerne l'application des lois actuelles, sans même qu'elles soient rendues plus sévères. Toute cette idée que le fait de se trouver habituellement en compagnie d'une prostituée prouve que l'on vit du produit de la prostitution fait en sorte que les filles, les femmes, les garçons et les hommes, les partenaires, les colocataires, les amants, les conjoints sont poursuivis en vertu de la loi actuelle.
Mme Torsney: Vous est-il souvent arrivé d'être en contact avec des jeunes de 13 ans ou de 14 ans, à Toronto? Nous avons entendu dire hier que des ex-prostituées avaient commencé à 13 ans ou à 14 ans. Moi-même, j'ai entendu des gens qui travaillent auprès des enfants à Toronto dire que c'est un problème croissant.
Mme Gillies: À l'heure actuelle, c'est moins problématique. Il y a dix ou vingt ans, lorsqu'il y avait moins de services sociaux et lorsque les jeunes étaient dans la rue...
Mme Torsney: Avec le gouvernement Harris, il ne va bientôt plus en rester beaucoup.
Mme Gillies: C'est vrai, ça ne durera peut-être pas.
Lorsque les jeunes se trouvaient dans la rue, on leur mettait vite la main dessus. Aujourd'hui, si un jeune se trouve dans la rue, il y a des services sociaux qui peuvent le repérer, des groupes d'intervention auprès des jeunes. Généralement, on s'occupe d'eux et on essaie de les placer ailleurs. Nous avions créé un projet de responsabilisation des pairs qui était destiné aux jeunes de moins de 18 ans mais nous avons dû l'abolir parce qu'il n'y avait pas assez de jeunes dans ce groupe d'âge pour justifier un projet séparé.
Je suis donc franchement très sceptique au sujet de beaucoup d'agences de service social, parce que c'est comme cela qu'elles obtiennent leur financement. Elles obtiennent des crédits en fonction du nombre de jeunes prostituées qu'elles prétendent rencontrer.
La présidente: Avez-vous des questions, maintenant?
[Français]
Mme Gagnon: Vous semblez avoir des positions contraires. Vous dites que vous êtes en faveur d'une loi qui protégerait les enfants contre les abus sexuels et Mme Gillies dit qu'on n'en a pas vraiment besoin. J'ai un petit peu de difficulté à situer vos positions divergentes. Ce n'est pas parce que je ne suis pas intéressée par ce que vous dites, mais j'essaie de voir... Vous êtes du côté de la défense. Les enfants seraient-ils mieux défendus par une loi qui serait plus protectrice? J'ai un petit peu de difficulté parce qu'il faut bonifier le projet de loi.
Donc, dans quelle mesure peut-on bonifier le projet de loi? Mme Gillies dit qu'on n'a pas besoin de cette loi et vous, vous dites que ce projet de loi va dans la bonne direction, mais qu'il faudrait peut-être le bonifier.
J'aimerais quand même vous poser une question, monsieur Lowry, sur le projet de loi tel qu'il est présenté. On dit qu'on pourrait poursuivre un individu qui demanderait les services d'un enfant contre rétribution. Trouvez-vous que ce projet de loi englobe toute la problématique des abus sexuels envers les enfants ou faudrait-il qu'on l'élargisse à toute personne qui commettrait tout abus sexuel contre un enfant, même sans offrir de rétribution? La plupart des témoins ont signalé cette faiblesse dans le projet de loi.
[Traduction]
M. Lowry: Je vais peut-être vous répondre en anglais.
[Français]
Ça va? Merci bien.
[Traduction]
Je crois que l'on mélange toutes sortes de choses dans cette loi. À mon avis, elle devrait porter clairement sur la question globale de l'abus sexuel des enfants, avec ou sans transaction financière. Le fait de faire une distinction entre le fait que l'acte soit payé ou non nous ramène à la morale du XIXe siècle, lorsque la prostitution était diabolisée.
Je peux vous dire que, depuis huit ans que je fais du travail sur le SIDA, ce qui était la vocation d'origine de Street Kids International, si nous n'avions pas considéré, comme l'OMS, l'Organisation mondiale de la santé, dont le Canada fait partie, que les prostitués pouvaient être les prosélytes du sexe sécuritaire, et si nous ne les avions pas considérées comme des professionnelles légitimes, nous n'aurions fait aucun progrès dans la lutte mondiale contre le SIDA.
Il faut parfois laisser la morale de côté. J'espère que nous commencerons à comprendre cela, à l'aube du XXIe siècle, et à accepter ce que Kara nous dit - c'est-à-dire qu'il s'agit d'une profession dont les membres méritent d'être protégés par la loi, et que les prostituées adultes devraient être... Mais c'est un tout autre problème.
J'aimerais en tout cas que cette législation soit très directement axée sur l'abus sexuel des enfants dans les relations de pouvoir inégales. J'essaie d'exprimer la terminologie que j'aimerais retrouver dans le texte pour que celui-ci puisse être considéré comme un pas en avant. Selon le groupe de défense des droits des prostituées, le projet de loi sous sa forme actuelle ne va pas dans la bonne voie, et c'est une opinion que je respecte.
Du point de vue du rôle international que je joue, il serait très utile que le Canada se dote d'une loi permettant d'agir à l'égard des Canadiens qui abusent de jeunes personnes à l'étranger et qui alimentent cette industrie. Cela touche l'industrie internationale du tourisme, puisqu'il s'agit de la commercialisation du tourisme sexuel. Cette commercialisation de relations sexuelles avec des jeunes enfants serait moins facile avec des lois comme celle-ci.
Voilà pourquoi j'estime que c'est un pas dans la bonne voie. Je pense que le texte mérite d'être retravaillé et, s'il pouvait être adapté autant que je le souhaite, il irait dans le sens que vous avez suggéré.
[Français]
Mme Gagnon: Vous avez dit, et j'espère avoir bien compris vos propos, qu'il ne fallait pas chercher ces gens parmi les pédophiles et les déviants sexuels de la société, que c'étaient plutôt des hommes ordinaires qui étaient coupables d'abus sexuel contre les enfants.
J'ai plutôt l'impression que ce ne sont pas des hommes ordinaires qui abusent des enfants. Il peut s'agir d'un homme de la bonne société, mais son comportement vis-à-vis des enfants dépasse un peu le comportement d'un homme ordinaire.
[Traduction]
M. Lowry: Je fais une différence entre le pédophile qui cherche des relations sexuelles avec des enfants et le client de prostituées qui paie pour avoir des relations sexuelles et qui couche avec une jeune personne. Je veux dire par là que le deuxième ne se considère pas comme quelqu'un qui préfère coucher avec des enfants. Ce n'est d'ailleurs pas le cas et, du point de vue psychologique, ce n'est pas un pédophile. C'est peut-être un hétérosexuel, un homosexuel ou un bisexuel, selon le cas, mais il ne recherche pas particulièrement le sexe avec des enfants.
Encore une fois, nous essayons de trouver une limite d'âge pour faire une distinction entre la pédophilie et le reste. Si l'âge du consentement sexuel au Canada est de 14 ans, avoir des relations sexuelles avec une personne de 14 ans est-il de la pédophilie? Je ne pense pas que c'est ce que l'on puisse conclure de la loi canadienne, à moins que l'on ne se fasse prendre à payer pour avoir ces relations sexuelles, auquel cas on est accusé de pédophilie. C'est une zone très grise.
Je crois qu'il est absolument inapproprié et psychologiquement dommageable pour un adulte d'avoir des relations sexuelles avec ne personne de 14 ans. Pour ce qui est des jeunes de 14 ans qui expérimentent ensemble, peut-être sans pénétration, qui sait? Ce serait un tout autre débat.
Je m'en tiens cependant à mon affirmation que les gens qui couchent avec des personnes de moins de 18 ans ne sont généralement pas des monstres. Quand on arrive en dessous de 14 ans, on tombe dans ce que les psychologues pourraient appeler la pédophilie. J'estime que les hommes de Manille ou de Saint-Domingue qui cherchent des relations sexuelles avec des jeunes de 12 ans ou de 13 ans sont des pédophiles. Toutefois, c'est peut-être aussi une zone grise. Je ne suis pas psychologue. Quoi qu'il en soit, j'estime que c'est de l'abus d'enfant et que c'est répréhensible.
[Français]
Mme Gagnon: J'aimerais que Mme Gillies me précise certaines interventions qu'elle a faites. Elle m'a donné l'impression que les gens du monde de la prostitution avaient choisi d'être là et n'avaient pas nécessairement été abusés. Je ne sais pas si j'ai bien compris, mais c'est ce que j'ai retenu de vos propos. C'est comme si ces gens-là avaient choisi de bon gré de faire de la prostitution. Personnellement, ce n'est pas la perception que j'en ai.
Hier, une femme est venue témoigner sur la prostitution. Elle disait que 99 p. 100 des prostituées étaient victimes de violence et qu'il fallait analyser tout le comportement. Je ne sais pas si j'ai bien retenu vos propos, et c'est pour cela que je n'ai pas posé de questions tout de suite. J'essaie plutôt de saisir le message que vous vouliez nous donner. Pour moi, ce n'est pas clair.
[Traduction]
Mme Gillies: Les prostituées viennent de toutes sortes de milieux et peuvent choisir entre plusieurs options. Pour beaucoup, c'est un choix éclairé. Elles ont toutes sortes d'autres solutions mais faire des transactions sexe-argent est quelque chose qui leur convient. Même si c'est quelque chose que certaines d'entre elles n'aiment pas, il n'est écrit nulle part que tout le monde doive aimer son travail, n'est-ce-pas?
Il y a ensuite d'autres personnes, souvent jeunes, qui n'ont pas beaucoup d'options et qui préféreraient sans doute faire autre chose. Toutefois, cela ne rend pas cette option moins valide ou moins importante pour leur bien-être. Il arrive souvent que des jeunes fassent de la prostitution pendant une courte période comme moyen de faire autre chose. C'est souvent aussi le cas de prostituées adultes. Pour bien des gens, cela peut être une activité transitoire. On accepte un client de temps en temps pour payer le loyer ou les factures, après quoi on retourne à autre chose.
J'ai souvent le sentiment que les gens se trompent lorsqu'ils disent que les jeunes n'ont pas d'autres solutions et qu'ils sont forcés à se prostituer. Tout le monde a des choix à faire dans la vie, même si certains sont parfois difficiles. Je pense qu'il faut appuyer les jeunes dans les choix qu'ils font, sinon, on risque de leur faire perdre toute dignité. Lorsqu'une fille de 16 ans décide qu'elle préférerait avoir des relations sexuelles pour avoir de l'argent et une chambre pour la nuit plutôt que de coucher dans un parc et risquer d'y être violentée, il vaudrait mieux la qualifier non pas de victime mais de quelqu'un qui a fait du mieux qu'elle pouvait dans une situation donnée.
Si cela veut dire qu'elle doit avoir un petit ami de 22 ans qui achète ses vêtements et à qui elle donne la moitié de son argent, est-ce foncièrement de l'exploitation? Si une jeune fille de 16 ans garde des enfants et donne la moitié de son argent au petit ami avec qui elle vit, est-ce qu'on dit de celui-ci que c'est un souteneur? Est-ce qu'on traite leur relation différemment de toutes les autres? C'est pourtant ce qu'on a tendance à faire avec la prostitution.
Certes, nous considérons que l'exploitation et la violence doivent être réprimées, surtout contre les jeunes et les enfants, mais devrait-on le faire en invoquant une législation sur la prostitution? S'il y a un phénomène d'exploitation ou de violence lorsqu'on appelle le proxénétisme, ne devrions-nous pas nous y attaquer de front? On peut intenter des poursuites contre les gens pour détention forcée, voies de fait ou agression sexuelle, plutôt que pour proxénétisme.
Je n'ai pas constaté ce phénomène avec des jeunes adultes qui se prostituent parce que je n'en ai pas rencontré beaucoup. Par contre, beaucoup de prostituées adultes que je connais font souvent l'objet de violence familiale, comme les autres femmes. Bien souvent, ce sont en fait les lois sur le proxénétisme et sur les maisons de débauche qui les empêchent de se plaindre parce qu'elles craignent que leur partenaire ne soit inculpé pour autre chose que des voies de fait, ce qu'elles ne souhaitent pas. Voilà pourquoi les lois sur le proxénétisme et sur les maisons de débauche ont souvent pour effet d'empêcher les victimes de violence de se plaindre.
Je ne sais pas si j'ai répondu à votre question.
[Français]
Mme Gagnon: Vous m'avez éclairée. Ce projet de loi veut criminaliser des Canadiens qui vont à l'étranger, là où il y a prostitution et abus sexuel des enfants en bas âge, de cinq, six ou dix ans.
Il faut également contrer tous les réseaux et les agences qui sont souvent de connivence avec certains touristes à l'étranger. Il y a là une portée extraterritoriale et le fléau a été dénoncé dans les médias. Une journaliste française a fait toute une étude sur le réseau de prostitution en Asie. Je comprends ce que vous dites, mais il ne faut pas oublier qu'à côté de cela, il y a des enfants qui n'ont pas le choix et dont la vie n'est pas très rose.
On a entendu à la télévision des témoignages d'enfants qui disaient que c'était très humiliant pour eux d'en vivre, parce qu'ils avaient l'impression de ne pas être respectés en tant que personnes.
Il est difficile de porter un jugement. C'est une chose pour quelqu'un qui décide et qui a le choix de le faire, mais pour des enfants de quatre, cinq, six, sept ou huit ans, on ne peut fermer les yeux et dire qu'on ne présentera pas de projet de loi. Il y a dix ans, on n'en entendait pas tellement parler. Un projet de loi a aussi une portée éducative.
[Traduction]
Mme Gillies: Je suis d'accord. Je crois qu'il faut faire une distinction entre ce qui se passe à l'échelle internationale avec le tourisme sexuel, lorsque les personnes concernées sont des enfants - souvent de moins de 12 ans - et ce qui se passe au Canada même, où les prostituées dites juvéniles sont souvent des adolescentes. Je crois que la législation a une incidence sur leur possibilité de faire un choix, sur les options qui leur sont offertes et sur la validité de leurs décisions.
[Français]
Mme Gagnon: Ça va.
[Traduction]
La présidente: Monsieur Telegdi.
M. Telegdi: Merci, madame la présidente.
M. Lowry doit-il nous quitter?
M. Lowry: Oui. Veuillez m'excuser, je dois participer au débat sur le travail des enfants, à l'étage en dessous.
M. Telegdi: J'allais précisément vous poser une question à ce sujet parce que j'ai assisté à une séance de ce comité-là la semaine dernière.
M. Lowry: Je pourrais rester quelques minutes de plus.
La présidente: Vous pouvez arriver en retard. Nous sommes plus intéressants!
M. Telegdi: Il nous arrive parfois de voir le monde tel que nous aimerions qu'il soit plutôt que tel qu'il est. Lorsque j'assistais à cette séance de l'autre comité, il y a deux semaines, le gros problème était le travail des enfants, surtout dans le tiers monde. Bien sûr, puisqu'on parle de cette question, si certains de ces enfants n'avaient pas de travail, ils risqueraient fort de tomber dans la prostitution ou d'arriver à peine à survivre. Je suis tout simplement horrifié quand je vois ce qui arrive aux enfants de rue au Brésil. Il y a là-bas des escadrons de la mort qui en font la chasse.
Quand je vous entendais parler des plaisirs des humbles, je me disais que c'est au fond de développement social que ces pays ont besoin. On ne peut tout simplement pas isoler un problème et tenter de le résoudre en adoptant des lois s'appliquant en Amérique du Nord, par exemple. Je crois que c'est ce que vous dites dans votre mémoire. J'ose d'ailleurs à peine imaginer ce que coûteraient des poursuites en vertu de ce projet de loi. N'est-il pas concevable que ces ressources seraient mieux utilisées à essayer d'offrir d'autres choix aux gens?
J'imagine facilement un procès coûtant un demi-million ou un million de dollars en vertu de ce projet de loi. Certes, nous nous sentirons tous beaucoup mieux parce que nous aurons finalement attrapé quelqu'un et que nous en aurons fait un exemple. Mais pourquoi ne pas prendre cet argent et essayer de faire quelque chose de positif sur le plan du développement, pour que les enfants aient des choix qu'ils n'ont pas là-bas?
M. Lowry: Si vous me le permettez, je dirais qu'il est important de faire les deux. Les deux choses ne s'excluent pas mutuellement, loin de là. Il et très important d'adopter une législation qui aura progressivement des répercussions à l'échelle internationale. C'est le processus des Nations Unies. On commence à formuler des normes internationales et les pays les adoptent petit à petit, l'un après l'autre. Finalement, on constate un jour qu'elles ont été adoptées universellement, tout comme la Convention des Nations Unies sur les droits de l'enfant est aujourd'hui quasi universelle, même si elle n'est pas appliquée. Elle a été adoptée par des pays dont les gouvernements et la police, notamment, en violent quotidiennement les dispositions de manière flagrante. Ainsi, le Soudan a ratifié la Convention, alors qu'il y a encore beaucoup d'esclavage d'enfants dans ce pays.
Il n'en reste pas moins que le Canada peut se doter de ce genre de loi pour réprimer les actes de ses propres citoyens à l'étranger.
Je répète toutefois que le fait que cinq pour cent à dix pour cent des clients qui abusent des enfants dans les bordels de Thaïlande soient des étrangers signifie que les autres sont des Asiatiques et que c'est donc fondamentalement là-bas qu'il faut changer les choses. Nous pouvons cependant apporter notre pierre à l'édifice en faisant en sorte qu'il soit plus difficile pour les Canadiens de participer à ce trafic. Voilà pourquoi je dis que les deux choses ne s'excluent pas mutuellement, mais c'est évidemment dans le domaine du développement social que j'essaie personnellement d'agir.
J'espère que cela vous est utile.
M. Telegdi: Puisque vous dites qu'il faudrait faire les deux, comment répartiriez-vous les ressources disponibles? Diriez-vous 10 p. 100 ou 20 p. 100?
M. Lowry: Vous risquez de constater que les instances politiques n'ont pas la volonté de consacrer de l'argent à l'exécution d'une telle loi, à l'heure actuelle, mais ce n'est pas une raison pour ne pas l'adopter.
M. Telegdi: Non, je ne dis pas qu'il n'y a pas de volonté politique. Je veux savoir comment il faudrait répartir les fonds disponibles?
M. Lowry: Je crois qu'il serait utile d'adopter la loi, de la mettre à l'essai et de voir combien elle coûte. On pourrait se pencher sur des exemples de poursuites intentées en Europe contre cette catégorie de criminels. Je pense qu'il s'agit de processus légitimes, même s'ils sont dispendieux. Je ne pense pas que cela nous empêche de donner de l'aide au développement par le truchement de l'ACDI, des Affaires étrangères, etc. Ce n'est pas moi qui gère le budget.
Veuillez m'excuser, je dois vraiment descendre.
M. Telegdi: En fait, vous pourriez peut-être soulever cette question de commerce du sexe dans ces pays lorsque vous vous adresserez à l'autre comité.
M. Lowry: Merci beaucoup.
La présidente: Merci.
M. Telegdi: Madame Gillies, je suppose que vous êtes un témoin expert devant notre comité. Mme Torsney se demandait pendant combien de temps vous avez pratiqué la prostitution.
Mme Gillies: Je travaille depuis sept ans maintenant.
M. Telegdi: L'une des choses que je me demande quand je lis ce projet de loi, considérant que j'ai travaillé avec des enfants de rue de la région de Waterloo, dans un organisme qui s'appelait Youth in Conflict with the Law... On voit des enfants qui s'adressent au bien-être social mais qui ne peuvent pas obtenir d'aide; on voit des enfants qui s'adressent à un refuge et qui se font jeter dehors. On voit des enfants qui ont des problèmes de drogue et, dans bien des cas, il n'y a pas beaucoup de solutions que l'on puisse leur offrir. Alors, ils se retrouvent dans la prostitution - qui n'est pas tellement un choix mais plutôt la conséquence du fait qu'ils n'ont pas de choix.
Ce que je me demande quand je lis le projet de loi et que je vois comment la police essaie de piéger les gens... Il pourrait y avoir une policière de 25 ans mais qui s'arrange pour en paraître moins de 18, et le client serait trouvé coupable en vertu de la loi parce qu'il a été porté à croire qu'elle avait moins de 18 ans, ou c'est ce qu'elle lui a fait croire.
Je m'interroge sur ce que vous avez dit au sujet de la victimisation des prostituées à cause de ce projet de loi. Cela m'inquiète beaucoup parce qu'il est bien évident que ce que fait la police n'est pas toujours ce que nous aimerions qu'elle fasse. On peut envisager des abus de la part de la police avec ce type de loi. Pourriez-vous donc revenir sur cette question de victimisation que vous avez abordée dans votre exposé?
Mme Gillies: Je vais relier cela à ce que vous disiez au sujet des choix limités. Prenez le cas d'une fille de 16 ans qui se trouve dans la rue, qui est droguée au crack et qui s'est fait jeter à la porte des foyers d'hébergement. Si l'on parvenait par magie à éliminer tous les clients potentiels qu'elle pourrait avoir comme prostituée, que pourrait-elle faire? Où irait-elle?
Bien que la prostitution puisse être l'une des dernières options de bien des jeunes, et que ce soit pour beaucoup la moins favorable, elle joue souvent le rôle de mécanisme de réduction du mal. C'est une solution qui leur permet d'avancer un peu. Si l'on pouvait se débarrasser d'un seul coup de tous les clients des prostituées de moins de 18 ans, que deviendraient celles-ci? Est-ce qu'elles commettraient d'autres crimes, comme des vols par effraction ou des agressions? Est-ce qu'elles seraient dans la rue, en train de mendier? Qu'arriverait-il?
Bien que je ne pense certainement pas qu'une loi de ce genre puisse éliminer toute la clientèle - cela n'arrivera tout simplement pas - on risque de constater bon nombre de ces résultats si la loi parvient ne serait-ce qu'à réduire la clientèle. C'est ce que nous avons constaté avec les prostituées jeunes ou adultes lorsque la loi sur la communication est entrée en vigueur. Évidemment, cela a permis à la police de renforcer sa répression, et les taux d'arrestation, vous le savez sans doute, ont explosé. Pourtant, la plupart des prostituées devaient quand même continuer à vivre. Il leur a fallu trouver d'autres méthodes pour ne pas se faire repérer.
Si le client est la cible, et si le client apprend qu'il peut y avoir des policiers en civil et qu'il risque de se faire prendre, il va s'écarter des prostituées juvéniles, et même de toutes les prostituées. Que vont donc devenir celles-ci?
Les gens prennent des risques plus grands. Même dans la mauvaise situation économique que l'on constate depuis quelques années, beaucoup de prostituées nous ont dit qu'elles prennent des risques qu'elles ne prendraient pas normalement parce qu'elles ont besoin de gagner de l'argent, et c'est ce qui les amène à se retrouver dans des situations dangereuses - soit parce qu'elles s'exposent à la violence physique, dans des situations qu'elles auraient normalement pu éviter, soit parce qu'elles s'exposent à des risques sur le plan de la santé. Une chose que nous disent souvent les prostituées adultes, et aussi, à l'occasion, des prostituées juvéniles, surtout celles qui ont des problèmes de drogue, c'est qu'elles n'hésiteraient pas à avoir des relations sexuelles sans préservatif si on leur offrait plus d'argent pour ça.
Tout cela soulève beaucoup de problèmes. Évidemment, il est souvent plus facile de mettre cela sur le dos de la prostitution, de tout ramener à la prostitution, en essayant de la réprimer au moyen du Code criminel, alors qu'il s'agit souvent de jeunes qui ont fait l'objet de violence dans la famille, qui ont des problèmes de drogue et qui n'ont pas de services de soutien. Ces jeunes constatent souvent que les responsables des services se comportent envers eux de manière désagréable, et c'est pourquoi ils préfèrent se retrouver dans la rue.
C'est donc une situation difficile, mais je ne suis pas sûre que les modifications proposées vont y changer grand-chose. En fait, si elles changent quelque chose, je soupçonne que ce sera en ayant un effet encore plus négatif sur un grand nombre de jeunes prostituées et un effet minime sur les cibles qui sont apparemment visées, c'est-à-dire les clients et les soi-disant souteneurs.
La présidente: Monsieur DeVillers.
M. DeVillers (Simcoe-Nord): Merci, madame la présidente.
Que penserait votre organisation d'un renforcement de la réglementation pour s'occuper de ces jeunes, des clients, des souteneurs, etc.?
Mme Gillies: De réglementation non pénale?
M. DeVillers: Oui. Avez-vous une position à ce sujet?
Mme Gillies: Oui, notre position est que la prostitution est un commerce et qu'il faut la traiter comme tel. En conséquence, elle devrait être assujettie à des règlements comme les autres types de commerces.
Nous nous opposons à un système de permis officiel comme il en existe dans d'autres pays, tout simplement parce que les restrictions très sévères que l'on adopte dans ce contexte rendent les conditions de travail indésirables. Voilà pourquoi la grande majorité des prostituées continuent à travailler illégalement. Selon l'Organisation mondiale de la santé, seulement deux pour cent des prostituées travaillant dans des pays où le système est réglementé prennent la peine d'obtenir un permis. Il y a beaucoup de raisons à cela mais la réalité est que l'on se retrouve alors avec un système à deux paliers, la plupart des gens n'étant pas couverts par le système de permis.
Évidemment, si l'on traitait la prostitution comme un commerce, on pourrait s'occuper des questions d'exploitation, d'abus et de travail des enfants, avec les textes législatifs existants et sans se laisser embarquer dans des questions de morale.
Par exemple, on parle encore dans ce texte de loi de maisons de débauche. Ne croyez-vous pas qu'il est temps de réformer cette terminologie? Bon nombre d'organisations de défense des droits des prostituées du Canada, comme beaucoup de chercheurs, estiment que si l'on pouvait au moins amender la législation des maisons de débauche pour permettre à deux prostituées de travailler à partir du même local, cela permettrait à un plus grand nombre d'être indépendantes. Avec seulement deux personnes travaillant dans le même endroit, il y a moins de risques de voir une tierce partie intervenir, pour les exploiter ou non.
Cela contribuerait aussi à réduire la prostitution de rue. Vous savez, il y aura toujours des gens qui seront dans la misère et qui se retrouveront dans la rue. Ils auront alors recours à ce que nous appelons le sexe de survie. Mais beaucoup d'autres qui s'y trouvent ont choisi ce type d'activité parce que les sanctions pénales appliquées à la communication sont moins sévères que celles appliquées à la tenue d'une maison de débauche. Or, c'est précisément les dispositions qui seraient invoquées contre les personnes travaillant à partir de chez elles.
M. DeVillers: Donc, une meilleure réglementation atténuerait certaines des inquiétudes que vous cause ce projet de loi.
Mme Gillies: Oui. Et l'on pourrait agir dans le cadre des lois existantes, concernant par exemple la santé et la sécurité professionnelles, les règlements de zonage municipaux, etc., mais sans aller jusqu'à ouvrir de vrais bordels. C'est ce qui s'est passé dans d'autres pays, dans certains États d'Australie, au Nevada et dans certaines villes d'Allemagne, mais la majeure partie des gens continuent de toute façon à travailler illégalement.
La présidente: Monsieur Maloney.
M. Maloney (Erié): La profession de prostituée est-elle une phase? Est-ce que les prostituées se lancent dans cette activité assez jeunes, par exemple à l'adolescence ou au début de la vingtaine, puis arrivent à une étape où elles veulent sortir du système? Est-ce que votre organisation leur offre de l'aide ou des conseils à cet égard?
Mme Gillies: Ça dépend. Il y a certaines femmes - et je parlerai de femmes parce que 80 p. 100 des membres de la profession sont des femmes - pour lesquelles c'est vraiment une carrière. Je connais des femmes un peu partout au pays, surtout à Toronto, qui travaillent depuis 30 ou 40 ans. Il y a eu récemment à Toronto une femme de 80 ans qui est décédée et qui n'avait cessé de travailler que dix ans plus tôt, après quoi elle avait ouvert son propre petit bordel.
Cela dit, pour beaucoup de prostituées, et je soupçonne même que c'est la majorité, c'est une activité tout à fait transitoire. Elles peuvent passer quelques mois à travailler, par exemple parce qu'elles sont engagées dans une bataille pour obtenir la garde de leurs enfants, qu'elles doivent passer du temps avec eux et qu'elles ne peuvent plus aller au travail tous les jours. Il y a des femmes qui travaillent sporadiquement pour payer des dettes ou des prêts. Il y en a qui travaillent pendant qu'elles essaient de régler un problème de drogue et qu'elles ont besoin d'argent pour acheter leur drogue. Il y a des femmes qui décident de se prostituer pour acheter leur quatrième maison. Tous les cas existent.
Quoi qu'il en soit, pour la majorité des prostituées, même celles qui n'aiment pas vraiment ce qu'elles font, c'est une activité commerciale comme une autre. Certaines aiment leur travail, d'autres pas. Celles qui aimeraient faire autre chose se font une raison en attendant d'en sortir. Cela leur permet peut- être d'accumuler de l'argent, que ce soit pour acheter leur quatrième maison ou simplement pour avoir un toit pendant une nuit.
Nous aidons beaucoup de prostituées à Maggie's. Nous avions envisagé autrefois de mettre sur pied de vrais programmes pour aider les gens à quitter la prostitution mais nous savons bien que quitter la prostitution n'est pas en soi le problème. J'ai travaillé avec beaucoup de jeunes femmes qui voulaient essayer et qui ont décidé que ça ne leur convenait pas. Elles sont donc passées à autre chose.
En ce qui concerne celles qui ne peuvent pas changer, c'est généralement à cause d'un facteur externe. Cela peut être parce qu'elles ont un problème de drogue, parce qu'elles n'ont pas dépassé la neuvième année, parce qu'elles ont un partenaire abusif ou un parent qui ne les autorise pas à faire autre chose.
Nous avons découvert à Maggie's qu'il y a de très nombreuses raisons pour lesquelles certaines prostituées ne sortent pas du métier. Voilà pourquoi nous les aiguillons vers d'autres agences.
M. Maloney: Comment votre organisation est-elle financée?
Mme Gillies: Essentiellement par des crédits du ministère provincial de la Santé, du service de santé publique de Toronto, du bureau du SIDA du ministère provincial de la Santé et par Santé Canada. Nous recevons aussi des dons d'entreprises. Notre argent sert essentiellement à faire de l'éducation sur les pratiques sexuelles sécuritaires et à défendre les droits des prostituées.
En fait, je m'adresse aujourd'hui à vous au nom de l'Organisation canadienne pour les droits des prostitué(e)s et j'ai mentionné Maggie's simplement parce que j'ai acquis beaucoup d'expérience en y travaillant.
La présidente: Madame Torsney.
Mme Torsney: On dit qu'on ne doit jamais demander son âge à une femme mais je vous dirai mon âge si vous me dites le vôtre.
J'essaie de comprendre votre perspective et, considérant ce que nous avons entendu hier, je me demande quel âge vous avez.
Mme Gillies: Je viens d'avoir 27 ans. J'ai commencé à travailler officiellement, à temps plein, à l'âge de 20 ans, mais je travaillais déjà occasionnellement auparavant. Je n'en parle pas dans mon curriculum vitae. C'était un client à l'occasion, par-ci par-là.
Mme Torsney: Qui sont vos clients? Je ne vous demande pas de noms, bien sûr, mais plutôt leur profil général. Ce profil a-t-il changé au cours des sept dernières années?
Mme Gillies: Il est assez stable. Les différences que j'ai constatées proviennent essentiellement des différents lieux où j'ai travaillé. J'ai travaillé pour mon compte, j'ai travaillé pour des agences d'escorte, j'ai travaillé dans des salons de massage, j'ai fait le trottoir. Même quand on fait le trottoir, la clientèle peut varier entre ce qu'on appelle le bas du trottoir et le haut du trottoir. Il est donc difficile pour moi de vous donner un profil général et de vous dire si les caractéristiques de ma clientèle ont changé à cause de mon âge ou à cause de l'économie.
À l'heure actuelle, la plupart des clients sont vraiment pingres. Beaucoup de filles s'en plaignent. C'est le reflet de la situation économique.
Mme Torsney: Mais qui sont-ils, de manière générale? Est-ce que le profil de Chris Lowry...?
Mme Gillies: Absolument. La plupart sont des gens de la classe moyenne, et je dirais qu'ils ont en moyenne entre 35 et 50 ans, bien qu'il y en ait qui n'aient que 18 ans et d'autres qui en aient 80. Ce sont parfois des célibataires, parfois des hommes mariés.
Ils ne disent pas tous pourquoi ils sont là mais il peut y avoir une foule de raisons. Certains se sentent piégés dans une relation monogame où ils ne trouvent plus ce qu'ils attendaient au départ. Pour eux, voir une prostituée est une méthode pour avoir d'autres expériences sexuelles sans nécessairement violer le lien émotif avec la conjointe ou avec la partenaire.
Pour certains, c'est simplement le goût de la variété. Pour d'autres, cela peut être parce qu'ils ont un fétiche particulier avec lequel leur partenaire se sent mal à l'aise.
Cela varie considérablement. Il s'agit fondamentalement du citoyen moyen, tout comme je dirais que la prostituée moyenne est une personne moyenne.
La présidente: Merci beaucoup de votre témoignage. Nous vous sommes très reconnaissants de nous avoir exposé un point de vue tout à fait unique sur cette question.
La séance est levée.