[Enregistrement électronique]
Le mardi 11 mars 1997
[Traduction]
Le président suppléant (M. John Murphy (Annapolis Valley - Hants, Lib.)): La séance est ouverte. Nous souhaitons la bienvenue aux représentants du Programme Portage relatif à la dépendance à la drogue, M. Peter Howlett et M. Peter Vamos.
Soyez les bienvenus. Nous sommes heureux que vous soyez ici pour nous présenter votre témoignage.
Monsieur Howlett.
M. Peter Howlett (président, Programme Portage relatif à la dépendance à la drogue Inc.): Monsieur le président et mesdames et messieurs les membres du comité, je vous ferai part d'informations dont vous êtes sans doute parfaitement au courant, et je le ferai au risque de vous ennuyer.
Dans notre société, la toxicomanie demeure un mal social corrosif sur lequel nous n'avons aucune prise. Les médias raffolent d'histoires de contrebande de drogue, de prolifération de la drogue, de règlements de comptes et d'autres actes criminels liés à la drogue. Les mesures gouvernementales, si insuffisantes soient-elles, ne reçoivent qu'une couverture minime. Les questions relatives au traitement et à la réinsertion sociale ne retiennent à peu près pas l'attention.
En 1970, une commission royale d'enquête présidée par le juge LeDain a été créée pour trouver des réponses à ce problème. Il y a maintenant 26 ans de cela, et le problème s'est aggravé de façon exponentielle, les coûts socio-économiques dépassant les 25 milliards de dollars par an au Canada. C'est là un chiffre que j'ai évoqué l'an dernier devant la Chambre de commerce de Montréal, et je dirais qu'il s'agit d'un chiffre extrêmement prudent.
La violence que nous connaissons dans nos écoles, la consommation généralisée de drogue dans le milieu de travail, les actes criminels de plus en plus graves qui sont commis contre la personne et la propriété dans nos villes sont autant de phénomènes concomitants de cette épidémie qui risque de tout emporter.
Cette épidémie entraîne aussi un fardeau exorbitant pour le régime de soins de santé. La fréquence des maladies très contagieuses et virulentes, telles que l'hépatite, la tuberculose, le sida et une pléthore de MTS, est bien plus grande chez les toxicomanes. Quand on ajoute à cela le fardeau que cette population constitue pour l'assistance sociale et pour la justice pénale et l'effet multiplicateur de la situation de chaque toxicomane, dont les enfants, le conjoint et la famille se trouvent bien souvent négligés, l'ampleur du problème est vraiment affolant.
À ce propos, il conviendrait de signaler que, selon le rapport annuel du programme international de lutte contre la toxicomanie que l'ONU a publié la semaine dernière, la toxicomanie serait de nouveau à la hausse au Canada.
Les toxicomanes sont des mésadaptés sociaux ou des personnes qui ont souffert de traumatismes sociaux et qui ont du mal à s'intégrer à la société. Ces personnes ont des problèmes psycho-sociaux et elles peuvent être traitées et devraient l'être. Aussi la toxicomanie n'est pas seulement une question juridique, mais elle est bel et bien une question de santé.
Le programme Portage a été fondé en 1970 par un groupe de Montréalais qui étaient préoccupés par l'ampleur croissante de la toxicomanie dans cette ville. Impressionné par les résultats obtenus grâce à l'application du modèle de la communauté thérapeutique à New York, le groupe avait décidé de mettre sur pied un programme semblable à Montréal.
Le programme Portage a aujourd'hui des centres de traitement sans but lucratif au Québec, en Ontario et au Nouveau-Brunswick. Au cours des 25 dernières années, le programme a contribué à l'établissement et à l'application de programmes de traitement dans 25 pénitenciers des États-Unis, du Canada et d'autres pays et a organisé des séances de formation et d'éducation à l'occasion de conférences tenues au Canada et dans bien d'autres pays.
Ce que vous venez d'entendre est un bref aperçu du programme Portage, et nous vous inviterions à nous poser des questions sur certaines des autres activités auxquelles nous participons.
L'approche prônée par Portage repose sur l'absence de drogue, sur les efforts personnels et sur la création d'un milieu propice offrant aux toxicomanes des réseaux d'appui semblables à ceux qu'on retrouve dans la famille. Le modèle que nous appliquons est celui d'un programme résidentiel exhaustif destiné à réadapter, à éduquer et à réorienter les toxicomanes vers un mode de vie plus sain. Au fil des ans, des milliers de personnes ont terminé leur programme et sont devenues des membres productifs de la société.
Nous sommes d'avis qu'il faut trouver des solutions de rechange à l'emprisonnement pour les toxicomanes. Pour illustrer mon propos, je vous dirai qu'au Canada les autorités pénitentiaires sont à ce point conscientes du problème que pose la consommation de drogue dans leurs établissements qu'elles fournissent aux détenus des seringues et de l'eau de javel. À plusieurs reprises, nos solliciteurs généraux ont indiqué que la consommation de drogue par les détenus pourrait dépasser les 80 p. 100. Certains vont même jusqu'à dire que nos établissements pénitentiaires existent pour entreposer les toxicomanes. Pourtant, des recherches faites aux États-Unis montrent clairement, au chapitre de la consommation de drogue et du taux de récidive, que les méthodes de traitement faisant appel à la collectivité sont de beaucoup supérieures à l'incarcération comme moyen d'empêcher les délinquants toxicomanes de récidiver.
D'après les données statistiques, il en coûte plus de 50 000 $ par an pour incarcérer un délinquant dans un établissement fédéral au Canada, comparativement aux quelque 25 000 $ que coûte le programme de traitement résidentiel pour adultes de Portage. Ce programme comprend les services résidentiels, les soins thérapeutiques, les services d'éducation, les soins à la famille, les soins de suivi, et j'en passe. De toute évidence, dans le contexte actuel de la lutte au déficit et des importantes réductions touchant bien des services, les gouvernements devraient chercher à remplacer l'incarcération par des solutions de rechange rentables qui donnent des résultats.
Les modifications qui ont été apportées récemment au Code criminel sont l'occasion d'avancer dans cette voie. Les modifications prévues par le projet de loi C-41 prévoient notamment le recours aux sanctions et à la déjudiciarisation ainsi qu'à des solutions de rechange à l'emprisonnement dans le cas de suspects et de délinquants détenus dans le cadre du système judiciaire pénal. Les nouvelles dispositions législatives prévoient que les délinquants toxicomanes pourraient être condamnés à participer à des programmes de traitement.
Encouragé par les dispositions énoncées dans le projet de loi C-41, Portage a décidé, en collaboration avec l'Association du Barreau canadien, de convoquer en mai dernier un symposium pancanadien sur la réadaptation des toxicomanes et la justice pénale. Le symposium a réuni une soixantaine de représentants très estimés du système de justice pénale des différentes régions du Canada. On y trouvait des magistrats, des avocats de la poursuite et de la défense, des policiers et des agents de probation, des fournisseurs de programmes de traitement et des autorités des ministères de la Santé, de la Justice et du Solliciteur général.
Les participants au symposium ont notamment déploré le manque de coordination et de coopération efficaces entre les divers ministères gouvernementaux, à savoir la Justice, le Service correctionnel et la Santé. Pour s'en convaincre, il suffisait, disaient les participants, de voir comme le Code criminel avait été modifié afin de permettre la condamnation d'un délinquant à un programme de traitement pour toxicomanes alors que, à quelques exceptions près peut-être, les spécialistes du domaine de la toxicomanie n'étaient absolument pas au courant de ces modifications apportées à la loi. Par ailleurs, aucun effort n'avait été fait jusqu'alors et aucun effort n'a encore été fait par les ministères provinciaux de la Santé pour prévoir des centres de traitement supplémentaires pour accueillir les délinquants renvoyés par le système de justice pénale.
Les réformes de la loi à cet égard sont l'occasion de rapprocher la politique canadienne relative aux délinquants toxicomanes de celle d'autres pays industrialisés, mais nos gouvernements n'ont pris aucun engagement financier en ce sens.
Certains soutiennent que la toxicomanie est une manifestation de la liberté de choix, ils acceptent la destruction qu'elle cause comme étant inévitable, ils voudraient que nous acceptions cette décrépitude morale au nom du libéralisme. Pareille abdication morale tient de l'ignorance, de la couardise et de la malhonnêteté. Disons-le catégoriquement: nous n'avons pas besoin d'abdiquer. Il existe des stratégies pour venir à bout de la toxicomanie, et les programmes de traitement des toxicomanes sont efficaces. Il est possible de vaincre la toxicomanie. Que ce soit sur le plan humain, sur le plan économique ou sur le plan de la santé publique, la démarche la plus efficace à l'égard de la toxicomanie est celle du traitement.
En 1993, le bureau américain de la politique nationale de lutte contre la toxicomanie a examiné les travaux de recherche publiés sur les résultats des programmes de traitement et a conclu que chaque dollar consacré aux traitements se traduisait par des économies variant entre deux dollars et sept dollars pour la santé publique et la justice pénale, ou encore par des gains de productivité semblables en raison du retour des toxicomanes sur le marché du travail.
Une étude qui a suivi 10 000 toxicomanes pendant cinq ans après leur traitement a permis de constater que, chez les patients qui avaient participé à un programme de traitement pendant plus de trois mois, les délits graves contre les personnes avaient diminué de 50 p. 100 ou plus pendant les cinq ans en question, de sorte que chaque dollar consacré au traitement s'était traduit par des économies estimatives de un à quatre dollars pour la société. Des gains additionnels avaient aussi été réalisés grâce à un taux d'emploi plus élevé et à des dépenses réduites au titre de la santé.
Selon une étude réalisée auprès de 1 900 toxicomanes en Californie en 1994, même chez ceux qui n'avaient pas complété leur traitement, chaque jour de traitement se traduisait par des bénéfices financiers pour la société. En traitant 150 000 Californiens au coût de 200 millions de dollars, l'État avait économisé pour environ 1,5 milliard de dollars, en raison principalement de la réduction de la criminalité pendant la période de traitement et pendant la première année suivant le traitement.
Si les divers modèles de traitement externe permettent à la société d'économiser entre 1 500 $ et 2 500 $ par an, les économies résultant du modèle de la communauté thérapeutique sont encore plus impressionnantes puisqu'elles s'élèvent à 6 000 $ par an.
Pour aider les asociaux à passer d'une relation de contestation avec la société à une relation de productivité et de collaboration, il faut un traitement qui favorise le développement d'un système de valeurs adaptatives et de compétences sociales. Le modèle du traitement par la communauté thérapeutique atteste qu'il est possible de prendre des personnes souffrant d'un traumatisme social quelconque et d'en faire des personnes capables de fonctionner en société et d'en être des membres productifs.
Le programme Portage doit sa réussite au fait que la collectivité est à la fois inspiration, objectif et agent. C'est un programme qui incarne les valeurs de la collectivité. C'est un programme administré et appliqué par les membres de la collectivité. Il donne des résultats parce qu'il répond aux besoins de la collectivité de manière efficiente et efficace. Il combine efficacement l'énergie et les ressources du secteur privé avec les programmes du secteur public.
En résumé, nous voudrions faire les observations suivantes.
Auparavant, il y avait très peu de coordination entre les ministères de la Justice, de la Santé et le Service correctionnel aux niveaux fédéral et provincial quant aux efforts relatifs aux toxicomanes, et il y a maintenant absence totale de coordination.
Les programmes de traitement des toxicomanes qui existent ne sont assujettis à aucun contrôle ni à aucune norme.
Pour qu'il soit efficace, le traitement des toxicomanes doit se faire dans un contexte résidentiel et comporter des ressources pour la période qui suit le traitement comme tel.
Pour réduire la toxicomanie à long terme, il doit exister un partenariat crédible entre la justice pénale et le traitement. Soit dit entre parenthèses, la France applique une politique selon laquelle les délinquants toxicomanes doivent suivre un traitement avant d'être libérés.
Nous recommandons au gouvernement d'entreprendre de multiplier le nombre de centres de traitement des toxicomanes au Canada en collaboration avec les ministères provinciaux de la Santé et en achetant les services d'un programme de traitement convenable; ces centres de traitement devraient appliquer un modèle semblable à celui de Portage afin de faire en sorte que les services répondent à une certaine norme d'excellence, répondent aux besoins des délinquants toxicomanes, reflètent les valeurs de la collectivité, aient des comptes à rendre à la collectivité, demeurent rentables et sans but lucratif et favorisent la réinsertion graduelle du client; et nous recommandons aussi au gouvernement de mettre sur pied un mécanisme permettant d'accroître la consultation avec le secteur privé et les organisations locales afin d'élaborer sa politique en ce qui concerne la toxicomanie.
Les mesures qui ont été prises au cours des 25 dernières années constituent ni plus ni moins un ensemble d'appareils bureaucratiques qui n'ont pratiquement aucun lien avec les organisations axées sur le traitement par la collectivité, qui supportent le gros du fardeau.
Mesdames et messieurs, voilà qui met fin à notre exposé.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal (Vancouver-Sud, Lib.)): Merci beaucoup, monsieur Howlett. Cela met fin à votre exposé à tous les deux?
M. Howlett: Oui.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Les constatations que vous nous avez présentées étaient fort intéressantes, monsieur Howlett, et je suis particulièrement intéressé par certaines des recommandations que vous faites.
Vous recommandez notamment que l'on veille à ce que tous les toxicomanes soient obligés de suivre un traitement. Pourriez-vous nous parler de la durée du traitement? Vous avez parlé de traitement durant de trois à six mois. Recommanderiez-vous un programme de traitement de trois à six mois, et recommanderiez-vous que tous ceux qui ont affaire à notre système judiciaire en raison de leur toxicomanie soient obligés de suivre un programme de ce genre?
M. Howlett: Peter Vamos est directeur administratif de Portage.
M. Peter Vamos (directeur administratif, Programme Portage relatif à la dépendance à la drogue Inc.): Ce qui nous préoccupe, c'est tous ceux qui ont affaire à notre système de justice pénale et qui sont libérés sans avoir à suivre de traitement ou qui sont incarcérés sans avoir à suivre de traitement.
Le projet de loi C-41 prévoit la possibilité de condamner à suivre un programme de traitement ceux qui n'ont pas nécessairement besoin d'être incarcérés, et ceux qui ont besoin d'être incarcérés pourraient suivre un traitement pendant leur période d'incarcération, peut-être suivant le modèle qui est en vigueur en France depuis déjà quelques années. Car, quand on prend un délinquant toxicomane dont le délit est attribuable à sa toxicomanie, qu'on l'incarcère pendant un certain nombre d'années sans le traiter et qu'on lui permet de continuer à avoir accès à des drogues dans l'établissement où il est incarcéré, on ne fait que perdre son temps et gaspiller beaucoup de ressources humaines et financières.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): J'ai une autre question, monsieur Vamos, qui concerne votre taux de réussite. Dans le cas des patients qui se tournent vers Portage, de ceux qui ont ni plus ni moins fini par se libérer de leur dépendance après avoir suivi le traitement, quel serait le taux de réussite?
M. Vamos: Tout d'abord, je voudrais vous proposer une nouvelle façon de définir la réussite. Pour nous, il ne suffit pas que la personne ait cessé de consommer de la drogue pour crier victoire. Il faut plus que cela. Il faut aussi qu'elle se conforme à la loi et qu'elle ait un emploi rémunéré pour que son cas soit considéré comme une réussite.
Dans ce sens-là, le taux de réussite de ceux qui terminent notre programme se situe entre 80 et 90 p. 100 trois ans après la fin de leur traitement.
Un certain nombre de personnes abandonnent le programme avant de l'avoir terminé, et, même parmi celles-là, il y en a un très fort pourcentage qui s'abstiennent de consommer de la drogue et qui ont un emploi rémunéré. Les recherches montrent qu'il y a des avantages cumulatifs au fait d'avoir suivi un programme de traitement comme le nôtre pendant au moins trois mois.
Je peux donc dire sans crainte d'exagérer que la personne qui participe à un programme de traitement continu pendant au moins trois mois a de bien meilleures chances de s'abstenir par la suite de consommer de la drogue et de commettre des délits que celle dont le traitement a duré moins longtemps. À mon avis, trois mois, c'est le seuil critique.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci beaucoup.
Nous passons maintenant à M. de Savoye pour qu'il puisse interroger nos témoins.
Nous avons quelques difficultés techniques avec les écouteurs, alors je vous demande d'être patients. Il semble qu'il y ait des parasites sur le canal d'interprétation. Nous essayerons de régler le problème, et, si cela nous cause des difficultés, nous nous interromprons.
[Français]
Monsieur de Savoye.
M. Pierre de Savoye (Portneuf, BQ): Monsieur le président, j'ai remarqué que nos témoins utilisaient un rapport. Est-il possible que les membres du comité en obtiennent une copie?
[Traduction]
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Je suis sûr que ce serait possible. Si nous ne l'avons pas, nous veillerons à ce que chacun des membres du comité obtienne copie de ce rapport.
[Français]
M. Howlett: Certainement.
M. Pierre de Savoye: Vous dites que la personne qui abuse des drogues est avant tout une personne mal adaptée à la société et que la criminalisation et l'incarcération ne constituent pas en soi une solution à ses problèmes. Il faudrait plutôt lui accorder le traitement approprié.
Vous avez mentionné que, selon vous, le succès ne consistait pas seulement à lui faire perdre l'habitude de consommer de la drogue, mais aussi à lui faire délaisser certains comportements criminels, si toutefois la personne en a, pour la faire participer pleinement aux activités de la société.
Ce que j'aimerais apprendre de vous, c'est si toutes les personnes qui consomment de la drogue ont nécessairement un comportement criminel et si celles qui n'en ont pas ont quand même besoin de traitements.
[Traduction]
M. Vamos: De toute évidence, ce ne sont pas tous ceux qui consomment de la drogue qui ont un casier judiciaire. Bien souvent, le degré d'intervention nécessaire varie. Cependant, dès qu'on devient un véritable toxicomane, on adopte forcément un style de vie en conséquence, et ce style de vie a un effet extrêmement destructeur pour le toxicomane, pour sa famille et pour la société dans son ensemble. C'est de ce genre de dépendance dont nous parlons quand nous parlons de toxicomanes. Nous parlons de ceux pour qui la drogue est un asservissement. Criminalité et comportement asocial s'ensuivent.
[Français]
M. Pierre de Savoye: Ce que vous me dites, monsieur Vamos, c'est que les personnes qui consomment des quantités abusives de drogue adoptent un style de vie criminel. Pourquoi?
[Traduction]
M. Vamos: Il y a plusieurs raisons qui expliquent cela. C'est en quelque sorte la question de l'oeuf et de la poule. Bien souvent, le débat porte sur la question de savoir si ces gens ont d'abord été attirés vers un style de vie de délinquant, où la drogue est un phénomène concomitant, ou vice versa. On ne risque guère de se tromper en disant que le profil de ceux qui deviennent fortement dépendants de la drogue montrent qu'il leur manque certaines compétences qui leur permettraient de bien fonctionner dans notre société. Ils n'ont pas d'estime de soi. Ils n'ont pas de stabilité sociale. Ils n'ont pas de responsabilité familiale. Il leur manque certaines compétences. Par conséquent, ils optent pour des comportements parallèles, qui viennent s'associer à la toxicomanie.
Bien souvent, on s'imagine que, si les toxicomanes se tournent vers la criminalité pour financer leur dépendance, c'est parce que les drogues sont illégales. Je tiens à vous faire remarquer que, de notre point de vue - et nous avons eu affaire à des milliers de personnes ayant une très forte dépendance - rien ne permet de soutenir cette hypothèse. Si les gens se tournent vers la criminalité, s'ils optent pour un style de vie marginal, c'est parce qu'ils n'ont pas les compétences sociales voulues pour vivre dans notre société avec toutes les pressions qu'elle exerce sur l'individu. Le fait que les drogues soient illégales et qu'ils aient besoin de plus d'argent pour obtenir la drogue dont ils ont besoin les embête, mais ce n'est pas ce qui les motive.
[Français]
M. Pierre de Savoye: Ce que vous dites est très intéressant. Si je vous comprends bien, vous touchez du doigt la cause première de ces comportements asociaux. Vous dites que ce n'est pas une question de criminalisation ou de décriminalisation des drogues. Ce n'est surtout pas une question qui se règle à coups de punitions ou par l'incarcération. C'est d'abord une question d'inadaptation sociale et c'est ainsi qu'il faut aborder le problème, soit en le prévenant, soit en le corrigeant. Quant à vous, vous travaillez à le corriger, si je comprends bien vos opérations.
[Traduction]
M. Vamos: Oui, et c'est exactement comme cela que nous envisageons la chose. Dans plusieurs autres pays, notamment en Hollande et dans certains cantons suisses, la loi en matière de toxicomanie n'est pas appliquée avec autant de rigueur que chez nous, et je peux affirmer catégoriquement que le nombre de toxicomanes qui optent pour un comportement criminel de type asocial n'a pas diminué pour autant dans ces pays, puisque le problème fondamental, celui des inadaptés sociaux, est toujours là. L'incapacité de ces gens de s'adapter aux contraintes de la vie en société est toujours là. Ainsi, tant que le problème que vit cette population n'aura pas été réglé, la toxicomanie demeurera une constante.
[Français]
M. Pierre de Savoye: Est-ce que vous pourriez faire un parallèle avec l'alcoolisme par rapport à ce que vous venez de dire?
[Traduction]
M. Vamos: Oui. Je crois qu'il y a un certain nombre de problèmes liés à l'alcoolisme qui le rendent semblable à la toxicomanie et qui le rendent aussi quelque peu différent.
L'alcoolisme est une maladie importante qui a des effets dévastateurs. Malheureusement, même s'il est répandu, l'alcoolisme, avec le temps, a acquis en quelque sorte ses lettres de noblesse. Il y a des centaines d'excellents centres de traitement pour alcooliques qui peuvent aider ces personnes à surmonter leur maladie et favoriser leur insertion sociale. Il existe aussi un excellent groupe d'entraide qui permet à ces personnes de continuer à vivre dans leur milieu.
La toxicomanie, par contre, est toujours perçue comme un comportement exécrable, pour ne pas dire criminel. Ceux qui sont attirés par les stupéfiants, si vous voulez, ou par la cocaïne qu'on s'injecte dans les veines, sont généralement des gens qui ont très peu d'estime de soi et très peu à perdre, d'où leur comportement plutôt marginal.
Même si cela n'a rien d'extraordinaire que de voir un cadre alcoolique d'âge mûr qui inhale aussi de la cocaïne, cette personne a des centaines de possibilités de traitement qui lui sont offertes qui n'ont généralement rien à voir avec le système judiciaire; par contre, rares sont les possibilités de traitement pour l'héroïnomane de 24 ans qui se déteste lui-même et qui vit en marge de la société et de sa famille depuis de nombreuses années. Parfois, c'est le policier qui fait ses patrouilles et qui le prend par le col pour l'amener dans un centre de traitement plutôt que de le traîner devant les tribunaux qui devient le meilleur ami de cet héroïnomane.
C'est pourquoi notre organisation applaudit au projet de loi C-41. Nous estimons que ce projet de loi permet aux bons policiers et au système judiciaire de venir en aide à ces personnes qui, jusqu'à maintenant, ont été marginalisées par la réglementation existante qui excluait leur envoi à un centre de traitement.
Je ne sais pas si j'ai répondu à votre question.
[Français]
M. Pierre de Savoye: C'est très intéressant. Cela ouvre une perspective d'espérance qui nous laisse entrevoir la lumière au bout du tunnel.
Combien de temps me reste-t-il?
[Traduction]
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): C'est votre dernière question.
[Français]
M. Pierre de Savoye: Merci.
Vous accueillez des gens et vous nous avez dit qu'un traitement chez vous coûtait environ25 000 $. L'incarcération coûte 50 000 $ par année. Si on met quelqu'un en prison pendant deux, trois ou quatre ans, et qu'il est traité de surcroît, cela va coûter une fortune au peuple. Par contre, si on l'envoie chez vous ou dans des institutions semblables, pour 25 000 $, on retrouvera un individu pouvant devenir un acteur à part entière dans la société.
Êtes-vous en train de nous dire que l'argent ne devrait plus être affecté au domaine pénal mais plutôt consacré aux aspects curatifs?
[Traduction]
M. Vamos: Je crois qu'il y a un certain nombre de choses qui doivent être en quelque sorte repensées. C'est pourquoi nous sommes très heureux que votre comité soit là et qu'il ait l'intention de formuler des recommandations pour influer sur la politique gouvernementale.
Il y aura toujours un certain nombre de personnes qui présenteront un certain danger pour la société et qui, pour diverses raisons, auront besoin d'être incarcérées. Ce qui leur arrive pendant leur période d'incarcération devient donc très important.
Le président de Portage, M. Howlett, a parlé de l'expérience française selon laquelle le détenu toxicomane suit un traitement pendant sa période d'incarcération. Sa libération est donc retardée jusqu'à ce que le traitement soit terminé. Le détenu a ainsi des chances de ne pas récidiver après qu'il est libéré.
Quand on met quelqu'un en prison pendant trois ans ou plus, et que pendant cette période il peut continuer à consommer de la drogue et qu'il est ensuite libéré, quelles sont ses chances de survivre dans notre société? Elles sont minimes.
Nous recommandons au comité d'examiner peut-être les possibilités de traitement tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du système de justice pénale et d'examiner aussi les divers partenariats qui pourraient être conclus entre les diverses organisations communautaires et le système de justice pénale.
[Français]
M. Pierre de Savoye: Merci, monsieur le président.
[Traduction]
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): John Murphy, la parole est à vous.
M. John Murphy (Annapolis Valley - Hants, Lib.): Merci, monsieur le président.
Dans votre exposé, monsieur Howlett, vous avez utilisé le terme «communauté thérapeutique». Je me demande s'il s'agit bien du modèle de communauté thérapeutique de Maxwell Jones, où tous les intervenants forment équipe et où l'équipe englobe les policiers, les représentants du système judiciaire, etc. Vous voudrez peut-être nous en dire un peu plus long à ce sujet, car il s'agit d'un modèle très valable.
L'autre question que je veux poser se situe à l'autre pôle par rapport au traitement. Certaines personnes sont venues me voir récemment pour me parler d'une initiative visant à assurer une application plus rigoureuse de la loi afin d'empêcher l'entrée au pays de drogues provenant de l'étranger, et ce, par une action concertée de la GRC, etc. Dites-nous, à la lumière de votre expérience, quel rôle une initiative comme celle-là pourrait jouer pour ce qui est de lutter contre un problème aussi important.
M. Vamos: Maxwell Jones a été un pionnier et un grand ami de Portage. Portage a mis au point un modèle de communauté thérapeutique qui a d'abord vu le jour au Québec. Le modèle a été adapté en fonction des besoins des diverses autres régions du pays. Le modèle se fonde sur une intervention double en faisant appel à l'énergie de la collectivité et en responsabilisant les participants eux-mêmes.
Je tiens à vous dire que la contribution fondamentale, la contribution la plus importante que la communauté thérapeutique apporte au rétablissement du toxicomane, c'est de l'amener à assumer lui-même la responsabilité de son comportement et de son rétablissement.
Pour ce qui est de votre question au sujet de l'aspect contrôle, nous croyons qu'il s'agit d'un aspect très important. Si les arrivages de drogues échappaient au contrôle des autorités, le problème, au lieu de s'atténuer, s'aggraverait manifestement.
Par ailleurs, nous reconnaissons que tant que la demande demeurera élevée, la drogue continuera à entrer chez nous. Nous estimons que l'activité policière est très importante. Nous croyons qu'il est très important de punir les mercenaires qui font le trafic de drogues. Nous soutenons qu'il faut une collaboration très étroite pour à la fois réduire l'offre et abaisser la demande si nous voulons régler ce problème.
Nous insistons par ailleurs sur l'importance du rôle de la collectivité. Notre organisation était notamment préoccupée par le fait que la question était en quelque sorte devenue l'apanage des bureaucrates. Dans divers endroits, à Ottawa notamment, on discutait, on théorisait sur ce qu'il convenait de faire, sans consulter les collectivités qui étaient aux prises avec le problème. Nous estimons que c'est aux collectivités qu'il appartient de s'attaquer au problème et d'en assumer la responsabilité.
M. John Murphy: Si j'ai voulu poser la dernière question, c'est parce que nous devrions en tenir compte dans notre stratégie. Il n'en a pas encore été question jusqu'à maintenant. Je crois qu'il faudrait examiner le problème dans l'optique de l'offre.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci, monsieur Murphy.
Monsieur Szabo.
M. Paul Szabo (Mississauga-Sud, Lib.): Merci, monsieur le président.
Merci, messieurs, pour votre exposé. Il ne fait aucun doute qu'il vaut mieux suivre un traitement d'une journée que de ne pas suivre de traitement du tout.
Puis-je vous poser très rapidement deux ou trois questions très précises? Pouvez-vous nous dire quelles sont les chances de réinsertion sociale du toxicomane qui veut suivre un traitement, par opposition à celui qu'on oblige à suivre un traitement?
M. Vamos: Il est très difficile de traiter quelqu'un qui ne veut pas suivre un traitement. C'est presque impossible. Tout ce qu'on peut espérer accomplir, c'est l'amener à examiner son comportement.
Par ailleurs - j'espère ne pas divulguer de secrets en répétant ce que vous nous avez dit tout à l'heure quand nous prenions le café ensemble, monsieur Szabo, mais vous avez fait une affirmation avec laquelle nous sommes entièrement d'accord - ces gens-là sont des personnes. Leurs relations familiales ne sont pas ce qu'elles devraient être. Ces gens-là ont dû, à une époque où ils étaient encore assez jeunes, se passer du système de mentorat qui nous a aidés, la plupart d'entre nous, à faire notre chemin dans la vie.
Il faut se rendre compte qu'on met ces gens-là dans un milieu empreint de valeurs où certains types de comportement et certaines valeurs sont prisés et où un certain type d'apprentissage social peut se produire, alors que beaucoup d'entre eux n'ont jamais eu la chance d'apprendre à se comporter en société. Si on les oblige à suivre un traitement, ils n'en subiront aucun préjudice, et ils pourraient certainement être ainsi amenés à faire un premier pas.
Les gens doivent être exposés à certaines connaissances et certains types de compétences sociales. Malheureusement, les toxicomanes que nous avons chez nous au Canada et que des organisations comme la nôtre sont appelées à traiter sont des personnes qui ont subi de graves préjudices, qui n'ont pas eu l'encadrement parental dont elles auraient eu besoin, qui n'ont pas pu participer à la vie de la collectivité et qui n'ont pas bénéficié des appuis éducatifs qui nous ont permis à la plupart d'entre nous de traverser l'adolescence et de nous faire une vie convenable.
M. Paul Szabo: Voilà qui répond à la deuxième question, puisqu'il s'agit vraiment là de l'origine fondamentale de certains des problèmes qui se posent dans certains cas.
La question suivante sera ma dernière. Il est important pour moi, et j'espère que c'est tout aussi important pour les autres membres du comité, d'essayer de me colleter avec toute cette question. Vous en avez parlé brièvement. N'allons pas mettre les gens en prison pour des crimes qu'ils ont commis en raison de leur toxicomanie. C'est là quelque chose qui me cause certaines difficultés, je le reconnais.
Quand quelqu'un commet un délit qu'il n'aurait pas commis s'il n'avait pas été toxicomane, il faut expliquer au public pourquoi il ne devrait pas être puni pour ce délit de la même façon que quelqu'un d'autre qui aurait commis le même délit. Ne nous retrouverions-nous pas ainsi dans une situation sans issue du fait que le simple fait de se déclarer toxicomane serait un moyen d'éviter d'être puni pour avoir commis un crime?
M. Vamos: Pas plus que l'alcoolisme. L'alcoolisme n'est pas vraiment considéré comme une circonstance atténuante dans le cas d'un crime grave.
Je pense que les crimes sont différents les uns des autres. Je n'aime pas beaucoup l'idée de comparaître devant un comité du gouvernement canadien et de parler des États-Unis, mais cela nous met peut-être dans une position relativement avantageuse.
Aux États-Unis, dans des États comme celui de New York, les prisons sont pleines de jeunes toxicomanes qui sont incarcérés parce qu'ils vendaient de la drogue pour nourrir leur accoutumance. Cela devient en quelque sorte un cercle vicieux. Je n'ai encore rencontré personne qui puisse me regarder droit dans les yeux et me dire qu'il a frappé quelqu'un avec un pistolet parce qu'il consommait de la drogue. C'est quelque chose que je n'accepterais pas.
Il y a des gens qui sont criminels d'abord et toxicomanes en plus. Ce sont des gens compliqués qu'il faut probablement incarcérer pendant un certain temps, car ils sont d'abord criminels et ils doivent probablement être soignés dans le système de justice pénale.
Il y a d'autres personnes qui commettent non pas des crimes contre la personne, mais des crimes contre la propriété ou des crimes sans victimes. On leur rendrait un meilleur service en les dirigeant vers le traitement.
M. Paul Szabo: J'ai une dernière question à poser au sujet de Portage. Combien de temps un client ordinaire passe-t-il vraiment dans le programme, par opposition à ceux qui obtiennent des soins ambulatoires?
M. Vamos: Je dois vous dire que notre client type a 25 ans environ, dont neuf années de toxicomanie grave, et il a des antécédents en matière psychiatrique et criminelle. Il obtient en moyenne six mois de traitement en établissement, jusqu'à deux années supplémentaires de suivi post-traitement, un appui ambulatoire par la suite, etc.
Si l'on tient compte du degré de dégénérescence et de la durée de la guérison, ce n'est pas vraiment si long.
M. Paul Szabo: Félicitations. Merci beaucoup.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci beaucoup, monsieur Szabo.
J'ai une ou deux questions finales à poser.
Tout d'abord, je dois dire qu'il est très important de vous recevoir ici, car vous travaillez en première ligne et voyez vraiment le problème de façon quotidienne.
Ma question est la suivante. Si l'on demande aux gens de participer à votre programme de façon facultative, est-ce suffisant? Vous avez dit tout à l'heure qu'il est difficile d'aider des gens qui ne veulent pas être aidés. Que se passerait-il si ces gens-là étaient motivés d'une certaine manière? Mettons que nous reconnaissions que telle est la cause du problème. Ne serait-il pas préférable d'avoir en quelque sorte un moyen de pousser les gens dans ces programmes de traitement? L'imposition de tels programmes ferait l'objet d'un tout autre débat, mais j'aimerais savoir si vous pensez qu'ils devraient être obligatoires. Dans quelle mesure pouvons-nous obliger les gens à suivre des programmes de traitement comme le vôtre? Quels incitatifs pourrions-nous leur donner?
M. Vamos: Sans prétendre qu'il s'agit d'une panacée, le projet de loi C-41 est un début de solution. Nous sommes fiers de dire que l'on a d'abord tenté l'expérience au Québec, et nous croyons qu'elle a été ensuite reprise dans le reste du pays.
Depuis 1977, nous avons pu détourner des gens du système de justice pénale en leur prescrivant le traitement avec la collaboration et l'appui du juge. Ainsi, une personne accusée d'un crime se retrouvait devant un juge. Celui-ci, de concert avec les avocats de la Couronne et de la défense, permettait à la personne de suivre le traitement avant sa condamnation. Si l'intéressé réussissait à se réadapter entre sa première comparution et le moment de la sentence, on le condamnait avec sursis.
Il s'en est suivi un certain nombre de choses. Premièrement, le contrevenant est resté plus longtemps à l'ombre que s'il avait été incarcéré. Deuxièmement, à la fin du traitement, on lui donnait généralement une peine de trois ans avec sursis, ce qui fait que la société avait une autre garantie de trois ans sur le comportement de l'individu. En cas de récidive, on pouvait le ramener dans le système et, au besoin, l'incarcérer à cause de l'épée de Damoclès que représente la condamnation avec sursis.
Une fois de plus, le projet de loi C-41 permet à l'agent de police, au procureur de la Couronne et enfin au juge de prendre légalement ce genre de décision. Jusqu'ici, il s'agissait cependant d'un arrangement informel qui pouvait être contesté. Heureusement, il ne l'a jamais été.
Nous espérons bien que, si le traitement existe, les tribunaux utiliseront la sanction et inciteront le système de justice pénale à diriger vers le traitement les personnes qui ne sont pas d'emblée pleinement motivées.
La liberté de choisir est relative. Si vous êtes devant un juge qui vous demande de choisir entre le traitement et le pénitencier pendant quelques années, vous êtes libre de votre choix. Cependant, la portée de cette liberté pourrait faire l'objet d'un débat dans un cours de philosophie, mais vous avez le choix. Je dois vous dire que cette démarche a été efficace. Nous avons traité des centaines de cas semblables, où des contrevenants ont retrouvé le droit chemin et ne sont plus retournés en prison. Nous estimons donc que ce projet de loi est très encourageant.
Nous craignons cependant que le gouvernement n'ait adopté une loi qui permet maintenant de détourner des contrevenants du système de justice pénale en utilisant ce système comme motivation pour suivre un traitement alors que les ressources nécessaires n'existent pas dans tout le pays. La collectivité est-elle prête à accepter ces individus? A-t-elle été assez mobilisée pour fournir les ressources permettant d'offrir une solution de rechange à l'incarcération? Je présume que vous allez examiner certaines de ces questions dans vos délibérations.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci beaucoup pour votre excellent témoignage. Nous avons deux autres témoins qui arrivent, mais nous allons essayer d'obtenir votre mémoire afin de le distribuer.
M. Vamos: Merci.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Le témoin suivant est Mme Catherine Hankins, épidémiologiste en santé publique. Mme Hankins est également présidente du groupe de travail national pour la lutte contre le VIH et l'utilisation de drogues injectables.
Bienvenue, Catherine. Veuillez nous présenter votre exposé.
Mme Catherine A. Hankins (épidémiologiste en santé publique, Régie régionale de la santé et des services sociaux): Merci.
[Français]
Si vous me le permettez, je vais faire ma présentation en anglais, mais je pourrai répondre aux questions en français par la suite.
[Traduction]
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci beaucoup.
Soit dit en passant, il y a un texte que tout le monde devrait avoir. Si vous ne l'avez pas, veuillez nous le dire, et nous allons vous en donner un exemplaire.
Désolé de vous avoir interrompue. Continuez.
Mme Hankins: Je suis ici aujourd'hui pour vous parler en tant que présidente du groupe de travail national pour la lutte contre le VIH et l'utilisation de drogues injectables. Ce groupe de travail est appuyé par Santé Canada dans le cadre d'un accord de contribution avec le Centre canadien de lutte contre l'alcoolisme et les toxicomanies, travaillant en collaboration avec l'Association canadienne de santé publique. Le groupe de travail compte des représentants de la Société canadienne du sida, de l'Association du Barreau canadien, de l'Association canadienne des chefs de police, des chercheurs, des professionnels de la santé publique, d'anciens utilisateurs de drogues injectables, des gouvernements provinciaux et des peuples autochtones.
Vous avez reçu un exemplaire de notre ébauche intitulée «Le VIH/SIDA et la consommation de drogues par injection: plan d'action national», qui a été distribué à plus de 80 correspondants. Après avoir discuté des nombreuses réponses lors d'une réunion du groupe de travail ici à Ottawa la semaine dernière, nous sommes en train de modifier le document en tenant compte des changements proposés.
Pendant les quelques minutes qui me sont imparties, je voudrais surtout me concentrer sur l'urgence de la situation et sur certaines recommandations précises que formulera le groupe de travail. Commençons par l'urgence.
Bien que les utilisateurs de drogues injectables ne représentent que 8,2 p. 100 de tous les cas de sida rapportés à ce jour, la proportion de cas de sida attribuée à l'utilisation de drogues injectables a augmenté avec le temps. Chez les femmes en particulier, cette augmentation a été dramatique, passant de 6 p. 100 avant 1989 à 15 p. 100 entre 1989 et 1992, et maintenant à 24 p. 100 de 1993 à 1996.
Des données plus récentes provenant des programmes de dépistage du VIH sont préoccupantes. En Colombie-Britannique, par exemple, les consommateurs de drogues injectables représentaient 38 p. 100 des nouveaux cas de séropositivité en 1995, contre 9 p. 100 seulement avant 1995.
Quant à la prévalence du VIH, qui nous donne un aperçu de la proportion d'utilisateurs de drogues injectables qui sont actuellement infectés, elle a atteint 20 p. 100 à Montréal et maintenant plus de 25 p. 100 à Vancouver. Le taux d'infection augmente rapidement. À Montréal déjà, il est de cinq par 100 années-personnes. À Vancouver, une étude ayant porté sur plus de 500 personnes a révélé un taux de 19 par 100 années-personnes. Cela signifie que sur 100 personnes non infectées le 1er janvier 1997, qui continuent à s'injecter à Vancouver, 19 seront infectées par le VIH d'ici à la fin de l'année. C'est le taux le plus élevé aujourd'hui en Amérique du Nord.
Pourquoi ce phénomène? Pourquoi l'épidémie d'UDI continue-t-elle à évoluer, et pourquoi évolue-t-elle si rapidement, et particulièrement à Vancouver? Une hypothèse importante concerne les changements du profil de la consommation de drogues, car la cocaïne est apparue sur le marché de Vancouver il y a à peu près deux ans. Même s'il y avait auparavant des séropositifs parmi les utilisateurs de drogues injectables à Vancouver, avec un taux d'infection d'environ une personne sur vingt-cinq, l'explosion de l'épidémie du VIH coïncide avec l'arrivée de la cocaïne, qui a fait grimper le taux d'infection à une personne sur quatre maintenant parmi les utilisateurs de drogues injectables.
Cette situation est préoccupante, mais pas seulement à Vancouver. Dans toutes les régions du pays, des Territoires du Nord-Ouest à Edmonton et à Winnipeg, par exemple, on rapporte que la consommation de cocaïne augmente. Comme nous l'avons indiqué dans notre rapport, l'augmentation du taux d'injection de la cocaïne, qui peut atteindre 20 fois par jour en période d'excès, accroît le risque de contracter le VIH. Au début, les cocaïnomanes reconnaissent peut-être leur seringue, mais ils perdent rapidement cette capacité de discernement.
Pourquoi devrions-nous nous en soucier? On estime que sur les 50 000 utilisateurs de drogues injectables au Canada, jusqu'à 2 000 sont infectés chaque année, en plus des 6 000 environ qui le sont déjà. Les coûts directs et indirects liés à ces infections par le VIH sont calculés actuellement, mais ils justifieront sans aucun doute une augmentation considérable des investissements nécessaires pour maîtriser cette épidémie.
Deuxièmement, les gens qui s'injectent des drogues ne continuent pas à le faire toute leur vie. En tant que société, nous voulons qu'ils mènent une longue vie productive à partir du moment où ils cessent de s'injecter les drogues.
Troisièmement, les utilisateurs de drogues injectables ne vivent pas dans le vide. Combien d'entre nous peuvent dire honnêtement qu'ils n'ont jamais entendu parler d'un parent, d'un ami, d'un voisin, d'une connaissance ou d'un collègue qui s'est injecté des drogues? Peut-être s'agit-il d'un fils ou d'une fille, d'une nièce ou d'un neveu. Ce sont des membres de notre communauté. Pendant et après leur toxicomanie, ils nouent des relations intimes et ont des enfants.
À cet égard, l'analogie suivante du Dr Martin Schechter est éloquente. Les charbons ardents de l'épidémie de Vancouver se sont maintenant enflammés, et le feu commence à se propager. Même si les épidémiologistes conviennent que l'épidémie ne va pas se répandre comme une traînée de poudre et avec la même intensité chez les hétérosexuels, elle touchera de nombreuses vies, infectant et affectant bon nombre de personnes qui n'ont jamais utilisé de drogues.
Cette situation urgente est absolument critique pour les Autochtones. En effet, ces derniers représentent jusqu'à un tiers des utilisateurs de drogues injectables à Vancouver, et dans une étude récente on a démontré qu'ils sont plus susceptibles de contracter le VIH que les non-Autochtones.
Bien des Autochtones font constamment la navette entre les villes et les réserves. Plusieurs facteurs risquent d'entraîner une importante épidémie chez les hétérosexuels dans cette population, notamment la forte prévalence des maladies sexuellement transmissibles dans certains groupes autochtones. Comme vous le savez peut-être déjà, le VIH s'attrape et se transmet beaucoup plus facilement en présence d'une maladie sexuellement transmissible.
Les Autochtones représentent 14 p. 100 des détenus dans les prisons fédérales et jusqu'à 40 p. 100 des détenus dans certaines provinces, et, comme nous le savons maintenant, la prison est assurément un facteur de risque en ce qui concerne l'infection par le VIH.
Enfin, la clinique de santé autochtone de Vancouver, qui traitait auparavant moins de 10 patients séropositifs, s'occupe maintenant de plus de 400 Autochtones infectés par le VIH. La situation est critique, et il est déjà tard.
Que faut-il faire?
Le plan d'action national a été fondé sur le principe philosophique de réduction des dommages et de santé publique. Parmi les principes directeurs, citons le renforcement de la capacité de réaction de la collectivité, la collaboration avec des partenaires issus de divers milieux et la participation des personnes touchées à l'élaboration des politiques et des programmes. L'ensemble des recommandations visent à réduire la marginalisation et la stigmatisation des utilisateurs de drogues injectables, surtout de ceux qui vivent avec le VIH et le sida. L'épidémie de VIH ne sera vaincue que si nous nous attaquons à ces problèmes.
Permettez-moi de vous donner un aperçu des recommandations précises que vous pourrez voir dans le document final.
Actuellement, en ce qui concerne l'accès au méthadone, il existe 3 600 centres de traitement, un chiffre atrocement insuffisant si l'on compare notre situation à celle des autres pays industrialisés, y compris les États-Unis. Nous recommandons que l'on double le nombre de centres dans les18 prochains mois.
De plus, afin de financer les programmes recommandés dans le projet de loi C-41 pour éviter de mettre les utilisateurs de drogues injectables en prison - lieu de transmission du VIH - et les encourager à se faire soigner, il faudrait imposer une surtaxe de 25 p. 100 sur les amendes infligées aux trafiquants de drogues. Nous recommandons aussi que 50 p. 100 de tous les biens saisis dans le cadre des infractions relatives aux drogues soient consacrés au traitement et à la prévention de la toxicomanie, et servent notamment à financer la stratégie nationale de lutte contre le sida et la stratégie nationale de lutte anti-drogue, dont le financement arrive à échéance, comme vous le savez.
En ce qui concerne la réforme du droit en matière de lutte anti-drogue au Canada, le groupe de travail reconnaît que les lois actuelles contribuent à la propagation du VIH, car le coût des drogues actuellement illicites et la peur de se faire attraper poussent les gens à consommer de la drogue en se l'injectant au lieu de la fumer, de l'inhaler ou de l'ingérer pour éviter de contracter le VIH, l'hépatite B ou l'hépatite C.
Le groupe de travail recommande que la possession de drogues actuellement illicites pour la consommation personnelle ne soit pas passible de poursuites. Nous recommandons que la possession pour usage personnel soit décriminalisée.
Nous recommandons que la quantité de drogue susceptible d'être considérée comme pièce à conviction dans les affaires de trafic soit fixée pour chaque drogue à l'échelle nationale et que les règlements et lignes directrices qui en découlent aient une application nationale. Le groupe de travail recommande que l'on prévoie des exemptions précises dans la loi afin que des médecins dûment formés et autorisés puissent prescrire des narcotiques et assurer la surveillance médicale de chaque cas.
Enfin, pour conclure, la version finale du plan d'action national mettra l'accent sur la création d'un partenariat allant du niveau communautaire au niveau national pour faire face à la véritable crise de la santé publique concernant le VIH et l'utilisation de drogues injectables dans notre pays.
Je vous remercie.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci beaucoup, madame Hankins. Pourriez-vous nous expliquer ce que vous entendez par 19 par 100 années-personnes?
Mme Hankins: Je veux dire que si vous commencez l'année avec 100 personnes qui ne sont pas infectées par le VIH et si vous les suivez pendant toute l'année, vous constaterez à la fin de l'année que 19 d'entre elles sont infectées.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Vous parlez des toxicomanes.
Mme Hankins: C'est un moyen de déterminer l'exposition au fil du temps par opposition à la prévalence, que j'ai décrite comme un aperçu. C'est comme si on prenait une photo des personnes qui sont infectées maintenant, alors que ce que nous appelons incidence, ou années-personnes, concerne la période d'observation du nombre de personnes qui deviennent infectées, c'est-à-dire le nombre de nouveaux cas.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): En ce qui concerne la Colombie-Britannique, vous avez dit qu'il y a eu une augmentation de 38 p. 100 des cas d'infection par le VIH. Sur quelle période cela s'est-il produit?
Mme Hankins: Non. Je dis que d'après tous les tests de dépistage du VIH effectués en Colombie-Britannique en 1995 - il s'agit des tests facultatifs réalisés au laboratoire provincial en Colombie-Britannique - 38 p. 100 des cas de séropositivité se retrouvaient chez les utilisateurs de drogues injectables, alors qu'il y en avait seulement 9 p. 100 avant 1995.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Très bien.
Monsieur de Savoye, avez-vous des questions à poser au témoin?
[Français]
M. Pierre de Savoye: Madame Hankins, vous nous dites qu'on a un sérieux problème d'épidémie. Vous nous dites également que le vecteur de cette épidémie est de plus en plus l'utilisation de seringues. Bien sûr, à partir du moment où vous avez identifié ce problème et le vecteur, vous nous recommandez des pistes de solutions. Vous nous recommandez entre autres de faire en sorte que la possession simple de drogue ne soit plus considérée comme un crime.
Pourriez-vous nous indiquer si des expériences semblables ont été faites dans d'autres pays et, dans l'affirmative, avec quelles conséquences?
Mme Hankins: Je vais vous dire tout de suite que cette expérience se fait déjà dans notre pays. À Vancouver, depuis au moins un an, rien ne se fait dans les cas de possession simple. La raison de cela, selon ce que je comprends de la police de Vancouver, est que le judiciaire ne procède pas. Il y a trop de cas devant les cours et ils trouvent qu'il est impossible de procéder. Donc, depuis au moins un an, les policiers confisquent la drogue et laissent partir la personne.
M. Pierre de Savoye: Sans poursuite judiciaire, sans dossier, sans quoi que ce soit?
Mme Hankins: C'est cela. Donc, nous recommandons qu'on fasse la même chose partout au pays pour ne pas attirer beaucoup de toxicomanes à Vancouver, où l'épidémie est vraiment en train d'éclater. On doit d'abord définir ce qu'on fait partout au pays. Est-ce qu'on va donner une subvention? Est-ce qu'on va faire comme à Vancouver et laisser partir le coupable? Comment allons-nous procéder?
Deuxièmement, c'est quoi, la possession simple? Quelle quantité de drogue, pour chacune des drogues, va constituer une possession simple? C'est pour cela qu'il faut avoir une bonne définition pour chaque drogue.
À Vancouver, selon ce que je comprends, c'est 90 decks. Personnellement, je ne sais pas ce qu'est un deck, mais j'imagine que c'est assez pour qu'une personne fasse un hit. C'est fait arbitrairement à Vancouver. Donc, nous recommandons que ce soit standardisé par réglementation dans tout le pays.
M. Pierre de Savoye: Madame Hankins, je comprends ce que vous dites, mais il y a comme une contradiction et j'aimerais que vous la clarifiiez. Vous nous dites qu'à Vancouver, on a une situation épidémique sérieuse et en même temps, vous nous dites qu'à Vancouver, on ne poursuit plus les individus pour possession simple de drogue. Vous nous dites aussi que cette absence de poursuites devrait amener une réduction. Observe-t-on une réduction à Vancouver?
Mme Hankins: La raison pour laquelle ils sont en train de faire cela à Vancouver - j'ai oublié de la mentionner - est que la police veut vraiment mettre l'accent sur les grands distributeurs de drogues. Je ne pense pas qu'on fasse le lien entre le fait qu'ils ne font pas de poursuites et le fait que le VIH se transmet, parce que la police ne cherche pas à arrêter les petits et à les faire condamner à deux mois de prison.
L'autre aspect de votre question avait trait à ce qui s'est passé avec la décriminalisation dans d'autres pays. Il n'y a pas beaucoup d'exemples. On a l'exemple de la Hollande, qui a décriminalisé. Enfin, elle n'a pas décriminalisé, mais elle a changé l'application de sa loi pour ne pas entamer de procédures contre les gens qui sont en possession de marijuana. Aux États-Unis, 11 États ont décidé de faire la même chose.
Je ne connais pas de pays où l'héroïne est vraiment décriminalisée. Il y a des pays où on a des programmes d'accès médical, par exemple en Angleterre et en Suisse. Justement, à Berne, en Suisse, la population a voté, par le biais d'un référendum, en faveur d'un projet-pilote d'administration d'héroïne par des médecins à des toxicomanes. Donc, il y a des expériences, mais on ne parle pas vraiment de décriminalisation. Les gens parlent plutôt de changements dans l'application de la loi.
La raison de cela est que beaucoup de pays se sentent très contraints par les traités internationaux qu'ils ont signés, par la pression des États-Unis et des Nations unies. Donc, il faut trouver des façons de contourner cela dans l'immédiat, avec un changement dans l'application de la loi et, éventuellement, avec une décriminalisation par pays.
M. Pierre de Savoye: Vous nous parlez d'une réduction des méfaits, n'est-ce pas?
Mme Hankins: C'est cela, exactement.
M. Pierre de Savoye: Je crois que l'Australie a un programme de réduction des méfaits qui lui a permis d'abaisser de façon significative son taux d'infection au VIH. Êtes-vous au courant de ce qui s'est passé en Australie?
Mme Hankins: Oui. Ils ont commencé tôt, ils ont frappé fort et ils ont inondé le marché avec des aiguilles et des seringues. Je ne peux vous dire quelle proportion de places de traitement ils ont par rapport à nous, mais ils en ont beaucoup plus que nous. Ils envisagent maintenant la mise sur pied d'un projet-pilote pour l'héroïne, mais cela n'a pas encore débuté.
M. Pierre de Savoye: Donc, vous êtes en train de nous dire que, si on veut vraiment enrayer l'épidémie, ce n'est pas juste une question de décriminaliser la simple possession; il faut aussi penser à fournir des aiguilles, à établir des programmes de réduction des méfaits et, finalement, à assurer des traitements aux personnes qui en ont besoin.
Mme Hankins: C'est cela. C'est une stratégie multifacettes, y compris la prévention de l'initiation à la drogue.
M. Pierre de Savoye: Je vous remercie.
[Traduction]
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci beaucoup.
En ce qui concerne la décriminalisation, certains témoins qui ont comparu devant le comité ont dit que ce serait une mauvaise idée, car cela fera augmenter le nombre de toxicomanes parce que les sanctions ne seront plus les mêmes. Pourriez-vous nous dire quelles seraient les conséquences à long terme si nous décriminalisions la simple possession de certaines drogues ou de toutes les drogues? Quels en seraient les effets à long terme?
Mme Hankins: Je pense que la plupart des gens soutiennent que nous devons examiner l'ensemble des drogues, c'est-à-dire celles qui sont actuellement illicites et celles qui sont actuellement licites, afin d'évaluer les dommages sociaux qu'elles entraînent, d'évaluer les conséquences possibles si certaines drogues deviennent illégales, et si certaines deviennent légales, ce qui permettra de prendre des décisions plus éclairées sur la conduite à tenir.
Compte tenu de la situation actuelle, je pense que Eugene Oscapella a calculé qu'un Canadien adulte sur 50 a un casier judiciaire relatif aux drogues. Je ne pense pas qu'il existe un autre pays dans le monde où le pourcentage est aussi élevé. Beaucoup de ces casiers judiciaires concernent la possession de marijuana, mais n'importe qui... Je suis médecin. N'importe quel médecin qui comparerait les dommages causés par l'alcool à ceux causés par la marijuana conclurait immédiatement que l'un devrait être illégal et l'autre légal.
Je pense que nous devrions envisager d'adopter des règlements et des lois qui contrôlent le comportement antisocial lié à la consommation de drogue. Toutes les questions entourant la conduite automobile, la manipulation de machines lourdes avec facultés affaiblies, la promotion des drogues, de l'alcool ou de la cigarette chez les adolescents, le fait de leur donner gratuitement ces produits afin qu'ils commencent à en consommer, ce sont là autant de choses que nous devrions réglementer, mais je pense que nous sommes en train de dire que si nous la décriminalisons, tout le monde va commencer à consommer de l'héroïne trois fois par jour. Ce n'est tout simplement pas vrai; cela ne se produira pas.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Vous estimez donc, de même que le groupe de travail, qu'à long terme il n'y aura pas d'augmentation réelle de la consommation de marijuana, par exemple, si nous la décriminalisons.
Mme Hankins: Je ne sais pas si la consommation de marijuana augmenterait. La qualité du produit pourrait s'améliorer selon la portée de la réglementation que vous voulez imposer.
Si j'ai bien compris, la décriminalisation d'une activité consiste à la retirer du Code criminel afin de la réglementer. Ainsi, l'on pourrait réglementer par exemple la culture et la vente de la marijuana. Vous pourriez rendre le système de distribution plus ouvert qu'il ne l'est actuellement, car les gens craignent que si la personne qui vend de la marijuana vend également d'autres produits, elle ne puisse vous suggérer d'essayer un peu de cocaïne ou d'autre chose. La marijuana est une drogue que nous pourrions traiter assez différemment par rapport aux autres drogues.
Quant à l'héroïne et à la cocaïne, je vous propose de créer un système de traitement pour les toxicomanes qui en consomment, afin qu'ils puissent être suivis étroitement par des médecins.
Je pense que votre groupe a actuellement l'avantage de pouvoir examiner toutes les drogues de façon globale.
Nous venons d'adopter une excellente loi sur la publicité de la cigarette; nous aurions probablement dû le faire depuis très longtemps. La plupart des gens à qui j'ai parlé l'appuient fermement, même si je vis à Montréal, où l'on craint pour le financement de certaines activités montréalaises.
Je pense que l'étape suivante consistera à se pencher de façon plus attentive sur le cas de l'alcool. Nous investissons énormément dans le traitement de l'alcoolisme, mais la société continue de tolérer l'alcool, comme l'a dit le témoin précédent. Je pense que certains préféreraient consommer de la marijuana au lieu de l'alcool, et ils ne le font pas tout simplement parce que la marijuana est illégale.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci beaucoup.
M. Joseph Volpe (Eglinton - Lawrence, Lib.): Je voudrais que nous continuions un peu dans la même veine. Comme vous le savez probablement, notre comité, à l'instar de certains autres, s'interroge sur les conséquences de la décriminalisation. Je suppose que vous venez d'exprimer votre conviction que la consommation de ces drogues n'augmentera pas si on les décriminalise.
L'un des arguments que nous avons entendus dans le récent débat sur le tabac semble vous contredire complètement, et je ne le dis pas pour vous dénigrer. Si je l'ai entendu une fois dans ce comité, je dois l'avoir entendu au moins une dizaine de fois: c'est un produit légal; pourquoi essayez-vous donc de le réglementer?
Ne semblez-vous pas voir le même genre de contre-argument et peut-être l'impression croissante que s'il s'agit d'un produit légal, je vais effectivement l'utiliser, je vais inciter le gouvernement à diminuer la réglementation, je vais demander que l'on parle davantage de son accessibilité, et je vais légitimer son acceptation dans la collectivité en l'associant, par exemple, aux événements culturels, comme dans le cas du tabac?
Mme Hankins: Je pense qu'il faudrait prendre cet argument à l'envers. Les tenants de cette position essaient évidemment d'invoquer le fait qu'il s'agit d'une drogue légale pour en conclure qu'il ne faudrait pas y toucher. Je pense que décriminaliser ne signifie pas légaliser. Notre intention n'est pas de légaliser la marijuana ou l'héroïne. Il s'agit de légiférer pour dire que ce sont des produits légaux. Il s'agit de décriminaliser pour ensuite réglementer. Il n'y a aucun mal à procéder de cette façon.
M. Joseph Volpe: Ne voyez-vous pas que, chaque fois que l'on réglemente, on empiète sur la liberté de mouvement de ces produits et de leurs fournisseurs dans la communauté?
Mme Hankins: En effet, mais nous le faisons avec beaucoup de choses. Je suis une professionnelle de la santé publique, et nous avons des tonnes de règlements dans toutes sortes de domaines: la nourriture, l'eau... des tas de choses. Je suppose que l'industrie alimentaire pourrait soutenir...
M. Joseph Volpe: Et les médicaments.
Mme Hankins: ...les médicaments - la réglementation va un peu trop loin. C'est un souci constant.
M. Joseph Volpe: Laissons un peu de côté l'aspect philosophique de la question. Je voulais attirer votre attention sur une situation très réelle qui s'est produite au cours des dernières semaines et dont le point culminant a été le dépôt d'une loi à la Chambre des communes la semaine dernière. Au coeur du débat, il y avait le bien-fondé ou l'opportunité des lois ou des règlements. Je me demande si les membres des comités qui ont entendu l'argument selon lequel le relâchement des règles entraînerait une augmentation considérable... Je pense que vous avez parlé à peu près en ces termes. À cause du débat que nous avons eu au cours des dernières semaines, nous devrions peut-être accorder un peu plus de poids à ce genre de préoccupation.
Mme Hankins: C'est également ce que je pense. Le problème c'est que la recherche n'a pas encore mis à notre disposition suffisamment de procédés de remplacement pour l'absorption de la nicotine. Le problème, c'est un problème d'accoutumance à la nicotine. La façon dont ils consomment cette drogue - et c'est de toute évidence une drogue - est nocive pour leur santé, et pour la santé de ceux qui les entourent. Je pense que, pour la nicotine, nous devrions investir beaucoup plus dans la mise au point de ces procédés de rechange. Il y en a - il y a la pastille adhésive, il y a la gomme à mâcher, etc. - mais il y a encore beaucoup à faire là-dessus, tout simplement parce que la plupart des fumeurs ont simplement besoin de la nicotine, sans vouloir véritablement fumer.
Je ne sais pas si je réponds à votre question, mais effectivement nous avons besoin de réfléchir sur la façon - non seulement dans le cas du tabac, mais de toutes les drogues - de réduire l'aspect nocif pour les consommateurs. Que ces drogues soient légales ou illégales, il y aura toujours des gens pour en consommer, et je trouve que nous ne leur donnons pas suffisamment de possibilités d'en réduire la nocivité, s'ils décident de consommer.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Monsieur de Savoye.
[Français]
M. Pierre de Savoye: Madame Hankins, que pensez-vous des conditions en prison? Selon l'information que j'ai, et vous pourrez me la confirmer, du côté des femmes dans les prisons canadiennes, on a un taux d'infection à l'hépatite C qui frise 40 p. 100. Pourriez-vous d'abord me confirmer que ce chiffre est exact? S'il ne l'est pas, quel est le chiffre exact? Vous-même, que pensez-vous de la situation? Que pourrait-on faire pour améliorer les choses?
Mme Hankins: Tant qu'on aura une politique d'incarcération des gens qui s'injectent de la drogue, les taux d'infection à l'hépatite C et à l'hépatite B refléteront cette politique.
J'ai fait une étude de quatre ans à Montréal, dans la prison des femmes, et j'ai constaté que 8 p. 100 des femmes étaient infectées par le VIH et que 15 p. 100 des toxicomanes étaient infectées par le VIH. Les facteurs de risque étaient carrément le partage de seringues souillées et les relations sexuelles non protégées.
Donc, le chiffre de 40 p. 100 que vous citez en ce qui a trait à l'hépatite C me semble plausible. À Vancouver, dans la coop que j'ai mentionnée, il y a un taux effarant d'infection au VIH et 85 p. 100 des gens sont déjà infectés par l'hépatite C. Au Québec, à Montréal, entre 60 et 80 p. 100 sont déjà infectés par l'hépatite C.
M. Pierre de Savoye: Si je vous comprends bien, vous nous avez dit deux choses qui sont fondamentalement différentes. Premièrement, nous avons un taux élevé d'infection parce qu'on incarcère des toxicomanes. Donc, ces gens sont déjà infectés en arrivant.
Mme Hankins: C'est cela. Cela reflète ce qui se passe dans la communauté.
M. Pierre de Savoye: Deuxièmement, vous nous dites que cela se propage parce que dans le milieu carcéral, on utilise des aiguilles souillées et il y a des relations sexuelles non protégées.
Donc, en réalité, on a deux niveaux de problèmes qui se multiplient l'un l'autre. Iriez-vous jusqu'à dire qu'on devrait cesser d'incarcérer des toxicomanes? Le témoin précédent nous laissait entendre que le traitement serait préférable. Deuxièmement, si on doit les incarcérer tout de même, ne devrait-on pas au moins mettre en oeuvre des mesures de santé minimales, comme un plan d'aiguilles propres et des moyens d'avoir des relations protégées? Est-ce cela que vous nous suggérez?
Mme Hankins: On est en train de créer des piqueries à l'intérieur des institutions correctionnelles. Lorsque la drogue arrive par la porte, quelqu'un trouve une seringue quelque part, mais cette seringue doit servir à une vingtaine de personnes.
Donc, étant donné le taux de d'infection qui existe déjà, quand les gens se partagent ces seringues, la transmission se fait évidemment en milieu carcéral.
Personnellement, je crois qu'il faudrait d'abord regarder ce qu'on fait quand on incarcère les gens. À quoi cela sert-il? Peut-on renforcer par le projet de loi C-41 les diversions, les ordonnances de sursis, etc.? Peut-on envisager cela comme un problème de santé publique plutôt que comme un problème criminel?
Ne pourrait-on pas réduire la criminalité en inscrivant les gens qui ont d'importants problèmes d'abus de drogue auprès d'un médecin qui les suivrait de très près et leur fournirait de la drogue?
Il faudrait instituer un tel projet-pilote quelque part au Canada. Il faut au moins essayer cela, parce que je trouve que ce qu'on fait en milieu carcéral est non éthique. Comme je l'ai déjà souligné, une bonne proportion de ces gens-là sont des autochtones.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci, monsieur de Savoye.
[Traduction]
J'aimerais juste poser une question avant que M. Szabo n'ait la parole.
Une de vos recommandations est l'enregistrement de certains des toxicomanes, pour que les médecins puissent faire leur travail convenablement, et savoir s'il s'agit de consommateurs d'héroïne ou de cocaïne. Est-ce qu'il y a en ce moment au Canada des projets pilotes de ce type? C'est-à-dire des programmes où l'on essaye d'amener les toxicomanes à se faire enregistrer, pour qu'ils puissent être suivis par des médecins?
Mme Hankins: Pas pour le moment, non. Il y a en ce moment dans trois villes un essai clinique qui recruterait des personnes auxquelles on administrerait de la méthadone, de la LAAM - c'est-à-dire un produit de substitution à action prolongée, pour l'héroïne - ou d'autres traitements, mais pour le moment c'est à l'étape de la proposition.
Comme vous le savez, à Liverpool, en Angleterre, certains médecins prescrivent de l'héroïne qui se fume. Les toxicomanes qui se piquaient fument maintenant de l'héroïne sous la surveillance du médecin. D'après ce que j'ai lu, on a vu certaines familles qui étaient complètement dysfonctionnelles se remettre à fonctionner. C'est-à-dire qu'elles fonctionnent à nouveau comme familles, grâce à ce traitement.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Je pense qu'au bout du compte il s'agit de réduire la consommation de la drogue, suivant un programme de réduction graduelle, pour qu'ils puissent ensuite se passer complètement d'héroïne.
Mme Hankins: Comme avec n'importe quel programme de méthadone au Canada, il est bien évident que pour certains il faudra un suivi à long terme. Il y en a qui voudraient suivre une cure de désintoxication à la méthadone, pour pouvoir arrêter tout de suite. Il y en a d'autres qui suivront plutôt une thérapie à court terme, peut-être six ou neuf mois. Et enfin il y a ceux qui préfèrent la thérapie de longue durée.
Si vous êtes obligé d'aller à la pharmacie tous les jours pour passer prendre votre méthadone, vous pouvez à un moment donné vouloir vous en passer complètement. D'autant plus que si vous voulez aller passer une fin de semaine aux États-Unis, on pourrait vous arrêter à la frontière en vous demandant ce que vous avez, et ce genre de chose compte. La plupart des personnes traitées finissent par arrêter la méthadone, mais il y en a qui restent accrochés 15, 16, 17 ans. Moi je fais partie du conseil d'administration du CRAN, qui est l'organisme de traitement à la méthadone de Montréal, et nous avons des gens que nous suivons depuis 15 ans.
Avec maintenant le transfert des responsabilités en matière de méthadone du palier fédéral aux provinces, nous sommes heureux du travail fait par les provinces qui utilisent ces programmes d'administration de la méthadone de façon active pour évaluer les toxicomanes, les stabiliser, et les réintégrer dans la vie normale, où ils peuvent ensuite être suivis par des médecins de famille qui ont été formés pour administrer la méthadone. Nous espérons également que notre recommandation concernant l'augmentation du nombre de places prévues pour ces traitements est effectivement réaliste.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci.
Monsieur Szabo.
M. Paul Szabo: Très rapidement, aux pages 3 et 4 de votre mémoire, au chapitre intitulé «L'urgence de la situation», il y a des chiffres impressionnants, mais si l'on regarde de plus près, on a le sentiment que vous donnez une image tendant à... Je suis sûr que vous voulez présenter les choses de façon dramatique.
Mme Hankins: C'est dramatique, je le confirme.
M. Paul Szabo: C'est dramatique, mais c'est un peu exagéré, et je vais vous dire pourquoi.
Santé Canada a comparu devant le sous-comité sur le VIH/SIDA, et d'après Santé Canada les dernières informations disponibles, c'est-à-dire jusqu'à la fin de 1994, d'après leurs rapports, disent que 82 p. 100 de tous les cas connus de sida au Canada sont depuis le début la conséquence de rapports homosexuels. Voilà le point de départ de Santé Canada: 82 p. 100.
Je pose la question parce qu'il est important, si nous voulons être clairs, de ne pas utiliser les chiffres à tort et à travers. On dit ici que pour les femmes en particulier l'augmentation est dramatique - puisque la progression est de 6 p. 100 de tous les cas avant 1989, à 15 p. 100 entre 1989 et 1992, et 24 p. 100 de tous les cas enregistrés de sida pour la période 1993-1996 - et subitement vous vous inquiétez de tout cela.
Nous parlons ici de l'utilisation intraveineuse des drogues. Or, vos statistiques concernent les femmes, et il faudrait donc écarter la possibilité des rapports homosexuels comme cause.
Je pose la question parce que la crédibilité des chiffres est en cause. Vous ne pouvez pas jouer comme cela avec les pourcentages; vous devez donner les chiffres en termes absolus d'abord, et ensuite parler de façon relative. Je pense vraiment que c'est important; vous devez conserver les choses dans une perspective globale, et à partir de ce que Santé Canada et d'autres témoins nous ont dit, il y a des cas particuliers, le problème des prisons que soi-disant l'on a en main, et qui n'est pas du tout en fait maîtrisé.
Je crois qu'il y a donc un certain nombre d'éléments qui faussent l'image que vous donnez; vous cherchez à mon avis à dramatiser en utilisant des chiffres concernant les femmes, au lieu de l'ensemble de la population des utilisateurs de drogues injectables.
Mme Hankins: Je pourrais vous donner les chiffres pour les hommes. Ils viennent de Santé Canada également. Un p. 100...
M. Paul Szabo: Mais vous ne les avez pas cités dans votre mémoire.
Mme Hankins: Mais je peux vous les livrer: 1 p. 100 pendant la période qui précède 1989;2,6 p. 100 pour 1989-1992; et 5 p. 100 pour 1993-1996. Pour les hommes, c'est une multiplication par deux pendant les deux dernières périodes.
M. Paul Szabo: Combien de cas au total?
Mme Hankins: Le chiffre total... Je pourrai vous le donner dans un instant. Je ne l'ai pas ici.
Il n'est certainement pas utile de prendre ces chiffres à la légère. Ce sont des chiffres bien réels, mais je n'avais que cinq minutes pour vous les présenter, et je n'ai souligné que ce qui était le plus important.
Les femmes sont doublement menacées, puisqu'elles sont plus exposées au VIH, dans leurs rapports sexuels, que ne le sont les hommes. Il y aura donc une augmentation comme celle-ci dans la population féminine, en raison des rapports hétérosexuels.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci.
Nous allons manquer de temps; donc une petite question.
M. Pierre de Savoye: Ce n'est pas une question, mais plutôt une observation, qui vous concerne, ainsi que Paul, mon collègue.
Les témoins viennent ici, de leur propre chef, pour nous aider à réfléchir. Il peut arriver que certaines informations nous désarçonnent, et on peut toujours alors demander des éclaircissements, plutôt que de juger ce qui nous est présenté.
M. Paul Szabo: Je suis d'accord.
M. Pierre de Savoye: Merci, Paul.
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci beaucoup pour votre témoignage. Vos conseils et recommandations seront très précieux pour le comité.
Notre témoin suivant... est-ce que c'est Mario Bilodeau?
[Français]
M. Mario Bilodeau (coordonnateur, CACTUS Montréal (Centre d'action communautaire auprès des toxicomanes utilisateurs de seringues)): Je m'appelle Mario Bilodeau.
[Traduction]
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Soyez le bienvenu, Mario.
Mario représente le groupe CACTUS Montréal. Nous vous souhaitons la bienvenue au comité. Vous avez la parole.
Je vois encore un nom sur la liste. Y a-t-il quelqu'un d'autre avec vous?
[Français]
M. Bilodeau: Non. La personne a annulé à la dernière minute.
[Traduction]
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Parfait, allez-y.
[Français]
M. Bilodeau: Je suis venu présenter CACTUS Montréal dans le cadre des travaux de ce comité. Je m'appelle Mario Bilodeau et je suis directeur de CACTUS Montréal depuis 1996. Je travaille comme intervenant à CACTUS depuis 1991. Depuis ce temps, j'ai toujours été directement impliqué auprès des utilisateurs de drogues injectables et je suis actuellement le directeur du service.
CACTUS Montréal est un centre d'action communautaire auprès des toxicomanes utilisateurs de seringues. C'est un organisme communautaire qui existe depuis 1989 et qui a pour mission la prévention de la transmission du virus du sida auprès des utilisateurs de drogues injectables.
Comment a-t-on articulé cela? Ce n'est pas vraiment évident que de travailler auprès des utilisateurs de drogues injectables (UDI). Donc, on s'est fixé quatre objectifs. Le premier est d'accroître le nombre de seringues disponibles, soit l'échange de seringues souillées pour des neuves. Cela correspond au pôle instrumental. On distribue aussi des condoms.
Le deuxième objectif est plutôt éducatif. On vise l'augmentation des compétences personnelles des utilisateurs des drogues injectables par rapport à l'utilisation de seringues. L'idée est que les gens apprennent à mieux s'injecter afin de causer moins de dégâts.
Le troisième objectif est d'appuyer, d'encourager et d'accompagner les utilisateurs de drogues injectables dans leur processus de changement, entre autres dans l'utilisation des services, ce qui inclut la désintoxication. Un projet comme CACTUS, de par son ampleur, a un impact sur l'environnement. Nous voulons nous occuper de cet environnement social et physique en créant un rapprochement entre les UDI et la population en général pour pouvoir mieux intervenir.
Les gens ont peur des utilisateurs de drogues injectables. Ils ne savent pas quoi faire. Ils les stigmatisent et les marginalisent. On a de la difficulté à prendre contact avec les gens. C'est là le grand problème.
Quant aux services, CACTUS échange des seringues usagées contre des seringues neuves et distribue des condoms. On fait la promotion des comportements à risques réduits. On écoute, on appuie, on dirige les gens vers d'autres ressources et on fait la promotion d'un environnement sain.
Comment est-ce que cela se traduit dans le concret? CACTUS a un site fixe, avec la collaboration du CLSC des Faubourgs, qui nous permet d'intervenir à l'intérieur de ses murs. Nous avons un site fixe qui est ouvert sept soirs sur sept de 20 h 00 à 3 h 00. On a un travailleur de rue qui s'occupe des jeunes marginaux qui fréquentent le centre-ville, parce qu'on avait remarqué un accroissement de la consommation de drogues par injection chez les jeunes. Il y a aussi des gens avec lesquels on n'arrivait pas à prendre contact et on a décidé d'aller à la montagne vu qu'elle ne venait pas à nous. On a un travailleur de rue qui s'occupe d'aller rejoindre ces jeunes directement dans le milieu pour créer des liens, des contacts, échanger des seringues et favoriser à long terme les changements que les gens veulent bien entreprendre.
On a aussi un travailleur de rue qui s'occupe des femmes et autres genres sexuels, parce qu'on sait que les femmes sont un groupe qui est quand même assez touché. On a une travailleuse qui fait un peu la même chose que le travailleur de rue, mais au niveau des femmes. Elle fait des interventions plus spécifiques pour les autres genres sexuels, parce que c'est une clientèle qui est encore plus invisible que la plupart des autres.
Le problème, quand on travaille auprès des groupes marginaux comme ceux-là, c'est toujours l'invisibilité des gens. Quand les gens disparaissent, cela crée des embûches à notre intervention, quand nous voulons offrir des services de prévention ou d'information ou même de soutien à ces personnes. Dans ce sens-là, on est un projet à haute tolérance.
On fait aussi du travail de promotion, soit le même que celui que fait notre travailleuse de rue qui s'occupe des femmes et autres genres sexuels. Ce travail de promotion est vu sous l'angle de la prévention du sida et de l'accès aux services. On fait cela directement en prison, à Bordeaux, à Tanguay et dans des centres de réhabilitation, afin de prendre les gens pendant des périodes d'arrêt. Lorsque les gens sont en période d'arrêt, ils sont plus réceptifs à l'information concernant la prévention du sida, les services ou les ressources.
Donc, on les prend directement sur les lieux, lorsqu'ils sont en période d'arrêt, par choix ou non. Quand on est en prison, ce n'est pas nécessairement par choix. On les rencontre, on discute avec eux de leurs différentes préoccupations en période d'arrêt, préoccupations qu'ils n'ont pas nécessairement lorsqu'ils sont dans le feu de l'action durant la consommation. Lorsqu'ils s'arrêtent, ils sont plus réceptifs au message.
On fait aussi ce qu'on appelle des actions bénévoles satellites. Ce sont des gens qui tournent autour de notre intervention, qui ne sont pas rattachés officiellement à CACTUS. Ce sont des agents de promotion de la santé, d'échange de seringues, de distribution de condoms, d'échange d'information et d'information sur les ressources du milieu. On prend contact avec nos intervenants, surtout au niveau des très gros échangeurs. Lorsqu'ils retournent dans leur milieu, ces agents élargissent notre message et étendent notre surface de contact à une population plus large.
Évidemment, nos actions sur l'environnement visent à augmenter le nombre de personnes sensibles à la situation des utilisateurs de drogues injectables pour créer un rapprochement entre les différents acteurs et donc favoriser une meilleure intervention.
On compare souvent cela à un terrain de football. Si tout le monde se tape sur la tête, on n'arrivera pas à avoir une bonne qualité de vie parce qu'on sera toujours en train de chercher un coupable. Donc, on essaie de créer de meilleurs liens pour ne pas perdre contact avec les utilisateurs de drogues injectables qui fréquentent le centre-ville de Montréal et pour pouvoir continuer notre intervention.
C'est l'essentiel de la présentation de l'organisme CACTUS. Vous avez peut-être des questions à nous poser.
[Traduction]
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Oui, nous allons maintenant passer aux questions.
Monsieur de Savoye.
[Français]
M. Pierre de Savoye: Monsieur Bilodeau, ce que vous nous racontez, c'est un quotidien qui est très éloigné de notre réalité de tous les jours. Vous, vous êtes sur la ligne de feu. Ici, nous sommes pas mal en retrait et nous comptons sur des personnes comme vous pour nous informer de ce qui se passe et des besoins.
Dans ce sens, j'aimerais vous poser quelques questions très spécifiques sur les interventions de CACTUS. On va faire abstraction de Bordeaux et de Tanguay. Combien de clients avez-vous actuellement?
M. Bilodeau: Actuellement, il est difficile de dire combien de clients nous avons. Notre plus grand principe étant l'anonymat, nous avons de la difficulté à identifier le nombre exact de clients. Je peux dire par contre qu'on a chaque année au-delà de 30 000 visites.
M. Pierre de Savoye: Des individus qui reviennent?
M. Bilodeau: Oui, 30 000 visites d'individus qui viennent au site fixe. Uniquement pour le site fixe, sans compter les interventions de rue ou de milieu, au moins 30 000 personnes le fréquentent chaque année pour échanger des seringues, obtenir des condoms, obtenir de l'information, etc. A priori, il y a toujours l'aspect instrumental. Il sort de CACTUS environ 200 000 seringues chaque année.
M. Pierre de Savoye: Trente mille visites, 200 000 seringues.
M. Bilodeau: C'est cela. Nous avons 30 000 visites et distribuons 200 000 seringues par année. Quant aux groupes d'âge, si cela vous intéresse, à l'heure actuelle, parce qu'il y a eu des modifications au cours des temps, 24 p. 100 de nos visiteurs auraient moins de 24 ans, 20 p. 100 auraient entre 30 et 34 ans et 19 p. 100 auraient 40 ans et plus. Ce sont les trois grandes catégories d'âge.
M. Pierre de Savoye: Hommes et femmes?
M. Bilodeau: Il y a plus d'hommes que de femmes. Actuellement, il y a à peu près trois hommes pour une femme qui fréquentent le site fixe.
M. Pierre de Savoye: Ces personnes sont consommatrices de drogues.
M. Bilodeau: Oui.
M. Pierre de Savoye: Par conséquent, à strictement parler, ce sont des personnes qui commettent des actes criminels.
M. Bilodeau: Je ne saurais le dire. Je ne le sais pas. CACTUS a un certain nombre de règles d'éthique: il n'y a pas de consommation à l'intérieur, pas de sollicitation, pas de vente ou d'achat de matériel. Quand les gens viennent, c'est strictement parce qu'ils ont un besoin.
Je pourrais dire qu'ils font peut-être des actes criminels. Il y a sûrement des auteurs qui se sont penchés là-dessus. Je peux aussi dire qu'à CACTUS, les gens qui prennent de la drogue n'ont jamais causé de problèmes de violence, de sécurité, de vol ou quoi que ce soit. Ils ont un accès assez libre; ce n'est pas fermé. Par contre, on a des problèmes de violence, de vol, etc. avec les gens qui prennent de l'alcool, qui est plutôt légal.
On n'a jamais eu de difficulté à créer des liens avec les gens ou à travailler avec eux. Je ne peux répondre à cette question-là en ce moment.
M. Pierre de Savoye: Ma question portait sur les comportements de ces gens et vous y avez répondu.
M. Bilodeau: Les gens qui utilisent des drogues sont toujours capables de parler, de tenir une conversation, de faire un suivi. Notre problème est plutôt de prendre contact avec les gens, de développer des liens avec le plus grand nombre de personnes possible pour être capables de répondre à leurs besoins. Notre plus grand problème est celui de la marginalisation, de l'invisibilité quand les gens disparaissent. La prévention vue sous notre angle et la tolérance zéro sont complètement contradictoires parce que l'une a tendance à chasser et l'autre a tendance à créer des liens.
Comment fait-on pour trouver le milieu entre les deux? Je trouve qu'il est important de créer des liens avec les gens pour pouvoir ensuite intervenir lorsque cela est à propos.
M. Pierre de Savoye: Vous recevez des gens qui ont un problème vraisemblablement grave, puisqu'ils vont vous voir, et qui ont besoin d'un appui physique: une seringue, etc., mais également besoin d'un appui psychologique. Ils ont peut-être aussi besoin d'échanger. Je comprends que l'essentiel de votre intervention vise à réduire les méfaits. Arrivez-vous à établir des relations telles que vous allez aider les gens à s'en sortir?
M. Bilodeau: Oui, tout à fait. On est très affirmatifs là-dessus. On a 30 000 visites chaque année. Donc, entre 50 et 60 personnes viennent pendant un quart de sept heures. C'est sûr qu'on ne peut avoir une discussion ou un suivi d'une heure avec chacun. C'est matériellement impossible.
C'est le principe de l'entonnoir. Un grand nombre de gens utilisent des drogues et des seringues. Pour eux, ce n'est pas un problème. Ce n'est pas chacune des 30 000 personnes qui nous visitent qui vit un problème grave. Il ne faut pas oublier que dans la drogue, il y a tout un aspect de plaisir et de satisfaction. Ce n'est pas tout le monde qui a un problème. Je dirais même que la majeure partie des gens qui utilisent des drogues, même par injection, ne vivent pas nécessairement plus de problèmes que la population en général.
Il y en a un certain nombre qui ont des problèmes et, dans notre entonnoir, on arrive à créer des liens et à assurer un suivi. Notre objectif est évidemment de diriger les gens vers les ressources qui existent. Comme on est ouverts la nuit, nos services sont limités. On va donc tenter, dans une démarche de réflexion avec la personne, de l'amener à choisir des choses et à poser des actions nécessaires propres à ses besoins.
M. Pierre de Savoye: Vous venez de dire quelque chose qui m'a frappé: ce ne sont pas tous les utilisateurs de drogue qui ont des problèmes.
M. Bilodeau: C'est vrai.
M. Pierre de Savoye: Or, les personnes qui ont témoigné avant vous, surtout les gens de Portage, nous ont parlé de ces gens qui ont vraisemblablement un problème de mésadaptation sociale grave parce qu'un comportement criminalisé est associé à cela. Ils doivent traiter un ensemble de choses. Vous me dites qu'il y a des gens comme cela, mais qu'il y a aussi des gens qui n'ont pas un problème de drogue. Pourriez-vous nous aider à faire cette distinction et peut-être nous donner des proportions ou d'autres éléments propres à nous éclairer?
M. Bilodeau: Les centres de désintoxication comme Portage voient des gens qui veulent arrêter de consommer, qui ont un problème de drogue et dont la consommation est problématique. Sous l'angle du traitement ou de la réhabilitation, on voit principalement des gens qui ont des problèmes. Notre objectif à nous est de prévenir la transmission du virus du sida. Donc, on voit ceux qui ont encore du plaisir et pour qui l'utilisation de drogues peut être satisfaisante. On voit un ensemble de gens.
La clientèle de CACTUS est un échantillon de toutes les couches sociales de la société: des travailleurs, des gens qui sont sans emploi ou qui ont problèmes de santé mentale, des représentants d'ethnies. On pourrait prendre une proportion de chacune des couches de gens qui fréquentent le centre-ville de Montréal et on aurait la clientèle de CACTUS. Dans cette constellation, ce n'est pas tout le monde qui souffre de problèmes de consommation. Dans la mesure où on en éprouve un plaisir, où elle apporte une certaine satisfaction dans notre vie, la substance est correcte.
M. Pierre de Savoye: Êtes-vous êtes en train de me dire qu'il y a des gens qui consomment de l'héroïne, de la cocaïne ou d'autres substances qui mènent une vie normale, qui n'ont pas besoin d'avoir un comportement criminalisé et qui sont finalement comme nous tous ici?
M. Bilodeau: Tout à fait. Il y a des personnes qui arrivent à gérer leurs doses d'héroïne ou de cocaïne, qu'elles les prennent par injection ou par d'autres voies d'administration, qui ne perdent pas leur emploi ou leur appartement pour autant et qui ne se sont pas mises à faire de la prostitution, des vols ou des méfaits de tout ordre. Il y en a qui arrivent à très bien gérer leurs doses et à continuer à mener une vie normale pendant de nombreuses années. Je vois des personnes de ce genre depuis 1991. Donc, je me dis que cela existe, mais on n'en parle pas.
[Traduction]
Le vice-président (M. Harbance Singh Dhaliwal): Merci beaucoup pour votre témoignage.
Voilà pour ce matin, mesdames et messieurs. La séance est levée.