Le privilège parlementaire / Les droits des députés

Accusation à l’endroit d’un député : propos du premier ministre

Débats, p. 6597-6598

Contexte

Le 30 septembre 1994, après les Questions orales, Michel Gauthier (Roberval), leader parlementaire de l’Opposition officielle, soulève une question de privilège affirmant que le très honorable Jean Chrétien (premier ministre) a fait outrage à la Chambre. M. Gauthier soutien qu’au cours des Questions orales du 28 septembre 1994, en réponse à une question de l’honorable Lucien Bouchard (chef de l’Opposition), le premier ministre a déclaré qu’il n’avait trouvé aucun engagement du gouvernement du premier ministre Brian Mulroney de rembourser le gouvernement du Québec pour les dépenses engagées lors du référendum de 1992 sur l’Accord constitutionnel du Charlottetown. M. Gauthier soutient que cette déclaration est contraire aux commentaires faits par l’honorable Jean Charest (Sherbrooke), ancien ministre dans le gouvernement Mulroney, sur le même sujet, ainsi qu’à un communiqué de presse du bureau du président du Conseil privé et ministre des Affaires intergouvernementales. M. Gauthier affirme que le premier ministre Chrétien a fait outrage à la Chambre et qu’il a nui au travail du chef de l’Opposition officielle et d’autres députés du fait que la teneur de la réponse du premier ministre a modifié celle de leurs questions. Il demande que la question soit déférée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. Le Président accepte d’examiner tous les faits énoncés et de faire un rapport à la Chambre, au besoin[1].

Résolution

Le 6 octobre 1994, avant l’appel des Affaires courantes, le Président rend sa décision. Il signale que les divergences de vues au sujet de faits et de détails ne sont pas rares à la Chambre et ne constituent pas invariablement une atteinte au privilège. Il cite alors le Président Fraser, qui a déclaré qu’on ne peut porter une accusation directe à l’égard d’un député qu’au moyen d’une motion de fond dont il faut donner le préavis habituel. Le Président fait également référence à la question de privilège Pallett et aux propos du Président Michener, selon lesquels la simple justice exige qu’un député n’ait pas à se soumettre à une enquête de la Chambre ou d’un comité sur sa conduite, à moins qu’il ne soit accusé d’une infraction. Il conclut ensuite que les échanges rapportés n’étaient qu’un litige sur les faits et qu’ils ne constituent pas le fondement d’une question de privilège.

DÉCISION DE LA PRÉSIDENCE

Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre une décision sur la question de privilège soulevée par l’honorable député de Roberval vendredi dernier, le 30 septembre 1994, au sujet des commentaires faits par le très honorable premier ministre le 28 septembre 1994[2].

Dans sa présentation, l’honorable député de Roberval a prétendu que les réponses données par le premier ministre pendant la période des questions étaient contradictoires. Cette situation, a-t-il soutenu, a entravé le travail de l’opposition puisque la réponse fournie par le premier ministre a été de nature à modifier la nature des questions posées par le chef de l’Opposition. Citant Erskine May, l’honorable député a soutenu que cette conduite constituait un outrage à la Chambre.

Pour appuyer son affirmation, le député a signalé l’échange de propos intervenu le 29 septembre entre le député de Sherbrooke, le président du Conseil privé de la reine pour le Canada et la vice-première ministre pendant la période des questions, de même que le rappel au Règlement soulevé par le député de Sherbrooke après la période des questions[3].

Le député de Roberval a aussi soutenu qu’à son avis, vu que la conduite du premier ministre a constitué une entrave au travail de la Chambre, la question devrait être renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre qui pourrait examiner la conduite du premier ministre et les réponses qu’il a données et faire comparaître des témoins.

Joseph Maingot dans son ouvrage intitulé Le privilège parlementaire au Canada dit, à la page 243, que si un député avouait avoir délibérément induit la Chambre en erreur ou s’être assujetti par une conduite concrète et tangible à une question de privilège, il devrait immédiatement faire l’objet d’une motion l’accusant d’outrage. Maingot poursuit en citant la décision bien connue du Président Michener dans l’affaire de privilège Pallett du 19 juin 1959. Le Président Michener y disait notamment ceci, et je cite :

La simple justice exige qu’un député n’ait pas à se soumettre à une enquête de la Chambre ou d’un comité sur sa conduite, à moins qu’il ne soit accusé d’une infraction[4].

Dans sa décision du 5 mai 1987, à la page 5766 des Débats, le Président Fraser soulevait un point qui s’applique au présent cas. Il disait notamment, et je cite :

Je rappelle toutefois à la Chambre qu’on ne peut porter une accusation directe à l’égard d’un député qu’au moyen d’une motion de fond dont il faut donner préavis. Il s’agit d’un autre usage de longue date destiné à éviter que l’on porte un jugement en faisant des insinuations malveillantes et que l’on abuse de notre privilège absolu de liberté d’expression.

Je vais maintenant parler des allégations du député de Roberval selon lesquelles les réponses du premier ministre ont induit la Chambre en erreur et déterminer si, dans ces circonstances précises, il y a eu outrage.

J’ai soigneusement examiné les échanges de propos qui se sont produits les 28, 29 et 30 septembre, spécialement pendant la période des questions ces jours-là. Il m’apparaît manifeste qu’il y a désaccord entre les députés sur les faits relatifs à la question. De plus, aucun élément de preuve n’a été soumis à l’appui de l’affirmation que le premier ministre a délibérément induit la Chambre en erreur.

Le whip en chef du gouvernement a cité le commentaire 31(1) de la 6e édition de Beauchesne :

Un différend entre deux députés sur des allégations de fait ne remplit pas les conditions qui en feraient une atteinte au privilège.

Le Président Fraser soulignait, le 4 décembre 1986, comme on peut le lire à la [page] 1792 des Débats :

Les divergences de vues au sujet de faits et de détails ne sont pas rares à la Chambre et ils ne constituent pas inévitablement une violation du privilège.

Il existe de nombreuses autres décisions, notamment celles du Président Lamoureux, du 3 février 1971[5], du 16 novembre 1971[6] et du 2 mars 1973[7], de même que celles du Président Fraser, du 1er juin 1987[8] et, finalement, du 16 décembre 1988[9], qui démontrent amplement qu’il s’agit d’un avis de longue date de la part de la présidence.

En raison des arguments invoqués et des décisions de mes prédécesseurs, je dois conclure que le sujet qui nous est soumis est un litige sur les faits et ne constitue pas le fondement d’une question de privilège.

Je remercie les honorables députés de leur contribution.

P0108-f

35-1

1994-10-06

Certains sites Web de tiers peuvent ne pas être compatibles avec les technologies d’assistance. Si vous avez besoin d’aide pour consulter les documents qu’ils contiennent, veuillez communiquer avec accessible@parl.gc.ca.

[1] Débats, 30 septembre 1994, p. 6388-6389.

[2] Débats, 28 septembre 1994, p. 6254-6256.

[3] Débats, 29 septembre 1994, p. 6337-6338.

[4] Débats, 19 juin 1959, p. 5168.

[5] Débats, 3 février 1971, p. 3023-3025.

[6] Débats, 16 novembre 1971, p. 9619.

[7] Débats, 2 mars 1973, p. 1828.

[8] Débats, 1er juin 1987, p. 6597.

[9] Débats, 16 décembre 1988, p. 154-155.