Le privilège parlementaire / Droits de la Chambre
Outrage à la Chambre : divulgation par un ministre d’information concernant un projet de loi avant sa présentation à la Chambre; question fondée de prime abord
Débats, p. 1839-1840
Contexte
Le 14 mars 2001, après le dépôt par Anne McLellan (ministre de la Justice et procureur général du Canada) du projet de loi C-15, Loi de 2001 modifiant le droit criminel, Vic Toews (Provencher) soulève la question de privilège au sujet de la communication de détails sur le projet de loi lors d’une séance d’information donnée par le ministère de la Justice aux médias avant le dépôt du projet de loi à la Chambre. Dénonçant le fait que les députés et leur personnel se sont vu refuser l’accès à la séance d’information, M. Toews soutient qu’ils ne disposaient pas de l’information dont ils avaient besoin pour répondre aux questions des médias sur le projet de loi. Il rappelle aussi à la Chambre que dans notre régime, l’exécutif doit rendre ses comptes au Parlement, et non aux médias. Ainsi, soutient-il, la ministre et le ministère de la Justice sont tous deux en situation d’outrage au Parlement, puisqu’ils ont remis en question l’autorité et la dignité de la Chambre[1]. Don Boudria (ministre d’État et leader du gouvernement à la Chambre des communes) répond que la séance d’information donnée aux médias était sous embargo et que les médias n’ont pas reçu d’exemplaires du projet de loi avant sa présentation à la Chambre. Après avoir entendu d’autres députés, le Président prend la question en délibéré[2].
Résolution
Le Président rend sa décision le 19 mars 2001. Il déclare que les huis clos et les embargos visant les médias font depuis longtemps partie de la façon dont les travaux parlementaires sont menés et rappelle aux députés que les Présidents précédents ont toujours statué que le fait d’exclure les députés d’un huis clos n’était pas une atteinte au privilège. Il fait toutefois remarquer que lorsqu’il s’agit de documents à présenter au Parlement, la Chambre doit avoir préséance. Il ajoute qu’une fois qu’un projet de loi est inscrit au Feuilleton, la convention de la confidentialité s’applique, pour que les députés eux-mêmes soient bien informés et en raison du rôle prépondérant que la Chambre joue et doit jouer dans les affaires législatives du pays. Il déclare qu’à son avis, il ne fait aucun doute que des informations confidentielles sur le projet de loi C-15, qu’on a refusées aux députés, ont été fournies aux médias sans que les mesures voulues soient prises pour protéger les droits de la Chambre, même si aucun document n’a été distribué lors de la séance. Comme on a refusé à des députés l’information dont ils avaient besoin pour s’acquitter de leurs fonctions, le Président conclut que la question d’outrage à la Chambre est fondée de prime abord et invite M. Toews à présenter la motion de circonstance.
Décision de la présidence
Le Président : Je suis prêt à rendre ma décision sur la question de privilège que le député de Provencher a soulevée le 14 mars 2001 concernant la séance d’information donnée par le ministère de la Justice sur un projet de loi inscrit au Feuilleton qui n’avait pas encore été présenté à la Chambre.
Le projet de loi C-15, Loi modifiant le Code criminel et d’autres lois, a maintenant été adopté en première lecture.
Je tiens à remercier pour leurs interventions l’honorable leader du gouvernement à la Chambre, les honorables députés de Berthier–Montcalm, de Winnipeg–Transcona, de Pictou–Antigonish–Guysborough et de Yorkton–Melville, ainsi que l’honorable leader de l’Opposition à la Chambre.
Je voudrais d’abord résumer les événements qui ont donné lieu à la question de privilège. D’après les interventions des députés, le ministère de la Justice aurait envoyé aux journalistes un avis les informant de la tenue, à 11 h 45, le mercredi 14 mars, d’un breffage technique donné par des fonctionnaires de la justice sur le projet de loi omnibus, le C-15, qui devait être déposé à la Chambre par la ministre de la Justice cet après-midi-là.
D’après le député de Provencher, les députés et leur personnel ont été exclus de cette séance. Le député de Yorkton–Melville ajoute que son adjoint s’est vu refuser l’accès à la séance, alors qu’on a laissé entrer l’adjoint d’un député du parti ministériel. Quoi qu’il en soit, il ne fait pas de doute que l’invitation à ce prétendu breffage technique était un avis aux journalistes et qu’elle était destinée aux membres des médias.
Le député de Provencher a dit que, à la suite de la séance, des journalistes ont appelé à son bureau pour savoir ce qu’il pensait du projet de loi, situation qu’il a trouvée embarrassante non seulement pour lui-même et les autres députés de l’opposition, mais aussi pour l’ensemble de la Chambre, étant donné qu’ils n’avaient pas vu le projet de loi et qu’ils en ignoraient le contenu.
L’honorable leader du gouvernement à la Chambre a confirmé que les porte-parole des partis de l’opposition ont reçu le texte du projet de loi C-15 environ une heure et quart avant qu’il soit présenté.
Le ministre a expliqué qu’à la séance, le texte du projet de loi n’avait pas été remis aux journalistes, ni aucun autre document d’ailleurs. Il a ajouté que la séance elle-même était sous embargo jusqu’au dépôt du projet de loi, fait qui est confirmé par l’avis aux journalistes dont la présidence a obtenu copie.
Le député de Provencher ainsi que les autres députés de l’opposition qui ont participé à la discussion estiment qu’en n’informant pas les députés et en refusant de leur permettre d’assister à une séance d’information où des journalistes étaient invités, le gouvernement, et plus particulièrement le ministère de la Justice, a fait montre de mépris à l’endroit de la Chambre des communes et de ses membres.
Je vois dans cette affaire deux questions : le breffage sous embargo à l’intention des journalistes et la question de l’accès à l’information dont les députés ont besoin pour remplir leurs fonctions.
Comme les députés le savent, l’embargo visant les médias ainsi que le huis clos font depuis longtemps partie de la façon de mener les travaux parlementaires. Par exemple, il est d’usage de permettre des séances à huis clos avant le dépôt des rapports du vérificateur général. Un autre exemple, plus pertinent peut-être, est le huis clos tenu le jour de la présentation du budget. Ces huis clos ont deux caractéristiques : les députés y sont invités et les journalistes doivent demeurer dans la salle jusqu’à ce que la chose ait eu lieu, soit le dépôt du rapport du vérificateur ou le début de la lecture du budget. Ce sont ces caractéristiques, pourrait-on dire, qui font le succès et l’utilité de ces huis clos dans la conduite des travaux parlementaires.
Il convient de rappeler, toutefois, que lorsque des séances d’information préliminaires ont été organisées par le passé, les Présidents ont toujours statué que le fait d’exclure les députés d’un huis clos n’était pas une atteinte au privilège. Je renvoie la Chambre, par exemple, aux décisions du Président Jerome, que l’on retrouve dans les Débats du 27 novembre 1978, aux pages 1518 et 1519, et du Président Sauvé, que l’on peut lire dans les Débats du 25 février 1981, à la page 7670.
La Chambre reconnaît qu’il est très utile d’informer les journalistes d’avance lorsque des documents complexes ou techniques doivent être déposés à la Chambre. Ainsi, l’information qui est communiquée au public au sujet des travaux de la Chambre est à la fois exacte et d’actualité.
Pour préparer ses mesures législatives, le gouvernement peut souhaiter tenir de larges consultations, et il est tout à fait libre de le faire. Mais lorsqu’il s’agit de documents à présenter au Parlement, la Chambre doit avoir préséance. Une fois qu’un projet de loi est inscrit au Feuilleton, le fait qu’il ait été présenté sous une forme différente lors d’une autre session du Parlement est sans rapport et la mesure est considérée comme nouvelle. La convention de la confidentialité des projets de loi inscrits au Feuilleton est nécessaire non seulement pour que les députés eux-mêmes soient bien informés, mais aussi en raison du rôle capital que la Chambre joue, et doit jouer, dans les affaires du pays.
C’est ainsi que le fait de refuser aux députés l’information dont ils ont besoin pour s’acquitter de leurs fonctions a été un élément clé de la réflexion de la présidence dans l’examen de cette question de privilège. Ne pas fournir aux députés des informations sur une affaire dont la Chambre doit être saisie, tout en les fournissant à des journalistes qui les interrogeront vraisemblablement sur cette question, est une situation que la présidence ne saurait tolérer.
Même si aucun document n’a été distribué à la séance, comme l’a confirmé le leader du gouvernement à la Chambre, il ne saurait faire de doute que des informations confidentielles sur le projet de loi ont été fournies. Bien que l’intention ait été de mettre cette information sous embargo pour protéger les droits de la Chambre, les témoignages qui nous ont été présentés indiquent qu’il n’y a pas vraiment eu d’embargo.
Dans cette affaire, il est clair que des informations sur un projet de loi, qu’on a refusées aux députés, ont été fournies à des journalistes sans que les mesures voulues soient prises pour protéger les droits de la Chambre.
J’en conclus que cela constitue à première vue un outrage à la Chambre et j’invite le député de Provencher à présenter sa motion.
Post-scriptum
M. Toews propose que la question soit renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre[3]. Après débat, la motion est mise aux voix et adoptée[4].
Le 9 mai 2001, Derek Lee (secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre des communes) présente le 14e rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, qui portait sur la question de privilège. Le Comité ne recommande pas de sanctions pour l’atteinte au privilège, mais estime qu’il conviendrait de prendre des mesures pour éviter des incidents semblables à l’avenir. Le 5 juin 2001, Peter MacKay (Pictou–Antigonish–Guysborough) propose l’adoption du rapport. Un débat s’élève, sur quoi M. Lee propose que la Chambre passe à l’ordre du jour. Sa motion, mise aux voix, est adoptée à la suite d’un vote par appel nominal, remplaçant ainsi la motion portant adoption du rapport, qui est donc rayée du Feuilleton[5].
Note de la rédaction
Le 15 octobre 2001, John Reynolds (West Vancouver–Sunshine Coast) soulève une question de privilège de même nature au sujet de la divulgation prématurée d’un projet de loi avant sa présentation à la Chambre. Le même jour, le Président statue que la question constitue une atteinte aux privilèges de prime abord et la Chambre convient immédiatement de renvoyer l’affaire au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre[6]. Le Comité en fait rapport à la Chambre le 29 novembre 2001[7]. L’affaire en reste là.
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[1] Débats, 14 mars 2001, p. 1646-1648.
[2] Débats, 14 mars 2001, p. 1648-1652.
[4] Débats, 19 mars 2001, p. 1840-1845, Journaux, p. 187.
[5] Débats, 5 juin 2001, p. 4626-4632, Journaux, p. 490-491.
[6] Voir Débats, 15 octobre 2001, p. 6082-6085, Journaux, p. 707.