Le privilège parlementaire / Droits de la Chambre
Droits de procéder à des enquêtes, d’exiger la comparution de témoins et d’ordonner la production de documents : comités permanents; accès à des documents; question fondée de prime abord
Débats, p. 8840-8842
Contexte
Le 7 février 2011, James Rajotte (Edmonton–Leduc) présente le dixième rapport du Comité permanent des finances (question de privilège relative au défaut du gouvernement de produire des documents sur les bénéfices et les impôts des sociétés ainsi que les coûts de divers projets de loi en matière de justice[1]). Plus tard au cours de la séance, Scott Brison (Kings–Hants) soulève la question de privilège au sujet du rapport. Il explique que le 17 novembre 2010, le Comité a adopté une motion ordonnant au gouvernement de lui donner des projections quinquennales concernant les bénéfices totaux des sociétés avant impôt et leurs taux d’imposition réels, de même que les coûts projetés de certains projets de loi en matière de justice. Il ajoute que dans les deux cas, le gouvernement a invoqué le secret du Cabinet pour justifier son refus de fournir les renseignements sans donner d’explication raisonnable sur sa décision d’invoquer cet argument. Arguant qu’une partie de l’information demandée a été publiée par le gouvernement précédent et que la confidentialité sur l’estimation des coûts ne devrait pas s’appliquer aux projets de loi une fois qu’ils ont été présentés, il prétend que le refus de fournir les renseignements a nui à la capacité du Parlement de s’acquitter de son devoir d’examiner les estimations et de demander des comptes au gouvernement[2]. D’autres députés interviennent sur la question les 9 et 11 février 2011[3].
Le 17 février 2011, la Chambre débat d’une motion de l’opposition dont le texte affirme le droit du Parlement de demander des documents, déclare que le refus du gouvernement de déposer les renseignements demandés viole les droits du Parlement et ordonne au gouvernement de produire les documents en question au plus tard le 17 mars 2011. Pendant la séance, John Baird (leader du gouvernement à la Chambre des communes) dépose des documents pour faire suite à l’ordre du Comité. À la conclusion du débat, un vote par appel nominal sur la motion est demandé et différé[4].
Le 28 février 2011, MM. Lukiwski et Brison interviennent de nouveau : M. Lukiwski soutient que, puisqu’il n’y a pas d’ordre de la Chambre, il n’y a pas de question de privilège, et que le gouvernement, bien qu’il ne soit pas en mesure de fournir à la Chambre certains documents en raison du secret du Cabinet, lui a donné des renseignements qui répondent aux exigences de l’ordre du Comité. M. Brison répond que les renseignements déposés par le leader du gouvernement à la Chambre sont insuffisants et que le refus persistant du gouvernement d’expliquer pourquoi il les juge confidentiels constitue un outrage au Parlement. Le Président fait savoir qu’il tiendra compte de leurs interventions[5]. Plus tard au cours de la séance, la Chambre passe au vote par appel nominal différé sur la motion de l’opposition du 17 février 2011, et la motion est adoptée[6].
Résolution
Le Président rend sa décision le 9 mars 2011. Il déclare que le pouvoir absolu des comités d’ordonner la production de documents est identique à celui de la Chambre. Il affirme que, sans juger de la qualité des renseignements déposés par le gouvernement, il a conclu que le gouvernement n’avait pas fourni l’intégralité des renseignements demandés par le Comité. Il ajoute qu’il s’agit à son avis d’une affaire très grave qui touche l’essence même du rôle de la Chambre d’exiger des comptes du gouvernement. Pour ces raisons, le Président estime avoir des motifs suffisants pour conclure qu’il y a, de prime abord, matière à question de privilège. Avant d’inviter M. Brison à présenter sa motion, le Président profite de l’occasion pour expliquer à la Chambre les paramètres des motions qu’il jugerait recevables dans les circonstances. Citant La procédure et les usages de la Chambre des communes (éd. 2009), il souligne que l’usage canadien veut que les questions de ce genre soient renvoyées à un comité pour étude et qu’il s’attend à ce que la motion suive cette voie. Le Président rend ensuite une décision sur une autre question avant d’inviter M. Brison à présenter sa motion.
Décision de la présidence
Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée le 7 février 2011, par l’honorable député de Kings–Hants au sujet de la production de documents ordonnée par le Comité permanent des finances.
Je remercie l’honorable député de Kings–Hants d’avoir soulevé cette question, de même que l’honorable secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre des communes et les députés de Mississauga-Sud, de Windsor–Tecumseh et de Notre-Dame-de-Grâce–Lachine de leurs interventions.
Le député de Kings–Hants a expliqué que le 17 novembre 2010, le Comité permanent des finances a adopté une motion ordonnant la production de documents portant sur les bénéfices et les taux d’imposition des sociétés et sur les coûts de différents projets de loi de justice. Le gouvernement, affirmant qu’il s’agissait d’information confidentielle du Cabinet, a refusé par trois fois de produire les renseignements demandés. Le Comité a ensuite présenté son dixième rapport à la Chambre le 7 février 2011, afin de porter cette question à l’attention de la Chambre.
Plus précisément, le député de Kings–Hants a soutenu que le refus de fournir les renseignements demandés constituait une atteinte aux privilèges de la Chambre et, en outre, que le refus de fournir une explication raisonnable pour justifier la confidentialité de ces renseignements était assimilable à un outrage.
Une longue période s’est écoulée avant que le gouvernement ne réponde officiellement à cette question de privilège. Avant de le faire, le 17 février 2011, à la page 8324 des Débats, le leader du gouvernement à la Chambre s’est levé pour déposer « des renseignements demandés par certains députés concernant le programme de lutte contre la criminalité du gouvernement, un programme à faible coût ».
Ce n’est qu’après cela, le 28 février 2011, que le secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre s’est adressé à la Chambre pour présenter ses arguments sur la question de privilège. Il a soutenu que, même s’il était d’avis que le Comité permanent des finances, dans son dixième rapport, n’avait pas demandé à la Chambre d’ordonner la production des documents en question, le gouvernement, malgré l’absence d’ordre de la Chambre, avait volontairement déposé des renseignements de façon à préserver « le caractère confidentiel des documents du Cabinet tout en répondant à la demande […] relative à des données précises qui, même si elles figurent dans les documents, ne revêtent pas un caractère confidentiel ».
Plus tard ce même jour, le député de Kings–Hants a présenté d’autres arguments à la Chambre pour faire part de son insatisfaction à l’égard de la réponse du gouvernement. Il a affirmé qu’il croyait que le gouvernement n’avait « pas fourni tous les documents ni une explication raisonnable pour justifier son incapacité à fournir ces documents ».
Dans ses interventions depuis lors, le gouvernement a maintenu qu’il avait fourni les renseignements demandés, laissant entendre que tous les renseignements avaient été fournis.
Il faut noter qu’au moment même où se faisaient les interventions sur la présente question de privilège, la Chambre suivait une procédure distincte pour traiter essentiellement de la même question.
Ainsi, le 17 février 2011, la Chambre débattait d’une motion de l’opposition ordonnant la production des mêmes documents que ceux demandés par le Comité permanent des finances. Par la suite, le 28 février 2011, la Chambre a mis cette question aux voix et l’a adoptée, fixant au 7 mars 2011 la date limite pour la production des documents en question.
D’abord, pour ce qui est de savoir si la Chambre ou ses comités ont ou non le pouvoir d’ordonner la production de documents, je me permets de répéter en partie ma décision du 27 avril 2010 au sujet de la production de documents concernant les détenus afghans.
J’avais alors affirmé, à la page 2043 des Débats :
[…] les ouvrages de procédure affirment catégoriquement, à bon nombre de reprises, le pouvoir qu’a la Chambre d’ordonner la production de documents. Ils ne prévoient aucune exception pour aucune catégorie de documents gouvernementaux […] Par conséquent, la présidence doit conclure que l’ordre de produire les documents en question s’inscrit parfaitement dans le cadre des privilèges de la Chambre.
J’ai également cité La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition, aux pages 978 et 979, où il est écrit ce qui suit :
Le libellé du Règlement ne circonscrit pas les contours du pouvoir d’exiger la production de documents et dossiers. Il en résulte un pouvoir général et absolu qui ne comporte a priori aucune limitation. La nature des documents qui sont susceptibles d’être exigés est indéfinie, les seuls préalables étant qu’ils soient existants, peu importe qu’ils soient en format papier ou électronique, et qu’ils soient au Canada. […]
Aucune loi ou pratique ne vient diminuer la plénitude de ce pouvoir dérivé des privilèges de la Chambre, à moins que des dispositions légales le limitent explicitement ou que la Chambre ait restreint ce pouvoir par résolution expresse. Or, la Chambre n’a jamais fixé aucune limite à son pouvoir d’exiger le dépôt de documents et de dossiers.
Pour ce qui est du pouvoir des comités d’ordonner la production de documents, l’alinéa 108(1)a) du Règlement précise clairement qu’ils sont autorisés à « convoquer des personnes et à exiger la production de documents et dossiers ». L’ouvrage d’O’Brien et de Bosc, à la page 978, apporte des précisions à ce sujet :
Le Règlement prévoit que les comités permanents ont le pouvoir d’exiger la production de documents et dossiers, un autre privilège d’origine constitutionnelle délégué par la Chambre.
Ainsi, le pouvoir des comités de la Chambre d’ordonner la production de documents est identique à celui de la Chambre.
En gardant à l’esprit ces privilèges et principes bien établis, j’ai entrepris d’examiner les documents qui ont été déposés afin de déterminer si l’ordre émanant du Comité permanent des finances avait ou non été exécuté. La présidence a vu sa tâche facilitée par l’ordre du Comité, dont le libellé est très explicite quant aux renseignements demandés, allant même jusqu’à énumérer les projets de loi à l’égard desquels des renseignements sont exigés. La présidence ne porte aucun jugement sur la qualité des documents déposés devant la Chambre, mais il est évident, au premier coup d’œil, qu’ils ne contiennent pas tous les renseignements dont le Comité a ordonné la production.
Ce fait est en soi déconcertant, mais c’est surtout l’absence d’explication justifiant ces omissions qui inquiète encore plus la présidence. À tout le moins, une explication s’impose, compte tenu du droit incontestable du Comité d’ordonner la production des documents. C’est seulement à ce moment-là que la Chambre pourra déterminer si les raisons invoquées sont suffisantes ou non. La nécessité de fournir des explications à la Chambre ne fait aucun doute. À ce sujet, permettez-moi de citer un passage tiré de la page 281 de l’ouvrage de Bourinot Parliamentary Procedure and Practice in the Dominion of Canada, 4e édition, dont voici la traduction :
Néanmoins, il ne faut jamais oublier que, quelles que soient les circonstances, c’est la Chambre qui décide si les raisons invoquées pour refuser de fournir des renseignements sont suffisantes. Le droit du Parlement d’obtenir tous les renseignements possibles concernant une question d’intérêt public est incontestable et les circonstances doivent être exceptionnelles et les raisons très puissantes pour que ces renseignements ne soient pas présentés devant les Chambres.
La présidence a passé en revue les débats portant sur la question. Au début, on a invoqué la confidentialité des renseignements du Cabinet pour justifier le refus de produire quelque document que ce soit. Malgré cela, le gouvernement a cru bon de se conformer partiellement à l’ordre du comité et a finalement procédé au dépôt de certains documents. Depuis lors, aucune autre raison n’a été fournie afin expliquer pourquoi les autres documents ne seront pas déposés ou ne devraient pas l’être.
Il se peut que des raisons valables existent, mais il n’appartient pas à la présidence d’en juger. Cela pourrait être la tâche d’un comité habilité à faire enquête sur cette affaire, mais la présidence, pour sa part, ne dispose pas des moyens nécessaires. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute qu’un ordre portant production de documents n’a pas été pleinement exécuté, et il s’agit là d’une affaire très grave qui touche l’essence même du rôle incontestable de la Chambre d’exiger des comptes du gouvernement.
Pour ces raisons, la présidence estime qu’il existe des motifs suffisants pour conclure qu’il y a, de prime abord, matière à question de privilège.
Avant d’inviter le député de Kings–Hants à présenter sa motion, la présidence souhaite expliquer les paramètres procéduraux qui balisent de telles motions.
Aux pages 146 et 147 de La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition, il est expliqué ce qui suit :
Lorsque la teneur de la motion n’est pas connue à l’avance, le Président peut aider le député à la reformuler si son contenu diffère substantiellement de celui que le député avait initialement prévu. La présidence hésiterait à permettre qu’une affaire aussi importante qu’une motion de privilège soit refusée pour un simple vice de forme. L’usage veut qu’il soit généralement mentionné dans ce genre de motion que la question est renvoyée pour étude à un comité, ou que la motion initialement présentée soit modifiée de manière à prévoir un tel renvoi.
Je m’empresse également d’ajouter que les pouvoirs de la présidence en cette matière sont solides et bien connus. En 1966, le Président Lamoureux, ayant conclu qu’il y avait de prime abord matière à question de privilège, a déclaré plusieurs motions irrecevables. Comme le stipule La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition, à la page 147, dans la note de bas de page no 371, le Président Lamoureux a ainsi « plus d’une fois fait ressortir que, dans les usages parlementaires canadiens, les questions de ce genre étaient habituellement renvoyées à un comité pour étude et a signalé qu’à son avis, c’était la voie à suivre en l’espèce ».
La présidence est évidemment consciente qu’il existe des exceptions à cet usage. Cependant dans la plupart, si ce n’est dans la totalité, de ces cas d’exception, les circonstances étaient telles qu’une déviation à cet usage avait été jugée acceptable ou il y avait une volonté unanime de la part de le Chambre de procéder d’une telle façon.
En gardant ces balises à l’esprit, je vais bientôt donner la parole à l’honorable député de Kings–Hants et l’inviter à présenter sa motion. Toutefois, avant de ce faire, je vais rendre une décision sur une autre question.
Post-scriptum
Plus tard au cours de la séance, M. Brison propose que la question soit renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre et que le Comité fasse rapport de ses conclusions et recommandations à la Chambre au plus tard le 21 mars 2011. Après débat, la motion est adoptée[7]. Le 21 mars 2011, le Comité permanent présente son 27e rapport, dans lequel il conclut que le défaut du gouvernement de produire les documents fait obstacle à l’exercice des fonctions de la Chambre et constitue un outrage au Parlement[8]. Le 23 mars 2011, pendant les Affaires courantes, M. Brison propose d’adopter le rapport, après quoi un débat s’élève. Une fois écoulé le temps dont la Chambre dispose ce jour-là pour débattre de la motion d’adoption, le Président informe les députés que le débat reprendra à une autre séance[9]. Le 25 mars 2011, la Chambre débat et adopte une motion de l’opposition portant qu’elle souscrit aux conclusions du 27e rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre et que, par conséquent, elle a perdu confiance dans le gouvernement[10]. Le 26 mars 2011, la 40e législature est dissoute.
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[1] Dixième rapport du Comité permanent des finances, présenté à la Chambre le 7 février 2011 (Journaux, p. 1188).
[2] Débats, 7 février 2011, p.7795-7797.
[3] Débats, 9 février 2011, p. 7946-7948; 11 février 2011, p. 8051-8057.
[4] Débats, 17 février 2011, p. 8294-8325, 8342-8356, Journaux, p. 1262-63.
[5] Débats, 28 février 2011, p. 8413-8414, 8442-8443.
[6] Journaux, 28 février 2011, p. 1271-1273.
[7] Débats, 9 mars 2011, p. 8843-8847, Journaux, p. 1330-1331.
[8] Vingt-septième rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, présenté à la Chambre le 21 mars 2011 (Journaux, p. 1358).
[9] Débats, 23 mars 2011, p. 9141-9152.
[10] Débats, 25 mars 2011, p. 9246-9253, 9279-9285, Journaux, p. 1421-1423.