Recueil de décisions du Président Peter Milliken 2001 - 2011

Le privilège parlementaire / Droits des députés

Outrage à la Chambre : déclarations trompeuses d’une ministre; question fondée de prime abord

Débats, p. 8842-8843

Contexte

Le 13 décembre 2010, John McKay (Scarborough–Guildwood) soulève la question de privilège. Il allègue que Bev Oda (ministre de la Coopération internationale) et Jim Abbott (Kootenay–Columbia), l’ancien secrétaire parlementaire de la ministre, ont sciemment fait des déclarations trompeuses au sujet d’une demande de financement de KAIROS, un organisme de développement international, auprès de l’Agence canadienne de développement international (ACDI). En réponse, M. Abbott s’excuse pour toute déclaration erronée qu’il aurait faite. Après avoir entendu d’autres députés, ce jour-là ainsi que les 14 et 15 décembre 2010, le Président prend la question en délibéré[1]. Le 10 février 2011, le Président rend sa décision. Il accepte la version de M. Abbott selon laquelle il n’avait pas eu l’intention d’induire la Chambre en erreur et juge l’affaire close. Il souligne ensuite qu’étant donné que certaines des déclarations attribuées à la ministre ont été faites devant le Comité permanent des affaires étrangères et du développement international, il ne peut en tenir compte; puisque la Chambre n’a pas reçu de rapport du Comité, tout ce qui s’est dit pendant ses réunions n’a pas été officiellement acheminé à la Chambre. Le Président reconnaît que l’ensemble des documents examinés, qui proviennent à la fois des délibérations de la Chambre et du Comité, soulève des questions très inquiétantes, et que toute personne raisonnable en serait très préoccupée, et même outrée. Toutefois, à la lumière des documents et de l’information dont la Chambre est officiellement saisie, le Président déclare qu’il ne peut trouver aucune preuve indiquant que les déclarations faites par la ministre à la Chambre étaient délibérément trompeuses, et conclut par conséquent qu’il n’y a pas matière à question de privilège[2].

Le 14 février 2011, la ministre invoque le Règlement pour expliquer que la décision de ne pas accorder de fonds à KAIROS était la sienne, et elle affirme de nouveau qu’elle n’avait pas eu l’intention de laisser entendre, devant la Chambre ou le Comité permanent, que le ministère et elle avaient le même point de vue. Après avoir entendu d’autres députés, le Président exhorte les députés ayant d’autres questions pour la ministre à les soulever en comité ou pendant la période des questions[3].

Le 17 février 2011, le Comité permanent des affaires étrangères et du développement international présente son sixième rapport (question de privilège reliée aux travaux du comité), qui vise à saisir officiellement la Chambre des délibérations du Comité du 9 décembre 2010 au sujet de KAIROS[4]. Plus tard au cours de la séance, M. McKay et Paul Dewar (Ottawa-Centre) soulèvent des questions de privilège fondées sur le rapport, alléguant que les faits présentés au Comité démontrent que la ministre a intentionnellement induit en erreur le Comité et la Chambre. Ils se disent prêts à proposer une motion déclarant la ministre coupable d’outrage. Le Président prend l’affaire en délibéré[5]. Le 18 février 2011, plusieurs députés interviennent sur la question. Tom Lukiwski (secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre) fait remarquer que le rapport du Comité ne contient aucune accusation, allégation selon laquelle il y aurait eu atteinte aux droits ou à la dignité de la Chambre ni rien donnant à penser que le Comité aurait été induit en erreur[6]. Après d’autres interventions ce jour-là et le 3 mars 2011, le Président prend de nouveau l’affaire en délibéré[7].

Résolution

Le Président rend sa décision le 9 mars 2011. Faisant remarquer que le sixième rapport du Comité avait apporté de nouveaux éléments à la Chambre, il explique qu’il a tenu compte des conclusions du Comité en les comparant à d’autres éléments, dont les déclarations faites à la Chambre et les réponses à des questions orales et écrites. Il estime qu’à tout le moins, la déclaration de la ministre a semé la confusion. Il déclare ensuite, s’appuyant sur un précédent récent et sur une décision du Président Jerome selon laquelle le Président devrait, en cas de doute, laisser à la Chambre le soin de trancher, qu’il existe un doute suffisant pour conclure qu’il y a matière à question de privilège. Comme il avait statué plus tôt sur une autre question de privilège soulevée par Scott Brison (Kings–Hants), il déclare qu’il invitera M. McKay à présenter sa motion en temps voulu. Après débat et adoption de la motion de M. Brison, le Président invite M. McKay à proposer sa motion[8].

Décision de la présidence

Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée le 17 février 2011 par l’honorable député de Scarborough–Guildwood, découlant de la présentation du sixième rapport du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international ainsi que des déclarations trompeuses qu’aurait faites la ministre de la Coopération internationale.

Je remercie le député de Scarborough–Guildwood ainsi que l’honorable secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre des communes et les députés d’Ottawa-Centre, de Joliette, de Scarborough–Rouge River, de Vancouver-Est, de Guelph, d’Eglinton–Lawrence, de Beaches–East York, de Yukon et de Winnipeg-Nord de leurs interventions sur cette question importante.

Comme le savent les députés, cette question a d’abord été soulevée par le député de Scarborough–Guildwood le 13 décembre 2010. Dans ma décision du 10 février dernier, j’ai expliqué que je n’avais pu « trouver dans les documents officiellement devant la Chambre aucune preuve qui pourrait donner à entendre que les déclarations faites par la ministre à la Chambre étaient délibérément trompeuses ». En conséquence, j’avais conclu qu’il n’y avait pas, de prime abord, matière à question de privilège.

Le 14 février 2011, la ministre de la Coopération internationale a fait une déclaration à la Chambre pour apporter des éclaircissements sur la demande de financement de KAIROS. Bien qu’elle ait reconnu que la façon dont ce dossier avait été traité était regrettable, elle a nié avoir intentionnellement ou volontairement induit la Chambre ou le Comité en erreur. Elle a également affirmé ceci :

Si certains ont conclu que la formulation que j’ai employée sous-entendait que le ministère et moi partagions le même point de vue, je m’en excuse.

Le 17 février 2011, le Comité permanent des affaires étrangères et du développement international a présenté son sixième rapport à la Chambre. Il s’agit d’un court rapport qui porte principalement sur les témoignages donnés le 9 décembre 2010, par la ministre et ses hauts fonctionnaires au sujet du processus ayant mené au rejet de la demande de financement présentée par KAIROS.

Ce rapport porte une attention particulière à la façon dont le mot « not » s’est retrouvé dans l’évaluation de la demande de financement de KAIROS remise à la ministre pour approbation. À la fin, le rapport fait le lien entre ces témoignages et les « autres informations dont [la Chambre] dispose » et attire « l’attention de la Chambre sur ce qui semble être une possible atteinte au privilège ».

Le député de Scarborough–Guildwood et d’autres députés ont soutenu que la ministre a fait devant le Comité des déclarations différentes de celles faites à la Chambre ou fournies par écrit à cette dernière. En effet, ces députés ont fait valoir que les documents à leur disposition montrent que des renseignements contradictoires ont été fournis. En conséquence, soutiennent-ils, cela démontre que la ministre a délibérément induit la Chambre en erreur et qu’il y a donc de prime abord matière à question de privilège.

Pour sa part, le secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre des communes a fait valoir que le sixième rapport du Comité permanent ne contenait aucune accusation ni suggestion laissant entendre que les droits ou la dignité de la Chambre auraient été compromis ou que le Comité aurait été induit en erreur, délibérément ou par inadvertance. Affirmant qu’en fait aucune accusation directe n’avait été portée, il a demandé : « Contre quelle accusation doit-on se défendre? » Il a fait observer qu’il était inapproprié pour un comité de signaler dans son rapport « qu’une atteinte au privilège non décrite et non définie s’est peut-être produite » et il a souligné que la ministre avait donné des réponses claires, exactes et honnêtes. Il a également déclaré qu’il n’était pas contradictoire pour la ministre d’affirmer qu’elle ne savait pas qui avait inséré le mot « not » même si cela avait bel et bien été fait à sa demande.

Maintenant que le Comité permanent a mis la Chambre au fait de nouveaux éléments dans son sixième rapport, je dois prendre ceux-ci en considération en les analysant en regard d’autres éléments, y compris les déclarations faites à la Chambre et les réponses à des questions orales et écrites.

Je signale toutefois que le Président a un rôle bien spécifique et très limité quant aux conclusions devant être tirées. Dans une décision rendue le 21 mars 1978, à la page 3975 des Débats — dont il est fait mention à la page 227 de l’ouvrage de Maingot, Le privilège parlementaire au Canada, 2e édition —, le Président Jerome a cité le rapport de 1967 d’un comité britannique sur la procédure, où l’on pouvait lire :

À mon avis, lorsque [le président] doit décider s’il doit accorder la priorité à une motion que désire présenter un député pour se plaindre d’un acte quelconque qui constituerait une atteinte à ses privilèges, il devrait se demander non pas si, à son avis, à supposer que les faits soient exacts, l’acte en question constitue une atteinte au privilège, mais si l’on peut raisonnablement considérer qu’il s’agit d’une atteinte aux privilèges ou, plus simplement, si la plainte du député est justifiable. Et si [le président] a le moindre doute il devrait, à mon avis, laisser à la Chambre le soin de trancher la question.

C’est en gardant à l’esprit ce principe que j’ai soigneusement étudié la preuve, vu qu’il s’agit d’allégations très graves concernant la conduite d’une ministre qui, en conséquence, s’est attiré de sévères critiques publiques et risque de voir sa réputation compromise.

Voici ce qui constitue, à mon avis, le fond de l’affaire. Comme le Comité l’a indiqué dans son rapport, lorsqu’on a demandé à la ministre, lors de sa comparution, qui avait inséré le mot « not » dans l’évaluation de la demande de financement KAIROS, celle-ci a répondu à deux reprises qu’elle ne le savait pas. Puis, le 14 février, la ministre a déclaré à la Chambre que le mot « not » avait été inscrit à sa demande, sans pour autant dire qu’elle savait qui l’avait inscrit. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette déclaration a semé la confusion. La ministre l’a reconnu et a admis avoir traité le dossier de façon « regrettable ». Or, à en juger par les diverses interventions faites depuis, la confusion règne toujours. Comme l’a déclaré à la Chambre le député de Scarborough–Rouge River : « Voilà ce qui me laisse perplexe, ce qui a laissé le Parlement perplexe. Ce fait a nui à notre capacité d’exiger des comptes du gouvernement, que ce soit du Conseil privé, de la ministre ou des fonctionnaires. Nous ne pouvons faire notre travail quand règne une telle confusion. »

Ce n’est pas la première fois que la présidence est saisie d’une question plus ou moins semblable. En janvier 2002, le ministre de la Défense nationale avait fait des déclarations à la Chambre au sujet des prisonniers afghans. Ces déclarations avaient, elles aussi, engendré de la confusion et donné lieu à une question de privilège. À ce moment, deux versions des mêmes faits avaient été présentées à la Chambre et, comme dans l’affaire qui nous occupe, le ministre avait assuré à la Chambre qu’il n’avait pas eu l’intention d’induire celle-ci en erreur. J’avais alors conclu qu’il y avait, de prime abord, matière à question de privilège et j’avais déclaré, dans ma décision du 1er février 2002, à la page 8581 des Débats : « Je suis prêt, comme je me dois de l’être, à accepter l’affirmation du ministre qu’il n’avait pas l’intention d’induire la Chambre en erreur. Néanmoins, la situation demeure difficile. » J’avais ensuite ajouté : « […] la situation qui nous occupe, dans laquelle la Chambre a reçu deux versions des mêmes faits, mérite que le comité compétent en fasse une étude plus approfondie, ne serait-ce que pour tirer les choses au clair. »

Conformément à ce précédent assez récent et vu le jugement du Président Jerome mentionné plus tôt, la présidence estime qu’il existe un doute suffisant pour conclure qu’il y a, de prime abord, matière à question de privilège. Par conséquent, je vais inviter le député de Scarborough–Guildwood à présenter sa motion en temps voulu, mais pour l’instant, je donne la parole au député de Kings–Hants pour qu’il présente sa motion sur la question précédente.

Post-scriptum

Après avoir été invité par le Président à proposer sa motion, M. McKay se dit d’avis que la Chambre dispose déjà de tous les éléments d’information qu’on pourrait recueillir en renvoyant la question à un comité, et demande si la Chambre peut être immédiatement saisie d’une motion portant que la ministre de la Coopération internationale voie suspendu son droit de participer aux travaux de la Chambre jusqu’à sa comparution à la barre pour s’excuser d’une manière que le Président jugera satisfaisante. Le Président répond qu’il conviendrait plutôt de renvoyer l’affaire en comité pour tirer les choses au clair. M. McKay propose donc que l’affaire soit renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre pour qu’il en fasse rapport à la Chambre au plus tard le 25 mars 2011. Après un court débat, la motion est adoptée[9].

Le Comité n’a pas présenté de rapport à la Chambre dans les délais. Le 25 mars 2011, le gouvernement est défait sur une motion de censure[10]. Le 26 mars 2011, la 40e législature est dissoute.

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[1] Débats, 13 décembre 2010, p. 7142-7147; 14 décembre 2010, p. 7252-7254; 15 décembre 2010, p. 7337-7339.

[2] Débats, 10 février 2011, p. 8029-8030.

[3] Débats, 14 février 2011, p. 8115-8116.

[4] Sixième rapport du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international, présenté à la Chambre le 17 février 2011 (Journaux, p. 1261).

[5] Débats, 17 février 2011, p. 8338-8342.

[6] Débats, 18 février 2011, p. 8390-8393.

[7] Débats, 3 mars 2011, p. 8628-8629.

[8] Débats, 9 mars 2011, p. 8843-8847.

[9] Débats, 9 mars 2011, p. 8847-8855, Journaux, p. 1331.

[10] Journaux, 25 mars 2011, p. 1421-1423.

Pour des questions au sujet de la procédure parlementaire, communiquez avec la Direction des recherches pour le Bureau

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