Opinion dissidente de Joe Comartin et de Serge Ménard
Dès le départ, on doit comprendre que ce rapport est un rapport intérimaire qui ne porte que sur deux dispositions de la loi anti-terroriste, celles qui ont trait aux investigations et aux arrestations préventives, telles que prévues aux articles 83.28, 83.29 et 83.3 du Code criminel, tel que modifié par l’article 4 de la loi anti-terroriste.
Nous partageons la description du contexte historique particulier qui a mené à l’adoption de la loi anti-terroriste.
Nous souscrivons de plus à la plupart des recommandations du rapport majoritaire du comité qui visent à mieux baliser le processus des investigations. Cette mesure d’exception ne devrait servir que dans les cas précis où elle est nécessaire pour empêcher des activités comportant un risque imminent de dommages sérieux et non pas dans le cas d’actes déjà commis.
Nous sommes également d’avis, tout comme les autres membres du Comité, qu’une nouvelle révision des dispositions, dix ans après leur mise en vigueur, s’impose et permettrait de mieux évaluer les dispositions ainsi que la pertinence de leur extinction ou reconduite.
Nous aurions préféré un délai de 3 ans mais nous sommes près à nous rallier à l’opinion de la majorité sur une période de 10 ans qui devrait être un délai maximum pour qu’une révision définitive de ces dispositions qui se sont toujours voulues exceptionnelles, soit terminée.
Nous divergeons cependant d’opinion avec les membres du Comité sur les arrestations préventives prévues à l’article 83.3 du Code criminel telle qu’elle y fut introduite par la loi anti-terroriste. Voici pourquoi.
La lutte au terrorisme ne se fait pas par des lois, mais par le travail des services de renseignements combiné aux actions policières appropriées.
Il n’y a pas d’actes de terrorisme qui ne constituent pas déjà des infractions criminelles qui entraînent l’imposition des peines les plus sévères que prévoit le Code criminel. C’est évidemment le cas pour les meurtres planifiés et exécutés de sang froid, mais aussi pour la destruction d’infrastructures importantes.
De plus, lorsque les juges doivent exercer leur discrétion dans l’imposition des sentences, ils prendront nécessairement en considération la motivation des terroristes comme un facteur aggravant. Ils concluront que les chances de réhabilitation sont minces, que les chances de récidive sont grandes, que les facteurs de dissuasion et de dénonciation doivent militer en faveur d’une plus grande sévérité. C’est ce qu’ils ont toujours fait dans le passé et il n’y a aucune raison de croire qu’ils ne jugeront pas de la même façon dans l’avenir.
Il faut être également conscient qu’en matière de terrorisme, la dissuasion a ses limites. D’abord, elle est illusoire pour dissuader un candidat à un attentat suicide. De plus, pour tous ceux qui décident de se joindre à des groupes terroristes, ils croient généralement s’inscrire dans un mouvement historique dont ils espèrent le triomphe dans un avenir rapproché et qui devrait les conduire à être libérés comme des héros.
Ce n’est donc pas dans de nouvelles lois qu’il faut chercher les outils qui nous permettront de lutter efficacement contre le terrorisme.
Il est vrai cependant que les lois peuvent être modifiées s’il appert que la police ne dispose pas des moyens juridiques essentiels pour faire face à la nouvelle menace terroriste.
Il faut alors s’assurer que la mesure proposée ne brise pas indûment le juste équilibre qui doit exister entre le respect des valeurs d'équité, de justice et de respect des droits de la personne qui sont la caractéristique de nos sociétés, tout en assurant une meilleure protection des Canadiens et des Canadiennes ainsi que de la collectivité mondiale dans son ensemble.
L’article 83.3 qui prévoit l’arrestation préventive et l’imposition de conditions fut présenté comme l’une de ces mesures lors de son adoption.
Or, cette disposition n’a jamais servi.
Cela n’est pas étonnant car les policiers peuvent utiliser les dispositions actuelles du Code criminel pour arrêter quelqu’un qui est sur le point de commettre un acte criminel.
L’article 495 du Code criminel prévoit en effet :
« (1) Un agent de la paix peut arrêter sans mandat :
(a) une personne…qui, d’après ce qu’il croit pour des motifs raisonnables…est sur le point de commettre un acte criminel; »
La personne arrêtée doit alors être amenée devant un juge qui peut alors imposer les mêmes conditions qu’en vertu de la disposition de la LAT. Il peut même lui refuser un cautionnement s’il estime que sa remise en liberté mettrait en danger la sécurité publique.
Si les policiers croient qu’une personne est sur le point de se livrer à un acte terroriste, c’est qu’ils ont connaissance d’un complot. Ils le savent probablement par de l’écoute électronique ou par des observations qui les emmènent à croire qu’il y a préparation d’un acte criminel. Ils ont donc la preuve d’un complot ou d’une tentative et ils n’ont qu’à porter cette accusation pour faire arrêter cette personne.
Il y aura éventuellement procès et la personne arrêtée pourra alors présenter une défense pleine et entière. Elle pourra bénéficier d’un acquittement s’il s’avère que les soupçons sont injustifiés ou qu’on est incapable d’en faire une preuve suffisante pour justifier une condamnation.
Il nous semble évident que l’acte terroriste appréhendé aura alors été interrompu aussi efficacement que si on avait utilisé l’article 83.3.
Par contre, c’est la disposition qui est la plus susceptible de donner lieu à des abus.
Elle peut servir en effet à étiqueter quelqu’un comme terroriste sur une preuve qui n’est pas assez forte pour l’accuser et à laquelle il ne pourra jamais se défendre pleinement. Cela l’empêchera de voyager en avion, de traverser la frontière américaine et probablement celle de nombreux pays. Il y a de fortes chances pour qu’il perde son emploi et soit incapable d’en trouver un autre.
On pourrait comparer sa situation à celle de Maher Arar à son retour de Syrie avant qu’il ne soit blanchi par le juge O’Connor. En fait, elle sera probablement pire car ce sont les soupçons véhiculés par la GRC qui ont nui à M. Arar. Dans le cas où on voudrait se servir de cette disposition nouvelle et temporaire du Code criminel, il y aura une décision judiciaire d’imposer des conditions pour cause d’appréhension d’activité terroriste. Pour le grand public en général, cette personne sera vraisemblablement sinon certainement un terroriste.
Souvent les mouvements terroristes sont nés et se nourrissent de profonds sentiments d’injustice qui sont perçus par une partie de la population. La lutte contre ces injustices est souvent menée de façon parallèle par des gens qui veulent corriger ces injustices par des moyens démocratiques et d’autres qui croient qu’il est nécessaire d’avoir recours à des actions terroristes.
Les premiers ont représenté un apport positif dans la transformation des sociétés dans lesquelles nous vivons aujourd’hui. Ils sont souvent à l’origine de plusieurs des droits dont nous jouissons.
Il est inévitable que dans l’action politique, il y ait des contacts entre les premiers et les seconds. Très souvent, les premiers ne sauront même pas que les seconds se livrent à des actions terroristes. La planification d’actions terroristes est par essence secrète.
La facilité avec laquelle on peut ainsi étiqueter une personne qui n’a aucune inclinaison ni aucune intention à poser des actes terroristes est déconcertante.
Pour déterminer si une personne peut être reliée à un réseau terroriste, les agences de sécurité disposent notamment de l’écoute électronique, mais aussi comme on l’a vu dans l’affaire Arar, de l’observation des contacts d’une personne dont on sait ou on croit savoir qu’elle est effectivement reliée à un réseau terroriste.
Or, pour déterminer l’incarcération et subséquemment l’imposition de conditions de remise en liberté, il suffit que le juge soit convaincu que « sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment le fait que les motifs de l’agent de la paix au titre du paragraphe (2) paraissent fondés, et la gravité de toute activité terroriste qui peut être mise à exécution. »
Autrement dit, l’appréhension d’une activité terroriste grave et des motifs qui paraissent fondés suffiront. Pas une preuve que ces motifs sont fondés.
Il faut noter également que la personne qui pourrait être arrêtée n’est pas nécessairement celle que l’on appréhende être susceptible de commettre un acte terroriste mais uniquement et simplement une personne dont « l’arrestation est nécessaire pour éviter la mise à exécution de l’activité terroriste ».
Il y a là une nuance importante qui étonne et inquiète à la fois. Elle peut couvrir en effet, des personnes innocentes qui sont inconscientes des raisons pour lesquelles des terroristes sollicitent leur aide dans un projet d’activité alors qu’on leur cache les véritables raisons de l’aide qu’on leur demande. Le secret est de l’essence même de la conduite d’une activité terroriste.
Certains voient dans la référence à l’article 810 du Code criminel une indication que notre droit criminel utilise déjà une procédure semblable à celle que prévoit l’article 83.3. S’il y a similitude dans la procédure suivie, il y a une très grande différence dans les conséquences de l’application de ces deux articles.
L’article 810 prévoit :
« La personne qui craint, pour des motifs raisonnables, qu’une autre personne ne lui cause ou cause à son conjoint ou à son enfant des lésions personnelles ou n’endommage sa propriété peut déposer une dénonciation devant un juge de paix »
Cette autre personne est alors convoquée (et non arrêtée) devant un juge qui pourra lui imposer de souscrire un engagement de ne pas troubler l’ordre public et d’avoir une bonne conduite pour une période d’au plus 12 mois et de se conformer à certaines conditions jugées raisonnables, prescrites dans l’engagement.
Il ne pourra lui imposer d’emprisonnement que si la personne refuse de signer cet engagement, après avoir entendu toutes les parties et être convaincu, par la preuve apportée, que les craintes sont fondées sur des motifs raisonnables.
Si la personne signe l’engagement et en respecte les conditions, elle demeurera en liberté, ne sera pas condamnée et n’aura donc aucun dossier criminel.
Cet article est souvent utilisé dans les cas de violence conjugale appréhendée ou lorsque qu’une inimitié importante s’est développée entre deux personnes qui font craindre à l’une d’entre elles qu’elle ne dégénère en violence.
Il y a entre cette disposition et l’article 83.3 que nous étudions présentement une différence de nature et des conséquences radicalement différentes.
De plus, il n’y a aucune commune mesure entre l’impact sur la réputation qu’entraînerait l’application de l’article 83.3 et celle de l’article 810.
Lorsqu’on décide de s’écarter des principes fondamentaux qui sont à la base de notre droit criminel, il y a toujours un risque que ces mesures soient plus tard appliquées de façon totalement différente que ce que nous avions prévu. Cela a été le cas de l’application des mesures de guerre en 1970 où on a incarcéré entre autres, un grand poète, une chanteuse populaire, de nombreux parents de personnes condamnées pour activité terroriste et presque tous les candidats d’un parti politique municipal.
À la lumière de cette analyse, nous croyons que l’article 83.3, qui a été introduit dans le Code criminel par la Loi antiterroriste, ne devrait pas être reconduit par le Parlement pour deux raisons fondamentales : d’une part, il est d’une utilité négligeable, sinon totalement inutile, dans la lutte contre le terrorisme et d’autre part, l’utilisation qui peut être faite de cette disposition représente un danger certain de dérive à l’endroit d’honnêtes citoyens.
L’interruption d’une activité terroriste jugée dangereuse peut très bien être réalisée de façon aussi et même plus efficace par l’application régulière du Code criminel.
En conséquence, nous recommandons l’abolition de l’article 83.3 du Code criminel.
Joe Comartin et Serge Ménard