FAIT Réunion de comité
Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.
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STANDING COMMITTEE ON FOREIGN AFFAIRS AND INTERNATIONAL TRADE
COMITÉ PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
[Enregistrement électronique]
Le mardi 15 février 2000
Le président (M. Bill Graham (Toronto-Centre—Rosedale, Lib.)): Chers collègues, je déclare la séance ouverte, puisqu'il y a le nombre requis de députés pour entendre des témoignages.
Nous entamons aujourd'hui notre deuxième audience sur le Kosovo. Vous vous rappellerez que, lors de la dernière, nous avons entendu de hauts fonctionnaires du ministère, mais qu'il avait fallu suspendre nos travaux pour voter deux fois. Nous allons demander à M. Wright et aux autres fonctionnaires qui étaient là de revenir terminer leurs témoignages, et les députés pourront finir de leur poser des questions.
Entre-temps, si vous désirez leur écrire, vous vous rappellerez que nous nous sommes entendus avec eux pour qu'ils nous répondent par écrit. Donc, si vous avez un point à faire éclaircir avant qu'ils ne reviennent à la barre, n'hésitez pas à leur écrire.
C'est avec beaucoup de plaisir que je souhaite la bienvenue à un groupe d'experts illustre, ce matin. Nous accueillons M. Fawcett, analyste du International Crisis Group, M. Bissett, notre ex-ambassadeur en Yougoslavie, le professeur Cohen, David Matas, que le comité a déjà rencontré plusieurs fois, et le professeur Mendes qui, lorsqu'il n'est pas à la télévision, vient parfois rencontrer les membres du comité.
Je vous remercie tous énormément d'avoir répondu à notre invitation. Je vous demanderais de limiter vos exposés à 10 minutes, parce que nous aimerions pouvoir vous poser des questions à la fin, ce qui représente toujours la meilleure partie de nos audiences.
La parole ira d'abord à M. Fawcett, suivi de M. Bissett.
Monsieur Fawcett, cette limite de 10 minutes vous convient- elle?
M. John Fawcett (analyste, International Crisis Group): Je vais entrer directement dans le vif du sujet et vous parler d'une question assez précise qui me tient beaucoup à coeur. J'aimerais attirer votre attention sur la Mission de vérification au Kosovo (MVK) non seulement pour en signaler les faiblesses, mais également dans l'espoir de trouver une valeur quelconque à la notion de «vérificateur non armé».
Au cours de l'automne de 1998, Slobodan Milosevic a accepté, selon une nouvelle stratégie, d'«internationaliser» la question du Kosovo et d'autoriser le déploiement d'un maximum de 2 000 «vérificateurs» non armés agissant sous l'égide de l'OSCE. Cette mission devait vérifier l'application de la résolution 1199 du Conseil de sécurité, qui demandait le cessez-le-feu, le retrait des forces en présence et l'accès d'une aide humanitaire aux victimes de la guerre. La MVK a commencé ses activités au Kosovo en octobre 1998 et a quitté la région quelques jours à peine avant le début de la campagne de frappes aériennes, à la fin de mars 1999.
Je doutais alors de l'efficacité des missions de vérification non armées ou légèrement armées envoyées dans l'espoir que la seule présence d'étrangers suffira à stabiliser une région et à protéger les civils menacés, et je n'ai toujours pas changé d'avis. Les groupes armés de la région—habituellement ceux du gouvernement—peuvent à leur gré ignorer ou intimider des étrangers impressionnables non armés ou en infériorité numérique. Quand la communauté internationale décide vraiment de mettre fin à un excès de violence, elle recourt à la force. Autrement, elle envoie des vérificateurs.
En janvier 1999, j'ai séjourné au Kosovo pendant un mois pour y évaluer les activités humanitaires de la communauté internationale, le rôle de la MVK ainsi que les chances de stabiliser la région ou le risque d'assister à une reprise de la violence au printemps.
La MVK constituait un déploiement spécial de l'OSCE. En soi, l'OSCE ne mérite guère d'être appelée «organisation». Elle est un organisme international relativement jeune, très à la merci des gouvernements de ses pays membres. Ces pays, parce qu'ils ne sont que 55 et à cause du mandat de l'OSCE—protection des droits de la personne, démocratisation et contrôle des armements—, ne se prêtent qu'au plus bas dénominateur commun en fait d'intervention et sont peu crédibles en tant qu'organe d'intervention dynamique.
Pendant mon séjour au Kosovo, je n'ai donc pas été surpris de voir les vérificateurs déployés de façon improvisée, chaotique et fragmentée. Ils méritaient vraiment le sobriquet des «2000 sans pouvoir».
J'ai toutefois remarqué des exceptions à cette règle, dont une en particulier était assez notable pour mériter une mention spéciale, car son efficacité a prouvé que les missions non armées pouvaient être utiles. Ce cas me donne tort d'être sceptique. Je veux parler des membres de la MVK déployés dans la ville de Prizren, dans le sud-ouest du Kosovo. Ils étaient commandés par un Canadien du nom de Michel Maisonneuve. Bien qu'aux prises avec tous les problèmes d'administration, de logistique et de personnel qui sont le lot des forces spéciales déployées par des organismes encore mal rodés, le chef de la MVK de Prizren avait clairement défini la tâche dont son personnel devait s'acquitter.
La seule façon de stabiliser la situation qui régnait dans la ville et de rassurer sa population était d'agir, d'agir de façon dynamique. La MVK de Prizren donnait l'impression d'être une contradiction dans les termes, en ce sens que pour une mission sans armes, elle était très dynamique. Mon exposé porte surtout sur les raisons pour lesquelles cette contradiction a été couronnée de succès, sur les risques que comporte la formule et sur ce qu'il faut faire pour en répandre l'utilisation.
Les deux exemples qui suivent me suffiront pour décrire ce que j'entends par présence dynamique d'une mission non armée. Un village des environs de Suva Reka, une ville de la région de Prizren, était la scène de fréquents affrontements violents entre l'Armée de libération du Kosovo (UCK) et les forces serbes. Ce conflit en était surtout un de type «David et Goliath», mais c'est parfois David qui lançait la première pierre. Je veux dire par là que, si des membres de l'UCK tiraient sur un blindé serbe, l'artillerie serbe arrosait copieusement et sans discernement le village où l'attaque s'était produite en guise de représailles, faisant surtout des victimes civiles.
• 0940
Le groupe de la MVK affecté à la région avait pour instruction de se
rendre immédiatement aux postes d'artillerie serbes et dans le village
menacé ou frappé dès qu'il apprenait qu'un affrontement violent était
sur le point de se produire ou s'était produit, qu'il ait été ou non
provoqué par l'UCK, de manière à empêcher, par sa présence même,
l'escalade de la violence que les autorités serbes cherchaient à
provoquer. Cette façon de faire contrastait vivement avec celle de
presque tous les autres groupes de la MVK, qui avaient pour priorité
la sécurité des vérificateurs et dont les commandants ordonnaient à
leurs membres de se replier vers leurs bunkers à la moindre ouverture
d'hostilités.
Un autre exemple de la valeur de missions de vérification non armées, mais dynamiques, est survenu à Prizren même. Un jour, tôt dans la soirée, on a retrouvé les corps d'un père et de son fils, assassinés dans l'arrière-boutique de leur magasin. Ces deux Albanais du Kosovo possédaient un magasin d'articles de sport et pouvaient légalement vendre des armes de chasse et des munitions. L'incident provoqua une flambée de rumeurs selon lesquelles les deux victimes avaient vendu des armes à l'UCK, aux Serbes et à des gangs rivaux de la mafia albanaise. Personne n'avait vu les meurtriers, mais chacun avait sa théorie. La situation risquait de déclencher à tout moment une explosion de violence urbaine.
Sans attendre d'en recevoir l'ordre, les membres de la MVK de l'endroit, qui comprenaient bien leur mission, sont arrivés sur la scène du crime cinq ou dix minutes après la découverte des corps. Soit dit en passant, c'est grâce au réseau d'informateurs qu'elle avait mis sur pied à la hâte, mais qui n'était pas moins efficace pour autant, qu'elle a pu intervenir aussi rapidement. Les vérificateurs se sont frayé un chemin jusqu'au lieu du crime parmi les curieux de plus en plus nombreux et les enquêteurs de la police serbe et, sans aller jusqu'à se charger de l'enquête, ils ont rapidement et ostensiblement signalé à la police la présence de divers éléments de preuve qu'il fallait consigner et protéger.
Leur présence a eu deux résultats. D'une part, les Kosovars albanais de plus en plus nombreux sur les lieux ont su très vite que la MVK se trouvait sur place, et la nouvelle s'est répandue avec les autres rumeurs. D'autre part, à cause de la présence de la MVK, les enquêteurs serbes, que beaucoup soupçonnaient d'avoir perpétré le crime eux-mêmes ou de savoir qui l'avait fait, ont compris qu'ils ne pouvaient compter profiter de l'enquête pour passer les lieux au blanc et faire disparaître les éléments de preuve. D'autres groupes de la MVK se seraient contentés d'interroger les autorités serbes sur leur enquête le lendemain ou auraient complètement ignoré l'incident sous prétexte que «leur mandat ne les autorisait pas à mener des activités policières».
La présence dynamique non armée a toutefois un talon d'Achille évident, à savoir le risque auquel s'exposent ces praticiens. Il est en effet plus risqué de se rendre dans un village pour dissuader l'ennemi de le pilonner que d'observer la destruction à la jumelle depuis une colline avoisinante. Nul ne contesterait que la présence dynamique non armée est risquée. Elle l'est, c'est un fait. Voilà tout.
Toutefois, et la même chose vaut dans le cas d'un déploiement militaire, si la priorité consiste avant tout à assurer la sécurité des membres de la force déployée, il est souvent préférable de ne pas la déployer du tout. Dans des circonstances de ce genre, le succès et l'échec dépendent directement de l'importance du risque que l'on court.
Pour étendre la pratique de la vérification non armée dynamique, il faut d'abord définir les facteurs structurels de l'OSCE qui l'ont rendue possible. C'est grâce au caractère très improvisé de la MVK et à l'impossibilité générale dans laquelle se trouvait l'OSCE de la soutenir ou de l'encadrer que ce groupe de la MVK a pu combler un vide. Dans la plupart des secteurs, les vérificateurs étaient indécis ou avant tout prudents. Prizren a eu la bonne fortune d'être confiée à Michel Maisonneuve. J'irai jusqu'à soutenir que, lorsque l'OSCE aura «appris» à déployer ses missions de vérification, elles sont moins efficaces.
Dans ces circonstances, comment un membre cotisant de l'OSCE, tel le Canada, peut-il favoriser le recours à cette formule? Premièrement, en partant du principe que la priorité de la mission ne consiste pas à protéger ses membres. Ensuite, en confiant ces missions à des personnes choisies ou formées pour prendre sur elles d'établir l'équilibre entre le risque à courir et les avantages à en tirer dans des circonstances changeantes et dangereuses. Enfin, en massant derrière ces personnes une partie importante de la force de soutien affectée à la crise en question.
En tant qu'organisme, il est certain que l'OSCE prendra de l'expansion et se donnera des cadres. Or, chaque crise étant unique, il est impossible d'élaborer un mode d'intervention détaillé standard. Les vérificateurs non armés ont une meilleure chance de réussir s'ils jouissent d'une grande liberté d'intervention, s'ils peuvent courir certains risques et s'ils peuvent compter sur des ressources de soutien.
Je terminerai en faisant deux mises en garde. Tout d'abord, je m'en voudrais de vous donner à penser que si l'ensemble de la MVK avait été comme le groupe de Prizren, elle aurait réussi à prévenir les atrocités que les Serbes ont commises au printemps suivant et ainsi rendu inutile la campagne de frappes aériennes. La MVK ne pouvait espérer qu'une chose: ouvrir un créneau pour que les négociations puissent aboutir, que les pays de l'OTAN puissent dégager un consensus quant à la nécessité du recours à la force ou que Slobodan Milosevic puisse reconsidérer sa position. La vérification dynamique ne pouvait que prolonger le créneau. Deuxièmement, je dois dire que, comme je n'ai jamais étudié la question à fond avec Michel Maisonneuve, il ne faut pas croire qu'il partagerait forcément mon opinion sur la question.
Je vous remercie en mon nom personnel et au nom de l'International Crisis Group de m'avoir invité à témoigner.
Le président: Monsieur Fawcett, je vous remercie beaucoup. Vos propos nous sont fort utiles. Sachez que nous devons entendre le général Maisonneuve le 24 février.
M. John Fawcett: Parfait.
Le président: Nous y prendrons intérêt et nous pourrons donner suite à vos observations.
Par ailleurs, vous serez peut-être curieux d'apprendre que plusieurs membres du comité prennent une part active à l'assemblée parlementaire de l'OSCE. Je suis sûr que, lorsque nous nous réunirons en Roumanie cette année, nous aurons l'occasion d'examiner toute la question de la vérification dans l'optique de l'opération au Kosovo. Vos observations sont très utiles, et je vous en remercie beaucoup, monsieur. Nous vous savons gré d'avoir répondu à notre invitation.
Monsieur Bissett.
M. James Bissett (ex-ambassadeur du Canada en Yougoslavie): Monsieur le président, je vous remercie beaucoup.
Je tiens à remercier le comité de me donner l'occasion de prendre la parole, ce matin. Il est réconfortant de savoir que, bien qu'on ne m'ait pas permis de prendre la parole devant mes ex- collègues de l'ambassade canadienne à Belgrade, il y a quelques semaines, lorsque j'y étais, on m'accorde tout de même le privilège de m'entretenir avec des députés. J'en tire un certain réconfort.
Le président: Nous sommes un groupe très ouvert, monsieur Bissett. Ne vous en inquiétez pas.
M. James Bissett: Je vous remercie.
Le président: Vous seriez étonné de savoir ce que nous entendons.
M. James Bissett: J'ai ouvertement critiqué les bombardements de l'OTAN en Yougoslavie. J'estime que l'on a commis là une grave erreur. En fait, cette campagne aérienne passera probablement à l'histoire comme une erreur de calcul très lourde de conséquences pour nous tous. Lorsque les bombes de l'OTAN ont frappé la Yougoslavie au printemps dernier, c'est-à-dire en mars, elles ont répandu non seulement la mort et la destruction en Yougoslavie, mais elles ont également porté un grand coup au droit international et au cadre de la sécurité mondiale qui nous a probablement tous protégés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale contre l'holocauste nucléaire.
La situation du Kosovo a enfreint les règles fondamentales d'engagement de l'OTAN. L'intervention militaire agressive de l'OTAN dans les affaires d'un État souverain à des fins autres que défensives a marqué un tournant inquiétant des buts et objectifs de cet organisme. Il importe, je crois, de le comprendre. Il faudrait que nous cherchions à savoir s'il s'agissait d'une aberration ponctuelle de la part de l'OTAN ou du signal d'un changement fondamental dans la nature et la raison d'être de l'organisme. C'est une question que le comité pourrait fort bien vouloir examiner dans le cours de ses travaux.
La guerre de l'OTAN était illégale. La guerre de l'OTAN au Kosovo a violé le droit international. Elle a été menée sans l'approbation du Conseil de sécurité des Nations Unies. Elle enfreignait la Charte des Nations Unies et son propre article 1, qui oblige l'OTAN à régler tous les différends internationaux par des moyens pacifiques, non pas à recourir à la menace ou à l'emploi de la force «de toute manière incompatible avec les buts des Nations Unies».
Certains apologistes de l'OTAN, y compris notre propre ministre des Affaires étrangères et notre ministre de la Défense, tentent d'éviter la question en ne la mentionnant tout simplement pas. Personne n'a essayé d'expliquer pourquoi le Conseil de sécurité des Nations Unies avait été ignoré dans cette affaire. Aucune tentative n'a été faite pour préciser en vertu de quelle autorité l'OTAN a bombardé la Yougoslavie.
Les ministres et leurs entourages continuent de justifier le bombardement en affirmant qu'il était essentiel de mettre fin à l'épuration ethnique et aux atrocités qui étaient commises au Kosovo. Ils continuent de soutenir cette thèse en dépit de tous les faits montrant que l'épuration ethnique a surtout eu lieu après les bombardements, pas avant. En réalité, ce sont les bombardements qui ont déclenché le pire de l'épuration ethnique.
Quant aux atrocités commises, il semble qu'à nouveau, on nous ait menti au sujet de l'étendue des crimes. Le secrétaire à la défense des États-Unis, M. Cohen, nous a affirmé qu'au moins 100 000 Kosovars avaient péri. Tony Blair a parlé de génocide. Les médias se sont régalés de chaque histoire d'atrocités racontée par des témoins albanais.
De larges pans des médias et les porte-parole des ministères continuent de répandre l'idée que la guerre devait mettre fin à l'épuration ethnique et aux atrocités. Nul ne souhaite défendre les atrocités commises, et la guerre de chiffres dans pareilles circonstances peut s'avérer sordide, mais les chiffres peuvent prendre de l'importance s'ils sont utilisés pour justifier une opération militaire contre un État indépendant et souverain.
Dans le cas du Kosovo, il semble qu'environ 2 000 personnes aient été tuées avant les frappes aériennes de l'OTAN. Quand on tient compte du fait qu'une guerre civile règne au Kosovo depuis 1993, 2 000 morts n'a rien de remarquable, certes pas lorsque l'on compare avec bien d'autres points chauds de la planète. Cela ne justifie pas 79 jours de frappes aériennes.
• 0950
Il est également intéressant de noter que la mise en accusation du
président Milosevic par le tribunal des Nations Unies en mai 1999 ne
mentionne qu'un seul incident de morts avant les bombardements, soit
l'incident notoire de Racak, qui est lui-même contesté par plusieurs
journalistes français qui se trouvaient sur place, à Racak, lorsque
cette atrocité aurait été commise. Ces journalistes soupçonnent une
machination de la part du général Walker des États-Unis qui a été le
premier à prétendre que des atrocités y avaient été commises.
La guerre du Kosovo montre, de façon très inquiétante, que les mensonges et la duplicité peuvent tous nous induire en erreur, nous faire accepter des choses que nous savons instinctivement être fausses. Jamie Shea et d'autres apologistes de l'OTAN nous ont menti au sujet des bombardements. Le malheur, c'est que la plupart des médias et de nos élus politiques ont gobé sans questions ce qui nous a été dit par l'OTAN et par nos propres porte-parole des Affaires étrangères.
L'OTAN a mené une guerre inutile. C'est là peut-être la plus grave accusation que l'on puisse porter contre cet organisme. Les frappes aériennes en Yougoslavie ont été le résultat d'un choix fait par l'OTAN de recourir à la violence plutôt que de négocier et de recourir à la force plutôt que de tenter d'en arriver à un règlement par les voies diplomatiques. Les dirigeants de l'OTAN ont essayé de nous convaincre que le largage de tonnes de bombes sur la Yougoslavie servait des fins humanitaires.
M. Fawcett a mentionné la résolution des Nations Unies d'octobre 1998, dans le cadre de laquelle le président Milosevic a accepté l'envoi au Kosovo de quelque 2 000 vérificateurs pour essayer de désarmorcer les conflits qui y sévissaient. D'après le compte rendu de plusieurs de ces vérificateurs, leur tâche a été couronnée d'un succès relatif. Bien qu'on ait continué de violer le cessez-le-feu de part et d'autre, l'intensité des combats a effectivement diminué sensiblement. Nous avons la parole de l'ex- ministre des Affaires étrangères tchèque, Jiri Dienstbier, qui était sur place au Kosovo. Nous avons la parole de notre propre Rollie Keith, de Vancouver, qui se trouve au Kosovo en tant que vérificateur, et d'autres qui ont affirmé publiquement que la mission de l'OSCE a effectivement fait diminuer l'intensité des combats et que, pendant les cinq derniers mois de leur présence au Kosovo, il y avait très peu de déplacements internes et très peu, sinon pas du tout, de réfugiés quittant le pays durant cette période. Donc, la mission de l'OSCE prouve qu'on aurait peut-être pu recourir un peu plus à la diplomatie et à la négociation pour résoudre la crise au Kosovo, sans employer la force.
À mon avis, l'inflexibilité des États-Unis dans leurs négociations avec Belgrade durant les semaines qui ont précédé les frappes aériennes a causé l'échec de la diplomatie, notamment le refus catégorique de la présence des Russes ou des Nations Unies aux négociations, le refus d'accepter tout autre intermédiaire que les Américains pour traiter avec Milosevic et, enfin, l'envoi de l'ultimatum de Rambouillet, de toute évidence rédigé de manière à ce que la Yougoslavie ne puisse faire autrement que de le refuser.
Il est maintenant couramment admis par ceux qui ont lu l'accord de Rambouillet qu'aucun État souverain n'aurait pu en accepter les conditions. L'insistance pour que les forces de l'OTAN aient accès à tout le territoire yougoslave et l'exigence d'un référendum sur l'autonomie dans les trois ans garantissaient son rejet par les Serbes. Le Parlement serbe, malgré tout, a accepté la plupart des modalités politiques de l'accord de Rambouillet et s'est montré disposé à examiner le caractère et l'étendue d'une présence internationale au Kosovo immédiatement après la signature d'un accord d'autonomie acceptable à toutes les communautés nationales du Kosovo, y compris à la minorité serbe locale. Toutefois, les États-Unis n'avaient pas l'intention de respecter cet engagement, et l'OTAN avait besoin en fait de cette guerre. En réalité, l'OTAN a tourné le dos à l'engagement formel qu'elle avait pris de résoudre les différends internationaux par des moyens pacifiques.
Il n'était pas facile d'obtenir de l'OTAN le texte de l'accord de Rambouillet comme tel. Le président du Comité de la défense de l'Assemblée nationale de France en a demandé un exemplaire peu après le bombardement. Il ne l'a reçu que trois jours environ avant la signature de l'accord de paix.
J'espère que les membres de notre comité auront un exemplaire de l'accord de Rambouillet et qu'ils pourront l'examiner, en prendre connaissance et juger eux-mêmes à quel point ces conditions étaient acceptables à un État souverain contemporain. Il serait aussi intéressant pour vous de savoir simplement si le gouvernement du Canada a été informé des conditions de l'accord de Rambouillet et, dans l'affirmative, à quel moment.
• 0955
La campagne de l'OTAN a été selon moi un échec sur toute la ligne. On
nous a demandé de croire que la guerre au Kosovo a été livrée pour
défendre les droits de la personne et, en fait, le président de la
République tchèque a reçu une ovation debout à la Chambre des communes
du Canada lorsqu'il a déclaré que le Kosovo a été la première guerre
menée pour défendre des valeurs humaines plutôt qu'un territoire. Je
soupçonne que même le président Havel hésiterait maintenant à refaire
la même déclaration, après avoir vu que le seul effet de la guerre au
Kosovo a été de remettre aux Albanais de cette province une très
grande partie du territoire de la Serbie.
La guerre censément menée pour stopper l'épuration ethnique n'a pas eu cet effet. Les Serbes, les Tziganes, les Juifs, les Musulmans slaves et les Turcs sont expulsés du Kosovo tous les jours sous les yeux de 45 000 troupes de l'OTAN. Le meurtre et l'anarchie règnent en maîtres au Kosovo. L'UCK et les éléments criminels sont aux commandes, et les Nations Unies admettent qu'elles n'arrivent pas à maîtriser la situation et avertissent les Serbes de ne pas rentrer au Kosovo.
Cette guerre censément menée en vue de rétablir la stabilité dans les Balkans a eu l'effet tout à fait contraire. Les voisins de la Yougoslavie sont dans l'agitation la plus complète. Le Monténégro est au bord de la guerre civile. La Macédoine craint maintenant que sa minorité albanaise, importante, ne s'inspire des événements au Kosovo pour réclamer, elle aussi, l'autonomie gouvernementale. L'Albanie a été encouragée à continuer de rêver à une plus grande Albanie. L'économie serbe elle-même est ruinée. Amère et désillusionnée, la Serbie s'estime trahie et marginalisée par les démocraties occidentales. La mèche du détonateur des Balkans est donc beaucoup plus courte maintenant qu'elle ne l'était avant les frappes aériennes.
Cette guerre illégale et inutile nous a aliéné les autres grandes puissances nucléaires, c'est-à-dire la Chine et la Russie. Ces pays sont maintenant convaincus qu'on ne peut faire confiance à l'Occident. L'expansion vers l'Est de l'OTAN est perçue comme un acte d'agression et d'hostilité auquel les deux pays réagiront par un accroissement de leur arsenal nucléaire. Après la guerre du Kosovo, qui arrivera à persuader les Russes ou les Chinois que l'OTAN est une alliance d'ordre purement défensif consacrée à la paix et au maintien des principes des Nations Unies?
Fait plus grave encore, les bombardements de l'OTAN ont détruit sa crédibilité. L'OTAN représentait beaucoup plus qu'une simple puissance militaire. Elle symbolisait la règle du droit et les institutions démocratiques. Le bombardement de la Yougoslavie a tout compromis. L'OTAN ne peut plus se prétendre au-dessus de la mêlée. Ses actes en Yougoslavie ont révélé un organisme militaire agressif disposé à faire fi du droit international et à intervenir avec une force mortelle dans les affaires internes d'un État dont elle désapprouve les actes ou la conduite.
Le président: Vos 10 minutes sont épuisées depuis longtemps. Mais si vous pouviez... Je sais qu'il vous reste à peu près une page d'exposé.
M. James Bissett: Je n'en ai plus pour très longtemps.
Le président: Servez-vous de votre expérience diplomatique pour nous résumer brièvement ce qui reste.
M. James Bissett: Bien des personnes croient désormais qu'il n'est plus nécessaire de respecter la souveraineté d'un État si les droits de la personne y sont violés. D'après les règles de base actuelles, une intervention n'est possible que si elle a été sanctionnée par le Conseil de sécurité. Ce sont les règles de base en vertu desquelles nous avons tous vécu. Bien sûr, certains Kosovars soutiennent que nous étions incapables d'obtenir l'aval du Conseil de sécurité parce que la Chine et la Russie y auraient opposé leur veto. Cependant, cela fait partie des règles. C'est ce dont nous avons tous convenu. Qui plus est, je ne crois pas qu'on ait réellement déployé des efforts en vue de convaincre les Chinois ou les Russes ou de leur demander de s'abstenir. On n'a pas essayé, comme Truman l'a fait en 1950 parce qu'il ne croyait pas pouvoir obtenir l'accord du Conseil de sécurité, de demander à l'assemblée générale d'autoriser une intervention au Kosovo. Rien de tout cela n'a été fait.
Je ne suis pas opposé à l'idée d'une intervention dans un État souverain en vue de protéger les droits de la personne. Ce sera probablement nécessaire dans certaines situations, et le Rwanda en est un exemple récent. Toutefois, si les règles de base justifiant une intervention sont telles qu'elles sont actuellement, il faudrait les respecter. On ne peut pas simplement ignorer la structure qui existe au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies. Si elle nous déplaît, changeons-la. Mais, tant que ces règles s'appliqueront, respectons-les. Il faut avoir une certaine légitimité avant d'intervenir dans un État souverain.
Toute l'intervention de l'OTAN au Kosovo a été une catastrophe monumentale, et nous allons tous en payer le prix. Qui plus est, elle soulève d'autres questions. Elle devrait servir d'avertissement à la démocratie canadienne. Il faut prendre conscience du fait que la politique étrangère est importante, sans quoi nous serons tous surpris, comme en mars dernier, d'apprendre que nous sommes en guerre. Nous étions en guerre contre un État. Les Canadiens ne savaient même pas où se trouvait le Kosovo. Pourtant, nous envoyions des pilotes bombarder la Yougoslavie.
• 1000
Ce n'est pas correct. Le plus grave, c'est qu'on l'a fait sans même
consulter le Parlement du Canada. Le peuple canadien n'avait aucune
idée de la raison pour laquelle nous étions en guerre. Une pareille
situation est intolérable. Il me semble que, si une perte de
souveraineté est le prix à payer pour appartenir à des organismes
internationaux comme l'OTAN, il faudrait pouvoir insister pour que
l'OTAN respecte les règles de base, ses propres règles, et la règle du
droit de même que les principes des Nations Unies. L'OTAN ne l'a pas
fait, et je crois donc qu'il appartient à votre comité d'examiner de
très près la participation du Canada à la guerre au Kosovo.
Voilà qui met fin à mon exposé.
Le président: Monsieur Bissett, je vous remercie de nous avoir donné votre interprétation des faits. Je ferai simplement remarquer qu'il faudrait peut-être que vous réfléchissiez à ce que vous avez dit, notamment que le Parlement et les Canadiens étaient tout à fait inconscients de ce qui se passait. Ce n'était certes pas vrai de ce comité-ci ou de la Chambre, qui a, vous vous en souviendrez, longuement débattu de la question. Cependant, nous aurons peut-être l'occasion d'en discuter avec vous durant la période de questions.
Monsieur Cohen.
M. Lenard Cohen (professeur, Département de sciences politiques, université Simon Fraser): Je vous remercie de m'avoir invité à prendre la parole aujourd'hui.
Par souci de concision, je me contenterai de faire ressortir les grandes lignes de mon mémoire. Les Nations Unies, en grande partie mises sur la touche avant la guerre au cours des négociations diplomatiques sur le Kosovo et durant la guerre qui a suivi, n'étaient pas vraiment préparées à prendre en charge la gestion civile du Kosovo. De plus, à la différence de la Bosnie où le retour des réfugiés et des personnes déplacées avait été très long, au Kosovo, des centaines de milliers d'Albanais rentraient rapidement au pays. La crise humanitaire catastrophique des réfugiés et les dommages à l'infrastructure subis dans toute la province étaient aggravés par l'attitude très amère et revancharde de la population albanaise à l'égard de la minorité serbe restée au Kosovo, comme il l'a déjà été mentionné.
La plupart des Albanais croient que leurs voisins serbes portent une part de la responsabilité des atrocités commises contre les Albanais par le personnel de sécurité et des membres des diverses organisations paramilitaires serbes. Ces sentiments ont été renforcés par les doléances accumulées que les Kosovars nourrissaient contre le dur contrôle politique et policier exercé par les Serbes au cours des décennies précédentes, de même que par la culture de vengeance qui constitue un trait historique de la vie socio-politique albanaise. En fait, à la fin de la guerre de 1999 au Kosovo, la plupart des Albanais estimaient qu'il faudrait que tous les membres restants de la minorité serbe quittent la province.
Comme vous le savez, l'UCK s'est imposée après la guerre comme la plus puissante force militaire albanaise et elle jouissait de l'appui généralisé des Albanais du Kosovo. Toutefois, il est bien vite devenu évident qu'au-delà de la lutte politique intra- albanaise en cours, le Kosovo faisait aussi l'expérience de la première étape d'un bras de fer politique entre l'UCK et la communauté internationale pour savoir qui contrôlerait le Kosovo.
Le premier obstacle auquel s'est heurtée la communauté internationale au Kosovo a été le vide de sécurité laissé par la guerre. La présence des troupes de la Force pour le Kosovo a vivement dissuadé les forces militaires yougoslaves de tenter un retour—et continue de le faire—et a aussi éclipsé la puissance de l'UCK. Toutefois, à mesure que s'est accru le nombre de réfugiés revenant dans la province et que l'on découvrait les atrocités commises contre des Albanais durant la guerre, la minorité serbe sans défense est devenue la cible de violence ethnique, y compris d'actes d'intimidation, d'enlèvements, de pillages, d'incendies criminels et d'assassinats exécutés par des Albanais purs et durs, certains directement ou étroitement associés à l'UCK.
Les dirigeants administratifs de la KFOR et de la MINUK ont rapidement découvert que leur personnel et leurs ressources limitées ne suffisaient pas pour assurer la sécurité requise pour préserver un Kosovo multi-ethnique, principal objectif de l'intervention internationale. Tout au long de l'été de 1999, ce fut un cercle vicieux d'actes de vengeance et de violence ethniques au Kosovo. Il n'était guère rassurant pour les Serbes innocents obligés de fuir la province dans de pareilles circonstances de constater que les observateurs internationaux décrivaient leur exode comme un désastre non provoqué par une autorité politique officielle, tout en faisant remarquer que l'expulsion antérieure des Albanais avait été la conséquence d'une politique parrainée par l'État.
En plus du problème de la violence dirigée contre les Serbes et d'autres minorités, les crimes commis par des groupes organisés—bon nombre associés à des réseaux criminels de l'Albanie voisine—ont monté en flèche. Le retard mis à établir une robuste force policière internationale pour le Kosovo a probablement constitué la principale cause empêchant une transition en douceur dans la province. La formation d'une force policière nationale basée au Kosovo, impartiale et professionnelle, à laquelle on peut faire confiance s'est aussi faite à un rythme extraordinairement lent. Aussi peu que 175 agents de police étrangers étaient arrivés au Kosovo à la mi-juillet, nombre qui est passé à 700 à peine à la fin d'août. Bien que l'effectif des troupes de la KFOR ait compté plus de 40 000 membres à ce moment-là, le personnel militaire n'était pas formé pour maintenir l'ordre public et ne pouvait garantir une protection adéquate aux minorités harcelées et inquiètes.
• 1005
La communauté internationale a été renversée par l'agitation et la
violence ethniques qui ont sévi au Kosovo durant l'été de 1999. En
fait, la seule coopération pluriethnique d'importance dans la province
qui a permis de faire face à l'exode serbe du Kosovo se trouvait dans
la structure et les opérations de la KFOR et dans le fonctionnement
interne de la jeune bureaucratie croissante de la MINUK.
À la suite de la mise sur pied de la mission d'administration provisoire des Nations Unies au Kosovo et de la prise en charge du contrôle civil du Kosovo par la KFOR, l'influence politique serbe dans la province a diminué radicalement. Au début de l'automne de 1999, le Kosovo semblait être sur le point de devenir une unité en grande partie mono-ethnique—un protectorat presque homogène sur le plan ethnique qui se transformerait vraisemblablement en État national sous contrôle albanais. Entre-temps, la petite minorité serbe du protectorat se tenait tranquille, comme elle l'est toujours actuellement, devenant essentiellement un mini-État dans un quasi-État.
Au début de l'an 2000, la situation au Kosovo restait instable sur le plan de la sécurité. Seulement 1 800 agents de la police civile des Nations Unies partiellement équipés étaient sur place dans le protectorat, malgré la demande faite par la MINUK de 6 000 agents de police.
Malgré ces difficultés persistantes, les Nations Unies ont fait quelques progrès graduels dans l'établissement d'une structure administrative pour le Kosovo et ont nommé plusieurs centaines de juges vers la fin de 1999. Mais, mécontents de la répartition ethnique de ces nouveaux juges et du fait qu'on négligeait d'utiliser le code pénal yougoslave, les dirigeants serbes au Kosovo ont menacé d'organiser leur propre structure judiciaire dans la province. Au même moment, en coulisses à Belgrade, Slobodan Milosevic tentait de manipuler les activités serbes au Kosovo pour que la question de l'avenir de cette province reste à l'avant-scène et profite à ses propres visées politiques, et pour donner aussi l'impression qu'il n'a pas complètement tourné le dos aux Serbes, qui espèrent toujours rétablir leur influence sur le Kosovo.
Les lacunes sur le plan des institutions et de la sécurité qui ont caractérisé la première partie de la transition d'après-guerre du Kosovo sont de mauvaise augure pour la stabilité et la démocratisation de cette province-protectorat. Diverses entités administratives créées par les organisations politiques dirigeantes albanaises continuent de se faire concurrence pour la direction et font aussi concurrence aux organismes internationaux et au quasi- État établi par les dirigeants serbes restants.
La collectivité internationale n'a pas non plus établi de consensus en ce qui a trait à la souveraineté au Kosovo. Par exemple, certains représentants de pays étrangers insistent sur l'adhésion stricte à la résolution 1244 et sur la coopération avec la République fédérale de la Yougoslavie dans l'édification de l'avenir du Kosovo. Mais d'autres, peut-être la majorité, de la structure de protectorat MINUK—KFOR ont une vision plus large de leur pouvoir et imaginent le Kosovo en tant qu'entité qui ne serait plus liée à la Yougoslavie.
De plus, bien que la collectivité internationale ait établi un environnement non violent pour permettre aux réfugiés albanais de rentrer au Kosovo et bien qu'elle se soit engagée à faciliter la transformation économique et politique de la province, le fait qu'elle ait échoué initialement à bien protéger les Serbes et les membres d'autres minorités non albanaises dans la province a mis en péril la création d'une démocratie multi-ethnique. Cet échec a de fait empiré la méfiance, déjà grande, entre les Albanais et les Serbes de la province.
À court d'argent et de personnel—surtout d'agents de police—, le représentant spécial des Nations Unies semblait frustré par sa tâche au début de la nouvelle année et a admis que les Albanais et les Serbes n'arrivaient pas à s'entendre ou ne pouvaient s'entendre que sur pratiquement rien. À la fin de 1999, il a aussi reconnu, sur le tard, qu'il «avait découvert, et il faut en tirer une leçon, qu'une oppression peut en cacher une autre». Il est un peu tard pour l'apprendre.
Je suis d'accord avec certains propos de l'ambassadeur Bissett au sujet de la nécessité d'en prendre acte plus tôt, c'est-à-dire de reconnaître qu'une oppression peut en cacher une autre au moment d'élaborer notre politique initiale, pendant la Conférence de Rambouillet et lorsqu'a été prise la décision de déclarer la guerre.
Le cycle alternant de la répression au Kosovo, pratiqué soit par les Albanais ethniques ou par les Serbes, selon la période historique, était bien connu des observateurs étrangers avant la guerre de 1999. Si la collectivité internationale avait accordé une plus grande attention aux conséquences d'une campagne de bombardement sur les relations ethniques au Kosovo—si elle avait au moins mis en place des préparatifs adéquats pour garantir la sécurité de la région suite à une telle campagne—, le morcellement ethnique actuel de la province et son avenir mono-ethnique probable auraient pu être évités.
Enfin, l'avenir du Kosovo en tant que protectorat international sera sans doute semblable à l'expérience de la Bosnie, avec notamment des périodes alternantes de progrès et de retour en arrière en ce qui a trait à la démocratisation et à la réconciliation inter-ethnique, conditions qui sont le reflet, en partie, de l'engagement vacillant de la collectivité internationale à la transformation des Balkans.
• 1010
Mais à plus long terme, quelle que soit l'évolution politique des
États voisins de la Serbie et de Monténégro, les Albanais du Kosovo
semblent déterminés à poursuivre leur objectif, celui de mettre sur
pied leur propre État.
C'est tout ce que j'avais à dire.
Le président: Professeur Cohen, je vous remercie de cet exposé et de nous avoir remis le mémoire sous forme condensée. Nous avons la version intégrale ici, et je suis sûr que nous la lirons. Vous faites un résumé utile du genre de problèmes sur lesquels nous nous concentrons lorsque nous discutons avec nos propres dirigeants gouvernementaux de ce qui se produit réellement au Kosovo.
Monsieur Matas.
M. David Matas (témoignage à titre personnel): Merci beaucoup.
C'est un honneur pour moi que d'être invité à comparaître devant votre comité. C'est encore plus un honneur que d'être invité une nouvelle fois à comparaître devant vous. J'ai en effet été déjà invité et vous m'avez déjà entendu.
Le président: Ne laissez pas les propos que vous allez tenir aujourd'hui entacher votre réputation.
Des voix: Oh, oh!
M. David Matas: Certainement; j'espère que ce que je vais dire aujourd'hui ne va pas vous faire décider que c'est la dernière fois que vous me recevez.
Le président: Je suis sûr que non.
M. David Matas: Pour ce qui est de la crise du Kosovo, je dirais que les institutions judiciaires internationales devraient être utilisées et renforcées. Lorsque nous nous appuyons sur le droit international, comme dans le cas de la crise du Kosovo, nous devons nous appuyer également sur les institutions judiciaires internationales. Les bombes et les fusils n'ont absolument rien à voir avec le droit et il faut les placer dans un contexte juridique pour qu'ils aient un sens juridique. Le droit dont nous parlons ici, c'est le droit des droits de la personne et le droit humanitaire.
Il ne fait bien sûr aucun doute que les bombardements du Kosovo visaient à promouvoir le respect des droits de la personne et du droit humanitaire, à mettre un terme à la purification ethnique, à empêcher que la tragédie de la Bosnie ne se reproduise. Était-ce la meilleure façon de procéder? A ce moment-là, d'après moi, certainement pas.
Il y avait à ce moment-là, comme encore aujourd'hui, plusieurs personnes accusées de crimes de guerre, accusées de purification ethnique en Bosnie. Il y avait alors, comme encore aujourd'hui, des troupes de l'OTAN en Serbie. Au moment des bombardements du Kosovo par l'OTAN, on y comptait 30 000 hommes.
Nous aurions eu, à mon avis, un effet de dissuasion beaucoup plus fort au Kosovo, tout en ayant bien moins recours à la force, si nous avions simplement arrêté ces personnes déjà accusées de crimes en Bosnie. Nous aurions été en mesure de faire comprendre plus clairement à Milosevic que la purification ethnique n'est pas tolérée si nous avions arrêté les personnes accusées de crimes de guerre en Bosnie au lieu de bombarder la Serbie.
Quoi qu'il en soit, le fait est que nous n'avons pas arrêté ces gens à ce moment-là. En fait, beaucoup d'entre eux ne sont toujours pas arrêtés, y compris les leaders Karadzik et Mladic. À mon avis, bien sûr, ils devraient l'être. J'incite ce comité à recommander au gouvernement du Canada de recommander à son tour à l'OTAN que les troupes de l'OTAN en Bosnie arrêtent les personnes accusées par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie.
Le bombardement de la Serbie nous pose une autre question—comment promouvoir la primauté du droit dans ce contexte? Je dirais ici que le Canada est en train de laisser filer entre ses doigts la possibilité d'obtenir une réponse à ces questions de la part des plus éminents magistrats internationaux du monde, les juges de la Cour internationale de justice à La Haye. Au contraire, le Canada fait tout pour que la Cour ne soit pas saisie de la question du droit international et de celle de la Serbie. Si le Canada parvient à ses fins, c'est l'incertitude en matière de droit qui subsistera.
La République fédérale de Yougoslavie a déposé une requête auprès de la Cour internationale de justice de La Haye en avril 1999 contre les dix alliés de l'OTAN qui ont participé à la campagne de bombardement. Chacun des dix alliés, y compris le Canada, est poursuivi individuellement par la Yougoslavie. Dans sa requête contre le Canada, la Yougoslavie demande à la Cour de déclarer que le Canada, en participant à la campagne de bombardement, a violé le droit international. Chacune des neuf requêtes demande à la Cour de faire la même déclaration contre les neuf autres alliés.
Au même moment où elle a déposé ses requêtes contre les alliés de l'OTAN, la Yougoslavie a demandé à la Cour d'ordonner des mesures conservatoires afin de cesser de recourir à l'emploi de la force et de s'abstenir de tout acte constituant une menace de recours ou un recours à l'emploi de la force contre la Yougoslavie.
La requête relative aux mesures conservatoires a été entendue à La Haye en mai dernier. Le Canada, ainsi que les autres alliés, ont prétendu que la Cour n'a pas la juridiction nécessaire pour accorder les mesures conservatoires demandées.
• 1015
La Cour se composait de 17 juges, dont 15 sont des juges permanents
et deux des juges ad hoc. Chaque allié disposait d'un juge ad hoc, le
nôtre étant Marc Lalonde. Les juges ont rejeté les demandes de mesures
conservatoires pour des motifs de juridiction. Quatre juges se sont
déclarés en dissidence: le juge ad hoc de la Yougoslavie, ainsi que
les juges de la Chine, de la Russie et du Sri Lanka.
Dans le cas de deux des dix alliés de l'OTAN faisant l'objet de poursuites, les États-Unis et l'Espagne, la Cour a conclu qu'il était si apparent qu'elle n'avait pas juridiction en la matière qu'elle s'est dessaisie de ces affaires. Dans le cas des huit autres alliés, y compris le Canada, la Cour reste saisie de l'affaire.
Dans l'affaire contre le Canada, la Yougoslavie a présenté son mémoire le mois dernier. Le Canada a jusqu'au mois de juillet de cette année pour présenter un contre-mémoire.
Il ne fait aucun doute que le droit international dans ce domaine manque de précision. Le fait que votre comité tienne des audiences sur cette question en témoigne. L'affaire dont est saisie la Cour internationale de justice—à mon avis—aurait dû être considérée par le Canada comme offrant une possibilité d'introduire une clarté juridique dans ce domaine. Pourtant, le Canada s'est prononcé contre la juridiction de la Cour au moment de la demande des mesures conservatoires et a probablement l'intention de présenter les mêmes arguments face à la requête principale.
Je crois que le Canada a fait erreur lorsqu'il s'est prononcé contre les mesures conservatoires pour des motifs de juridiction. Il va amplifier cette erreur s'il se prononce contre la requête principale pour des motifs de juridiction. Le Canada devrait au contraire utiliser l'action en justice—dont est saisie la Cour internationale de justice de La Haye—intentée par la Yougoslavie contre les alliés de l'OTAN pour rechercher la paix et la primauté du droit, au lieu de constamment revenir sur des formalités judiciaires. Pour ce qui est de la requête principale, le Canada devrait admettre que la Cour a juridiction en la matière.
Le président: Vous êtes un juriste d'expérience, monsieur Matas. Vous dites que la question de juridiction est une formalité... comment l'avez-vous décrite? Une formalité judiciaire?
M. David Matas: C'est exact.
Le président: Eh bien, vous feriez mieux de ne pas avoir recours à un tel argument au tribunal lorsque vous êtes saisi d'une affaire où vous soulevez la question de juridiction de la cour dans le cas d'un de vos clients, mais, de toute façon...
M. David Matas: Eh bien, la juridiction est essentielle relativement au statut de la cour, et permet de décider si le recours doit être poursuivi ailleurs. Pour ce qui est des questions de fond relatives au statut de la Cour, à mon avis, le statut de la Cour devrait être consolidé au lieu d'être affaibli. Par ailleurs, il n'y a pas d'autres recours. Lorsque je parle de juridiction au tribunal, ce que je dis, c'est qu'il faut aller ici plutôt que là. Dans la situation qui nous occupe, nous ne pouvons aller nulle part ailleurs. Lorsque nous disposons d'une tribune, nous devrions en tirer parti.
Dans mon mémoire écrit pour votre comité, j'expose les divers arguments en matière de juridiction qui ont été avancés au moment des arguments sur les mesures conservatoires. J'indique que l'un d'entre eux ne devrait pas être admis, car il est, de toute évidence, inopportun. On pourrait admettre les deux autres, car ils sont juridiquement défendables. En fait, la Cour a déjà fait une admission similaire dans une affaire précédente, lorsque la Bosnie a poursuivi la Yougoslavie pour crimes de génocide et que la Yougoslavie a reconnu la juridiction.
Je ne vais pas lire au comité les arguments en matière de juridiction, mais je souligne qu'ils se trouvent dans mon mémoire. M. McWhinney m'a demandé des notes en bas de page pour ces arguments et je vais les fournir, mais je veux simplement attirer votre attention sur les arguments.
J'aimerais terminer en disant qu'à l'heure actuelle, il reste huit alliés sur dix. La Cour a rejeté les mesures conservatoires demandées contre tous les alliés pour des motifs de juridiction. Dans le cas de l'Espagne et des États-Unis, la Cour a conclu qu'il était si apparent qu'elle n'avait pas juridiction en la matière qu'elle s'est dessaisie de ces affaires. Pour les huit autres alliés, les questions relatives à la juridiction font partie de l'action principale et une décision devra être prise sur le fond.
Je dirais que le Canada devrait reconnaître la juridiction pour deux des trois motifs. Les questions de juridiction auxquelles sont confrontés les autres alliés ne sont pas toutes les mêmes mais, dans le cas où le Canada est confronté aux mêmes questions de juridiction que les sept autres, le Canada devrait non seulement admettre la juridiction, mais devrait tenter de convaincre ses alliés de se joindre à lui et de reconnaître également cette juridiction. En outre, le Canada ne devrait pas simplement rester sur la défensive. Il devrait introduire une demande reconventionnelle contre la Yougoslavie, demandant à la Cour de déclarer que la Yougoslavie a violé le droit international par la purification ethnique du Kosovo. Alors que sur le fond, les arguments à l'effet que la campagne de bombardement de l'OTAN—au moins sous certains aspects—a violé le droit international, sont plausibles—vous avez entendu certains de ces arguments aujourd'hui—les arguments voulant que la Yougoslavie, par la purification ethnique du Kosovo, ait violé le droit international, sont accablants.
• 1020
De toute évidence, le Canada ne pourrait pas à la fois introduire une
demande reconventionnelle et s'élever contre la juridiction de la
Cour. C'est une autre raison pour laquelle il serait sensé de
reconnaître la juridiction. S'il abandonne sa position en matière de
juridiction, le Canada aurait au moins l'avantage de pouvoir
introduire une demande reconventionnelle contre la Yougoslavie.
La Yougoslavie a demandé à la Cour d'ordonner au Canada et autres alliés de l'OTAN de payer des dommages-intérêts pour les pertes subies à la suite des bombardements de l'OTAN. Le Canada, dans sa demande reconventionnelle, devrait demander à la Cour d'ordonner à la Yougoslavie de payer des dommages-intérêts aux Kosovars albanais pour les pertes subies par suite de la purification ethnique, ainsi que de payer l'intervention. Si le Canada peut aller en guerre à cause de l'humanité courante que les Canadiens partagent avec les Kosovars albanais, le Canada peut alors sûrement se présenter devant la Cour à cause de cette humanité courante.
Le Canada devrait se servir de l'affaire de la Yougoslavie pour consolider la Cour, appuyer la primauté du droit et développer le droit international. D'ici le mois de juillet 2000, lorsque le Canada déposera son mémoire au sujet de la requête principale de la Yougoslavie, le Canada devrait abandonner sa position en matière de juridiction, reconnaître la juridiction, demander à la Cour de déterminer le bien-fondé du différend, introduire une demande reconventionnelle contre la Yougoslavie et demander aux sept alliés dont la Cour est toujours saisie, de faire de même. Je demanderais à votre comité de faire ces recommandations.
Merci beaucoup.
Le président: Merci beaucoup, monsieur Matas. Je suis désolé de vous avoir interrompu, mais l'avocat en moi n'a pu s'empêcher d'intervenir; cela m'arrive à l'occasion au comité et mes collègues me réprimandent chaque fois, mais je me suis arrangé cette fois-ci pour glisser ce que je pensais.
Nous passons à M. Mendes, un autre avocat. La situation est délicate ce matin.
[Français]
M. Errol Mendes (directeur, Centre des droits de la personne, Université d'Ottawa, témoigne à titre personnel): Merci, monsieur le président, de m'avoir invité à venir discuter de ces questions fondamentales pour notre pays et pour notre monde. Je vais présenter mes idées en anglais, mais la version française de ma présentation se trouve dans le bulletin du Centre de recherche et d'enseignement sur les droits de la personne que je vous ai déjà donné.
[Traduction]
Je tiens également à dire que je suis un peu intimidé du fait que vous m'avez demandé de faire un exposé sur des questions de droit international, alors que trois éminents professeurs de droit international se trouvent ici, dont vous, monsieur le président, ainsi que M. Ted McWhinney et mon ami Irwin Cotler.
J'aurais aimé que le représentant du Bloc, Daniel Turp, soit également présent.
Mme Francine Lalonde (Mercier, BQ): Il n'est pas là, et je ne suis pas avocate.
[Français]
Le président: Mme Lalonde n'est pas avocate de profession, mais elle est avocate de nature.
[Traduction]
M. Errol Mendes: J'ai l'impression que vous m'avez invité pour faire contrepoids à l'ambassadeur Bissett. J'aimerais commencer en disant que je suis profondément en désaccord avec presque tout ce qu'il a dit. J'aimerais commencer en disant que s'il veut s'inspirer de l'histoire, peut-être faudrait-il remonter plus loin.
La notion d'intégrité territoriale et d'indépendance politique que l'on retrouve effectivement dans l'article 1 de la Charte des NU est pondérée—et à certains égards crée ce que j'appelle dans mon document une ambivalence tragique—par l'article 1.3 stipulant que le but des Nations Unies consiste essentiellement à promouvoir et encourager le respect des droits de la personne.
Les origines de cette ambivalence tragique, comme je l'appelle, se retrouvent dans les origines de la Charte NU elle- même, et la raison d'inclure les deux concepts se trouve dans les cendres de la Deuxième guerre mondiale. D'un côté, les pays fondateurs des Nations Unies voulaient s'assurer que l'intégrité territoriale serait primordiale, afin de ne jamais plus se retrouver dans la situation qui a déclenché la Deuxième guerre mondiale. D'un autre côté, la Charte devait prévenir un nouvel holocauste ainsi que toutes les horreurs dont ont été victimes les minorités en Europe. Par conséquent, c'est pour cette raison que l'article 1.3 renferme le contrepoids des droits de la personne.
Par la suite, au cours de l'histoire, ce contrepoids au principe d'intégrité territoriale et d'indépendance politique n'a pas compter pendant la guerre froide. La rivalité à laquelle a donné lieu l'hégémonie expansionniste des deux superpuissances, a mis l'accent sur le principe d'intégrité territoriale et d'indépendance politique. Par conséquent, au cours de la guerre froide, les deux côtés ne sont pas intervenus pour mettre un frein aux violations des droits de la personne. Les deux superpuissances sont fort coupables à cet égard en ce qui concerne le Cambodge et le Timor-Oriental. Je ne veux pas parler des incidents les plus récents du Timor-Oriental, mais de ce qui s'est passé dans les années 70. Je veux parler des 500 000 personnes qui ont été massacrées en Indonésie au moment de l'arrivée au pouvoir de Suharto.
• 1025
À cause des impératifs de la guerre froide, les droits de la personne
n'avaient pas fait contrepoids à l'intégrité territoriale, mais cela
ne veut pas dire qu'on avait oublié ce concept. Entre 1948 et pas plus
tard que 1999, ceux qui voyaient loin ont lentement poursuivi
l'édification du principe des droits de la personne et du droit
humanitaire.
Par exemple, les Conventions de Genève ont été élaborées en 1949. Vous avez la Convention sur le génocide, sur laquelle je vais revenir, qui date de 1948. Vous avez la Convention internationale sur les droits civils et politiques qui, si vous voulez, est la mise en oeuvre de la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui a été mise en oeuvre en 1966. Enfin, vous avez les chartes régionales des droits de la personne, comme la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, la Convention européenne des droits de l'homme de 1950 et, enfin, la Convention contre la torture qui date de 1995.
L'édification du principe des droits de la personne et du droit humanitaire s'expliquait en théorie par le fait qu'un jour la guerre froide se terminerait et que les principes d'intégrité territoriale et des droits de la personne s'équivaudraient.
La guerre froide a pris fin en 1989 mais cette équivalence ne s'est pas pleinement réalisée avant que deux drames de l'histoire moderne ne se produisent, l'horreur du Rwanda et l'horreur de la Bosnie.
Permettez-moi de reprendre certaines des principales questions liées aux horreurs de la Bosnie et du Rwanda.
Au Rwanda, nul n'est venu à l'aide des 500 000 personnes qui étaient en train de mourir, malgré les appels du général Dallaire qui ne demandait rien d'autre qu'un petit contingent de 5 000 gardiens de la paix; sa demande a été rejetée.
Rien n'a été fait non plus en Bosnie jusqu'à la toute fin et l'intervention n'a eu lieu que pour des raisons humanitaires, après des demandes répétées faites par un Canadien.
Il est intéressant de voir que ce sont des Canadiens qui ont toujours été les premiers à demander l'équivalence entre l'intégrité territoriale et les droits de la personne: dans le cas du Rwanda, le général Dallaire; dans le cas de la Bosnie, le général MacKenzie.
Malgré les efforts de la communauté internationale en Bosnie, le principe d'intégrité territoriale et d'indépendance politique pesait plus lourd, d'où les horreurs de Srebrenica où 8 000 hommes, femmes et enfants ont été massacrés.
De même, de nombreux incidents similaires se sont produits depuis au Timor-Oriental. Il est intéressant de voir qu'au bout du compte la culpabilité collective force les pays et les États ainsi que les organisations multilatérales à prendre finalement ce contrepoids en compte. C'est ce qui est arrivé dans le cas du Kosovo.
Au bout du compte, le poids de la culpabilité a entraîné l'OTAN à décider que, malgré le droit... j'accepte entièrement le fait que, en vertu de la Charte des Nations Unies, l'intervention de l'OTAN allait à l'encontre du droit. Cela ne fait aucun doute.
En tant qu'avocat de droit international, il serait négligent de ma part de ne pas être d'accord avec le fait qu'en vertu de l'article 53 de la Charte des Nations Unies, aucune mesure collective ne peut être prise en vertu du chapitre 7, sans l'autorisation du Conseil de sécurité. J'accepte entièrement le fait que l'OTAN n'a pas demandé cette autorisation—et ne l'a pas obtenue—parce qu'elle avait l'impression que la Russie et la Chine auraient apposé leur veto. Que pouvait faire l'Ouest dans cette situation? Permettre un autre Rwanda? Une autre Bosnie?
Il est à mon avis très choquant de citer des chiffres et de dire qu'il n'y a eu que 2 000 morts. Comme l'a fait remarquer Michael Ignatieff dans le Sunday Times de Grande-Bretagne et de nouveau dans le Globe and Mail, il est obscène de dire que 2 000 morts ne suffisent pas pour justifier une intervention humanitaire. Une seule mort est déjà de trop, que dire alors de 2 000.
Le fait qu'il y ait eu 2 000 morts a montré peut-être jusqu'à quel point il était impératif que l'Ouest intervienne à ce stade.
• 1030
Ce qui donc a essentiellement déclenché l'intervention de l'OTAN, à
mon avis, c'est le fait que l'on ait compris qu'avec la fin de la
guerre froide une équivalence devait s'imposer entre d'une part, les
droits de la personne et le droit humanitaire et, d'autre part, le
principe d'intégrité territoriale et d'indépendance politique.
Il est intéressant de noter que l'histoire humaine affiche parfois un beau synchronisme et que les événements tombent à point nommé. Au même moment où l'OTAN décidait d'interrompre les bombardements en mars 1999, d'autres événements d'une grande importance se déroulaient, l'un d'eux étant l'adoption du traité créant le Tribunal pénal international. L'objectif visé est de dire «jamais plus», de renforcer les principes de Nuremberg pour s'assurer qu'ils sont enchâssés dans notre droit international.
Parallèlement, on a également créé une structure universelle à l'égard des criminels de guerre, ce qui engloberait les chefs d'État présents et passés. Il y a également eu la décision de la Chambre des lords, en Angleterre, d'abord affirmative, ensuite négative et enfin affirmative de nouveau, selon laquelle personne ne peut se soustraire à la loi dans le cas de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre. Même si Pinochet rentre au Chili, ce précédent a été établi.
Essentiellement, on a établi l'équivalence définitive des droits de la personne et de l'intervention humanitaire avec l'intégrité territoriale. Cela ne veut pas dire que je nie les dilemmes et les défis moraux énormes que cela présente pour les pays de l'Alliance. Il est aussi difficile d'instaurer une paix juste que de livrer une guerre juste.
Je souscris entièrement à tous les défis que, d'après Lenard Cohen, l'OTAN et le reste du monde devront relever pour instaurer une paix équitable au Kosovo. Fondamentalement, il s'agissait peut-être de choisir entre un génocide injuste et une paix injuste. Devant un tel dilemme, devant un tel choix, que souhaite-t-on que nous fassions?
Je m'en tiendrai là. Merci.
Le président: Merci beaucoup, professeur Mendes. J'apprécie cela.
J'ai plusieurs noms sur ma liste. Nous avons un peu moins d'une heure, collègues, de sorte que nous allons procéder comme à l'habitude et accorder dix minutes aux trois premiers intervenants et ensuite, passer à des périodes de cinq minutes.
Monsieur Martin.
M. Keith Martin (Esquimalt—Juan de Fuca, Réf.): Je vous remercie tous d'être venus ici aujourd'hui.
Par où commencer? Je vous remercie, monsieur Mendes, d'avoir complété votre argumentation car elle ouvre la voix à mes questions.
Étant donné que nous possédons déjà un imposant corpus juridique en matière de droits de la personne, il serait peut-être bon de se demander comment nous pouvons y mettre du mordant. Comment pouvons-nous réagir concrètement face à une catastrophe humaine potentielle?
Compte tenu des actions de M. Milosevic en Bosnie, et vous avez mentionné ce qui s'est passé à Srebrenica, je voudrais savoir, ambassadeur Bissett, quel choix cela nous laissait à ce moment-là? Surtout compte tenu de l'histoire récente et du comportement de M. Milosevic du génocide dont il s'est rendu responsable en Bosnie.
Deuxièmement, vous avez aussi posé l'excellente question de savoir ce qu'on peut faire au sujet de la poudrière que sont les Balkans? Que pouvons-nous faire pour apaiser la tension au Montenegro et que pouvons-nous faire pour protéger les populations civiles au Kosovo? L'ultime solution est-elle la partition du Kosovo, le Nord étant rattaché à la Serbie le Sud devenant un État indépendant qui pourrait peut-être éventuellement être amalgamé à l'Albanie?
Enfin, monsieur Fawcett, vous avez dit que si nous étions appelés à surveiller la situation, il faudrait accepter que la protection forcée n'ait pas la priorité. Je tiens à vous dire que ce n'est tout simplement pas une option à la fois dans l'optique militaire et dans l'optique politique. Je voudrais que vous me disiez si vous préconisez que les groupes de surveillance soient aussi lourdement armés qu'ils le seraient dans un contexte de guerre et qu'ils aient des règles d'engagement rigoureuses pour assurer la protection des populations civiles?
Le président: Les questions s'adressaient d'abord à M. Bissett et ensuite, à M. Fawcett.
M. James Bissett: Merci. Je vais répondre en premier à ce que je considère être la question la plus facile.
Oui, je soupçonne qu'au bout du compte la solution au Kosovo consistera en une division géographique. Je ne crois pas qu'on puisse espérer que les Serbes et les Albanais puissent vivre en paix jusqu'à la fin des temps. Une division réaliste, la partie nord appartenant à la Serbie et la partie sud restant entre les mains de l'Albanie, est la solution que je privilégie.
Je pense qu'il en sera probablement de même, dans une certaine mesure, en Bosnie. Je ne pense pas que la situation là-bas ait fait une différence appréciable. Les Serbes, les Croates et les Musulmans continuent de vivre indépendamment, chacun faisant sa petite affaire. L'idée d'une population multi-ethnique en Bosnie et au Kosovo est probablement irréaliste au moment où on se parle.
Un jour ou l'autre tous ces pays devront comprendre que la géographie l'emportera. Ils devront finir par bien s'entendre. Les voies de transport traversent tous ces pays. Ils doivent entretenir des relations commerciales. Ils doivent faire du commerce. Ils en viendront probablement là, mais je crois que, avant que cela ne se produise, il leur faudra vivre séparés.
Une grande partie des problèmes sont liés à l'histoire, surtout celle de la Deuxième Guerre mondiale. La purification ethnique n'a pas été enclenchée en Bosnie et en Albanie dans les années 90. Cela remonte à beaucoup plus loin. Je pense qu'une division géographique est probablement l'étape incontournable.
Il est plus difficile de répondre à la deuxième question. Quand faut-il intervenir dans un État souverain pour des raisons humanitaires? Je me méfie beaucoup des défenseurs des droits de la personne qui estiment qu'il est possible de poursuivre des objectifs humanitaires en bombardant des populations. J'étais en Tchétchénie en 1994. J'ai vu ce que pouvait être l'impact sur les populations civiles d'une roquette ou d'une bombe de 2 000 livres. Elle les réduit en miettes.
L'idée de justifier les bombes larguées sur les Belgradois en s'appuyant sur les gestes posés par Milosevic au Kosovo est absolument horrible. Les Belgradois ont voté à 80 p. 100 contre Milosevic. La population de Novi Sad a voté contre lui. Pourtant nous bombardons ces populations en raison des gestes que ses forces de sécurité posent au Kosovo et nous le faisons au nom des droits de la personne. C'est insensé.
Il se peut qu'il faille changer les règles du jeu. Pour l'instant la règle veut qu'on ne puisse intervenir sans la permission du Conseil de sécurité. Nous sommes intervenus dans la guerre du Golfe. Nous l'avons fait à bien des endroits avec l'aval du Conseil de sécurité. Nous ne l'avions pas dans le cas du Kosovo et il y a d'autres façons d'intervenir sans recourir à la violence. Et voilà, six mois avant le nouveau millénaire, nous décidons de bombarder un État moderne pour régler des problèmes de violation des droits de la personne.
M. Keith Martin: Quel choix avions-nous, monsieur Bissett?
M. James Bissett: Essayer de négocier.
M. Keith Martin: Nous avons tenté de le faire essayé à maintes reprises par le passé.
M. James Bissett: Eh bien! Je ne crois pas que nous y ayons mis tout l'effort nécessaire. Je ne crois pas que les Américains ont négocié de quelque manière avec Milosevic. Ils lui servaient des ultimatums. Rappelez-vous, ce n'est qu'après le bombardement qu'ils ont finalement imposé l'embargo pétrolier contre la Yougoslavie. Ils n'ont même pas vraiment essayé sérieusement de s'asseoir à la table et de négocier avec ce type. Les accords de Dayton en sont la preuve. Il a bel et bien permis à l'OSCE d'intervenir au Kosovo sous l'égide des Nations Unies.
Milosevic n'avait aucune raison d'appuyer et de croire l'OTAN. Les frappes aériennes de l'OTAN ont aidé à se débarrasser de 300 000 Serbes. En tant que politique, il n'était absolument pas en position d'accepter toutes les demandes de l'OTAN. Il était évident qu'il écoutait ce que les Nations Unies avaient à lui dire. Il aurait probablement écouté les Russes ou les Indiens ou les Pakistanais. Pourquoi fallait-il que ce soit les Américains? Je crois qu'il y avait d'autres solutions de rechange.
En outre, ne nous le cachons pas, une guerre civile était en cours. À un certain moment, 80 p. 100 du Kosovo était dominé par l'UCK. Les troupes étaient armées. Elles tuaient des policiers serbes. Il s'agissait de terroristes. Milosevic essayait de protéger son territoire. Il l'a fait brutalement et sauvagement. Je ne le défends pas, mais le principe est assez solide. Un État a le droit d'essayer de se protéger contre la violence armée.
Je crois qu'il y a des cas où une intervention s'imposerait, mais il faut alors faire preuve de beaucoup de prudence. Rappelez- vous, Hitler a envahi la Tchécoslovaquie en 1938. Pour quelle raison? Sous prétexte de violation des droits de la personne. Il prétendait que les Sudètes étaient persécutés par les Tchèques et il a envahi la Tchécoslovaquie pour empêcher que cela se produise.
Une voix: Et nous l'avons calmé.
M. Keith Martin: Et nous ne l'avons pas arrêté.
M. James Bissett: Nous ne l'avons pas arrêté, mais nous devons faire preuve d'une grande prudence en face de cette pratique qui consiste à envahir un pays sous prétexte de violation des droits de la personne.
M. Keith Martin: Désolé de vous interrompre, ambassadeur Bissett, mais je l'ai dit dans le contexte du comportement qu'avait adopté M. Milosevic à l'égard de la Bosnie. Je ne pense pas que nous puissions traiter isolément le cas du Kosovo. Comme vous le savez bien à titre d'ambassadeur, nous devons tenir compte de ce qui s'est passé auparavant et du comportement de cet homme.
• 1040
Vous avez donné l'excellent exemple d'Hitler et de ce que nous avons
vu et des gestes que nous n'avons pas posés. En fermant les yeux sur
son comportement, nous avons permis que cela se produise.
M. James Bissett: Mais j'ai parlé de cela dans le contexte d'une invasion pour des raisons humanitaires. Je pense qu'il nous faut être prudents. Je crois qu'il y a des occasions où il faut retirer certains droits à un État souverain lorsqu'ils bafouent les droits de ses citoyens. Mais pour ce faire, nous devons disposer de règles assez solides. C'est ce que je dis. Qui décide autrement?
M. Mendes a laissé entendre que si une personne est tuée nous devrions intervenir. Si c'était le cas, nous le ferions partout. Je n'aime pas non plus commencer à parler de chiffres, mais 2 000 personnes tuées au Kosovo jusqu'aux frappes aériennes ce n'est pas beaucoup à comparer à ce qui se passe en Colombie, en Turquie, en Irak et à bien d'autres endroits. Je n'ai pas à les énumérer tous.
Quant à la deuxième question, il est très difficile d'y répondre. Je n'ai pas la réponse, mais ce que je pense vraiment, c'est que nous devons déterminer si la constitution de l'OTAN résiste à l'épreuve du temps. Est-ce que l'OTAN continue à s'engager à ne pas recourir à la violence pour résoudre les conflits internationaux? Est-ce que l'OTAN continue de représenter ce que prétend l'article 1 de sa constitution? Je pense qu'il faut mettre cela au clair, parce que si ce n'est pas le cas, c'est une toute autre histoire. C'est une histoire qui touche tout le monde de même que la sécurité mondiale parce que cela veut pour ainsi dire que les décisions seront prises par États-Unis, avec leur budget de défense de 270 milliards. Ce sont eux qui veilleront au maintien de l'ordre.
Les preuves ne manquent pas que, au Kosovo, les États-Unis ont décidé de bombarder la Serbie non seulement pour la crédibilité de l'OTAN qui fêtait son 50e anniversaire mais, s'il faut en croire le New York Times et beaucoup de commentateurs américains, pour que Bill Clinton ne fasse plus la une des journaux et pour obtenir cet air de triomphe que les Américains arborent toujours lorsque leur président fait la guerre. On sait maintenant que cela ne s'est pas produit, mais tout laisse croire que c'est Madeleine Albright qui a vraiment gagné ici.
Milosevic était une cible en raison de ses actions passées, il n'y a pas à en douter. Mais les médias l'ont diabolisé. Les problèmes en Bosnie ne datent pas d'hier. J'ai été témoin de ce qui s'est passé en Yougoslavie entre 1990 et 1992 et l'intervention occidentale, comme cela se passe toujours dans les Balkans, a empiré les choses. Les gens oublient qu'en Bosnie, le ministre des Affaires étrangères du Portugal était parvenu à une entente qu'avaient signée les dirigeants musulmans, croates et serbes et qui prévoyait de conserver la Bosnie intacte mais avec trois entités distinctes. Ils ont tous signé l'entente à Lisbonne en mars 1992.
Mon voisin, l'ambassadeur des États-Unis, s'est rendu à Sarajevo et a convaincu Izetbegovic de revenir sur sa parole une semaine après la signature de l'entente. Les États-Unis ont subordonné la reconnaissance de la Bosnie à un référendum.
Le président: Je m'excuse, c'est toujours la même chose quand nous posons des questions. Nous parlons depuis 11 minutes, et il y a d'autres personnes qui souhaitent intervenir.
M. James Bissett: D'accord. Je m'excuse.
Le président: Monsieur Fawcett, pouvez-vous nous dire brièvement si ces forces devraient ou non être armées? C'est une question qui intéresse le comité.
M. John Fawcett: La question est de savoir si on doit donner ou non la priorité absolue à la protection des forces. Voilà le problème. Si vous envoyez des observateurs dans une zone de guerre et que vous ne les armez pas au même titre que les commandants militaires, vous commettez une erreur. Toutefois, si vous accordez la priorité absolue à la protection des forces, vous risquez de compromettre toute la mission.
Permettez-moi de vous donner rapidement trois exemples: la FORPRONU, en Bosnie, qui nous a tout de suite permis de voir que l'opération comportait des risques et donc, que nous ne pouvions rien faire de plus; la SFOR, en Bosnie, à laquelle on a fait allusion plut tôt, n'a pas réussi à arrêter les criminels de guerre pour des motifs reliés à la protection des forces; et la MUK, au Kosovo, qui est un contingent non armé. Si nous avions adopté la ligne due à leur égard, nous aurions pu éviter les bombardements. Mais nous ne l'avons pas fait parce que nous jugions la protection des forces comme étant une priorité absolue.
Le président: Merci beaucoup.
Je sais que MM. Matas et Cohen voulaient intervenir dans le débat. Malheureusement, nous avons dépassé le temps de parole alloué. Je vais céder la parole à Mme Lalonde. Vous pourrez peut- être enchaîner sur les questions de quelqu'un d'autre. Vous aurez l'occasion vous aussi de poser des questions.
Madame Lalonde, s'il vous plaît.
[Français]
Mme Francine Lalonde: Merci beaucoup, monsieur le président. Je dois dire que je les comprends de vouloir intervenir, parce que le temps sera beaucoup trop court. Merci à vous tous. C'est passionnant et extrêmement troublant tout à la fois, parce que ce que nous étudions, c'est ce qu'on peut appeler, d'une certaine manière, l'impuissance de la communauté internationale.
• 1045
Ayant participé régulièrement aux assemblées du Conseil de l'Europe,
j'ai été à même d'entendre au moins trois rapports et, à chacune des
occasions, j'ai assisté à des débats sur ce qui se passait au Kosovo.
Je dois dire, monsieur Bissett, que ce que vous dites me trouble, mais
ne me convainc pas. J'ai entendu des rapports à répétition. Pour
plusieurs des gens qui avaient entendu Milosevic et qui avaient même
discuté avec lui, mais pas tous parce qu'il y avait aussi des
représentants des parlementaires de la fédération de Yougoslavie qui
étaient entendus, malgré les admirables représentants de l'OSCE, dont
certains sont restés sur le territoire après le début des
bombardements, d'après ce qu'ils ont vu, il y avait un plan qui était
à peine gêné par les observateurs de l'OSCE. Est-ce que c'est
acceptable de délaisser ainsi des populations même si, comme vous le
dites, les Canadiens ne savaient pas ce qui se passait, bien que ce
qu'on voyait à la télé avant que la décision ne soit prise valait
beaucoup de discours de parlementaires?
Est-ce que l'impunité de la Serbie, si c'est cela qui s'était produit, comme l'impunité de la Russie, qui est aussi troublante, constitue la défense des droits humains dont on parle avec raison? Vous auriez pu dire que vous faisiez quelque chose en Serbie, mais que vous ne faisiez rien en Russie parce que la Russie fait partie des grands, même si elle est moins riche qu'elle ne l'était autrefois. Est-ce qu'il aurait fallu signer un accord de Munich et accepter comme on l'a fait? Cela me trouble beaucoup.
Par ailleurs, quand vous parlez de 2 000 personnes, ce chiffre ne tient pas compte de ce qui s'est passé avant mars 1999. Enfin, j'ai entendu M. Rugova, le doux démocrate, dire que la situation au Kosovo ne se réglerait pas sans l'indépendance. Il ne s'agit pas de M. Thaci, mais bel et bien de M. Rugova. Il a dit cela très clairement, sans être sollicité, alors que j'avais le bonheur d'accompagner le ministre Axworthy à Pristina.
En revanche, monsieur Mendes, parce que tout n'est pas facile, est-ce que la communauté internationale aurait le moyen d'agir constamment comme une police? Cela nous ramène à la question de ce qu'il faut faire pour la démocratie, surtout quand on constate l'accroissement de l'écart entre les pays riches et les pays pauvres. Même à l'intérieur des pays riches, la démocratie est également menacée par l'accroissement de la richesse, d'une part, et l'accroissement de la pauvreté, d'autre part.
[Traduction]
Le président: Nous allons commencer par M. Bissett, et ensuite M. Mendes. Soyez bref.
M. James Bissett: Comme j'ai déjà beaucoup parlé, nous devrions peut-être commencer par M. Mendes.
[Français]
M. Errol Mendes: Vous avez tout à fait raison. Il y a une certaine hypocrisie à l'égard de ce que fait la Russie en Tchétchénie.
[Traduction]
Il faut être conséquent dans ses actions, et le Canada a un rôle déterminant à jouer dans ce domaine. Si nous sommes d'accord avec la position que nous avons adoptée à l'égard du Kosovo, alors nous devons adopter une position similaire vis-à-vis de la Tchétchénie. J'espère que nous allons là aussi entreprendre une enquête sur le nombre de personnes qui sont mortes par suite de l'intervention de la Russie en Tchétchénie.
Des sanctions devraient être imposées. Elles pourraient être de nature militaire ou peut-être économique, compte tenu du fait que vous avez devant vous une superpuissance qui possède des armes nucléaires. Il faudrait se pencher là-dessus.
Vous avez parlé du Conseil de l'Europe. Devrait-on permettre à la Russie de rester au sein du Conseil de l'Europe, compte tenu de ce qui s'est passé en Tchétchénie? De plus, pour ce qui est du rôle joué par le FMI et la Banque mondiale en Russie, allons-nous tout simplement fermer les yeux sur ce qui s'est passé en Tchétchénie? Vous avez tout à fait raison de dire que nous devons être conséquents dans nos actions. Autrement, tout n'est que pure hypocrisie.
Merci.
Le président: Monsieur Cohen, souhaitez-vous faire un commentaire? Pourquoi ne pas d'abord entendre M. Matas, M. Cohen et ensuite M. Bissett?
M. David Matas: La question de Mme Lalonde recoupe, à certains égards, les questions de M. Martin, qui préoccupent manifestement le comité, en ce sens que nous ne pouvons pas rester là à ne rien faire, mais nous ne pouvons pas non plus tout faire. Or, que faire justement.
D'abord, il n'est pas question ici de choisir entre le recours à la force et ne rien faire. Nous pouvons prendre certaines mesures dans le domaine des droits de la personne à l'échelle internationale. Nous devons, à mon avis, analyser toutes les options qui s'offrent à nous. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de prendre des mesures que nous savons inefficaces.
M. Bissett a proposé qu'on s'adresse à l'Assemblée générale, comme l'a fait Harry Truman, ou au Conseil de sécurité en vue de tenir un vote. Si nous savons d'avance que ces mesures ne fonctionneront pas, pourquoi les envisager. Nous pouvons faire autre chose, sans recourir à l'intervention armée, pour promouvoir le respect des droits de la personne.
Pour ce qui est du Kosovo ou des Balkans, si de telles choses se produisent, c'est parce qu'on encourage la haine interethnique. Or, on ne devrait pas tenir pour acquis qu'elle existe et contourner le problème tout simplement en créant des territoires ou en empêchant un des deux camps de donner libre cours à sa haine. On peut lutter contre celle-ci par des moyens directs. Nous avons mis au point divers outils au Canada, grâce à notre législation sur la propagande haineuse et à notre expérience en matière de respect des droits de la personne, que nous pouvons appliquer à l'échelle internationale.
Quand il est évident que rien ne fonctionne et qu'il faut avoir recours à la force, il faut alors songer au type de force qui sera le plus efficace. Voilà pourquoi j'ai parlé de l'arrestation des Bosniaques accusés d'avoir commis des crimes au Kosovo. Comme je l'ai déjà mentionné, le recours à la force doit mener à la création d'institutions juridiques internationales dont nous saurons tirer parti sur le plan juridique, et pas simplement de façon ponctuelle.
[Français]
Mme Francine Lalonde: Monsieur Matas, j'ai lu votre texte. Je m'excuse d'avoir dû m'absenter pendant que vous parliez. Vous dites que le Canada devrait accepter la juridiction de la Cour internationale de justice de La Haye et vous évoquez les conséquences d'un refus, mais quelles seraient les conséquences d'une acceptation?
[Traduction]
M. David Matas: Quand vous engagez un procès, vous pouvez soit le gagner, soit le perdre. Si nous gagnons, nous gagnerons gros. Si nous perdons, je suppose que nous serons obligés de verser des dommages-intérêts, mais nous tirerons également quelques leçons de l'expérience. Quand vous perdez un procès, vous avez droit, à tout le moins, à un énoncé des questions de droit, et vous avez, en plus, la possibilité d'exposer votre point de vue à l'institution qui invoque la loi. Je pense que, même en étant perdants, nous sommes gagnants.
Le président: Donc, cela ne vous ennuiera pas, monsieur Matras, si, à la fin de la réunion, nous décidons de prononcer un jugement de divorce contre vous ou de vous jeter en prison. Vous ne remettrez pas en question la compétence du comité si nous décidons... J'ai beaucoup de mal à accepter cet argument.
Si la cour n'a pas compétence en la matière, les États parties ne compromettraient-elles pas les fondements même du droit international s'ils déclaraient, «Pourquoi ne pas examiner une affaire qui ne relève pas de votre compétence?» Est-ce que cela ne compromettrait pas les fondements mêmes du droit international?
M. David Matas: Tel n'est pas le mandat de la cour. Elle peut entendre certaines affaires si les parties sont d'accord.
Le président: Je ne devrais pas intervenir, parce que M. McWhinney a lui aussi une opinion là-dessus, et il aura l'occasion de l'exprimer. Vous voyez où nous mène ce débat. Nous y reviendrons.
Monsieur Cohen.
M. Lenard Cohen: Franchement, le nombre de morts importe peu. Qu'il y en ait 2, 2 000 ou 200 000, c'est une atrocité.
J'aimerais revenir à certaines des questions qu'a soulevées M. Martin, et à certains autres commentaires qui ont été faits. Je vous exposerai ensuite mon point de vue.
Franchement, même si on dit de M. Milosevic qu'il est loin d'être facile, il ne faut pas être un spécialiste du droit international pour comprendre ce qui s'est passé en février 1999. Nous avions trois objectifs: améliorer la condition des Albanais du Kosovo; stabiliser la situation dans les Balkans; et instaurer un processus de démocratisation. Manifestement, si on laisse de côté le droit international et le nombre de morts, les bombardements ne nous ont pas permis d'atteindre ces objectifs.
• 1055
La carrière politique de M. Milosevic battait déjà de l'aile à ce
moment-là. Or, les bombardements, à court terme, l'ont uniquement aidé
à recueillir des appuis, à consolider ses positions et à faire figure
de héros dans une campagne victorieuse contre 19 pays membres de OTAN.
En passant, il existait d'autres solutions. Si ce que vous vouliez, c'est sauver des vies humaines, il y avait la possibilité de procéder à une intervention terrestre. C'est tout autre chose que de faire des concessions à Milosevic. De toute évidence, nous n'étions pas prêts, sur le plan pratique, à effectuer une invasion terrestre à ce moment là. Cependant, si vous voyez ainsi les choses, vous devez avoir le courage de vos convictions en tant qu'alliance—nous devrions tous l'avoir—et préparer les troupes terrestres en vue d'une invasion, parce que les bombardements, ça n'aide pas les gens qui sont au sol. Il n'en a même pas été question, et encore moins du fait que le président américain a pris la mauvaise décision en d'éliminant la possibilité d'une intervention terrestre après le début de la campagne de bombardement, ce qui n'a fait que prolonger la guerre.
À propos de la séparation dont il a été question, j'aurais privilégié cette solution il y a bien longtemps, car elle aurait résolu une bonne partie des problèmes et sauvé des vies humaines. Mais maintenant, nous nous sommes engagés en tant qu'alliance en Bosnie et dans nos autres protectorats des Balkans—j'englobe là-dedans la Macédoine et l'Albanie elles-mêmes—qui ne seront pas divisées dans l'avenir. Le fait est qu'il y aura au sein des États que nous disons unis des communautés autonomes, même la communauté serbe du Nord. Que nous divisions le Kosovo ou non—d'ailleurs je ne pense pas que nous le ferons, et il semble redevenir le foyer d'un nouvel État albanais—alors que nous y sommes, il y aura probablement une forme quelconque d'autogestion dans ces régions du Nord, que nous voulions l'appeler... Nous pouvons bien l'appeler un État multiethnique ou quoi que ce soit d'autre.
Il a aussi été question du Montenegro. C'est un sujet très grave. Je crois que la meilleure chose à faire est d'aider M. Djukanovic à ne pas faire de déclaration unilatérale d'indépendance, parce que ce serait une invitation à Milosevic de faire intervenir l'armée. Ces derniers temps, M. Djukanovic a fait preuve de grande sobriété en reportant la date du référendum au Montenegro, parce que cela ne ferait que d'exacerber la situation.
En ce moment, nous nous servons du Montenegro—j'en reviens à peine—comme de la porte côté jardin vers la Yougoslavie, pour aider le processus de démocratisation. En fait, je me trouvais à une conférence sur les sciences politiques au Montenegro. Les scientifiques politiques yougoslaves de Belgrade préfèrent aller au Montenegro pour discuter ouvertement des questions de politique. Ils ne peuvent pas vraiment le faire à Belgrade sans ressentir quelque crainte. Donc, je pense que nous devrions aider le Montenegro à conserver son autonomie sans pour autant déclarer unilatéralement son indépendance.
Le président: Voilà qui est très instructif. Certains d'entre nous qui étions au Sommet de l'OSCE, à Istanbul, avons eu la chance de pouvoir nous entretenir avec M. Djukanovic là-bas. Il nous a donné l'impression de prendre ses distances face à un référendum immédiat.
M. Lenard Cohen: C'est un signe de sobriété.
Le président: Il faut toujours faire attention lorsqu'on parle de sobriété et de politiciens.
M. Lenard Cohen: C'est exact. Dans le pays de l'eau de vie de prune, il faut être prudents.
Le président: Madame Carroll, vous avez la parole.
Mme Aileen Carroll (Barrie—Simcoe—Bradford, Lib.): Merci, monsieur le président.
C'est réellement une très bonne chose que de pouvoir vous entendre parler de ce sujet très important, parce que cela nous oriente, en quelque sorte. Si nous avons commis des erreurs, nous espérons agir avec plus sagesse à l'avenir.
Monsieur Bissett, j'ai lu votre article dans le Globe and Mail du 10 janvier. Vous y dites, en gros, la même chose qu'ici, ou peut-être de façon plus détaillée. Il y a cependant un endroit où vous dites douter qu'un député se soit donné la peine de demander une copie du document sur les négociations de Rambouillet. Je suppose qu'en lisant cela, j'y ai encore vu la confirmation de l'énigme qui se posait à moi à ce moment là. Je représente l'opposition ici, mais à la Chambre, je représente le parti au pouvoir. Je n'ai pas de formation en droit. J'ai fait mes études—à l'école des études supérieures—est en politique internationale et en droit international. De plus, je fréquentais l'université à une époque où je militais activement avec le mouvement de non-agression, et alors bon nombre des questions que vous avez soulevées et dont nous avons traitées étaient assez difficiles. Comme tout le monde, que ce soit à titre de législateur ou d'ambassadeur, je dois m'efforcer à la diplomatie tout en essayant de déterminer jusqu'où nous pouvons aller avant d'avoir prendre des décisions difficiles.
Je vous écoutais attentivement ce matin, tandis que vous parliez des Nations Unies et jusqu'où nous pouvions aller à cet égard. La souveraineté peut être annulée lorsqu'il y a violation des droits de la personne, mais seul le Conseil de sécurité peut en décider. Nous avons cependant créé les Nations Unies après l'échec de la Ligue. C'est imparfait. Combien de temps encore laisserons-nous prendre ce genre de décision à ce qui constitue l'organe international suprême, le sachant boiteux dès le départ, avec ce droit de veto? J'aimerais que vous m'en parliez.
• 1100
J'aimerais aussi connaître vos pensées, si vous voulez bien nous en
faire part, sur le rôle de l'ambassadeur du Canada. Je sais que vous
étiez là-bas de 1990 à 1992, mais dites-moi, en tant que législateur,
comment vous participez aux décisions qui sont prises dans les bureaux
de M. Axworthy.
Enfin, si je le peux—et je sais que j'entre en terrain miné—Mme Lalonde a parlé de la Tchétchénie. Nous étions récemment au Conseil de l'Europe, et je dirigeais cette délégation. Bien que je n'ai pas pu prendre part au débat, j'ai pu déposer le document qui constituait ma participation aux délibérations.
Le Conseil de l'Europe s'appuie sur trois principes—la règle de droit, les droits de la personne et la diplomatie—pardonnez- moi, la démocratie—voilà un lapsus très important. Et pourtant, cet organe a décidé de ne pas suspendre la Russie, même alors que son ministre des Affaires extérieures était dressé là, avant le vote, affirmant aussi clairement qu'il le pouvait: lorsque nous en serons là, que nous aurons atteint ceci, alors seulement, nous ferons ce que vous demandez, ce cessez-le-feu immédiat et ces négociations politiques, etc. Et pourtant, cela ne les a pas arrêtés.
Ce qui me préoccupe, c'est jusqu'où nous sommes disposés à aller au nom de la diplomatie, en collaborant avec des institutions internationales boiteuses, avant de tirer un trait? Je voudrais savoir comment vous composez avec cela, particulièrement en tant qu'ambassadeur?
M. James Bissett: Tout d'abord, au sujet du Conseil de sécurité, comme je le disais, selon les règles fondamentales en vigueur actuellement, avant d'intervenir dans un État souverain il faut être muni de l'autorité du conseil de sécurité. Comme le disait M. Mendes, cela nous vient de la Deuxième Guerre mondiale, mais dans le contexte actuel, un grand nombre des grandes puissances sont armées d'engins nucléaires. Si vous commencez à intervenir en Russie ou en Chine aujourd'hui, vous risquez une guerre nucléaire. C'est pourquoi personne ne veut s'opposer à la Russie à propos de la Tchétchénie.
Nous ne nous mêlerons pas non plus des affaires de l'Inde ou du Pakistan, parce qu'ils ont des armes nucléaires. Malheureusement, telles que sont les choses maintenant, nous n'interviendrons que dans les États qui n'ont pas les moyens de riposter très durement. C'est la simple réalité. C'est bien malheureux, mais c'est cela. Nous pouvons dire tout ce que nous voulons contre ce que font les Russes à la Tchétchénie, nous n'y pouvons rien, parce qu'en intervenant, très franchement, nous risquerions de déclencher de mesures de représailles quelconques.
Mme Aileen Carroll: Aurait-il fallu suspendre la Russie? Ou peut-être faire une déclaration? Ou encore, pour maintenir le dialogue avec des parlementaires qui ne représentent même pas le gouvernement dans la plupart des cas, aurait-il fallu ébrécher le prestige dont jouit cet organe international en continuant d'accorder des sursis de trois ou quatre mois?
M. James Bissett: C'est une question très difficile, et il faut peser les facteurs les uns contre les autres. Est-ce que cela vous servirait à quelque chose de bannir la Russie du Conseil, de lui imposer des sanctions? Très souvent, en faisant cela, vous ne faites que renforcer leur résistance et compliquer encore toute forme de dialogue qui pourrait renfermer une promesse de détente de l'attitude de la Russie. C'est cela la réalité. C'est extrêmement difficile.
Pour ce qui est du rôle de l'ambassadeur, il n'est en fait qu'un messager. Les politiciens accordent beaucoup plus d'attention de nos jours à la chaîne CNN qu'ils n'en donnent aux propos de l'ambassadeur. Cela ne fait pas le moindre doute.
J'ai livré des messages. J'ai été le dernier ambassadeur occidental à quitter Belgrade. J'ai pu convaincre Barbara McDougall de me laisser rester là lorsque tous les autres ambassadeurs occidentaux avaient fui. J'allais voir Milosevic tous les deux jours pour tenter un rapprochement quelconque, mais je ne faisais que livrer des messages, au fond, et rendre compte de nos entrevues.
Les recommandations et les rapports des ambassadeurs sont parfois lus, et parfois non. Je doute fort qu'ils soient pris très au sérieux. Je crains bien que ce qui compte, c'est CNN, les nouvelles.
Le président: Et ce qui se passe à ce comité aussi, bien entendu.
M. James Bissett: Oui, je l'espère.
Le président: Certains, ici, ont l'air sceptiques.
M. James Bissett: Je n'aime pas beaucoup dire cela de mes collègues ambassadeurs, mais je vous le dis en toute franchise, vous avez très peu d'influence.
• 1105
J'étais en Russie pendant la première guerre de Tchétchénie. J'ai été
témoins des horreurs qui s'y sont passées. Je dirigeais une
organisation dont le rôle était d'entrer à Grozny et d'en évacuer les
Russes âgés qui y restaient encore, parce que tous les Tchétchènes
étaient partis, que les Russes bombardaient la ville, et que les gens
âgés n'avaient nulle part où aller. Ils n'avaient ni clan, ni tribu
qui pouvaient les accueillir. Il se passait des atrocités là-bas, et
cela a recommencé. Mais je le répète, je ne pense pas que nous y
puissions grand chose.
Le problème vient en partie, au sujet de toute l'Europe de l'Est, particulièrement les Balkans, du fait que nous oublions qu'ils ont vécu 50 ans non seulement derrière le rideau de fer, mais aussi au sein d'un système abominable. Il n'y a pas que Milosevic; la plupart de ces dirigeants qui ont fait surface et se sont lancés dans le mouvement ethnique généralisé ne sont que d'anciens apparatchiks du Parti communiste. Ils veulent le prestige, les privilèges et le pouvoir. Ils se moquent complètement des gens, et tant que leurs incitations à la violence ethnique les garderont au pouvoir, ils les feront.
Les habitants des Balkans ne sont pas de sauvages barbares. Ils ont cohabité pacifiquement pendant des années. Belgrade est une ville très sophistiquée, mais ils ont été retenus pendant tellement longtemps, que toutes ces aspirations ethniques qui étaient cachées ont soudainement fait surface. Le véritable défi diplomatique qui s'est présenté à l'Ouest, après le démantèlement de l'Union soviétique, était de faire face aux aspirations ethniques, dans des endroits comme les Balkans, sans qu'il y ait de violence.
Malheureusement, notre intervention n'a fait que mettre de l'huile sur le feu et a rendu inévitables le bain de sang et la violence. Je pourrais vous donner toutes sortes d'exemples, mais le premier qui me vient à l'esprit est celui de la reconnaissance prématurée de la Croatie. Tudjamn, qui a nié l'Holocauste, dont le parti a adopté toutes les allures des fascistes Oustachi qui ont massacré des milliers de Serbes pendant la Deuxième Guerre mondiale, a pris le pouvoir en Croatie.
Avant de reconnaître Tudjamn, les puissances occidentales auraient dû dire écoutez, vous devez garantir le respect des droits civils des Serbes là-bas, et aussi leurs droits humains. Il les a privés de leurs droits civils. Nous aurions dû insister pour le respect de leurs droits humains. Nous ne l'avons pas fait. Les Serbes se sont sentis abandonnés. Leurs pères et leurs grands-pères avaient été massacrés. Ils se sont armés.
Nous, y compris le Canada, nous sommes précipités pour reconnaître la Croatie sans avoir au préalable obtenu la moindre garantie. Cela signifiait inévitablement la guerre civile en Croatie. L'Allemagne voulait que la Croatie soit reconnue pour des motifs politiques qui lui étaient propres, qui n'avaient rien à voir avec les Balkans. Les Allemands ont pu acheter les Britanniques et les Français lors des négociations du Traité de Maastricht en leur faisant des concessions s'ils acceptaient de reconnaître la Croatie.
Je pourrais poursuivre là-dessus, mais là où je veux en venir, c'est que nous n'avons pas réussi à régler ces problèmes parce que nous ne savons pas ce qui se passe au sol. Nous n'avons aucune opinion vraiment objective sur les avantages réels de chaque situation. Nous intervenons pour nos propres motifs politiques ou pour servir les objectifs de politiques étrangères qui n'ont rien à voir avec la situation des Balkans, et ainsi nous ne faisons qu'inciter les gens à la violence et au massacre.
Le président: MM. Fawcett et Mendes aimeraient ajouter leurs observations à cela, mais le temps accordé à cette période est écoulé. Vous devrez faire très vite.
M. John Fawcett: Oui, je pense le pouvoir.
Les deux dernières questions aboutissent à la question de savoir comment ils équilibrent création du Droit international et pragmatisme au sol. Cela fait déjà 10 ans que nous sommes aux Balkans, et il est inutile de faire une rétrospective de siècles d'expérience. Il suffit de voir ce qui est arrivé depuis 10 ans.
J'aimerais parler brièvement de la séparation du Kosovo. Il y a cinq, six ou sept ans, nous entendions les tenants de la realpolitik plaider pour la partition de la Bosnie parce qu'ils n'arriveront à rien. Mais il suffit que Tudjman meure, qu'il y ait deux élections en Croatie, et tout d'un coup les régions de la Bosnie qui sont contrôlées par les Croates parlent de réintégration à la Bosnie. Si nous avions pris cette décision de realpolitik il y a cinq ans, tout serait réglé.
Là où je veux en venir, c'est que les dirigeants des États ne font rien, qu'il n'y a aucune chance de progrès au Kosovo tant que Slobodan Milosevic gardera le pouvoir à Belgrade. Nous devrions nous concentrer sur lui et sur son régime, trouver comment leur enlever le pouvoir, de la même manière qu'il aurait fallu trouver le moyen d'enlever le pouvoir à Tudjman. C'est cela le problème. Il ne s'agit pas de se demander «Pouvons-nous faire quelques petites manipulations au sol parce que ces gens ne peuvent plus cohabiter». Il faut viser le problème et foncer dedans.
Le président: Monsieur Mendes, veuillez être très bref.
M. Errol Mendes: Je veux seulement dire que je pense qu'il est même possible de modifier le comportement d'une puissance comme la Russie, et je parle ici de la Tchétchénie et d'événements spécifiques à la guerre de Tchétchénie.
Premièrement, si vous vous rappelez bien, quand l'OSCE s'est réunie, tous ses leaders ont attaqué la Russie à boulets rouges pour ses actes passés en Tchétchénie au titre des droits de la personne. Après cela, la porte était ouverte pour permettre aux civils de Bosnie de fuir. Les Russes allaient attaquer et annihiler la ville. Voilà un exemple de l'effet que peut avoir une condamnation internationale sur la vie des gens.
• 1110
Deuxièmement, les médias ont parlé d'un massacre survenu dans un
village aux abords de Grozny où 40 personnes avaient, dans le fond,
été exécutées. Je pense que ces deux choses à elles seules ont fait
hésiter la Russie à recommencer ailleurs. Donc, même si une grande
puissance est munie d'armes nucléaires, il est possible pour l'Ouest
et les autres pays du monde d'exercer une certaine influence sur elle.
Ce qu'il nous faut faire et qui, je pense, est de votre devoir, c'est trouver le rôle que le Canada peut jouer dans l'exercice de ce genre de pressions sur tout et tout le monde, de la Russie aux situations semblables à celle du Kosovo.
Le président: Merci. C'est très intéressant.
Monsieur McWhinney, vous avez la parole.
M. Ted McWhinney (Vancouver Quadra, Lib.): J'éprouve un grand respect pour les témoins que nous avons invités. Je pense que Lenard Cohen est le plus grand spécialiste nord-américain sur la Yougoslavie, et puis il y a aussi l'ambassadeur Bissett. Cependant, comme le temps nous est compté, j'adresserai toutes mes questions à David Matas.
J'ai pris note, en passant, du colloque de la Commission internationale de juristes qui a eu lieu en août dernier, où vous et Leslie Green avez présenté des arguments assez semblables à ceux que vous soutenez aujourd'hui. En passant, le sénateur Gérald Beaudoin a aussi fait un exposé très impressionnant.
Revenons à cette question de juridiction. Vous savez que pendant la plus grande partie de la période qui a suivi la guerre, le Canada a favorisé une interprétation assez large de la juridiction. C'était le point de vue que défendait Paul Martin père, et nous n'en avons dévié qu'avec la Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques. Nous avions tendance à modifier notre position, à la déception de Paul qui me l'a dit, ainsi qu'à d'autres, en privé.
L'autre chose que je veux mentionner c'est que la Cour internationale de Justice, en partie à cause des opinions des juges Manfred Lachs, Nagendra Singh et Taslim Olawale Elias, a adopté une définition très souple de la juridiction jusqu'à il y a quelques années seulement. En fait, pour des motifs très peu convaincants, la Cour a exercé sa juridiction sur la France dans une première affaire relative aux armes nucléaires, et sur les États-Unis à propos de la plainte qu'avait déposée le Nicaragua. D'ailleurs, les Américains en ont été si vexés qu'ils ont claqué la porte et ont renié la juridiction de la Cour.
Il y a donc des points de vue incompatibles, et vous avez tout à fait raison de nous rappeler que, même si la Cour a rejeté la demande qu'a présentée la Yougoslavie d'exercer sa juridiction sur les mesures conservatoires que doit prendre le Canada, la Cour a indiqué que cela ne lui créera pas d'obligation à l'égard de la décision de fond qui doit bientôt être prise.
Ce que j'aimerais savoir, c'est si vous avez demandé aux Services juridiques du ministère des Affaires étrangères d'envisager la possibilité de déroger au motif de la juridiction. J'ai demandé au premier ministre Mulroney si nous présenterions un exposé d'avis consultatif sur les armes nucléaires, et je crois que nous en avons été très près, mais sa réponse a été négative. Et puis le changement de gouvernement est arrivé un peu trop tard.
Donc, avez-vous posé cette question au ministère des Affaires extérieures, et quelle a été sa réponse? Deuxièmement, quelles questions, à votre avis, devrions-nous soulever? Par exemple, il y aurait celle de la légalité des bombardements aériens à la lumière des protocoles additionnels de Genève de 1977 et des dommages collatéraux; puis il y a la question des droits des organismes non inclus dans la Charte des Nations Unies—l'ONU en est, et d'ailleurs la Charte n'englobe aucun organisme régional de sécurité—de recourir à la force armée et, le cas échéant, dans quelles circonstances.
Je crois que la troisième chose, dont vous avez d'ailleurs parlé—ou était-ce l'ambassadeur Bissett?—concerne les rôles respectifs du Conseil de sécurité et de l'Assemblée générale. L'Assemblée générale pourrait-elle, avec une majorité des deux tiers favorable à une résolution pacifique, avoir exercé les pouvoirs qu'on craignait ne pas voir exercés par le Conseil de sécurité? Avez-vous réfléchi à une gamme de questions que vous voudriez, si vous pouviez en faire part au ministère des Affaires étrangères, lui proposer de soulever?
M. David Matas: Si j'en ai parlé au ministère des Affaires étrangères et à ses conseillers juridiques? Oui, je l'ai fait.
Je me trouvais en fait à La Haye, à la Cour au moment où il en a été question. J'ai écouté le débat, quoique pas entièrement, parce que je n'étais pas là pour ça. J'y ai assisté pendant une journée ou deux et en ai entendu une partie, et je me suis entretenu avec les conseillers juridiques. Vous voulez savoir ce qu'ils ont dit?
M. Ted McWhinney: C'était Philippe Kirsch.
M. David Matas: Il y avait aussi Sabine Nölke, et plusieurs autres personnes mais, oui, Philippe Kirsch en était.
Vous voulez savoir ce qu'ils ont dit? Eh bien, Philippe Kirsch ne m'a pas fait son porte-parole à ce sujet, et je ne suis vraiment pas en position de parler au nom du ministère des Affaires étrangères. Je vous invite à vous adresser à eux, mais je peux dire au moins qu'ils avaient une attitude diplomatique et réservée à ce sujet.
• 1115
Permettez-moi de faire des hypothèses sur ce qui, à mon avis, se
passait—et je n'essaie pas de faire dire aux autorités du ministère
ce qu'elles n'ont pas dit. Je ne veux pas donner l'impression qu'ils
l'ont effectivement dit; ce ne sont que des hypothèses sur ce qui, je
pense, a pu arriver.
Comme je le disais plus tôt, si on pense aux arguments présentés au sujet de la juridiction, l'un d'eux est tout simplement inacceptable et sans fondement. Les deux autres peuvent se défendre, et nous pourrions les accepter ou nous y opposer. Je ne pense pas que ce que vous avez appelé une définition souple était nécessairement implicite dans ces autres arguments. Je pense qu'il y a vraiment matière à discussion sur la juridiction, et nous pourrions tout aussi bien gagner que perdre. Je ne vois pas quel intérêt nous avons à vouloir gagner, cependant. C'est à cela que je veux en venir.
Pourquoi nous y sommes-nous opposés? D'après ma vision des choses, comme je l'ai dit dans mon mémoire, c'est parce que les États-Unis étaient mêlés au litige à ce moment-là, et qu'ils ne voulaient pas admettre l'autorité de la Cour parce que les Américains ne voulaient pas reconnaître l'institution, en partie à cause de l'affaire du Nicaragua, mais aussi pour d'autres raisons. Les États-Unis sont beaucoup plus hostiles aux institutions internationales que ne l'est le Canada. Je crois que cela va de soi. Donc, les Américains n'étaient pas enclins à reconnaître la juridiction de la Cour.
Bien entendu, il fallait maintenir un point de vue commun, et c'est un fait que les États-Unis avaient la main haute là-dessus. Mais comme les États-Unis n'y ont plus rien à voir parce que les tribunaux ont décrété que la Cour n'a clairement pas juridiction, il est inutile d'essayer de dire comme les États-Unis à la prochaine étape. Nous n'avons pas à nous préoccuper des craintes des États-Unis d'accorder foi à une institution que les Américains ne veulent pas reconnaître, parce que cela ne les concerne plus. D'un autre côté, le Canada dans son ensemble aime bien accorder foi et prestige aux institutions internationales, alors je crois que nous sommes dans une situation où nous pouvons défendre ce que vous avez tout à l'heure appelé la position de Paul Martin père.
Si on parle du bien-fondé des arguments, c'est certain qu'il y a beaucoup d'importants aspects juridiques qui entrent en compte, dont plusieurs ont été discutés ou effleurés ici. Mais je ne pense pas que nous perdrions inévitablement si nous nous présentions devant la Cour pour y défendre le bien-fondé de nos arguments. Je crois que nous pouvons dire—«nous» étant le Canada—que le Conseil de sécurité et l'Assemblée générale ne sont pas efficaces, qu'ils sont immobilisés et que la moindre tentative de recourir à eux aurait échoué.
M. Ted McWhinney: Vous dites que le Conseil de sécurité et l'Assemblée générale étaient immobilisés?
M. David Matas: Oui, c'est bien ce que je dis, parce qu'il y avait une solution, qu'a d'ailleurs appliquée Truman pendant la guerre de Corée. Le Conseil de sécurité...
M. Ted McWhinney: La solution de «l'union pour le maintien de la paix».
M. David Matas: C'est bien cela. Donc je pense que le Canada devrait plaider que ce genre de résolution n'aurait pas réussi non plus à l'Assemblée générale.
M. Ted McWhinney: Il n'aurait fallu qu'une majorité de deux tiers, selon les règles de l'Assemblée générale. Dans le cas de la Corée, la majorité a été de 52 contre 5, avec deux abstentions, ce qui constitue une majorité écrasante.
M. David Matas: Cela a donc fonctionné, mais je pense qu'on pourrait soutenir que si nous l'avions proposé à l'Assemblée générale, cela n'aurait pas forcément fonctionné pour le Kosovo. C'est en tout cas mon avis. Je ne pense pas que nous aurions obtenu une résolution d'intervention armée au Kosovo en passant par l'Assemblée générale.
Quoi qu'il en soit, nous pouvons penser qu'il était peu probable que cela se fasse, et qu'il est inutile d'essayer de trouver un remède que d'avance, on sait inefficace, comme je le disais plus tôt. Le droit international soutient une doctrine d'intervention humanitaire, et nous ne pouvons pas rester à rien faire lorsque des institutions manquent d'efficacité.
J'ai lu dans les journaux les articles qui traitaient d'une allocution qu'a prononcée le ministre Axworthy il y a deux ou trois jours. Il dresse la liste des principes qui justifient l'intervention humanitaire. Dans mon esprit, c'est l'énoncé parfait de la position que nous devrions défendre devant la Cour. Je pense que les principes énoncés sont sains, qu'ils sont juridiquement valides, et aussi politiquement, et je crois que nous pourrions nous présenter devant la Cour et lui demander de les adopter. C'est cela, à mon avis, que nous devrions faire.
M. Ted McWhinney: Est-ce que c'est là la recommandation de fond que vous feriez aux Services juridiques, que nous demandions une décision sur la compétence actuelle et les processus inhérents au droit d'intervention humanitaire demandé? Vous dites que la question de fond est plus vaste?
M. David Matas: Oui, je suppose que vous pourriez parler de la compétence au moment du bombardement. Je présume que les choses n'ont pas beaucoup changé depuis, mais ce serait bien là ma recommandation.
M. Ted McWhinney: Je veux seulement préciser que l'Institut de droit international a créé deux commissions qui livreront un rapport préliminaire d'ici août 2000 sur les bombardements aériens, à la lumière des lois en vigueur actuellement et des protocoles de Genève de 1977, et aussi sur le rôle des organismes de sécurité non inclus dans la Charte des Nations Unies, comme l'OTAN, et leurs pouvoirs législatifs. Cela répondrait à certaines des questions que vous soulevez.
M. David Matas: Absolument. Beaucoup d'organes sont en train d'examiner cela, dont le présent comité et le Conseil de sécurité, mais rien de tout cela n'aura la même incidence juridique qu'un jugement de la Cour. Avec un tribunal, vous avez non seulement qualité pour agir mais aussi, en principe, vous avez l'appui de juristes du monde entier qui jouissent d'une renommée internationale. Le problème leur est présenté, et ce serait plein de bon sens, si nous voulons régler la situation, de le leur confier.
Le président: Merci.
Mesdames et messieurs, vous serez peut-être intéressés d'apprendre que l'allocution dont parle M. Matas a été distribuée. Trois avis y sont présentés sur le moment où il devrait y avoir intervention. C'est très utile.
Madame Marleau, vous avez cinq minutes. Nous laisserons ensuite la parole à M. Martin, qui a demandé la parole à nouveau. Nous devrons ensuite lever la séance à 10 h 30 tapantes.
L'hon. Diane Marleau (Sudbury, Lib.): À 11 h 30.
Le président: À 11 h 30.
Mme Diane Marleau: Monsieur Bissett, certaines de vos observations m'ont beaucoup troublée. En fait, vous avez conclu votre dernière intervention—ou l'une des dernières—en disant que CNN a exercé une influence indue sur les bombardements de l'OTAN. J'aimerais que vous me confirmiez que c'est bien votre propos. J'en suis époustouflée. On nous a présenté des faits et des statistiques sur les atrocités qui se déroulaient là-bas. Dites-vous que ce qu'on nous a présenté n'était pas des faits réels et que les images et les reportages de CNN étaient conçus de manière à manipuler les pays pour qu'ils appuient les bombardements? Ce que vous dites est très troublant.
M. James Bissett: Ce n'est pas exactement ce que j'ai dit, mais en fait c'est assez juste. J'ai dit que CNN avait beaucoup plus d'influence que moi, à titre d'ambassadeur. Autrement dit, les dirigeants politiques font plus attention aux propos des médias qu'au contenu des messages officiels de leurs propres ambassadeurs. C'est cela que j'ai dit.
Pour ce qui est de l'influence de CNN, en tout cas, en ce qui concerne le Kosovo, je suis d'accord avec vos conclusions. Oui, je pense qu'il y a eu beaucoup de descriptions inexactes des faits, beaucoup de duplicités dans les rapports que nous recevions de nos dirigeants politiques sur ce qui se passait au Kosovo. Comme je l'ai dit dans ma déclaration...
Mme Diane Marleau: Mais pourquoi?
M. James Bissett: ... le secrétaire de la Défense, M. Cohen, a déclaré que 100 000 personnes ont été tuées au Kosovo. Tony Blair a déclaré qu'il s'y déroulait un génocide. De toute évidence, ce n'était pas le cas.
Mme Diane Marleau: Avez-vous une idée des motifs de telles déclarations?
M. James Bissett: Oui, pour justifier...
Mme Diane Marleau: Quelles raisons sous-tendaient tout cela?
M. James Bissett: ... le bombardement. Comment auraient-ils pu autrement justifier le bombardement de la Yougoslavie? Il leur fallait l'appui du public. Une façon de l'obtenir était de dire que des horreurs s'y déroulaient, qu'il y avait un génocide, qu'il nous fallait intervenir, que nous ne pouvions pas rester les bras ballants comme nous l'avions fait avec le Rwanda—et nous sommes intervenus en bombardant le pays. On entend encore ces arguments-là aujourd'hui. Le ministre des Affaires étrangères soutient encore que nous sommes intervenus pour arrêter la purification ethnique.
Le président: Vous sous-entendez dans votre déclaration, monsieur Bissett, que M. Blair et le secrétaire Cohen mentaient ouvertement en disant cela, qu'ils l'ont dit en connaissance de cause.
M. James Bissett: Oui, c'est exact.
Le président: C'est bien ce que vous prétendez.
M. James Bissett: Oui, c'est bien cela.
Mme Diane Marleau: Mais quelles étaient...
Le président: D'accord, nous voulons seulement nous assurer de bien comprendre votre point de vue.
Mme Diane Marleau: ... les vraies raisons de ce mensonge, alors? Si vous dites qu'ils mentaient...?
M. James Bissett: Oui, je dis bien qu'ils mentaient.
Mme Diane Marleau: Pourquoi auraient-ils tellement tenu au bombardement? Tout de même, ce n'est pas un jeu. Il fallait des explications légitimes.
M. James Bissett: Je crains fort qu'a bien des égards, c'était effectivement un jeu. Cela ne dépasse sûrement pas votre entendement que certains de nos dirigeants politiques sont prêts à mentir, n'est-ce pas?
Mme Diane Marleau: Mais un bombardement? J'ai beaucoup de difficulté à le croire. J'admets comprendre que les pays de l'OTAN et les pays alliés ne s'attendaient certainement pas aux conséquences du bombardement, c'est-à-dire l'exode massif des Albanais et des Kosovars...
M. James Bissett: Mais pourtant, tous les rapports des services de sécurité leur disaient que c'est ce qui arriverait s'ils procédaient au bombardement. Il ne fait pas de doute que Clinton a été averti que, s'il déclenchait le bombardement, c'était la garantie d'un exode massif et de la purification ethnique des Kosovars. Par pure tactique militaire, les Serbes devraient se débarrasser de la population qui était sur place en prévision d'une invasion de l'OTAN. Ils en ont été avertis. Cela a été confirmé, maintenant.
Mme Diane Marleau: Je dois dire que vous portez là de très graves accusations.
M. James Bissett: Eh bien, je crois qu'on peut les confirmer. Nous savons ce que M. Cohen, secrétaire d'État, a dit. Il a dit que 100 000 personnes avaient perdu la vie. Nous savons ce que Clinton a dit et ce que Blair a dit.
• 1125
L'une des questions qui est contestée... et là encore, je crains que
l'on en revienne aux chiffres, car, dans un certain sens, ils
deviennent importants. Beaucoup prétendent que nous avons bombardé
pour mettre un terme à la purification ethnique, mais d'après les
chiffres du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés,
200 000 personnes environ avaient été déplacées au Kosovo avant les
bombardements. Ces déplacements se sont faits, pour la plupart à
l'intérieur du Kosovo à cause des luttes dans les villages et de la
justice vengeresse des forces de sécurité yougoslaves qui bombardaient
les villages.
Après les bombardements, plus de 800 000 personnes auraient fait l'objet de purification ethnique au Kosovo. Toutes ces preuves semblent indiquer clairement que ce sont les bombardements qui ont véritablement déclenché la purification ethnique et probablement bien des atrocités également, alors que l'on nous a dit à l'époque des bombardements que tout cela était en train de se produire et que ces atrocités étaient commises.
Mme Diane Marleau: C'est effectivement ce que l'on nous a dit.
M. James Bissett: Oui.
Le président: Et certains ont cru... Je pense que nous allons devoir malheureusement nous arrêter ici, car nous devons quitter la salle à midi pile pour céder la place au caucus du Bloc.
Nous avons encore un témoin, mais j'aimerais poser une dernière question à M. Cohen. Je vais vous dire pourquoi. D'après moi, si l'on réexamine l'histoire, c'est parce qu'on ne comprend pas ce qui s'est passé et qu'on ne sait pas quelles mesures prendre—sans compter toutes les autres raisons.
Ce qu'on espère au comité au bout du compte, c'est qu'on trouve des concepts et des idées qui sont utiles pour la restructuration et pour déterminer la participation éventuelle du Canada dans cette région, cette région touchée par le malheur, d'une façon qui contribue à créer l'État démocratique multi- ethnique que l'on recherche tous. Si on se contente de se demander sans relâche s'il aurait fallu bombarder ou non, on réexamine bien sûr l'histoire, et les historiens en seront fort satisfaits, mais cela permet-il de... être utiles pour l'avenir?
À cette fin, monsieur Cohen, j'aimerais vous poser cette question, puisque M. McWhinney a dit que vous étiez grand spécialiste de la Yougoslavie. D'après tous ceux qui ont comparu devant le comité, rien ne va se passer tant que M. Milosevic restera au pouvoir. Pouvez-vous a) nous dire ce que vous pensez de cette affirmation et b) nous donner votre pronostic quant au changement démocratique qui pourrait se produire dans l'ex- Yougoslavie, en Yougoslavie même, suffisamment tôt pour nous permettre de résoudre certains de ces terribles problèmes auxquels nous sommes confrontés?
M. Lenard Cohen: Il est toujours très difficile de se montrer à la hauteur lorsqu'un ancien collègue vous fait un compliment. Je suis pris à son propre piège, j'imagine.
Permettez-moi de dire que John Fawcett a tout à fait raison: Milosevic est le principal obstacle au changement. Nous le savons tous. Ce qui se passe en Serbie, puisque vous m'avez posé cette question, mérite beaucoup d'attention. D'après moi, si votre comité tient des audiences un jour sur la Serbie d'après Milosevic, comme je pense que cela va probablement se produire, vous vous rendrez compte que la Serbie d'après Milosevic sera extrêmement agitée, car les forces se battront en fait pour la succession de M. Milosevic. C'est une histoire très compliquée pour l'instant.
Vous savez que le 10 janvier, les partis serbes d'opposition ont signé un autre accord dans le but de s'unir contre M. Milosevic en vue des prochaines élections. C'est très prometteur, car depuis 1996-1997, lorsqu'ils avaient organisé des manifestations, ils n'avaient pas vraiment maintenu un genre de cohésion. La rivalité est énorme entre les deux chefs des deux grands partis, M. Djindjic, du Parti démocrate, et M. Draskovic, du Mouvement du renouveau serbe.
Lorsque je dis que la situation sera agitée, je m'attends à ce que le consensus qui existe à l'heure actuelle au sujet de la tenue des élections... Et il n'est même pas sûr que ces élections vont avoir lieu. Nous savons que les jours de Milosevic sont comptés. Nous ne savons pas combien il lui en reste, nous ne savons pas quand ces élections vont avoir lieu et nous ne savons pas si ces élections feront l'objet d'une surveillance internationale, mais on s'attend à ce que le consensus de l'opposition s'effrite de nouveau, au cours des élections, avant ou après les élections. Je m'attends à beaucoup d'agitation, voire même de la violence.
En fait, lorsque j'examine les diverses options, comme par exemple le fait que Milosevic reste au pouvoir, qu'il y ait une autre intervention internationale, etc.—les divers scénarios de changement en Serbie—je m'attends à beaucoup de dissensions civiles, voire même de la violence.
L'opposition est maintenant prête à essayer de tenir des élections et à travailler ensemble. Milosevic va maintenant essayer de s'opposer à elle. Si rien ne se passe d'ici mars ou avril, l'opposition a déclaré qu'elle va descendre dans la rue, les deux partis ensemble, celui de Djindjic et celui de Draskovic. Les partisans de Draskovic ne sont pas encore descendus dans la rue. Seuls les partisans de Djindjic ont participé aux manifestations et aux grands rassemblements. Draskovic avait refusé d'y participer, espérant en tirer profit, malgré tout. L'opposition s'est engagée maintenant à descendre dans la rue en mars ou en avril ou au cours de l'été.
• 1130
Milosevic devra contrer l'opposition de la même façon qu'en 1996-1997
et il lui faudra avoir recours à sa police. Rappelez-vous que la
plupart de ses forces de sécurité sont sorties plus ou moins indemnes
du Kosovo, comme nous nous en sommes aperçus en en faisant le compte.
Il rencontre actuellement des difficultés, comme par exemple les
assassinats et peut-être les mouvements clandestins au sein de la
police qui sont mêlés à l'affaire Arkan et à l'assassinat du ministre
de la Défense, M. Bulatovic. Nous ne savons pas vraiment qui est
responsable de ces actes. Nous ne savons donc pas si Milosevic pourra
compter sur la police au moment où les grands rassemblements
commenceront au printemps ou à l'été. Je vois donc plus loin et je
m'attends à des dissensions civiles, à de la violence civile et à de
l'agitation dans l'avenir de la Serbie.
Je crois que lorsque John pense... je ne veux pas dire que c'est ce qu'il a voulu dire, mais lorsque l'on pense à une paix pour la Serbie après Milosevic, on pense à la Bosnie, on pense au Kosovo, et on pense à un protectorat. Nous n'allons pas avoir ce genre de situation en Serbie. Peut-être est-ce bien, peut-être non, mais ce n'est pas ce qui va se passer. Les Serbes devront se débrouiller tous seuls pour leur avenir politique et cela risque d'être très difficile, à court terme.
Le président: Je ne suis pas sûr que cela nous aide. Cela nous aide à comprendre les problèmes, mais ne nous aide pas à trouver des solutions.
M. Lenard Cohen: Vous avez besoin de plus d'audiences et de plus de réponses.
Le président: Peut-être devrions-nous tous vous accompagner au Monténégro au cours de votre prochain voyage. Ce serait très agréable.
Je crois que nous devons terminer, car l'ambassadeur nous attend.
J'aimerais vous remercier tous d'être venus. De toute évidence, cela a été très utile pour comprendre, et nous ne sommes bien sûr pas d'accord, mais je tiens à vous assurer, monsieur Bissett, que votre point de vue a été important au moment du débat de cette affaire à la Chambre ainsi qu'au comité. Mme Lalonde était présente ainsi que M. Martin. Tous les côtés de la Chambre avaient pleinement conscience des NU—il suffit de revoir les discours que j'ai écoutés moi-même—et de la façon dont nous avons abordé la question des NU.
Lorsque Kofi Annan parle de la situation au Rwanda et de l'intervention éventuelle de l'OUA si elle avait eu une armée, l'aurions-nous empêché, etc., nous avons été confrontés à toutes ces questions. Nous nous y sommes attaqués et maintenant cela fait partie de l'histoire, mais je crois que le rôle du comité consiste en partie à envisager l'avenir et à voir comment le Canada peut contribuer de façon positive à une solution en Serbie; les observations faites aujourd'hui sont certainement utiles à cet égard.
Merci donc beaucoup à vous tous; la discussion a été très fructueuse.
Nous allons maintenant demander à M. Girard, notre actuel ambassadeur du Canada auprès de la République fédérale de Yougoslavie, de prendre la parole.
Ne partez pas, car nous devons vraiment quitter la salle d'ici 25 minutes. Je vais demander à l'ambassadeur Girard d'être bref et de ne pas être terrifié par ce qui a été dit au sujet de CNN ni penser que son intervention ne servira à rien.
• 1135
Monsieur l'ambassadeur, je suis désolé de vous demander de commencer
dans des circonstances peu favorables, mais vous êtes un ambassadeur
d'expérience et je sais que vous savez très bien parler.
M. Raphael Girard (ambassadeur du Canada auprès de la République fédérale de Yougoslavie, ministère des Affaires étrangères et du Commerce international): Merci beaucoup.
Vous avez le texte de ma déclaration en français et en anglais.
Le président: L'ambassadeur Girard donne son témoignage. Si vous avez une conversation, sortez de la salle. Merci.
M. Ted McWhinney: Pourquoi ne commencez-vous pas, monsieur le président?
Le président: Nous avons commencé, c'est ce que nous essayons de faire.
M. Ted McWhinney: Demandez à l'ambassadeur de prendre la parole.
Le président: Il a commencé, mais il y avait tant de bruit, monsieur McWhinney, à cause de toutes les conversations, que je lui ai demandé de s'arrêter.
Allez-y, s'il vous plaît.
[Français]
M. Raphael Girard: Avec votre permission, je ferai mes commentaires en anglais pour simplifier le travail des traducteurs. Je serai tout disposé à répondre à vos questions dans la langue de votre choix par la suite.
[Traduction]
J'ai été nommé ambassadeur du Canada auprès de la République fédérale de Yougoslavie en juillet 1997 et j'ai résidé à Belgrade jusqu'à la fermeture temporaire de mon ambassade, soit jusqu'au 24 mars 1999. Je n'y suis pas retourné depuis, bien qu'étant resté ambassadeur du Canada.
Dans mon intervention, je voudrais donner mes impressions personnelles sur ce qui s'est passé sur le terrain dans les mois qui ont précédé le bombardement de cibles stratégiques en République fédérale de Yougoslavie par l'OTAN.
Durant mon mandat d'ambassadeur, l'ambassade a suivi de très près la crise du Kosovo. J'ai passé beaucoup de temps au Kosovo, et j'ai eu des contacts réguliers avec les principales personnalités des deux côtés du conflit, à savoir les autorités politiques de la République de Serbie, le gouvernement parallèle albanais, les forces civiles et de sécurité du Kosovo et le commandement de l'armée de libération du Kosovo, l'UCK.
Notre attaché militaire, son adjoint et les attachés des autres missions de l'OTAN à Belgrade ont observé systématiquement les événements du Kosovo et communiqué leurs conclusions aux chefs de toutes les missions OTAN qui participaient à la couverture commune de la mission.
À partir d'août 1998, un agent du service diplomatique et des militaires canadiens ont été déployés au Kosovo même, initialement dans le cadre de la mission d'observateurs diplomatiques au Kosovo et, après les accords d'octobre 1998 conclus entre l'OTAN et la République fédérale de Yougoslavie, au sein de la mission de vérification au Kosovo déployée par l'OSCE.
C'est dire que nous en savions autant que quiconque, et plus que la plupart, sur ce qui se passait réellement sur le terrain au Kosovo et sur les stratégies et les tactiques des combattants.
Il ne fait aucun doute pour moi que la cause première de la crise a été l'échec lamentable de la politique yougoslave visant à réprimer les demandes insistantes des Kosovars albanais, qui réclamaient l'autonomie gouvernementale et leurs propres institutions. Les chefs des services de sécurité du président Milosevic—mais non les militaires, ce qui est intéressant—lui avaient affirmé à maintes reprises qu'ils pourraient venir à bout de la soi-disant UCK en quelques semaines si on leur donnait carte blanche, et neutraliser ainsi dans la population kosovare-albanaise l'appui à la cause de l'indépendance.
La campagne a débuté en mars 1998, par l'attaque de l'enceinte de la famille Jashari au Kosovo, dont certains membres passaient pour être des dirigeants de l'UCK. L'action de ce qui était jusque là une organisation très discrète qui ne contrôlait aucun territoire et se rendait coupable de harcèlement contre la police et de meurtres sporadiques ne légitimait certes pas des représailles contre toute la communauté albanaise.
L'attaque en question—je me suis rendu sur les lieux le lendemain—où furent tuées de 50 à 60 personnes, surtout des femmes et des enfants—a soulevé une vague d'indignation et a attiré d'énormes sommes d'argent et d'innombrables recrues pour l'UCK. C'est très important. Ce qui s'est passé a transformé la résistance albanaise—qui était un mouvement à la Ghandi—aux excès du régime serbe en un militantisme armé d'opposition. Elle a aussi marqué un tournant pour la communauté internationale et sa politique.
• 1140
À une réunion du groupe de contact tenue le 9 mars, on est tombé
d'accord sur le fait que la crise du Kosovo commençait à ressembler à
ce qui s'était passé en Bosnie. Les ministres des Affaires étrangères
des six États membres, y compris la Russie, ont souscrit à une
politique visant à trouver une solution diplomatique à la crise
croissante, sous la menace du recours à la force, au besoin.
Tout au long du printemps et de l'été, des visiteurs de haut niveau se sont succédé sans arrêt à Belgrade, cherchant à faire accepter un compromis au régime de M. Milosevic aux dirigeants albanais.
À deux occasions, en mai dernier avec Richard Holbrooke, et en juin, avec Boris Eltsine, le président Milosevic a paru prêt à négocier, mais dans les deux cas, s'est finalement dérobé. En fait, la campagne des forces de sécurité contre les civils s'est intensifiée durant tout l'été, le nombre de morts et de blessés augmentant de semaine en semaine.
Ce n'était pas une action militaire contre une milice rebelle, comme en Tchétchénie. Il n'y avait pas de batailles rangées. La police paramilitaire serbe menait une campagne de terreur systématique contre les civils, brûlant et pillant ouvertement les villages sur son chemin. Son arme de prédiction était le bidon d'essence et l'allumette.
L'armée yougoslave n'a pas participé à ces exactions, mais s'est acquittée de son devoir constitutionnel de protection des frontières et, à ce titre, il lui est arrivé de rencontrer l'UCK, lorsque celle-ci tentait de faire passer des combattants et des armes au Kosovo, en provenance de pays voisins.
Selon des estimations dignes de foi, cette campagne aurait détruit ou endommagé 23 000 logements et chassé 400 000 personnes de leurs domiciles, à l'intérieur, mais aussi vers l'Albanie et le Monténégro. Selon d'autres estimations, il y aurait eu environ 2 000 morts. Parmi ces derniers, les enfants ont été plus nombreux que les policiers. Beaucoup plus de femmes que de militaires en service ont été tuées. Il n'y a aucun doute en ce qui concerne les intentions de la police serbe.
La campagne, qui a commencé l'été, s'est terminée fin septembre, peu après l'adoption de la résolution 1199 du Conseil de sécurité, qui exigeait la cessation de la violence et la négociation immédiate d'un règlement politique entre les deux parties. Ce règlement pacifique, ainsi devenu possible, ne s'est pas réalisé, comme nous le savons.
Fin octobre, après la résolution du Conseil de sécurité, les forces de sécurité serbes et l'armée yougoslave se sont repliées sur des positions convenues et ont limité leurs effectifs à des chiffres également convenus aux termes d'accords conclus avec l'OTAN. L'OSCE a déployé une force d'observation chargée de vérifier le respect de ces accords par les deux parties. Il vaut la peine de noter peut-être que ces accords ont été conclus entre l'OTAN et le gouvernement de la République de Yougoslavie. L'UCK n'a pas été invitée à les signer.
Il s'est passé deux choses qui ont compromis ce cessez-le-feu fragile: l'UCK a profité du répit pour s'emparer visiblement de vastes étendues de territoire dans les régions rurales, et le calendrier ambitieux fixé pour la conclusion d'un accord politique n'a jamais été suivi. Les deux côtés doivent en supporter la responsabilité.
Il est devenu évident que les autorités serbes n'avaient nullement l'intention d'accepter la règle de la majorité. Elles avaient prévu autre chose, faisant de grands discours sur l'égalité, mais la règle de la majorité n'était certainement pas quelque chose d'envisageable.
Du côté albanais, on ne voulait manifestement pas d'un accord qui n'ouvrirait pas la voie à l'indépendance complète.
• 1145
Les relations initiales cordiales entre l'OSCE et l'administration
serbe du Kosovo tournèrent rapidement au vinaigre. En fin d'année,
après une campagne sanglante, les autorités serbes contrôlaient moins
de territoire et de population qu'au début, et elles reprochèrent à
l'OSCE de n'avoir pas retenu l'UCK.
À peine 10 semaines après la conclusion des accords avec l'OTAN, la partie serbe ne faisait même plus semblant de respecter les limites imposées à sa capacité offensive au Kosovo. Le 15 janvier, la police paramilitaire attaquait et tuait 45 villageois sans armes à Kacak, ce que le Dr Ranta, le pathologiste judiciaire finlandais chargé de l'enquête, devait qualifier plus tard de crime contre l'humanité. Renforts et équipement, y compris des chars lourds, commencèrent à arriver au Kosovo en provenance du sud de la Serbie, et les paramilitaires augmentèrent également en nombre.
Cette tournure des événements en janvier 1999 amena le groupe de contact à la conclusion qu'une nouvelle offensive probablement plus violente contre les Albanais se préparait et que s'il devait y avoir une solution politique, elle devrait être imposée, les positions minimales des deux adversaires étant incompatibles.
La base de l'accord politique était un document qui avait été négocié et renégocié depuis juin de l'année précédente sous les auspices du groupe de contact et de l'UE, et sous la direction de l'ambassadeur des États-Unis, Chris Hill. Aucune des deux parties n'avait accepté le document, qui, tout en maintenant les institutions serbes au Kosovo, ouvrait la voie au gouvernement local par la majorité de l'électorat. M. Hill était d'avis que la formule inscrite dans le document était celle qui offrait la meilleure chance d'assurer le maintien de la minorité serbe au Kosovo une fois que les Albanais auraient accédé au gouvernement par la majorité. Constitutionnellement, Kosovo restait attaché à la Serbie.
Comme chacun le sait, les parties furent convoquées à Rambouillet le 15 février. Elles ne furent pas invitées, mais bien convoquées. D'entrée de jeu, elles furent prévenues que les clauses des accords pourraient être modifiées par la négociation, mais que les principes, à savoir le cadre politique et la surveillance de la mise en oeuvre des accords par des troupes de l'OTAN en armes, étaient intangibles. On sait aussi que cette approche échoua.
Milosevic ne donna aucun signe d'intérêt pour un règlement négocié menant à un gouvernement par la majorité, soutenant avec acharnement que les Albanais n'étaient pas majoritaires et que beaucoup de ceux qui étaient physiquement présents n'avaient pas le droit de se trouver là.
Les comptes rendus reçus de l'ambassadeur Hill, qui dirigea les négociations à Rambouillet, confirmaient que la partie serbe n'apportait rien à la table. Le seul point à négocier pour eux était la présence au Kosovo de troupes armées de l'OTAN chargées d'appuyer la mise en oeuvre des accords.
Nous savons tous que les négociations furent rompues à la mi-mars. Richard Holbrooke tenta d'ultimes efforts pour négocier directement avec Milosevic.
Dans l'intervalle, ses forces de sécurité avaient miné les abords du Kosovo et renforcé leur capacité militaire. Elles firent venir des chars M-84 du sud de la Serbie.
Milosevic avait remis en place les membres du haut commandement qui avaient décidé de participer à la campagne de terreur contre les civiles l'année précédente. Pour les observateurs avertis, il était clair que Milosevic avait opté une fois de plus pour la solution recommandée par les tenants de la ligne dure: le recours à la force brutale. Il était prêt à risquer des bombardements. Même durant les pourparlers à Rambouillet et par la suite à Paris, ses forces de sécurité s'en prirent aux positions de l'UCK dans le centre-nord du Kosovo, autour de la ville de Podujevo. La tactique de brûlage et de déplacement repris de plus belle, comme ce fut le cas l'année précédente, sous les yeux des observateurs de l'OSCE qui cataloguaient les incidents sur le terrain.
• 1150
Je ne doute pas que si l'OTAN n'était pas intervenue, nous aurions
assisté à un épisode d'épuration du même ordre ou même pire que celui
qui eut effectivement lieu en avril et en mai de l'an dernier.
La stratégie de Milosevic consistait à diviser l'alliance et à obtenir la cessation des bombardements avant d'être forcé d'accepter des conditions précises. Il voulait être seul à décider sans appel de l'identité et du nombre des déportés albanais qui pourraient rentrer au Kosovo après le conflit; il serait ainsi en situation d'obtenir par la manipulation un résultat correspondant à la position qu'il défendait depuis le début, à savoir que les Kosovars albanais n'étaient pas majoritaires.
Prétendre que l'on n'a pas laissé le temps à une solution diplomatique de s'instaurer, c'est oublier qu'une campagne diplomatique sans précédent durait depuis près de 12 mois, sans que Milosevic ait donné des signes d'accepter la prémisse selon laquelle les Kosovars albanais avaient droit à une mesure d'autonomie substantielle à l'intérieur de la République fédérale de la Yougoslavie.
En outre, il était clair, dès janvier, que le cessez-le-feu négocié en octobre ne tenait plus, et qu'on assisterait à un prompt retour des niveaux inacceptables de violence contre les civils dont nous avions été témoins l'année précédente.
Malgré les résolutions 1199 et 1203 du Conseil de sécurité, Milosevic niait obstinément que le TPI fut compétent pour enquêter sur les atrocités de plus en plus nombreuses documentées par la MODK et la MVK.
Le bombardement n'a pas mis fin à l'épuration, mais il a créé les conditions propices au retour de centaines de milliers de personnes qui avaient été expulsées. Si l'OTAN n'était pas intervenue, il est plus que probable que ces expulsés seraient encore en Macédoine, en Albanie et au Monténégro et que la communauté internationale serait aux prises avec une crise humanitaire encore plus vaste que la crise actuelle qui continue de frapper le Kosovo, la Serbie, le Monténégro et les pays voisins.
Voilà qui met fin à mes remarques, monsieur le président. Je répondrai avec plaisir aux questions, s'il reste du temps.
Le président: Il nous reste environ sept minutes. Nous allons voir ce que nous pouvons faire.
Monsieur Martin, vous avez droit à trois minutes. Les députés du Bloc attendent d'entrer pour tenir une réunion de leur groupe parlementaire.
M. Keith Martin: Monsieur Girard, merci d'être venu nous rencontrer aujourd'hui. J'aurais aimé que vous assistiez à la réunion précédente pour répondre aux arguments que nous avons entendus. Nous aurions eu une discussion fascinante.
Brièvement, croyez-vous qu'il était tout simplement impossible pour la République fédérale de la Yougoslavie de signer l'accord de Rambouillet? L'ambassadeur Bissett a déclaré, lors de la dernière réunion du comité, qu'aucun État souverain n'aurait accepté de signer un tel accord.
Ensuite, le Canada pourrait-il, en vertu des règles de la CPI qui sont en train d'être élaborées, être accusé de génocide ou de crimes contre l'humanité par suite des bombardements qui ont eu lieu?
Enfin, est-ce que les bombardements ont aggravé la situation, de sorte qu'on se retrouvera avec un État indépendant du Kosovo qui finira par être annexé à l'Albanie?
M. Raphael Girard: Pour ce qui est de la première question, est-ce qu'ils auraient pu signer l'accord de Rambouillet, la réponse est oui. Il s'agissait d'un accord équitable. Il ne donnait certainement pas aux Albanais tout ce qu'ils voulaient. Dans le cas des Serbes, ils conservaient le Kosovo, de même que les services policiers, les tribunaux, les établissements d'enseignement et de santé serbes. Il s'agissait là d'une garantie minimale pour les Kosovars serbes qui avaient vécu dans la région pendant des générations, et qui pouvaient à juste titre s'attendre à continuer d'y vivre, même sous un gouvernement différent.
• 1155
Je ne suis pas un avocat. Je ne peux pas répondre à la question
concernant la CPI. Par ailleurs, on a tord de laisser entendre que la
communauté internationale ne pouvait intervenir pour empêcher que de
nouvelles violations des droits de la personne soient commises, pour
la simple raison qu'il y avait des obstacles juridiques. Quiconque
invoque la loi pour protéger ses intérêts doit avoir les mains propres
quand il se présente devant les tribunaux. Ceux qui pensent que
Milosevic avait les mains propres quand il s'est présenté devant les
tribunaux à ce moment-là ont l'esprit plutôt tordu.
Pouvez-vous répéter la troisième question?
M. Keith Martin: Avec plaisir. Est-ce que, par suite des bombardements, nous nous retrouvons tout simplement avec un État qui finira par se séparer de la République fédérale de la Yougoslavie? Autrement dit, nous avons fait en sorte que le contraire se produise. En chassant les Serbes, vous vous retrouvez avec un Kosovo qui sera annexé à l'Albanie en vue de former une grande Albanie.
M. Raphael Girard: La campagne de bombardement a laissé un vide au Kosovo, de sorte que la situation était pire que ce qu'elle aurait été si l'accord de Rambouillet avait été signé. Non seulement n'y avait-il plus aucune institution serbe au Kosovo pour maintenir l'ordre, mais il n'y avait plus aucune institution, point à la ligne. Soudainement, presque trois-quarts de million de Kosovars albanais se sont mis à rentrer rapidement au pays, alors qu'il n'y avait en place aucun gouvernement, aucune règle de droit, aucun système judiciaire, aucun arrangement pour la tenue d'élections.
Nous nous trouvons donc dans une situation très explosive, le pays étant dirigé par des extrémistes qui sont des indépendantistes purs et durs. Nous ne savons pas encore si, avec le temps et par le biais des efforts de l'ONU, nous serons en mesure de les convaincre d'assouplir leur position. Tout ce que je sais, c'est que la situation aujourd'hui est pire que ce qu'elle aurait été s'il y avait eu négociation d'un accord.
Le président: Madame Lalonde.
[Français]
Mme Francine Lalonde: La résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations Unies est certainement difficile à mettre en oeuvre. L'ONU a le mandat de maintenir la sécurité, ce qui n'est pas une tâche facile, et de bâtir une administration, ce qui exigera la collaboration des Albanais. Comme on nous l'a dit lorsque j'accompagnais le ministre Axworthy, l'administration fonctionnait bien auparavant. De plus, aucun changement n'a été effectué depuis 1989, au moment où il y a eu ce tassage de l'administration albanaise qui a eu des répercussions importantes qui continuent de se faire ressentir. Finalement, il faut préparer le peuple à prendre la relève dans une situation où l'enregistrement de tout le monde n'a pas encore été possible.
Tous ces facteurs, ainsi que des fonds insuffisants et moindres que ceux qui avaient été promis et des forces policières internationales moins nombreuses que celles promises, ont contribué à faire un mélange difficile. L'objectif de maintenir une société multiethnique est également rendu difficile par le fait qu'il ne reste que 50 000 des quelque 200 000 Serbes qui y vivaient avant les bombardements. Comment entrevoyez-vous l'avenir du Kosovo?
M. Raphael Girard: Il est difficile d'être optimiste, mais il faut travailler avec ce qu'il existe sur le terrain. Même M. Koushner nous a dit à quelques reprises que l'objectif d'une société stable et multiethnique était un objectif à très long terme. Entre-temps, la meilleure situation qu'on puisse espérer sur le terrain au Kosovo, c'est la coexistence en paix, mais même cette chose est difficile en ce moment parce que les deux communautés se méfient beaucoup l'une de l'autre. Il n'y a pas moyen de rassembler les gens objectifs d'un côté pour négocier des accords pratiques afin qu'ils puissent vivre ensemble.
• 1200
À l'heure actuelle, les deux côtés ont tendance à se séparer l'un de
l'autre pour assurer leur protection physique et mettre en oeuvre
leurs institutions. Il faut accepter le fait que l'ONU devra gérer la
situation au Kosovo pendant une longue période, pendant plus de cinq
ans et peut-être plus de dix ans, si on veut réussir à stabiliser la
situation actuelle.
Mme Francine Lalonde: Merci beaucoup.
Le président: Merci, monsieur l'ambassadeur.
Monsieur Paradis, avez-vous des observations ou des questions?
M. Denis Paradis (Brome—Missisquoi, Lib.): Oui, monsieur le président.
On voit ce matin s'opposer deux approches: d'une part, l'approche territoriale au sujet de laquelle un des témoins—l'ancien diplomate Bissett, si je me souviens bien—nous a fait part de ses vues, et d'autre part l'approche humanitaire.
À la lumière de votre expérience de diplomate et d'ambassadeur, comment cette approche d'intervention humanitaire est-elle reçue par la communauté internationale?
M. Raphael Girard: C'est une idée assez nouvelle. Les traditionalistes affirment que la souveraineté d'un État est la chose la plus importante à conserver. Selon une approche plus moderne, on ne peut pas, dans le monde du XXIe siècle, permettre à n'importe quel État de violer les droits humains de ses citoyens pour des motifs politiques ou pour des raisons de sécurité.
Le Canada et quelques autres pays, dont certains pays nordiques et la Tchécoslovaquie, sont à l'avant-garde de ces idées et croient en la doctrine de la sécurité humaine. Il s'agit certainement d'un point de vue radical qui s'éloigne du concept traditionnel de la souveraineté.
M. Denis Paradis: Merci, monsieur Girard.
Monsieur le président, avec votre permission, j'aimerais déposer auprès du comité les notes d'un discours qu'a prononcé notre ministre des Affaires étrangères, M. Axworthy, à New York le 10 février dernier devant le Hauser Lecture on International Humanitarian Law à l'école de droit de l'Université de New York, et qui s'intitulait Humanitarian Interventions and Humanitarian Constraints.
Le président: D'accord. Merci. On a transmis ce discours aux députés par courrier électronique.
M. Denis Paradis: J'en ai une copie.
Le président: Une copie papier. Tout le monde sera bien servi, que ce soit par la voie électronique ou la voie traditionnelle.
Monsieur l'ambassadeur, je vous remercie beaucoup de vos paroles. Comme le disait mon collègue Martin, vous avez réussi à mettre un peu en perspective les propos que nous avions entendus lors de la première séance.
La séance est levée jusqu'à 15 h 30 cet après-midi. Nous entendrons alors les représentants de la Croix-Rouge internationale. Bien que ce sujet ne soit pas à l'ordre du jour, nous aurons peut-être l'occasion de leur poser des questions sur le Kosovo si nous le jugeons opportun.
La séance est levée.