FAIT Réunion de comité
Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.
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STANDING COMMITTEE ON FOREIGN AFFAIRS AND INTERNATIONAL TRADE
COMITÉ PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
[Enregistrement électronique]
Le jeudi 24 février 2000
Le président suppléant (M. Ted McWhinney (Vancouver Quadra, Lib)): Mesdames et messieurs, nous allons commencer.
Monsieur Graham, le président du comité, vous présente ses excuses. Il est à une autre réunion et va arriver sous peu.
Nous avons une longue liste de témoins et je propose de commencer par le général Maisonneuve.
M. Svend J. Robinson (Burnaby—Douglas, NPD): Monsieur le président, je ne vois personne du côté libéral du comité. Quelqu'un devrait-il arriver?
Le président suppléant (M. Ted McWhinney): Nous n'allons pas avoir de résolutions, pour l'instant. Si vous faites objection, nous n'allons bien sûr pas poursuivre, mais il n'est pas question de prendre de décisions.
[Français]
Comme nous ne prenons pas de décisions, il n'est pas nécessaire qu'il y ait quorum, à moins que quelqu'un y ait quelque objection. Le problème, c'est que nous avons des témoins ce matin, dont M. Polanyi, un titulaire du prix Nobel. Nous croyons donc qu'il vaut mieux commencer. M. Graham m'a donné le mandat de commencer, mais si on préfère attendre les autres députés libéraux... J'ai bonne confiance en l'attitude des députés de l'opposition. Je ne crois pas qu'ils prévoient de présenter tout à coup des résolutions. Je suis à votre disposition.
Mme Francine Lalonde (Mercier, BQ): Monsieur le président, je suis très heureuse que vous reconnaissiez le travail que nous faisons ici, mais il me semble qu'il est prévu dans les règles des conditions minimales pour entendre des témoins. Il me semble qu'il doit y avoir des représentants du parti au pouvoir. J'aimerais bien avoir l'avis de la greffière.
Le président suppléant (M. Ted McWhinney): Notre greffière me dit qu'un consensus a déjà été établi à ce comité, à savoir que trois députés doivent être présents, dont un député de l'opposition et un député du parti au pouvoir. Nous pouvons donc procéder à l'audition des témoins. Comme il ne s'agit pas de prendre des décisions, il me semble que nous satisfaisons à la règle.
Mme Francine Lalonde: Mais non, puisqu'il est président.
[Traduction]
Le président suppléant (M. Ted McWhinney): Svend.
M. Svend Robinson: Je connais le règlement et le président a tout à fait raison à ce chapitre. Je suis tout simplement préoccupé. Nous avons des témoins fort distingués et importants ce matin, y compris le général Maisonneuve, et je me demande si peut-être... Je ne sais pas si nous avons un représentant du bureau du whip libéral, mais franchement...
Nous recevons un lauréat du Prix Nobel. Nous avons un général distingué. Il est assez extraordinaire qu'absolument personne du côté libéral ne soit présent. Même si techniquement parlant, il est réglementaire que le président se trouve là, je me demande si nous ne pourrions pas faire un effort pour nous assurer de la présence de députés du gouvernement également.
Le président suppléant (M. Ted McWhinney): Le côté du gouvernement est bien sûr représenté. J'accepte certainement l'argument que vous présentez, M. Robinson. Je le comprends. Nous prenons des mesures pour assurer une plus grande représentation du gouvernement.
• 0915
Je le regrette personnellement et je vais personnellement
parler aux députés du côté du gouvernement, mais je suis satisfait
de la qualité de la représentation de l'opposition, la qualité et
l'ampleur intellectuelles. Du côté du gouvernement, si nécessaire,
je vais, comme je le dis,
[Français]
combler le fossé. Il y a déjà un député très distingué du gouvernement. Bien sûr, on peut attendre, mais il me semble préférable, étant donné le nombre de témoins... La qualité du témoignage n'est pas liée au nombre d'auditeurs, mais à la qualité intrinsèque des témoignages, n'est-ce pas, madame? N'est-ce pas Pascal qui a dit cela?
Mme Francine Lalonde: Oui. Ça n'a rien à voir avec la qualité du témoin, mais justement, étant donné sa qualité, nous aimerions partager l'écoute d'un tel témoignage.
Le président suppléant (M. Ted McWhinney): Vous avez raison, madame. J'accepte les critiques et je peux les transmettre aux députés du gouvernement. Mais si nous pouvions commencer, il me semble que ce serait la meilleure façon de faire avancer nos travaux. Nous avons beaucoup à faire, et je suis très impressionné par la qualité des députés des trois partis d'opposition.
Sommes-nous d'accord? Pouvons-nous commencer?
Je vous présente nos excuses, brigadier général Maisonneuve. Voulez-vous commencer?
Brigadier général Michel Maisonneuve (directeur général, État-major de l'Armée de terre, ministère de la Défense nationale): Je suis prêt, monsieur le président.
Bonjour, monsieur le président, mesdames et messieurs. Merci encore une fois de m'avoir invité à comparaître devant ce comité qui examine les questions reliées aux Balkans et à la participation du Canada aux opérations de paix dans cette région.
Le 8 juin 1999, lors de mon retour d'Albanie et du Kosovo, j'avais donné un court exposé à une séance conjointe de ce comité et de SCONDVA. J'avais à ce moment-là parlé de la mission de vérification du Kosovo, la KVM comme on l'appelait, et de sa contribution, premièrement à la stabilité du Kosovo avant de le début de la campagne de bombardements, et ensuite à l'aide aux réfugiés en Albanie.
Un des points qui étaient ressortis de ces remarques était que le Canada pouvait contribuer d'une façon inestimable, hors de toute proportion au nombre de ses participants actuellement sur le terrain.
Les choses ont beaucoup progressé depuis, comme vous le savez. Aujourd'hui, dans ces courtes remarques, je vais me concentrer sur la situation telle qu'elle existait sur le terrain en mars 1999 et vous donner un aperçu de ce que j'ai vu, de ce dont j'ai été témoin et des sentiments ou conclusions que j'en ai tirés.
[Traduction]
Il y a un an aujourd'hui, que se passait-il exactement au Kosovo et au sujet du Kosovo? Vous vous rappelez que les négociations de Rambouillet se poursuivaient mais avaient été suspendues dans l'espoir que les deux côtés en profiteraient pour envisager et créer un consensus au sujet d'une ébauche d'accord. Sur le terrain au Kosovo, les tensions étaient presque palpables. Les deux côtés bien sûr pouvaient utiliser un incident, aussi mineur soit-il, comme motif de provocation ou d'excuse pour se retirer des négociations. Sur le terrain, mes forces essayaient activement de garder le contrôle de la situation.
Un mois exactement devait s'écouler avant le début de la campagne de bombardement le 24 mars 1999 et il restait 27 jours avant le retrait de la MVK décidé par le président de l'OSCE.
La MVK a-t-elle été efficace? Certainement. Lorsque nous étions sur place, nous avons pu contrôler la situation. Nous étions toutefois une petite force, nous n'avions pas encore atteint le niveau de dotation définitif de 2 000 vérificateurs internationaux que prévoyait l'accord du 16 octobre 1998 et nous n'avions aucun moyen de faire respecter l'accord.
Malgré tout cela, permettez-moi de vous donner un petit exemple de l'efficacité et du courage de mes vérificateurs. À la fin de février 1999, le village albanais de Randubrava au Kosovo a été pendant deux nuits successives le théâtre d'une action qui illustre bien leur travail.
La première nuit, la police serbe avait soi-disant décidé d'obtenir de l'information du village; l'armée de libération du Kosovo, la KLA, lui a tiré dessus. Lorsque nous sommes arrivés sur les lieux, un tir violent—quoique localisé—d'armes légères avait commencé. La police a accepté de cesser le tir et de retourner dans ses casernes et nous avons également convaincu la KLA de cesser le tir. Au cours de ce combat toutefois, deux civils albanais ont été tués et une Albanaise de 65 ans a été blessée.
• 0920
Le même soir, la KLA a renforcé le village en installant des
mitrailleuses lourdes et des ouvrages défensifs. Le lendemain, en fin
de journée, un berger serbe s'est retrouvé dans les lignes de la KLA
et la police a cette fois-ci déployé une compagnie de plus de 100
policiers, dans des blindés, pour aller à son secours. Or, cette
fois-ci, nous étions sur les lieux dès le début des tirs de
mitrailleuse lourde. S'approchant des deux opposants par l'arrière, au
risque de leur vie, mes vérificateurs ont rapidement convaincu les
Serbes que nous allions prendre des mesures pour récupérer le berger
et ont persuadé les Albanais que nous demanderions le retrait de la
police. En l'espace de quelques minutes, le tir a cessé. La police a
même accepté de retourner dans les véhicules pour rejoindre les
casernes.
La libération du Serbe par la KLA s'est faite le soir même et il a été remis aux autorités. Plus important encore, beaucoup de vies, serbes et albanaises, ont probablement été épargnées grâce aux mesures prises par mon personnel.
En général, on avait l'impression sur le terrain à ce moment-là d'être dans un état policier. Les autorités serbes imposaient des restrictions de déplacement—par exemple, postes de contrôle et barrages routiers—tout comme la KLA dans les secteurs qu'elle détenait. Bien sûr, la minorité albanaise n'avait pas voix au chapitre et ne pouvait jouer aucun rôle dans ses propres affaires, dans l'administration, les usines d'État, etc. À titre d'exemple, l'oppression des Albanais du Kosovo était telle qu'ils n'avaient pas le droit de regarder un membre des autorités serbes directement dans les yeux. Je ne suis pas spécialiste en droits de la personne, mais je peux vous dire que selon moi, la majorité albanaise du Kosovo jouissait de très peu de liberté dans la province à ce moment-là.
Les forces serbes, quant à elles, se méfiaient de toute présence internationale et s'inquiétaient au sujet de l'avenir. Elles avaient constamment augmenté leur effectif et ne se préoccupaient nullement de l'accord, lequel précisait l'effectif qu'elles avaient le droit de déployer à l'extérieur de leurs casernes. Par exemple, après le massacre de Racak du 15 janvier 1999, au cours duquel je commandais effectivement les troupes sur le terrain, les forces serbes sont restées déployées malgré tous les efforts faits par la MVK pour qu'elles se retirent. Du point de vue de la MVK, nos déplacements étaient également limités, essentiellement pas les forces de sécurité serbes, mais aussi parfois par la KLA.
À l'approche de la mi-mars, les membres du personnel de liaison que les Serbes nous avaient fournis ont été brusquement changés et remplacés par des officiers plus intransigeants, ce qui a rendu notre travail plus difficile. Les deux côtés se provoquaient et de durs combats ont éclaté au sud de Prizren, à Kacanik, près de la frontière avec l'ancienne République yougoslave de Macédoine, ainsi que dans la région proche de Mitrovica. Ces combats ont entraîné le déplacement interne de nombreuses personnes.
À partir du 20 mars, jour du retrait de la MVK, l'OSCE a signalé qu'au moins 230 000 personnes étaient déplacées à l'intérieur du Kosovo, 170 000 avaient fui la province au cours de l'année écoulée et plusieurs centaines de milliers qui n'avaient pas été déplacées étaient toutefois touchées par le conflit.
[Français]
Le 20 mars, le président de l'OSCE a pris la décision de retirer la KVM du Kosovo. En effet, les bienfaits apportés par la mission commençaient à être moindres comparativement à la sécurité des vérificateurs.
La campagne de bombardements a débuté le 24 mars, et j'ai déployé une force opérationnelle en Albanie pour aider les autorités de ce pays à faire face aux 150 000 réfugiés qui avaient traversé la frontière jusqu'à ce point. Leur nombre est éventuellement monté à 450 000. Une de nos tâches était de recueillir leurs déclarations sur leur traitement par les autorités. Les résultats de ces témoignages furent résumés dans un rapport confidentiel que j'ai envoyé le 15 avril à l'OSCE, et je cite:
[Traduction]
-
On peut dire que la situation générale au Kosovo est marquée par
des actes de violence et de brutalité extrêmes, les droits de la
personne ayant très peu d'importance. Les autorités serbes et
yougoslaves forcent aveuglément et catégoriquement les gens à
quitter leur maison. Des massacres, des homicides arbitraires et
extrajudiciaires ainsi que le pillage et la destruction des biens
sont généralisés. Les réfugiés signalent qu'ils sont forcés de
quitter leur maison et qu'ils doivent servir de boucliers humains
pour les installations militaires. Les réfugiés se voient privés de
leurs pièces d'identité et de leurs biens personnels avant de
quitter le Kosovo.
En résumé, la situation au Kosovo était extrêmement tendue et difficile lorsque la MVK se trouvait dans la province. Toute provocation de la part de la KLA—et il y en avait—se traduisait au bout du compte par une réaction disproportionnée de la part des autorités.
• 0925
Bien que la MVK ait essayé de faire de son mieux pour contenir
la violence et contrôler les comportements des deux côtés, l'accord
qui avait été signé le 16 octobre 1998 était de moins en moins
respecté et la MVK ne disposait d'aucun moyen de le faire
respecter, si ce n'est d'invoquer le droit moral de la communauté
internationale.
Les deux côtés étaient convaincus qu'ils avaient le droit de vivre dans cette belle province et nous avons fait de notre mieux pour ne pas avoir de parti pris. En fait, je m'inquiétais beaucoup d'une éventuelle réaction brutale contre la communauté serbe du Kosovo au cas où des accords auraient été signés à Rambouillet; nous avons donc ouvert des bureaux de campagne dans des collectivités essentiellement serbes pour les protéger. Malheureusement, vous connaissez la suite. Nous devons maintenant travailler pour aider les parties à surmonter leur haine.
[Français]
Je vous remercie de m'avoir donné la possibilité de vous adresser la parole aujourd'hui. Je vous ai apporté quelques documents que je vais décrire ici.
[Traduction]
Le premier est un plan du Centre régional Prizren, dont j'assurais bien sûr le commandement au moment de notre retrait. Il permet de vous indiquer le genre de rayonnement que nous avions. Ce sont les bureaux de campagne, ainsi que les centres de coordination et mon quartier général à Prizren. Vous voyez que nous étions présents ou essayions de l'être dans autant d'endroits que possible, tant du côté serbe-kosovar qu'au milieu de ces collectivités serbes au sujet desquelles je m'inquiétais et qui étaient encerclés par la majorité albanaise.
Deux des autres documents sont des rapports OSCE qui ont été rédigés par le quartier général de la MVK à Pristina, le premier visant la période du 22 février au 2 mars, le second, la période du 5 au 12 mars; ils vous donnent une idée de la situation sur le terrain à ce moment-là.
Nous avons un communiqué rédigé par le président de l'OSCE au moment du retrait de la MVK le 20 mars, ainsi qu'un bulletin de l'OSCE qui, je crois, est disponible en français pour ceux qui le souhaitent et qui donne un peu plus de renseignements quant au retrait de la MVK.
C'est ainsi que se terminent mes observations. Merci beaucoup.
Le président suppléant (M. Ted McWhinney): Merci, Général.
Avant de passer aux témoins, j'aimerais rappeler aux membres du comité et indiquer aux personnes présentes qu'au début de la semaine, nous avons reçu M. John Fawcett, du International Crisis Group, organisme international situé à Washington, D.C., et à Bruxelles.
M. Fawcett a fait des observations élogieuses au sujet du travail de votre force, général Maisonneuve, et à votre sujet personnel. Il a déclaré que votre mission pouvait servir de modèle aux futures missions de vérification. Je tenais à répéter ces propos aux fins du compte rendu ainsi que pour vous remercier d'avoir accompli votre travail de façon aussi distinguée et d'avoir reçu l'approbation de groupes internationaux de cette nature.
Monsieur Martin, nous allons passer à nos témoins.
M. Keith Martin (Esquimalt—Juan de Fuca, Réf.): Merci beaucoup, monsieur le président.
Général Maisonneuve, merci de nouveau d'être parmi nous. Je vais certainement reprendre les observations faites par notre président aujourd'hui sur le travail honorable que vous-même et vos soldats ont effectué à l'étranger. C'est, sans aucun doute, un grand honneur pour le Canada.
J'ai quelques questions à poser. De nombreux témoins nous ont dit jusqu'à présent que d'après eux, les bombardements étaient inutiles et que la situation sur le terrain était présentée de façon disproportionnée. J'aimerais bien savoir si vous pouvez extrapoler et nous dire ce qui se passait sur le terrain.
C'est la situation sur le terrain qui est essentielle en ce qui concerne notre décision et notre débat. Comme vous l'avez dit, il y a eu des massacres et de flagrantes violations des droits de la personne. Peut-être pourriez-vous nous donner plus de détails sur ce que vous avez vu, sur ce qui, à votre avis, se passait.
Également, de votre point de vue, les règles d'engagement pour vos forces convenaient-elles pour une mission de vérification de ce type? Le matériel dont vous disposiez convenait-il pour le travail ou, à l'instar de groupes comme le Carnegie Institute, pensez-vous que dans des situations comme celle-ci, les règles d'engagement devraient être plus énergiques, votre matériel qui devrait essentiellement vous permettre de faire la guerre, non pas...? Eh bien, le maintien de la paix est une autre façon de décrire la guerre, si je puis me permettre de le dire.
Merci.
Bgén Michel Maisonneuve: Merci beaucoup.
Tout d'abord, en ce qui concerne la situation sur le terrain, c'est ce que j'ai essayé de décrire dans ma déclaration. Essentiellement, je dirais qu'il s'agissait d'une situation d'oppression avant que la campagne de bombardement ne commence. En fait, au fur et à mesure que nous nous rapprochions du moment du retrait de la MVK, le plus gros problème, c'était que l'accord—qui avait été signé le 16 octobre entre l'OSCE et le président de la Yougoslavie—n'était pas pris en compte. Le problème, c'était que ce mépris se manifestait des deux côtés. Il y avait de la provocation des deux côtés, mais la vérité c'est que, une petite provocation par la KLA entraînait une réaction disproportionnée de la part des autorités serbes. C'est ce que j'ai vu tout le temps que j'ai passé là-bas.
• 0930
Racak est un bon exemple. Que vous vouliez rattacher Racak aux
événements qui se sont passés auparavant...on oublie qu'une semaine
avant Racak, deux policiers serbes sont tombés dans une embuscade
tendue par la KLA et ont été tués au col Stimlje. C'était dans mon
secteur et nous avons réagi à cet incident en disant à la KLA que
c'était tout à fait inacceptable. Nous avons pris des sanctions contre
ces soldats de la même manière que nous l'aurions fait à l'égard des
autorités serbes lorsqu'elles se montraient injustes. Nous n'avons pas
fermé les yeux sur leurs actes. En fait, une semaine plus tard à
Racak, 45 Albanais ont été tués, des civils qui d'après ce que nous
avons pu constater, n'avaient absolument rien à voir avec le conflit.
C'est ce genre de réaction disproportionnée que nous n'avons cessé de voir.
Peu de jours avant le 20 mars, les deux côtés ne tenaient pas compte de l'accord. Il y a eu des combats dans le sud de ma zone, à Prizren, près de la frontière avec l'ancienne République yougoslave de Macédoine, ainsi qu'à Mitrovica, jusqu'au point où le président de l'OSCE a dû décider si le bien que faisait la MVK justifiait les risques que couraient les membres de cette mission internationale. Il en a conclu que ce n'était pas acceptable. En d'autres termes, l'équilibre entre risque et avantage s'était déplacé et il était temps de retirer la MVK et d'essayer de régler la situation d'une autre manière.
Est-ce qu'à mon avis une intervention s'imposait? Oui.
M. Keith Martin: Monsieur, une question: avez-vous vu des preuves de massacres?
Bgén Michel Maisonneuve: Il y a eu Racak, si on peut dire qu'il s'agit d'un massacre.
M. Keith Martin: Mis à part Racak.
Bgén Michel Maisonneuve: Eh bien, oui. Rogovo est un autre exemple, 25 Albanais ont été massacrés, même si certains membres de la KLA se trouvaient dans ce groupe.
En fait, le jour de mon arrivée au Kosovo, 35 ou 37 membres de la KLA ont été interceptés à la frontière entre l'Albanie et le Kosovo et abattus par les forces de sécurité serbes.
C'est légèrement différent. On ne peut pas parler ici de massacre, car je crois que tout pays a le droit de protéger ses frontières et dans ce cas précis, c'est là qu'ils ont été interceptés. C'est ce qui s'est passé le jour de mon arrivée et j'ai dû immédiatement remettre les 37 corps, ce qui était assez horrible.
Pour ce qui est de votre deuxième question, monsieur, à propos des règles d'engagement, du matériel, etc., tout ce que vous avez dit est juste. Les règles d'engagement doivent être appropriées, tout comme le matériel, etc. C'est ce que je dirais à ce sujet.
En ce qui concerne la MVK, il faut se rappeler qu'il s'agissait d'une force non armée, d'une force civile. J'étais là en tant que civil et je ne portais donc pas d'uniforme. Je portais une casquette de base-ball, en fait. Ce que je veux dire, c'était que j'étais là en tant que membre de l'OSCE, et que j'étais envoyé par le Canada comme civil; les membres de ma force étaient des civils.
L'effectif de ma force devait atteindre 2 000 personnes. C'était ce que prévoyait l'accord du 16 octobre 1998: une force de 2 000 vérificateurs non armés. Il s'agissait d'une mission spéciale. Il y avait eu l'accord et nous étions là pour vérifier le respect de cet accord.
De quels moyens disposions-nous pour assurer ce respect? Nous ne pouvions que parler aux parties et leur faire comprendre qu'elles ne respectaient pas l'accord; nous ne pouvions que faire de la dénonciation, si vous voulez, auprès de l'OSCE, laquelle alors exerçait des pressions politiques sur le pays ou sur les contrevenants.
Nous n'avions donc pas de règles d'engagement. Notre matériel était acceptable. Nous faisions nos patrouilles dans des 4x4 blindés oranges. C'était suffisant pour notre travail.
M. Keith Martin: Est-ce sûr?
Bgén Michel Maisonneuve: Les opérations de paix ne sont pas sûres—par définition—et la raison pour laquelle je vous ai donné cet exemple, c'est pour vous montrer que lorsque l'on tombe sur des forces qui se tirent les unes sur les autres, lorsqu'on arrive par derrière et que l'on sort de son véhicule pour parler à celui qui tire en lui disant: «Pourquoi tirez-vous?», il est évident que ce n'est pas sûr.
• 0935
Les vérificateurs avaient reçu l'ordre spécifique de rester dans
leurs blindés chaque fois qu'une fusillade éclatait. D'après moi, il
était plus important que les vérificateurs sur le terrain disposent
des blindés, si bien que je me servais d'un véhicule non blindé, ce
qui inquiétait beaucoup mes gardes du corps, mais c'est la nature du
travail.
Pour courir le moins de risques possibles, nous avons essayé de savoir dans quels endroits il valait mieux apparaître et agir, etc. Je crois que nous avions beaucoup de crédibilité. Nous étions certainement crédibles aux yeux des Albanais du Kosovo et j'ai vraiment travaillé fort pour que nous soyons crédibles aux yeux des Serbes. Les Serbes avaient l'impression que nous n'étions pas impartiaux et j'ai certainement fait de mon mieux pour leur prouver le contraire.
Nous avons fait beaucoup d'efforts pour ouvrir des bureaux de campagne dans les régions serbes, car je m'inquiétais beaucoup de leur sécurité en cas de signature des accords de Rambouillet; ils auraient certainement fait l'objet d'une réaction brutale. Nous avons vu plus tard que c'est effectivement ce qui s'est produit.
[Français]
M. Keith Martin: Merci beaucoup.
Mme Francine Lalonde: Je vous remercie beaucoup pour votre exposé, pour tout ce que vous avez fait et pour l'expérience que vous avez acquise.
J'ai quelques questions qui s'inscrivent dans la foulée de celles de Keith Martin. La première est la suivante. Pensez-vous qu'il aurait été possible de faire autrement que d'intervenir par des bombardements pour aider les deux peuples, comme vous l'avez dit à la fin de votre intervention, à passer outre, à aller au-delà de leur haine?
Bgén Michel Maisonneuve: C'est une question spéculative à laquelle il est difficile de répondre.
Mme Francine Lalonde: Oui, mais c'est vous qui étiez là, et c'est très important pour nous. Ceux qu'on entend, ceux qu'on voit critiquent l'intervention militaire. Vous savez bien que personne, de gaieté de coeur, n'est d'accord pour bombarder, avec tous les risques que cela suppose pour les populations civiles. On a pu avoir des objectifs militaires, supposés en tout cas, mais...
Bgén Michel Maisonneuve: Comme je l'ai dit, je pense qu'il fallait certainement une intervention quelconque sur le terrain. Les événements devenaient hors de contrôle. Le problème, c'est qu'il faut penser que, face à la situation, du côté diplomatique, on ne s'était pas assis sans rien faire. Il y avait eu des efforts diplomatiques énormes, les plus rapides que j'avais vus de ma vie.
J'étais aussi en Bosnie quand il y a eu l'attaque au marché à Sarajevo au mois de février 1994. On dirait qu'il faut toujours un événement de cette nature, un tel massacre, pour que les gens se décident à intervenir par la suite. Pour moi, c'est peut-être le massacre de Racak qui a été l'incident marquant, celui qui a convaincu la communauté internationale d'agir et de réunir les parties à Rambouillet, celui qui a convaincu le groupe de contact et tous les pays membres de l'OSCE, le Canada en particulier, de faire des efforts énormes et de mettre de la pression sur les parties pour qu'on se parle et qu'on négocie à Rambouillet.
Il y avait donc eu beaucoup d'efforts diplomatiques. Est-ce qu'on aurait pu faire autre chose qu'une intervention? Je voyais difficilement qu'on ait pu faire autre chose. Maintenant, est-ce que l'intervention aurait pu prendre d'autres formes? Naturellement, il pourrait en avoir été autrement, mais je pense qu'il était nécessaire d'intervenir.
Mme Francine Lalonde: Ce sont des hypothèses, évidemment. Si la communauté s'était tout simplement retirée, est-ce que la guerre civile aurait éclaté ou si les forces étaient tellement disproportionnées que les résultats étaient clairement prévisibles?
Bgén Michel Maisonneuve: Mes contacts avec l'armée de libération du Kosovo étaient tels que je peux vous dire que, de leur côté, ils pensaient qu'ils perdraient. Ils pensaient que s'ils étaient laissés à eux-mêmes pour combattre, ils perdraient. Toutefois, ils pensaient quand même réussir à faire quelques actions qui causeraient beaucoup de problèmes aux forces de sécurité serbes. Ils croyaient pouvoir tenir pendant peut-être quelques semaines, à faire toutes sortes d'actes de résistance, comme détruire des dépôts de pétrole, par exemple. Mais je pense qu'ils voyaient très bien que la force yougoslave dans la province était quand même plus forte que la leur.
Mme Francine Lalonde: Étant donné l'expérience que vous avez acquise, souhaitez-vous que la communauté internationale soit davantage prête à intervenir d'une façon analogue à celle qu'a employée votre bataillon de vérification?
Bgén Michel Maisonneuve: En fait, c'était la première fois que je voyais ce concept de vérificateur. Le Canada participe souvent à des missions. Dans les forces, on a des missions d'observateurs aux Nations Unies. On participe en tant que forces armées, comme c'est le cas au Kosovo et en Bosnie actuellement. C'était la première fois que j'étais mis en contact avec un rôle qui se situe peut-être entre les deux, celui d'un vérificateur qui se voit confier la tâche de vérifier un accord qui a été signé entre deux parties.
Je pense que le concept fonctionne, somme toute, pourvu qu'on ait des règles bien spécifiques concernant l'action à prendre si on ne s'en tient pas aux accords. De plus, il faut prendre l'accord lui-même et l'étudier pour en extraire des normes bien spécifiques.
Je vais vous donner un exemple. Dans l'accord signé entre l'OSCE et la Yougoslavie, il y avait des normes portant sur la taille des forces qui devaient être maintenues dans la province par la Yougoslavie, ainsi que des normes qui portaient sur les droits de la personne. C'étaient des normes très générales, très vastes, disant qu'on devait s'en tenir à telle ou telle norme de droit international sur les droits de la personne. On n'avait pas défini de normes spécifiques quant à la taille des forces dans telle ou telle caserne, par exemple, quant au nombre de chars de la Yougoslavie ou au nombre de personnes de façon à ce que le vérificateur puisse aller vérifier précisément cela.
Donc, nous n'avions pas de normes très bien définies. Cependant, en fin de compte, on n'en est jamais arrivé jusque-là parce qu'on était toujours en train d'éteindre des feux, comme je le disais. Ainsi, quand il y avait des tirs à tel endroit, on se déployait là pour essayer de régler le problème.
Oui, je pense que ce concept pourrait fonctionner.
Le président (M. Bill Graham (Toronto-Centre—Rosedale, Lib.)): Est-ce qu'on pourrait passer à quelqu'un d'autre? Le temps que nous avons à consacrer à ce témoin est presque déjà terminé et j'aimerais allouer du temps aux questions des autres députés.
Mme Francine Lalonde: Oui, ça va.
Le président: Merci.
Mme Francine Lalonde: Merci.
[Traduction]
M. Svend Robinson: Merci, monsieur le président, et merci, général.
Mes questions font suite à celles de mes collègues, M. Martin et Mme Lalonde, et portent sur la période qui a immédiatement précédé le 24 mars. L'un de mes compatriotes de Colombie-Britannique était membre de la MVK; il s'agit de Rolly Keith. Je suis sûr que vous avez entendu son témoignage à propos du rôle qu'il a joué et du rôle de la MVK.
D'après lui—et il parle avec beaucoup d'éloquence et de passion à ce sujet—la MVK n'a pas eu véritablement la possibilité de remplir son mandat. Comme vous l'avez dit, général, vous jouiez un rôle important, mais si la MVK avait été renforcée au lieu de se voir imposer un retrait, si son effectif avait été de 2 000 personnes, comme cela l'avait été proposé à l'origine, la situation aurait pu être différente. Vous auriez pu être en mesure d'éviter que la violence se généralise.
Il a également dit n'avoir vu aucune preuve de purification ethnique importante ou de quelque chose de cette nature, en ce qui concerne la région où il se trouvait, qui, je crois, était Kosovo Polia—à cause de la présence de la MVK.
Vous avez entendu le témoignage de M. Keith. Comment y réagissez-vous?
Bgén Michel Maisonneuve: Bien sûr, n'importe quel membre de la MVK était, sur un plan émotionnel, attaché à la mission, au Kosovo, au peuple du Kosovo et, je crois, à toutes les ethnies—moi y compris. Il a donc été très difficile pour nous d'accepter notre retrait d'un lieu où nous faisions beaucoup de bien, jour après jour. Nous sauvions des vies et pensions réussir dans notre entreprise. C'était un retrait au plan émotionnel et je peux comprendre ce qu'il a ressenti. Tous mes vérificateurs ont ressenti les choses exactement de la même façon que moi.
• 0945
Le problème bien sûr, c'est que chaque vérificateur a un avis
particulier en fonction de la position qu'il occupait, de l'endroit
où il se trouvait et de ce qui se passait sur le terrain à ce
moment-là. Bien sûr, le travail du président de l'OSCE, le travail
du personnel supérieur de la MVK, consistait à juger de la
situation en fonction de l'ensemble de la province. C'est la raison
pour laquelle je suis heureux d'entendre que tout allait bien dans
la région de Kosovo Polia. Je m'y suis rendu à de nombreuses
occasions. Si la situation était calme, c'est essentiellement parce
qu'il s'agissait d'un secteur assez homogène au plan ethnique.
Au moment de notre retrait, j'ai dit à mes vérificateurs que je savais ce qu'ils ressentaient, mais qu'ils ne devaient pas oublier que même si la situation avait été assez acceptable, assez raisonnable—bien qu'il y ait eu des combats dans le sud—dans d'autres secteurs... J'ai parlé de trois secteurs particuliers: Mitrovica, un endroit appelé Kacanik, et le sud de ma zone. Il y avait des accrochages et la situation n'était absolument pas contrôlée. Peu importe le nombre de vérificateurs que nous avions sur le terrain—car ils étaient présents—tout ce qu'ils pouvaient faire, c'était parler aux parties. Le combat se poursuivait. Les combattants se souciaient peu de ce qui se passait; ils nous disaient simplement: «partez d'ici, vous voyez bien que nous sommes en train de nous battre».
À mon avis, le président en exercice a donc pris la bonne décision. À nouveau, il s'agissait d'une question épineuse, qui fait toujours appel à un jugement de valeur. Il est très difficile de prendre une pareille décision parce qu'il faut peser la sécurité du personnel international prêté par tous les membres de l'OSCE contre le bien accompli sur le terrain. Naturellement, on avait l'impression à ce moment-là que l'équilibre des risques et des avantages avait changé.
M. Svend Robinson: Bien sûr, les rapports de l'OSCE comme tels et votre témoignage ont souligné que l'UCK menait elle aussi des opérations importantes. Je suis en train de regarder le rapport hebdomadaire du 5 au 12. Dans cette seule semaine—je cite le rapport de l'OSCE—, les attaques lancées par l'UCK ont tué 12 policiers et blessé 35 autres personnes. Il y est question d'attaques de l'UCK contre des Albanais qui, en fait, appuyaient les Serbes. Il ne s'agissait pas tellement d'incidents isolés, mais bien d'attaques décidées au plus haut niveau.
Vous avez mentionné trois secteurs en particulier. À ce stade, aviez-vous des preuves de ce qu'on a appelé les opérations d'épuration ethnique dans un des secteurs où vous étiez présent en tant que membre de la MVK?
Bgén Michel Maisonneuve: Naturellement, l'expression «épuration ethnique» n'étant pas un terme légal... Toutefois, je sais ce dont vous parlez. Vous seriez étonné de ce qu'un Albanais du Kosovo... avec quelle rapidité il peut vraiment réunir toutes ses possessions et quitter le village. Cela se produisait constamment.
Je vous en donne un exemple précis. J'ai mentionné tout à l'heure que deux policiers serbes avaient été tués au col Stimlje, une semaine avant l'incident de Racak. La réaction immédiate des autorités serbes a été de détourner un char d'assaut de sa position dans l'équipe de combat de Stimlje et de lui donner l'ordre de tirer sur un village qui n'avait absolument pas besoin, sur le plan militaire, de la protection de cette équipe—de simplement tirer sur le village. Qu'est-il arrivé? Environ 400 villageois ont réuni toutes leurs possessions et ont quitté le village. Ils ont tout simplement fui très rapidement.
Est-ce de l'épuration ethnique? Je suppose qu'on pourrait le dire. L'essentiel à retenir, c'est que les villageois se comportaient comme des nomades. Très rapidement, ils pouvaient réunir toutes leurs possessions et simplement partir. Ils attendaient quelques jours, allaient vivre chez des amis ou dans le village voisin, puis revenaient, lorsque le calme était rétabli.
M. Svend Robinson: J'ai une seule autre question, monsieur le président.
En plus d'avoir travaillé pour la MVK, vous êtes un militaire. Après vous être retiré, vers le 20, conscient de l'inégalité flagrante des forces au Kosovo—vous l'avez affirmé vous-même—, vous avez mentionné
[Français]
une intervention sur le terrain.
[Traduction]
Ce ne fut pas
[Français]
intervention sur le terrain.
[Traduction]
Ce fut plutôt un largage de bombes à 15 000 pieds au-dessus de la région.
Précisément en raison de cette inégalité des forces, la population albanaise était très vulnérable. On était en colère, comme vous le savez, contre l'UCK, mais on était aussi furieux contre l'OTAN en raison de cette pluie de bombes tombant partout.
Général, quelle est votre opinion de ce genre de stratégie? Était-elle sensée, d'un point de vue militaire? Je sais que je pose là une question épineuse, mais vous avez beaucoup d'expérience, et on nous demande de nous prononcer au sujet de la pertinence de cette intervention.
Bien des personnes ont laissé entendre, en fait, que nous abandonnions cette population et que ce qui s'était produit, tout bien pesé, était entièrement prévisible, c'est-à-dire qu'il y aurait des représailles, des ripostes, et que la violence massive qui a suivi—je me suis rendu là-bas et je me suis entretenu avec des personnes qui l'ont vécue—était tout à fait prévisible, que nous avions en réalité abandonné ces innocents sur le terrain. Que répondez-vous à cela?
Bgén Michel Maisonneuve: À nouveau, je répète que moi et mes vérificateurs avons tous eu ce sentiment de n'avoir pas rempli notre mission, de laisser ces gens à leur sort. À notre départ, nous estimions que nous n'avions accompli notre mission qu'à moitié, mais nous étions conscients de la raison de notre départ, nous savions qu'il fallait partir.
J'ai eu beaucoup de chance parce qu'après mon départ du Kosovo, j'ai pu me rendre en Albanie quelques jours plus tard et rencontrer quelques-uns des 150 000 réfugiés qui franchissaient la frontière—nombre qui atteindrait plus tard 450 000. Quand je leur ai parlé, je leur ai posé cette même question. Chaque jour, je m'entretenais avec certains d'entre eux. Chaque jour, je demandais à des Albanais qui venaient de fuir le Kosovo: «Que pensez-vous des bombardements?» Ils m'ont dit: «Nous en sommes reconnaissants à l'OTAN. Continuez de bombarder. Pas de problème.» Ce n'est pas moi qui l'ai dit, mais bien eux. Ils étaient heureux des bombardements. Ils espéraient qu'ils se poursuivraient.
Savoir si l'opération aurait dû être terrestre plutôt qu'aérienne n'est pas, bien sûr... Je suis convaincu que les dirigeants militaires de tous les pays membres de l'OTAN ont donné leur opinion. On a décidé de procéder par frappes aériennes. C'est notre raison d'être, c'est-à-dire d'exécuter les ordres. L'essentiel à retenir, cependant, c'est que les Albanais du Kosovo estimaient eux-mêmes que les bombardements étaient justifiés et qu'il fallait les poursuivre.
Quant à savoir si nous les avions abandonnés ou pas, quand nous avons parlé avec eux, au début, ils disaient certes: «Votre départ nous a vraiment attristés. Nous estimions vraiment que vous faisiez du bien sur le terrain, mais nous comprenons pourquoi vous avez dû partir». Ils nous ont tous dit cela. Je suppose que c'est ainsi que j'ai réussi à surmonter le sentiment de n'avoir pas rempli ma mission et ainsi de suite. J'ai pu parler avec de nombreux vérificateurs. Quand nous nous sommes vraiment retirés, notre nombre est passé de 1 350 à 250 environ. Donc, tous ceux qui sont rentrés chez eux, probablement comme Rolly, n'ont pas eu la chance de parler avec des réfugiés. Moi, je l'ai eue. Je suis allé en Albanie. Cela nous a réconforté un peu, moi et mes confrères.
M. Svend Robinson: Général, je vous remercie.
Le président: Merci, général. Il nous reste quelques minutes seulement, après quoi il faudra passer à autre chose.
M. Sarkis Assadourian (Brampton-Centre, Lib.): Il y a un dicton qui dit que la vérité est la première victime de la guerre. J'ai trois ou quatre questions auxquelles j'aimerais que vous répondiez très rapidement, si possible.
On nous a affirmé qu'avant, durant et après les bombardements, les Serbes avaient tué 10 000 personnes et enterré leurs corps dans des charniers. Vous me corrigerez si je fais erreur, mais le fait est que l'on a retrouvé uniquement quelque 2 000 corps. Pouvez-vous me dire quel pourcentage d'hommes de l'UCK ont livré leurs armes ou les ont vu confisquer par vous?
Selon Human Rights Watch des États-Unis, 500 personnes sont mortes inutilement, lors du bombardement aveugle de civils. Certaines étaient peut-être des Serbes de souche albanaise, d'autres, des Kosovars de souche albanaise, mais 500 innocents sont morts. Il n'était pas nécessaire qu'ils meurent. Ils ne se trouvaient pas à proximité de cibles ou quoi que ce soit. La façon dont les cibles étaient choisies était si libérale. Le message que nous avons eu de Human Rights Watch était que ces quelques morts pesaient peu dans la balance. Il semble que nous reconnaissons à l'UCK le droit de défendre les Albanais du Kosovo. Mais qui défend, selon vous, les intérêts des Serbes kosovars au Kosovo même?
Les Serbo-Canadiens se sentent intimidés par ce qui est survenu dans leur terre natale. Ils se sentent victimes de discrimination parce que l'OTAN a saisi leurs terres et en est venue à une entente avec les Albanais du Kosovo. Voici donc ma dernière question: si vous pouviez leur parler, qu'auriez-vous à leur dire?
Ce sont mes cinq questions. Je vous remercie.
Bgén Michel Maisonneuve: Merci. Tout d'abord, quant à savoir s'il y a 100 000 ou 2 000 cadavres dans les charniers, je suppose que tout dépend de la valeur qu'on accorde à la vie humaine.
M. Sarkis Assadourian: Non. Je vous le concède. Je ne dis pas qu'il est préférable d'avoir 2 000 morts plutôt que 100 000. Mais il est tout de même question de faits.
Bgén Michel Maisonneuve: J'ignore les faits, parce que je ne suis pas allé voir les charniers et dénombrer les cadavres. Je puis cependant vous assurer que 200, 2 000 ou 100 000 cadavres, ce sont trop de morts. Vous êtes peut-être capable de juger de la valeur d'une vie, moi pas.
Ensuite, en ce qui concerne l'UCK et le nombre d'armes qui ont été livrées, je suis incapable de vous le dire parce que je n'étais pas au Kosovo après les bombardements. J'y étais avant. C'est donc là ma réponse.
Quant aux 500 personnes tuées inutilement par les frappes aériennes, à nouveau, je ne puis répondre à la question. Je ne me trouvais pas sur place à ce moment-là. Je puis cependant vous dire que je n'ai jamais vu de campagne aérienne menée avec autant de précision et en accordant autant de soin au choix des cibles. En tant que militaire—c'est ce que nous faisons entre autres, conseiller—, je puis vous dire qu'on s'est vraiment efforcé, beaucoup plus que je n'ai jamais vu, de bien choisir les cibles. Si tout ce que j'ai entendu est exact, ce fut un effort monumental. Malheureusement, c'est ce que font les bombes, elles tuent, ce qui ne veut pas dire que j'accepte allègrement les pertes de vie, dans quelque camp que ce soit.
• 0955
Quant au droit de l'UCK de se défendre et de défendre les
Serbes, je crois que la KFOR ou toute autre force en présence sur
le terrain, comme nous l'avons fait dans le cadre de la MVK,
devrait être là pour défendre, si c'est ainsi que vous voulez
l'appeler, en fonction des moyens dont elle dispose. Un autre mot
serait de «protéger». L'important à retenir, toutefois, c'est qu'il
faudrait examiner toutes les collectivités de manière équitable, et
il faudrait essayer d'être juste dans votre approche à leur égard.
C'est ce que nous avons essayé de faire. Je crois que la KFOR vous
dirait qu'elle a essayé d'être juste à l'égard de tous les groupes.
Si je devais m'entretenir avec des membres de la communauté serbe, je dirais que je n'accepte pas les mesures prises par les Albanais pour expulser les Kosovars serbes, pas plus que je n'aurais accepté—et j'ai effectivement accepté à l'époque—que les autorités serbes le fassent aux Albanais. Je tenterais à nouveau de les rassurer en leur disant que le mieux serait d'essayer de coexister et de s'entendre. C'est très difficile. Certaines haines dans les Balkans datent de plusieurs siècles, et je sais que vous en êtes très conscients. Je dirais qu'il faut essayer d'en arriver à la paix.
M. Sarkis Assadourian: Je vous remercie.
Le président: Je vous remercie.
Général, plusieurs témoins nous ont dit que l'incident qui s'est produit à Racak—la presse française en a fait état également—avait en fait été monté de toutes pièces par l'UCK. Les soldats de l'UCK affirmaient que les civils avaient été tués au combat et que l'on avait trompé les observateurs et les vérificateurs occidentaux quand nous étions en train de décider si nous devions intervenir ou pas. Vous étiez là. Pouvez-vous nous dire si c'est là une analyse juste de ce qui est survenu à Racak?
Bgén Michel Maisonneuve: J'ai examiné les corps.
Le président: Donc, vous étiez là.
Bgén Michel Maisonneuve: J'étais là. Je les ai tous examinés. En fait, mes gens ont découvert les cadavres le matin. Nous étions là la nuit où les autorités serbes s'en sont pris au village de Racak. Cette nuit-là, nous sommes arrivés sur place et avons vu des chars d'assaut serbes qui tiraient sur les maisons occupées par des Albanais et on pouvait voir la fumée qui se dégageait des maisons. Lorsque les tirs ont cessé et que les chars se sont retirés, nous sommes allés parler avec les occupants des maisons qui s'étaient réfugiés dans leurs sous-sols. Ils se portaient bien.
Le matin suivant, nous avons trouvé les cadavres. Je les ai examinés et je puis vous dire que ce n'était pas, selon moi, des combattants. Il s'agissait d'hommes plus mûrs, plus âgés, d'un jeune garçon, d'une jeune femme de 18 ans à peu près, d'un autre jeune garçon de 10 ans environ et de son oncle. Un villageois de 55 ou 60 ans peut-être avait eu la tête coupée et celle-ci se trouvait assez loin du corps. Je pourrais continuer et vous décrire la scène avec beaucoup de détail, mais je ne crois pas que ce soit nécessaire.
Ce que j'essaie de faire ressortir, c'est qu'il faut se demander si les Albanais iraient jusqu'à inventer une telle histoire contre leurs propres congénères? Peut-être bien. Je l'ignore. Toutefois, si vous voulez mon avis après avoir été sur le terrain, cela ne me semblait pas être une cible militaire. Ces gens ne donnaient pas l'impression d'être des militaires. Je croirais plutôt à des actes de violence gratuits.
Le président: Voilà qui est utile. Manifestement, notre comité n'a pas pour raison d'être de passer en revue tout ce qui s'est produit. Par contre, la crédibilité des témoins est importante. Quand on vient témoigner devant le comité et qu'on dit que cet incident a été inventé de toutes pièces, il est utile d'entendre quelqu'un comme vous qui se trouvait sur place et qui a réellement été témoin d'une opération militaire. Vous dites essentiellement que vous avez vu une opération militaire menée contre des civils non armés dans un village et qu'à la fin, il y avait beaucoup de cadavres.
Bgén Michel Maisonneuve: Oui, monsieur.
Le président: Voilà qui est utile. Je vous remercie beaucoup.
Ensuite, qu'en est-il de la MVK comme telle? Nous avons entendu le témoignage, l'autre jour, d'un porte-parole du International Crisis Group et nous essayons de voir comment ces opérations pourraient être améliorées. Quelqu'un a affirmé qu'il ne faudrait plus envoyer de personnes non armées dans le cadre d'opérations du genre. Par contre, comment peut-on envoyer des personnes armées au coeur d'un conflit? Cela ne ferait qu'empirer la situation. On ne peut pas aller là-bas armé et commencer à tirer sur les chars.
• 1000
Donc, où se trouve le point d'équilibre à partir duquel le
personnel est en sécurité? Vous étiez responsable de ces gens. Vous
n'étiez pas armés et vous vous trouviez au coeur d'un terrible
conflit, duquel vous avez dû par la suite vous retirer. Avez-vous
des conseils à nous donner quant à ce que nous pourrions suggérer
à l'OSCE comme façons de faire différentes ou meilleures?
Bgén Michel Maisonneuve: Un conseil que j'ai déjà mentionné est cette question d'élaborer des normes plus précises dans le cadre de l'accord pour en vérifier l'application. Le principe est efficace. À mon avis, si vous décidez d'armer ces personnes, vous devrez décider pourquoi vous les armez. Si vous les armez de pistolets, c'est peut-être pour qu'elles se défendent contre les mauvais éléments entre autres. Le hic, c'est que dès que vous commencez à faire cela, vous vous exposez à ce que certains les prennent comme cibles. Si vous n'êtes par armé, votre arme, votre protection devient la volonté de la communauté internationale et l'immunité diplomatique, dont nous jouissions sur le terrain à ce moment-là, comme les autres diplomates.
Voici un autre exemple de ce que nous pourrions faire. La vitesse à laquelle nous avons été déployés était déjà pas mal incroyable. L'accord a été signé le 16 octobre 1998. À peine un mois plus tard, j'étais envoyé à Vienne en vue de réunir plus de troupes, mais la personne que j'ai remplacée avait été envoyée sur le terrain. Donc, un mois plus tard, il y avait déjà sur place, à Pristina, l'embryon d'un quartier général. Deux mois après la signature de l'accord, nous couvrions déjà une certaine partie du terrain avec beaucoup d'efficacité. Cependant, je dirais qu'un des enseignements qu'il faut tirer, c'est que, si vous mettez sur pied une pareille mission, il faut être prêt à agir encore plus vite, plutôt que plus lentement. Trouvez les gens rapidement et essayez d'éliminer certains obstacles qui gênent l'envoi de personnes sur le terrain.
Il y a moyen de le faire. Ce n'est pas une force armée. Ce n'est ni une force de police ni une force d'observation. Elle se situe quelque part entre les deux. C'est du moins ainsi que je la conçois.
Le président: Cela dépend beaucoup de ce qui se passe aux échelons supérieurs, en termes de coopération entre États.
Bgén Michel Maisonneuve: J'ai décrit en long et en large par écrit l'importance d'avoir une action concertée dès les plus hauts niveaux diplomatiques jusque sur le terrain. Je crois que l'attaque contre le marché de Sarajevo en 1994 nous a unifiés dans nos efforts. Les États et la communauté internationale ont décidé de se concerter. L'OTAN s'est chargée de vérifier le respect de l'accord, et la FORPRONU faisait de son mieux sur le terrain pour essayer d'empêcher que ne saute la marmite. Un mois plus tard, la zone d'exclusion était créée. Au Kosovo, après l'incident de Racak, la communauté internationale a décidé qu'elle en avait assez, qu'elle allait persuader les parties de négocier. Elle l'a fait. C'est alors qu'ont eu lieu les négociations de Rambouillet. Sur le terrain, la MVK s'efforçait vraiment de garder le couvercle sur la marmite pour que rien ne vienne perturber les négociations très dangereuses et très délicates qui avaient lieu sur la scène politique. Donc, la concertation joue un rôle crucial.
Le président: Général Maisonneuve, je vous remercie d'être venu à nouveau témoigner devant le comité.
Bgén Michel Maisonneuve: Je l'ai fait avec plaisir, monsieur.
Le président: Nous vous sommes reconnaissants de votre témoignage. Comme nous vous l'avons dit la dernière fois que vous étiez ici, vous avez fait honneur au Canada par la manière dont vous êtes acquitté de votre mission là-bas, et nous vous en remercions vivement, de même que de votre témoignage de ce matin. Encore une fois, merci beaucoup.
Bgén Michel Maisonneuve: C'est moi qui vous remercie, mesdames et messieurs.
Le président: Nous allons passer immédiatement aux deux témoins suivants. Nous accueillons le professeur Polanyi, de l'Université de Toronto, et Graham Green, ex-ambassadeur du Canada en Croatie qui est actuellement journaliste.
• 1005
Je tiens à remercier le professeur Polanyi et l'ex-ambassadeur
Green d'avoir accepté notre invitation. Je tiens seulement à vous
prévenir que nous serons peut-être appelés à voter, ce matin. Le
timbre que vous entendez en ce moment appelle simplement les
députés pour vérifier qu'il y a quorum. Toutefois, il est possible
que nous ayons à nous rendre à la Chambre pour voter entre 10 h 30
et 11 h 30. Le greffier ira vérifier.
Comme nous n'avons que deux témoins et que nous en avions prévu trois au départ, nous pourrons peut-être, avec un peu de chance, finir un peu plus tôt que prévu. Je suis convaincu que, comme pour toute autre chose, professeur Polanyi, les témoignages s'allongent en fonction du temps disponible.
Mme Colleen Beaumier (Brampton-Ouest—Mississauga, Lib.): Excusez-moi. J'ai une question. Maintenant que nous allons entendre de nouveaux exposés, continuons-nous toujours à fonctionner par périodes de 10 minutes?
Le président: Nous n'avons pas vraiment accordé 10 minutes la dernière fois. Nous avons plutôt essayé de nous en tenir à environ sept minutes.
Mme Colleen Beaumier: Donc, nous reprenons tout le processus.
Le président: Oui.
Mme Aileen Carroll (Barrie—Simcoe—Bradford, Lib.): Nous n'avons pas vraiment eu le temps de poser des questions au général.
Le président: Il n'y avait qu'un seul nom sur la liste, celui de M. Assadourian. Je ne suis pas devin.
Mme Aileen Carroll: J'essayerai donc de mieux attirer l'attention la prochaine fois que je lève la main.
Le président: Professeur Polanyi, suivi de M. Green. Nous essayerons de donner à tous la chance de parler.
[Français]
Mme Francine Lalonde: M. Rudd ne vient pas?
Le président: Non, M. Rudd ne vient pas.
[Traduction]
Professeur Polanyi, si vous le voulez bien.
M. John Polanyi (témoignage à titre personnel): Monsieur le président, je vous remercie de m'avoir invité. Je remercie également le comité d'avoir décidé de s'attaquer à cette terrible question.
Je suis un chercheur professionnel et je suis ici en ma simple qualité de citoyen concerné ayant participé au débat suscité par la participation du Canada à l'intervention au Kosovo. Après avoir lu sur Internet une partie des témoignages que vous avez entendus, je tiens à vous féliciter et, pour reprendre les paroles de Kipling: «Si vous réussissez à garder la tête froide lorsque tous les autres perdent la leur et vous en font porter le blâme...», eh bien, vous aurez agi pour le bien public!
Hier, vous avez entendu dire que l'intervention au Kosovo pourrait être interprétée comme un acte irréfléchi et en fait criminel de la part des États-Unis, avec l'aide d'un Canada dupe et mal informé, et qu'il s'agissait en réalité d'une tentative en vue de faire la guerre et de contourner les Nations Unies. C'est une interprétation possible. Je ne crois cependant pas qu'elle soit raisonnable. À mon avis, l'intervention, bien qu'atroce dans la façon dont elle a été exécutée, s'imposait.
Je suis censé disposer de 10 minutes. Je crois que la seule façon d'expliquer comment j'en suis arrivé à ce jugement de ce qu'a fait mon pays est de reculer un peu dans le temps jusqu'à une période que l'ambassadeur Green connaît beaucoup mieux que moi.
• 1010
Sous le règne du maréchal Tito, le Kosovo était autonome, et
cette autonomie lui a été retirée. Certains chercheurs de Serbie
portent une part du blâme parce qu'ils ont sottement publié une
déclaration dans laquelle ils affirmaient que les Serbes avaient
été maltraités par Tito. Quoi qu'il en soit, le Kosovo a perdu
l'autonomie qu'il avait acquise naturellement 25 ans plus tôt. Elle
a été abolie, et on applaudissait l'intégrité retrouvée de la
Serbie.
Durant cette période, M. Milosevic était en pleine ascension. L'État qu'il gouvernait a commencé à se fragmenter et un de ces fragments était le sien—j'entends par là ce qui est resté de la Yougoslavie. C'est à ce moment-là qu'il aurait fallu exiger des garanties pour les minorités de ces nouveaux États. En fait, pareille garantie a été donnée, mais M. Milosevic l'a très ouvertement écartée.
À ce moment-là, les Kosovars se sont rendu compte qu'ils avaient perdu non seulement leur autonomie au sein de la Yougoslavie, ce qui est énorme, mais également la garantie que leurs droits seraient respectés. Ils ont donc commencé à réclamer l'indépendance et ce, pendant plusieurs années: 1990, 1991 et 1992. Ils ont élu un président, Ibrahim Rugova, à la tête de cette république fantôme du Kosovo qui, dans les faits, n'avait pas encore vu le jour.
Les cinq années qui ont suivi ont été périlleuses. La communauté internationale savait que les Kosovars risquaient d'être victimes de répression, mais elle n'a rien fait, sauf protester. Je dirais, à tout le moins, que la remarque est juste. C'est à ce moment-là que l'Armée de libération du Kosovo, que l'on peut qualifier de groupement terroriste, a commencé à se manifester.
Pourquoi la communauté internationale a-t-elle tardé à réagir, alors que la guerre avançait à grands pas? Parce qu'elle ne savait pas, à mon avis, comment réagir aux déclarations répétées et gratuites de Milosevic, à savoir que le sort des Kosovars était une affaire interne qui n'intéressait que la Yougoslavie.
Nous avons demandé l'autorisation de soumettre la question à la médiation, demande qui a été refusée. Nous avons imposé des sanctions économiques, mais sans résultat. Nous avons fait montre de notre détermination en déployant des avions de l'OTAN, manoeuvre qui s'est avérée plutôt futile. Nous avons mis sur pied la mission de vérification au Kosovo, que vient de vous décrire le général Maisonneuve, qui était aux premières loges. L'idée était bonne, mais vouée à l'échec, comme il l'a laissé entendre.
Nous arrivons ensuite à l'été de 1998, période au cours de laquelle environ 100 000 Albanais du Kosovo sont déplacés à l'interne. Cela veut dire, comme vous venez de l'entendre, que des exécutions sommaires avaient lieu ici et là, et que les gens, terrifiés, fuyaient en grand nombre dans les bois et autres endroits misérables. En octobre 1998, le nombre de déplacés à l'interne—autrement dit, le nombre de personnes obligées de fuir leurs villages—atteignait 300 000.
Le régime Milosevic avait donc commis un crime à l'égard des Kosovars. Le Conseil de sécurité des Nations Unies devait dénoncer ce geste et adopter une résolution qui précisait qu'un crime contre l'humanité était en train d'être commis et que la paix était donc compromise dans toute la région.
• 1015
Les catastrophes humanitaires et les menaces à la paix sont
des questions qui intéressent à juste titre les Nations Unies,
comme nous avons pu le constater ces dernières années. Nous nous
attendions donc à ce que l'organisation intervienne, sauf qu'elle
n'a rien fait.
Je vous fais grâce des détails concernant les événements qui ont suivi—Rambouillet. Toutefois, à la fin mars 1999, 19 démocraties de l'OTAN décidaient d'intervenir. M. Milosevic, malin comme il l'est, avait démontré, dans d'autres domaines, qu'il ne battait en retraite que lorsque son pouvoir était menacé. Or, il s'est senti menacé dans ce cas-ci et a décidé de battre en retraite.
Comme je l'ai dit au départ, cette intervention, à mon avis, s'imposait. J'ai également dit qu'elle est arrivée trop tard, du fait de notre ineptie. Nous avons agi avec trop peu de conviction et en le faisant payer chèrement aux civils, puisque nous avons choisi de bombarder la région, mais à très haute altitude. Nous avons agi en évitant honteusement de nous exposer à des risques. Toutefois, nous sommes intervenus, alors que, il y a quelques années, nous aurions cherché à cacher notre culpabilité derrière des discours ampoulés.
Ceux qui ne font rien alors qu'ils peuvent faire quelque chose sont complices d'un crime. Mais comme d'autres l'ont si bien dit, ceux qui interviennent doivent le faire de façon judicieuse.
J'aimerais profiter des quelques minutes qui restent pour répondre à certaines questions que vous pourriez peut-être poser, étant donné que je n'ai fait que survoler le sujet.
D'abord, quel était le principe en cause dans l'intervention du Kosovo? Je ne veux pas répéter ce qui a déjà été dit, mais permettez-moi de vous présenter la chose sous un autre angle. Si le Kosovo avait obtenu son indépendance de la Serbie, comme il le souhaitait si vivement, et comme il le méritait selon les principes établis, parce que, contrairement à ce qui se passe au Québec, les droits de la personne là-bas étaient ouvertement bafoués...s'il avait obtenu l'indépendance, la communauté internationale n'aurait pas toléré que le gouvernement serbe terrorise et déplace des centaines de milliers de Kosovars. L'indépendance du Kosovo ayant été, dirais-je, cruellement refusée, devrions-nous alors considérer que la Serbie, ou le gouvernement serbe, a le droit d'agir comme bon lui semble? Absolument pas. Tout geste qualifié d'intolérable parce qu'il survient à l'extérieur d'un pays ne peut être jugé tolérable quand il survient à l'intérieur d'un pays. Voilà qui résume bien la nouvelle école de pensée, une école de pensée dont je suis, et dont nous devrions tous, être fiers.
Ensuite, si l'on reconnaît le principe de la responsabilité internationale dans le cas de toute violation flagrante des droits de la personne, que ce soit à l'interne ou à l'externe, pourquoi le Kosovo? Bien entendu, parce que nous sommes presque intervenus au Cambodge, au Rwanda et en Bosnie, mais que nous ne l'avons pas fait avec toutes les conséquences tragiques que cela a entraînées, et parce que nous risquions de nuire aux Nations Unies et à la crédibilité de ces nouveaux principes, si nous options pour la non-intervention. Les gens vont dire, pourquoi ne pas être également intervenu au Timor-Oriental? En fait, la communauté internationale assume maintenant sa responsabilité dans ce pays, ce qu'elle ne fait pas dans de nombreux autres.
• 1020
Est-ce que la décision d'intervenir au Kosovo était
judicieuse? Comme il ne me reste que quelques minutes, je vais donc
répéter ce que j'ai déjà dit: nous avons eu raison d'intervenir,
mais parce que nous sommes intervenus trop tard et avec trop peu de
conviction, notre intervention a été atroce.
J'avais dit publiquement, l'année précédente, qu'il fallait amasser des troupes le long des frontières du Kosovo, pour qu'elles puissent intervenir sur le terrain, au besoin. Nous aurions dû le faire.
Pourrons-nous faire mieux la prochaine fois? Je vais conclure sur cette note en disant que nous devons miser sur le succès de cette intervention et que nous devons, par l'entremise des Nations Unies, garder la tête froide lorsque tous les autres perdent la leur. Le protectorat des Nations Unies doit être maintenu jusqu'à ce que les parties en conflit se rendent compte que la paix et la démocratie sont plus avantageuses que les conflits et la terreur.
Notre présence là-bas s'explique par notre conviction que ces gens sont comme nous. Le général Maisonneuve l'a d'ailleurs dit très clairement. Si nous leur donnons l'espoir d'un avenir meilleur, ils vont indubitablement choisir la paix plutôt que la guerre.
Je vais m'arrêter ici, monsieur le président.
Le président: Merci.
Monsieur Green.
M. Graham Green (ancien ambassadeur du Canada en Croatie, journaliste, the Ottawa Citizen): Merci, monsieur le président. Je me sens comme un joueur de hockey qui a fait un tour du chapeau. J'ai passé 15 ans auprès du ministère des Affaires étrangères, où j'ai aidé des ministres et des fonctionnaires à se préparer en vue de leur comparution devant des comités. Je travaille maintenant comme rédacteur et chroniqueur pour le Ottawa Citizen, et j'assure la couverture des travaux des comités. J'ai enfin l'occasion de boucler la boucle et de comparaître devant un comité. Je vous remercie de m'avoir donné la possibilité de vous rencontrer ce matin.
Le Kosovo a toujours...
Le président: Je tiens à vous remercier d'avoir accepté de comparaître devant nous. C'est extraordinaire.
M. Graham Green: Merci. En passant, je félicite le comité de l'intérêt qu'il porte au Kosovo. Il y a longtemps qu'on aurait dû se pencher sur ce dossier. Nous avons beaucoup de leçons à tirer de cette expérience. Beaucoup d'erreurs ont été commises. Toutefois, le fait que des erreurs aient été commises ne signifie pas que nous avons eu tort d'agir comme nous l'avons fait. Mais nous avons des leçons à tirer de ces erreurs. J'espère vous en donner quelques exemples ce matin.
Depuis 1987, le Kosovo a toujours été au coeur de l'éclatement de l'ancienne Yougoslavie. Mais, initialement, les pays occidentaux ont omis de reconnaître la gravité de la situation ou la possibilité qu'elle se détériore au point où seraient commises les violences du type dont nous avons été témoins en Yougoslavie pendant la plus grande partie des années 90.
Quand, en 1991, nous nous sommes mis à prêter attention à la situation, nous avons pris une décision stratégique fondamentale qui a jeté les bases de la guerre du Kosovo de l'an dernier. Nous avons décidé de reconnaître le tracé des frontières internes des républiques de Yougoslavie comme celui des frontières internationales des nouveaux États. Le Kosovo était une province automne de la Serbie et non une république yougoslave, et cette décision relative aux frontières signifiait que le Kosovo n'aurait jamais l'occasion de devenir un pays indépendant, comme la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzegovine, la Macédoine et même le Monténégro.
Les pays occidentaux ont également décidé de se conformer strictement aux conditions de l'Acte final d'Helsinki de 1975, qui ne permettait pas de modifier les frontières internationales en employant la force. J'ajoute à cela que les pays occidentaux n'étaient pas disposés à empêcher l'ascension des politiciens nationalistes en Yougoslavie ou à prévenir les premières atrocités et les premiers massacres commis, et qu'ils n'étaient pas capables de le faire. Après que ces tueries ont débuté et qu'elles ont été suivies des inévitables attaques en représailles, il était extrêmement difficile, à cause de la nature humaine, pour les divers groupes ethniques de vivre ensemble et en paix.
Pourtant, comme nous avions exclu la possibilité de modifier le tracé des frontières, la seule façon de maintenir la paix entre les collectivités était de déplacer les gens de l'autre côté des frontières pour que ces dernières correspondent à des frontières ethniques ou d'interposer une force suffisamment puissante et possédant assez pouvoir pour prendre les mesures nécessaires en vue de restaurer et de maintenir la paix. En définitive, nous n'avons fait ni l'un ni l'autre.
Tout le reste découle de ces premières décisions fondamentales: les mandats constamment en évolution et souvent contradictoires des forces de maintien de la paix des Nations Unies en Bosnie; le manque de troupes assez nombreuses pour exercer les mandats du Conseil de sécurité, surtout dans les zones de sécurité comme Srebrenica et Sarajevo; le refus de donner aux troupes des Nations Unies des règles d'engagement exceptionnellement adéquates et, finalement, les tentatives continuelles en vue d'atteindre un objectif politique de plus en plus inaccessible, qui consistait à effectuer la réconciliation ethnique et à assurer que la population retourne à l'intérieur des frontières existantes.
• 1025
Même si les combats les plus violents ont eu lieu en Croatie
et en Bosnie-Herzegovine, il demeurait impossible de les limiter à
l'intérieur des frontières de l'ancienne Yougoslavie. Mais il était
évident dès le début que, si la guerre se répandait au Kosovo, il
était très possible qu'elle s'étende ensuite dans les pays voisins.
Il était probable qu'elle s'étendrait éventuellement à l'Albanie et
peut-être à la Bulgarie, à la Grèce, et à la Turquie, et qu'il
s'ensuivrait une guerre dans tout le sud de l'Europe.
C'est pourquoi les États-Unis ont averti Belgrade en 1992 et de nouveau en 1993 qu'ils ne resteraient pas dans l'inaction, si des combats éclataient au Kosovo. Mais lorsque les négociations de Dayton ont mis un terme à la guerre en Bosnie, la question du Kosovo est demeurée sur la table et les tensions sous-jacentes dans cette province n'ont pas été réglées.
Lorsque les affrontements ont débuté entre les forces serbes et l'Armée de libération du Kosovo en 1997, les pays occidentaux étaient piégés par suite de leurs décisions stratégiques antérieures. Les Kosovars albanais voulaient obtenir l'indépendance de leur province et ils étaient prêts à employer la force pour l'obtenir. La Serbie était déterminée à s'y opposer en employant la force, si nécessaire, et les pays occidentaux ne pouvaient que chercher à effecteur la quadrature du cercle, tout en étant très peu disposés à participer aux combats.
Lorsque la situation s'est aggravée au Kosovo, les pays occidentaux ont cherché à agir en tant qu'intermédiaires pour faire accepter une solution politique relative à des notions diamétralement opposées, c'est-à-dire le maintien de l'intégrité territoriale de la Serbie et la satisfaction du désir d'indépendance des Kosovars albanais. Mais éventuellement, les pays occidentaux se sont rangés du côté des Kosovars albanais, tout en continuant à exclure la possibilité de l'indépendance du Kosovo. Lorsque le processus de Rambouillet s'est terminé par un échec il y a un an, l'OTAN a menacé la Serbie de frappes aériennes pour forcer Belgrade à accepter le compromis qui y avait été élaboré.
Mais les pays occidentaux avaient tiré une mauvaise leçon relativement au rôle joué par leurs forces aériennes pour mettre un terme à la guerre en Bosnie. Ce n'était pas seulement les frappes aériennes qui avaient entraîné la signature des accords de Dayton, mais la combinaison de la puissance aérienne de l'OTAN et de l'offensive terrestre conjointe des Croates et des Bosniaques. L'OTAN a aussi mal évalué la profondeur de l'attachement des Serbes pour le Kosovo, ce qui l'a amenée à croire que des bombardements d'une durée de quelques jours suffiraient pour obtenir la capitulation de la Serbie.
Il apparaît maintenant évident qu'aucun plan B n'était prêt à être appliqué, si les frappes aériennes initiales ne permettaient pas d'obtenir les résultats escomptés. Au début de celles-ci, l'OTAN n'avait certainement pas planifié une invasion terrestre du Kosovo. De plus, l'OTAN n'avait pas prévu l'ampleur des expulsions de Kosovars albanais qui ont suivi les bombardements initiaux.
Pour les Serbes, ces expulsions avaient trois buts principaux: créer un Kosovo dans lequel la population d'origine albanaise serait considérablement réduite, ce qui constituerait un fait accompli; bloquer toutes les routes par lesquelles l'OTAN pourrait effectuer une invasion terrestre; détourner les ressources militaires de l'OTAN qui, au lieu de servir à attaquer la Serbie, ont dû être utilisées pour venir en aide aux centaines de milliers de réfugiés. Il a fallu deux mois après le largage des premières bombes avant que les principaux pays de l'OTAN ne commencent à considérer sérieusement la possibilité d'une invasion terrestre à laquelle auraient participé plus de 175 000 hommes. C'est cette menace d'invasion, jointe à la décision de la Russie de retirer son soutien diplomatique à la Serbie, qui a forcé le président Milosevic à accepter les conditions de paix de l'OTAN, au début de juin 1999. Toutefois, les frappes aériennes de l'OTAN n'étaient pas l'élément clé qui a provoqué cette décision de la Serbie.
Au cours de la guerre du Kosovo, plusieurs personnes ont décrit les activités de l'OTAN comme la première guerre humanitaire jamais faite en se référant à des valeurs, plutôt qu'en défendant des intérêts. Je ne souscris pas à cette interprétation, car d'après moi, le véritable motif pour lequel les 19 pays membres de l'OTAN se sont prononcés en faveur de leur participation à la guerre étaient qu'ils voulaient prévenir l'extension du conflit dans le sud de l'Europe. Cela est un intérêt, pas une valeur, mais parce que l'OTAN estimait qu'elle avait besoin d'une justification sur le plan juridique pour bombarder la Serbie sans avoir obtenu un mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies, elle a affirmé que ses frappes avaient pour but de protéger les droits des personnes d'origine albanaise opprimées par suite de la répression des Serbes.
Il n'est pas étonnant qu'on se soit attendu à ce que les pays occidentaux effectuent des interventions similaires ailleurs dans le monde où les droits de la personne sont violés sur une grande échelle. Lorsque cela ne s'est pas produit, et les pays occidentaux n'ont jamais eu l'intention d'organiser des interventions de ce type, ils ont été accusés d'hypocrisie et de racisme et ont émis l'opinion que dans le cas de certains peuples, l'origine ethnique ou raciale ou l'appartenance religieuse était plus importante que dans le cas d'autres peuples.
Évidemment, tel n'est pas le cas, mais il est vrai que le fait d'intervenir dans un conflit particulier peut être plus important que d'intervenir dans un autre conflit. La décision d'intervenir dans un conflit plutôt que dans un autre est basée sur nos intérêts nationaux, pas sur nos valeurs. Car si nos valeurs étaient le seul facteur déterminant, nous interviendrions dans des conflits partout dans le monde. Manifestement, ni notre pays ni nos alliés ne sont en mesure de le faire.
• 1030
Le Canada doit donc mieux définir ses intérêts nationaux. Nous
devons également mieux comprendre les complexités d'un conflit dès
le début et mieux prévoir les conséquences possibles et les
implications de nos décisions stratégiques initiales.
Dans ce but, il faut qu'il y ait au service du gouvernement un assez grand nombre d'agents expérimentés du service extérieur, qui ont le temps de contrôler les événements qui surviennent dans le monde, de les analyser et de formuler des recommandations pour que le gouvernement prenne des mesures. Je crains qu'actuellement, le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international ne puisse assumer ce rôle adéquatement, parce que ses agents et ses cadres supérieurs disposent d'un temps limité pour satisfaire un trop grand nombre d'exigences.
Le Canada doit également concentrer ses efforts et ses ressources militaires sur les conflits où il est de notre intérêt d'intervenir et où nous avons la capacité de vraiment changer la situation. Nous ne pouvons continuer à envoyer des troupes trop peu nombreuses dans un trop grand nombre de pays ou à refuser d'affecter des ressources suffisantes à nos forces armées, sur le plan de l'équipement et du personnel, car au moyen de nos interventions, nous devons être jugés crédibles et pouvoir les soutenir au-delà d'une ou deux rotations d'effectifs. Je pense que nous pouvons tous convenir que la capacité actuelle des Forces canadiennes de satisfaire à toutes les exigences des ministres est rudement mise à l'épreuve.
Bref, nous devons nous concentrer sur un plus petit nombre d'objectifs et augmenter notre capacité d'assumer notre rôle complet sur le plan diplomatique et militaire. Nous ne pouvons continuer à essayer de tout faire pour tous les peuples partout dans le monde.
Merci.
Le président: Je vous remercie, monsieur Green, de cet excellent exposé.
Nous allons maintenant passer aux questions.
En raison du vote, je vais vous allouer à tous cinq minutes. Il se peut qu'on ait besoin d'un deuxième tour de table. Mais voyons ce que nous pouvons faire pendant ce premier tour. D'accord?
M. Keith Martin: Je vais être bref. Merci beaucoup, monsieur le président.
Merci, messieurs Polanyi et Green, de vos exposés.
Je trouve cela intéressant. Les arguments que vous avez invoqués aujourd'hui sont fascinants, compte tenu des témoignages que nous avons entendus récemment au sein de ce comité.
J'ai quelques questions à poser.
Est-ce que le niveau de risque justifiait l'intervention de l'OTAN? Les opposants soutiennent que non. Ils affirment que ce qui se passait sur le terrain n'avait aucune commune mesure avec ce qu'on nous disait.
J'aimerais donc savoir si le niveau de risque, à votre avis, était important.
La deuxième question porte sur la règle de droit. On soutient que la règle de droit a été bafouée, que la charte des Nations Unies a été violée, et c'est vrai, mais est-ce que nous défendons la lettre ou bien l'esprit de la loi? Par conséquent, est-ce que l'OTAN avait le droit d'intervenir dans des circonstances où, comme nous l'avons vu à maintes reprises, le Conseil de sécurité était incapable d'assurer la défense de civils innocents?
Enfin, j'aimerais en savoir un peu plus sur la prévention, les mesures que peut prendre le Canada pour intervenir plus tôt dans un conflit, par la voie diplomatique ou sur le plan économique ou militaire, pour que nous puissions venir à bout de ces situations avant qu'elles ne se détériorent.
Merci.
M. John Polanyi: Puis-je commencer?
Le président: Oui. Vous pouvez répondre aux trois questions, et je demanderai ensuite à M. Green de faire la même chose.
N'oubliez pas que nous essayons de nous en tenir à des tours de table de cinq minutes.
M. John Polanyi: Certainement.
Pour ce qui est de la première question—et les trois sont intéressantes—est-ce que l'intervention était justifiée? Avant le début des bombardements, le commissaire aux Nations Unies des droits de l'homme avait laissé entendre que 400 000 Kosovars avaient été déplacés à l'interne. C'est un euphémisme, mais il s'agissait de réfugiés qui fuyaient devant les tirs. Il y avait donc une catastrophe majeure, et six mois avant le début des bombardements, le Conseil de sécurité a déclaré qu'une catastrophe humanitaire était en train de se produire. Il fallait intervenir. J'aurais préféré, bien entendu, qu'on prenne des mesures qui auraient mis fin immédiatement à ces expulsions. Il y a eu en fait, par suite de ces mesures, deux fois plus d'expulsions.
Qu'en est-il de la règle de droit? Votre choix de mots est prudent. Même si je suis entouré de spécialistes du droit, est-ce que je peux donner mon avis? Il me semble que la légalité de l'intervention doit être tempérée par les valeurs morales, et c'est de cette façon qu'évolue la loi.
• 1035
Si le Conseil de sécurité est d'avis qu'une catastrophe humanitaire
est en train de se produire et qu'il est paralysé, alors l'idée de
voir 19 démocraties, dans ce cas-ci, prendre une décision sans l'aval
du Conseil de sécurité n'est pas intolérable; je préfère cette
solution à la non-intervention. Toutefois, j'espère qu'il s'agit là
d'une situation exceptionnelle.
Cela m'amène à la troisième question: aurions-nous pu intervenir plus tôt? Nous l'avons fait. Nous pouvons même intervenir encore plus tôt. Habituellement, on se contente de prononcer des discours et de déplorer ce qui se passe—par exemple, au Rwanda—et ensuite d'arriver sur le terrain et de compter le nombre de morts.
Ici, des mesures ont été prises très tôt, malgré tous les dangers que cela comportait. Pourrions-nous intervenir encore plus tôt? Je ne veux pas en dire plus. J'aurais aimé, par exemple, qu'on renforce le mandat de la mission à laquelle participait le général Maisonneuve. Toutefois, est-ce que cela nous aurait permis de venir à bout de M. Milosevic, j'en doute.
Le président: Monsieur Green.
M. Graham Green: Merci.
Pour ce qui est du niveau de risque, on ne peut pas examiner la situation du Kosovo sans tenir compte de ce qui s'est passé auparavant en Bosnie et en Croatie. Nous avions amplement de preuves au sujet des atrocités qui pouvaient être commises dans ces deux pays, et je ne pense pas qu'il fallait attendre qu'il y ait 50 000 morts avant d'intervenir. En fait, je pense que la question du nombre de morts—que ce soit 2 000, 10 000, 500 ou 50—n'est pas un critère. Nous savions, à cause des conflits survenus en ex-Yougoslavie, qu'il était possible que la situation dégénère en une très grave crise humanitaire, et on ne devrait pas nous reprocher d'être intervenus plus tôt que dans les conflits précédents.
Pour ce qui est de la règle de droit, l'OTAN a certes respecté les dispositions de la Charte des Nations Unies, sans invoquer toutefois l'article voulu, c'est-à-dire l'article 51 sur la légitime défense collective, car je crois sincèrement que les 19 pays de l'OTAN ont accepté d'intervenir parce qu'ils craignaient que la guerre ne s'étende à toute la région du sud de l'Europe, ce qui représentait une menace pour les intérêts de l'OTAN, une menace à la sécurité collective qui est visée par l'article 51 de la Charte des Nations Unies. Comme elle a invoqué l'intervention humanitaire, ce qui convenait sûrement à notre gouvernement, étant donné que c'est conforme au principe du programme d'action pour la sécurité humaine qui est si cher au ministre Axworthy, nous ne sommes pas en mesure de préciser ce qui a justifié notre intervention sur le plan juridique, même si je crois qu'il y avait une justification.
Troisièmement, pour ce qui est d'une intervention précoce, ce que nous devons faire, comme je l'ai dit dans mon exposé, c'est renforcer notre service extérieur. Il fait de l'excellent travail, mais je pense qu'il a besoin de plus de temps pour pouvoir surveiller les événements afin de prévoir plus tôt ceux qui vont se transformer en conflits.
Je pense qu'il faut tenir compte des observations formulées par le secrétaire général des Nations Unies dans son rapport sur les incidents de Srebrenica, sur le massacre de milliers de gens en juillet 1995; selon lui, si nous intervenons, nous devons être prêts à poursuivre notre action jusqu'à sa conclusion logique. Dès que nous entrons en scène, dans le cadre d'une mission de surveillance ou autrement, si nous ne sommes pas prêts à aller jusqu'au bout, c'est-à-dire à recourir à la force pour réaliser nos intentions, les parties sur le terrain vont chercher à entraver le processus ou à faire traîner les choses jusqu'à ce que nous en ayons assez et que nous décidions de partir pour leur laisser le champ libre. Donc, si nous intervenons, nous devons être prêts et capables de rester sur place longtemps.
Le président: Merci.
Madame Lalonde.
[Français]
Mme Francine Lalonde: Merci, monsieur le président. J'aimerais faire des commentaires sur trois affirmations et poser une question.
D'abord, vous vous rejoignez tous les deux par rapport au type d'action que la communauté internationale et le Canada ont fait. Monsieur Green, vous dites que ce qui a influencé Milosevic, c'est la menace d'intervention sur terre. C'est du moins ce que je lis: It was this threat of invasion.
• 1040
Quant à vous, monsieur Polanyi, vous dites que c'était une
shameful avoidance of risk. Vous vous rejoignez donc sur la
nécessité de faire autrement. J'aimerais vous entendre là-dessus, car
c'est extrêmement important en vue d'une décision future. On sait quel
risque cela peut poser pour les différentes armées.
Ma deuxième question a trait à l'évolution de la crise en Yougoslavie. Je suis en train de lire un bouquin du Centre québécois de relations internationales et un article de M. Kirschbaum qui dit ceci:
-
La crise yougoslave a remis en question le bien-fondé de cette
politique d'inviolabilité des frontières et oblige la communauté
internationale à repasser l'importance et le rôle du principe
d'autodétermination non seulement pour résoudre la question des
minorités, mais avant tout comme moyen d'éviter les conflits et
d'assurer la sécurité régionale et internationale.
C'était en 1994.
Troisièmement, l'intervention de l'OTAN n'est-elle pas troublante en regard de ce qui se passe en Tchétchénie? On peut penser que M. Green a raison et que ce qui a mené l'intervention, au-delà des questions humanitaires, c'était l'intérêt des pays à ne pas voir une expansion du conflit.
Finalement, est-ce que cette expansion du conflit est toujours possible? Monsieur Green, croyez-vous que l'action de l'OTAN a de nouveau permis d'arrêter l'expansion d'un conflit dans les Balkans?
[Traduction]
Le président: Il ne nous reste plus que trois minutes.
M. Graham Green: Pour ce qui est d'éviter le risque et de savoir si une invasion aurait pu survenir, les parties doivent être prêtes à mener l'opération à une conclusion logique et à faire ce qu'il faut pour atteindre les objectifs visés. Si on décide qu'il convient d'intervenir, il faut être prêts à faire le nécessaire.
Il y a une limite à ce que la population canadienne est prête à accepter en termes de pertes de vies et de dépenses. La population canadienne est prête, je pense, à accepter qu'il y ait des victimes si c'est pour protéger les intérêts nationaux du Canada. Il faut se rappeler que 10 casques bleus canadiens sont morts en Bosnie et en Croatie avant que l'OTAN décide d'engager des frappes aériennes en 1995. D'autres soldats canadiens sont morts pendant les opérations de l'OTAN en Bosnie. Les Canadiens sont donc prêts à subir des pertes s'ils font confiance à ce qui se fait. Encore une fois, il s'agit de définir nos intérêts et de déterminer où nous sommes prêts à agir.
Ensuite, pour ce qui est de l'autodétermination et de l'inviolabilité des frontières, je pense qu'il faut réexaminer les choses. Bien clairement, le respect rigoureux du principe de l'inviolabilité des frontières a eu une incidence dans tous les conflits et dans le problème ethnique survenu en ex-Yougoslavie.
Enfin, pour ce qui est de la Tchétchénie, c'est encore une fois une question d'intérêts. Il n'est pas dans notre intérêt national de nous battre contre les Russes à ce stade au sujet de la Tchétchénie. Nos valeurs sont les mêmes concernant ce qui se passe en Tchétchénie et ce qui s'est passé en ex-Yougoslavie, mais notre pays ou notre alliance avec l'OTAN est moins directement menacée dans le cas de la Tchétchénie.
[Français]
Mme Francine Lalonde: Et l'avenir des Balkans?
[Traduction]
M. Graham Green: Je pense que, finalement, la situation se stabilise parce que, malheureusement, les communautés ethniques se regroupent derrière des frontières définies. Nous ne sommes pas d'accord avec cela. Ce n'est pas conforme à nos principes. Il ne devrait pas y avoir de divisions ethniques selon nous. Mais, à moins d'être disposés à envoyer une force militaire massive sur place pour une période indéterminée afin d'obliger les gens à se réconcilier, à vivre ensemble...
Pour faire une analogie entre ce qui s'est passé en Bosnie et la région d'Ottawa, disons que 50 000 personnes auraient été tuées par leurs voisins en trois ans et demi et que 500 000 autres auraient été forcées de déménager d'un bout à l'autre de la ville parce qu'elles parlent anglais ou français ou parce qu'elles sont ou ne sont pas immigrantes. Puis, au bout de trois ans et demi, on dirait à tout le monde: «Oubliez tout ce qui s'est passé et retournez tous vivre dans votre quartier avec ceux à qui vous avez fait du mal ou ceux qui vous ont fait du mal ou qui ont fait du mal à d'autres sous vos yeux». Nous ne le ferions pas, et ce n'est pas réaliste de s'attendre à ce que les gens qui ont vécu ces événements en ex-Yougoslavie puissent effacer le passé en si peu de temps.
M. John Polanyi: J'approuve en grande partie ce que M. Green a dit. Par déformation professionnelle, j'ai du mal à accepter qu'on remette toujours en cause l'intérêt national. Je trouve que c'est un peu rétrograde de revenir tout le temps là-dessus. Tout le monde agit bien sûr dans son intérêt, mais l'intérêt personnel peut être plus ou moins éclairé. L'intérêt national est maintenant défini de plus en plus en termes globaux à mesure que nous prenons conscience que tous les peuples de la planète doivent vivre ensemble.
Je pense que les Canadiens sont prêts à soutenir des actions engagées dans des endroits lointains qu'il ont du mal à situer sur la mappemonde, quand ces actions sont clairement motivées par la paix, la stabilité, la tolérance et la démocratie. Ce n'est pas une interprétation ancienne de l'intérêt national.
Pour ce qui est du recours aux forces terrestres, M. Green a tout à fait raison. Si l'on n'est pas prêt à prendre ce genre de risque, à faire ce genre de sacrifice, on est impuissant. Par contre, il est encourageant de penser que, si on est prêt à le faire, des interventions de cette nature devraient être de moins en moins nécessaires. En effet, si le recours aux forces terrestres représente une menace suffisamment crédible, il pourrait bien ne plus s'avérer nécessaire.
Merci.
Le président: Merci beaucoup.
Monsieur Robinson, essayez encore une fois d'être bref.
M. Svend Robinson: Je serai très bref.
Le président: Pour l'information des membres, c'est une sonnerie d'appel qui nous convoque à une mise aux voix; elle a commencé à retentir à 10 h 46. Elle va sonner pendant une demi-heure et nous partirons donc à 11 h 05, ce qui nous donnera 10 minutes pour nous rendre.
M. Svend Robinson: Je veux revenir sur une des remarques de M. Green, et, en fait, je n'ai qu'une question à poser.
M. Green a parlé de la différence entre la situation en Tchétchénie et au Kosovo, en réponse à une question posée par Mme Lalonde. Je dois dire que sa réponse m'a laissé perplexe, monsieur le président, et j'en ai pris note. Il a dit que le Canada était moins directement menacé en Tchétchénie qu'au Kosovo. Je ne savais pas que le Canada était menacé directement au Kosovo et, si cette menace existe, j'aimerais en entendre parler.
Il peut y avoir d'autres raisons qui expliquent pourquoi le Canada n'aimerait pas intervenir en Tchétchénie, l'une d'elles, et non la moindre, étant que la Russie est une puissance nucléaire, mais je suis un peu surpris qu'on dise que nous sommes moins directement menacés. Je me demande si M. Green pourrait nous fournir des explications à ce sujet.
Mais je vais peut-être aussi poser ma question pour gagner du temps.
Le président: Ce n'était pas une question?
Des voix: Oh, oh!
M. Svend Robinson: Désolé, mon autre question s'adresse aussi bien à M. Green qu'à M. Polanyi. J'aimerais savoir ce que vous penser de ce qu'ont laissé entendre un certain nombre de personnes, dont des témoins, à savoir que les bombardements au Kosovo et en Serbie étaient inutiles parce que les conditions finales de l'entente qui a mis fin aux bombardements auraient très bien pu être acceptables pour Milosevic avant les frappes aériennes.
Je dois dire que je trouve cet argument assez convaincant moi-même, quand nous examinons certains des éléments clés de l'accord de juin. Il est vrai qu'il n'engage pas les troupes de l'OTAN officiellement, mais plutôt une force de l'ONU, une force multinationale. Il n'inclut pas les dispositions de l'annexe B concernant l'accès à tout le territoire yougoslave, qui serait assez difficile à faire accepter par Milosevic ou tout autre leader politique en Yougoslavie. Et, ce qui est très important, il ne fait pas référence à un référendum.
Donc, on soutient que si ces offres avaient été faites à Rambouillet et si elles avaient été acceptées, on aurait pu éviter d'énormes pertes de vie des deux côtés. Je me demande si les témoins pourraient faire un commentaire là-dessus.
M. Graham Green: Je vais simplement répondre rapidement à la question sur la menace pour le Canada.
Ce que je voulais dire, c'est que, si le conflit s'était étendu à tout le sud de l'Europe et avait engagé nos partenaires de l'OTAN—la Grèce ou la Turquie, ou ces deux pays—, nous aurions été obligés comme pays signataire du traité de l'Organisation de nous porter à la défense de l'un ou l'autre pays, par exemple. Ainsi, la possibilité pour nous d'être directement entraînés dans une guerre incontrôlable était beaucoup plus importante dans cette région.
• 1050
Nous n'avons aucune obligation découlant de traités à l'égard
des territoires entourant la Tchétchénie. C'est tout simplement ce
que je voulais dire à ce sujet. La décision ne nous aurait pas
appartenu étant donné que nous avons signé le traité de l'OTAN.
Sur l'autre sujet, je pense que vous avez raison. Pour ce qui est du premier accord de Rambouillet, il y avait des conditions qui étaient inacceptables. Mais je ne suis pas convaincu que l'une ou l'autre partie, les Albanais de souche ou les Serbes, voulait vraiment négocier un accord qui soit acceptable et réalisable. Il convient de le souligner maintenant, et il est vrai qu'il y a eu des dispositions plus modérées.
De plus, je pense que l'annexe B était inacceptable, parce qu'elle donnait à l'OTAN le droit de se déplacer à sa guise sur tout le territoire yougoslave. Mais on aurait pu négocier cela, et je ne pense pas que les parties étaient vraiment prêtes à le faire.
M. John Polanyi: Je ne considère pas que c'est un précédent. Je vois les choses plutôt comme M. Havel l'a expliqué quand il s'est adressé à la Chambre des communes. Pour moi, il s'agit d'une intervention qui a été motivée par des impératifs humanitaires.
Je suis d'accord avec Svend Robinson pour dire que l'accord de Rambouillet n'était peut-être pas très habile, très bien organisé, ni très bien réfléchi. Des erreurs ont été commises. On aurait vraiment pu faire mieux. Toute la question devrait faire l'objet d'une enquête publique, comme le serait toute action militaire importante. Mais je ne suis pas surpris que des erreurs aient été commises. L'histoire des interventions militaires nationales n'a que 150 ans et, 150 ans plus tard, les forces militaires font toujours des erreurs. Ce n'est tout de même pas une raison pour les condamner ou les démanteler. Certes, nous devrions essayer de faire mieux.
Le président: Merci.
Madame Carroll.
Mme Aileen Carroll: Merci monsieur le président.
J'aimerais poser une question à M. Green.
J'ai conservé un de vos articles publié au moment du débat sur le Kosovo. N'ayez crainte, vous restez très fidèle à vous-même ce matin.
M. Graham Green: Mes patrons seront heureux de l'entendre.
Mme Aileen Carroll: L'article s'intitule «The war to end all humanitarian wars», et vous terminez en disant en substance:
-
Le message envoyé aux autres dictateurs et tyrans ailleurs dans le
monde sera tout le contraire de ce qui était prévu quand l'opération
de l'OTAN au Kosovo a commencé. Au lieu de faire savoir que des
violations flagrantes aux droits de la personne ne seront pas
tolérées, on montrera que nous n'avons simplement pas le courage de
nous battre pour nos valeurs.
En expliquant ce matin la différence entre les intérêts et les valeurs d'un État souverain, vous êtes resté fidèle à ce que vous aviez dit. J'aimerais savoir si tous les États souverains défendent... Et j'aimerais ajouter que, d'après mes études, ils ne le font pas toujours de façon immorale. La moralité peut être un aspect. Mais, si c'est le facteur déterminant, quel est l'effet de vos conclusions sur le programme d'action pour la sécurité humaine de Lloyd Axworthy?
M. Graham Green: Cela revient à la question de la soutenabilité de l'intervention internationale. Quel prix sommes-nous prêts à payer pour atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés au départ? Nous avons été durement mis à l'épreuve en Bosnie et au Kosovo quant à savoir jusqu'à quel point nous étions prêts à subir des pertes ou à maintenir nos troupes sur le terrain. On a constamment attaqué nos troupes, les troupes de l'ONU en Bosnie, pour essayer d'inciter l'ONU à se retirer pour que les combats se poursuivent.
Il y a une limite aux raisons que la population canadienne est prête à accepter pour laisser nos soldats prendre une part active aux combats. C'est ce dont il s'agit... Bien sûr, tout cela est déterminé par nos valeurs. Nos intérêts sont sûrement façonnés par nos valeurs. Mais nos valeurs ne se transposent pas nécessairement dans tous les conflits qui surviennent dans le monde.
• 1055
Si c'était le cas, nous serions très présents en Sierra Leone
actuellement, ou nous l'aurions été l'an dernier. Nous le serions
aussi au Congo. Nous aurions envoyé une présence militaire au
Timor-Oriental avant que la violence n'éclate après le référendum,
parce que les incidents survenus étaient prévisibles; nous pouvions
les prévoir. Nous savions que l'armée indonésienne n'était pas en
mesure de les réprimer et allait peut-être y participer et, pourtant,
nous n'étions pas prêts à envoyer des militaires là-bas pour empêcher
la violence et nous battre.
Donc, selon moi, si les parties à un conflit se rendent compte que nous ne sommes pas vraiment prêts à engager toutes les ressources nécessaires pour participer à un conflit, nous n'atteindrons pas nos objectifs politiques, parce qu'ils vont trouver un moyen de faire traîner les choses ou d'entraver nos actions jusqu'à ce que nous décidions de repartir. Je pense que c'est ce qui rend la situation plutôt moins que plus stable.
Mme Aileen Carroll: Je suis d'accord avec vous. À certains égards, je suis d'accord avec ceux qui disent que les Forces armées canadiennes ne sont pas en mesure de se déployer ou de se ravitailler une fois sur place. Nous devons faire beaucoup plus pour accroître nos forces armées si nous voulons défendre les intérêts sur lesquels repose notre politique internationale.
J'ai une dernière question. Quand vous dites que nous ne pouvons pas continuer de tout faire pour tout le monde partout dans le monde, est-ce votre interprétation de ce qu'on appelle la politique de puissance discrète que le Canada applique maintenant?
M. Graham Green: Je pense que nous devons être capables de jouer un rôle là où nous pouvons apporter quelque chose.
Par exemple, les Australiens dirigent la mission de la force internationale au Timor-Oriental. Les Américains dirigent celle qui se trouve dans la péninsule coréenne et jouent un rôle de premier plan au Moyen-Orient pour maintenir les voies de navigation ouvertes. En Afrique, les Nigériens jouent aussi un rôle de premier plan dans certaines interventions internationales. Quant à l'Afrique du Sud, elle peut peut-être être en mesure de jouer un rôle plus important à l'avenir.
Nous devons pouvoir jouer un rôle crédible et utile là où nous décidons d'intervenir. En essayant de participer à toutes les missions, nous finissons par ne rien faire de bon. À moins de pouvoir prouver que nous pouvons engager les ressources qui sont nécessaires pour aider à désamorcer la situation—et il faut avoir de meilleures ressources militaires pour cela—les autres ne seront pas obligés d'adopter notre programme d'action pour la sécurité humaine. Je pense que c'est une politique valable à suivre, mais seulement si nous pouvons jouer un rôle utile, et ainsi en convaincre d'autres de faire la même chose.
Mme Aileen Carroll: Merci monsieur Green.
Merci monsieur le président.
Le président: Monsieur McWhinney.
M. Ted McWhinney (Vancouver Quadra, Lib.)): J'aimerais féliciter M. Green. Votre analyse a été faite de façon très rigoureuse en respectant les meilleures traditions du ministère des Affaires étrangères.
À votre connaissance, le ministère des Affaires étrangères du Canada a-t-il discuté de la question?
Comme vous le savez, nous n'avons pas participé aux négociations de Rambouillet mais, pendant les années déterminantes de 1989 à 1991, quand tout le monde savait que la Yougoslavie allait éclater, vous avez indiqué ici que, si vous reconnaissiez les frontières internes qui avaient été redéfinies par Tito pour favoriser le multiculturalisme, vous rejetiez la proposition du Traité de Versailles sur la redistribution de la population pour consolider les frontières.
Vous savez qu'il est question de ces événements dans la biographie autorisée du président Mitterrand comme dans l'autobiographie de Hans Dietrich Genscher qui sont en circulation.
À votre connaissance, y a-t-il eu des discussions à Ottawa? Avons-nous participé à la planification de la politique à ce niveau entre 1989 et 1991, quand ces solutions étaient à l'étude?
M. Graham Green: Nous faisions partie du Conseil de sécurité et j'étais délégué au Conseil de sécurité à New York en 1989 et en 1990, quand ces événements se déroulaient en Yougoslavie, mais la Yougoslavie n'était pas au centre des discussions du Conseil de sécurité à l'époque. En fait, la Yougoslavie était membre du Conseil de sécurité en 1988 et en 1989.
Le Canada a été l'un des premiers à proposer une intervention internationale en ex-Yougoslavie. C'est le premier ministre Mulroney qui a incité notre ambassadeur, Yves Fortier, à soulever la question auprès du président du Conseil de sécurité en septembre 1991 et à offrir d'envoyer des casques bleus. À l'époque, le premier ministre avait dit que, si le Conseil de sécurité des Nations Unies décidait d'envoyer des gardiens de la paix, le Canada jouerait un rôle important, et c'est ce qui a beaucoup contribué à faire respecter la position du Canada.
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Pour certains, le Canada aurait dû comprendre que, comme la
Yougoslavie était un membre fondateur du mouvement des pays non
alignés, et comme le conflit se passait à l'intérieur des frontières
du pays, la situation n'était pas du ressort du Conseil de sécurité.
Le premier ministre était d'avis que nous ne pouvions plus rester
spectateurs, que le Conseil de sécurité devait s'en mêler et que, si
on envoyait une force de maintien de la paix, le Canada y
participerait. Ce furent des interventions très importantes de la part
du Canada.
Nous avons aussi joué un rôle important dans l'élaboration de l'opération de maintien de la paix des Nations Unies. Nous avons eu des problèmes une fois épuisées toutes les mesures traditionnelles de maintien de la paix qui n'avaient pas fonctionné. Nous n'avions plus d'autres nouvelles idées à proposer. C'est à ce moment-là que nous nous sommes retirés du processus de décision; c'est aussi la raison pour laquelle nous avons été exclus du groupe de contact et que nous n'avons pas participé à la prise de décisions importantes au sujet du Kosovo.
Le président: M. Polanyi voulait ajouter quelque chose à cette réponse.
M. John Polanyi: Monsieur le président, juste avant que vous leviez la séance, j'aurais quelque chose à ajouter relativement à cette dernière question, un point c'est tout.
Le président: Pourquoi ne pas le faire maintenant?
M. Ted McWhinney: Je pourrais poser les deux autres questions. Cela ne prendra pas beaucoup de temps.
Le président: D'accord.
M. Ted McWhinney: La même question que j'avais soulevée relativement aux options légales de rechange. Nous avons eu beaucoup d'éléments de preuve à cet égard, mais vous avez soulevé la question de l'article 51 et de la légitime défense collective. J'aimerais savoir si, selon vous, cela était considéré à votre époque comme une des options que nous pouvions proposer.
La dernière chose, et c'est beaucoup plus grave, c'est qu'il me semble vous avoir entendu affirmer que nous obtenions une consolidation de fait de nouvelles régions techniquement homogènes par suite de cette terrible épreuve du feu. Est-ce que mon interprétation est correcte? Et la conséquence logique serait-elle une légitimisation de ces frontières, ce qui voudrait dire une séparation de la Bosnie, il s'agissait d'une des propositions, en trois zones—serbe, croate ainsi qu'un protectorat des Nations Unies—de même que l'éclatement du Kosovo?
Il m'a semblé que vous disiez pour ainsi dire qu'il existait un nouvel état de fait qui reconnaît la réalité ethno-culturelle comme l'homogénéité. Ai-je raison de penser ainsi?
M. Graham Green: Pour répondre tout d'abord à votre deuxième question, de fait cela se produit. Je pense que personne ne veut l'admettre. Nous l'appelons catégoriquement une frontière inter-groupes à l'intérieur de la Bosnie, par opposition à une frontière, mais à toutes fins utiles cela devient une frontière entre les deux moitiés de la Bosnie. Et au Kosovo, je crois que c'est un élément de ce qui se profile derrière les divisions à Mitrovica à l'heure actuelle: cette tentative de création d'une situation de fait fondée sur une région dominée par les Serbes au nord et une région dominée par les Albanais du Kosovo au sud qui finira par être acceptée, comme cela devient une réalité en Bosnie.
En ce qui concerne l'article 51, la réponse est non. Au début cela n'a pas été discuté car nous croyions que le Conseil de sécurité pouvait considérer n'importe quoi comme une menace à la paix et à la sécurité internationale et c'est ce qu'il a choisi de faire au tout début. Au bout du compte, comme nous savions que le Conseil de sécurité n'autoriserait pas, si on s'en remettait à lui, une action militaire contre la Serbie au Kosovo, le recours aux alliés de l'OTAN reposait sur ce principe d'une intervention humanitaire. Mais je crois qu'ils auraient pu s'appuyer sur l'article 51 également s'ils avaient choisi de le faire.
Le président: Monsieur Polanyi, très brièvement.
M. John Polanyi: Je voulais simplement éviter d'être traité de façon injuste parce que je ne suis pas un collaborateur attitré d'un journal.
Des voix: Oh, oh!
Une voix: Qu'en est-il d'un Prix Nobel?
M. John Polanyi: On s'en moque!
Il y avait deux questions qui avaient été soulevées par M. Green et par des membres du comité et auxquelles je voulais simplement répondre. Elles portaient sur le coût et sur l'avenir.
Jusqu'où sommes-nous prêts à nous rendre en ce qui a trait à la plate-forme de la sécurité humaine? Beaucoup plus loin que nous l'avons fait. Je veux simplement vous suggérer de repenser aux premiers jours des forces policières locales. Il aurait semblé ridicule alors, il y a 150 ans, à l'époque de Robert Peel, lorsque les deux premiers policiers ont été nommés, de prétendre que toutes les villes de la planète devraient avoir leurs propres forces policières. Eh bien! C'est bel et bien le cas et l'investissement est énorme. Cependant, si l'opération atteint son but, un but honnête, il est possible de convaincre les gens à y souscrire. Je pense qu'il en va de même sur la scène internationale.
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Je veux simplement ajouter que nous manquons sérieusement à notre
devoir alors que nous aurions les moyens de dépenser un peu
d'argent—et par ce nous, j'entends la communauté internationale dont
le Canada fait partie—en n'appuyant pas la police, littéralement les
forces de l'ordre, au Kosovo. Si ce comité recommande haut et fort de
ne pas négliger cet aspect crucial que représente l'instauration de la
paix après ces atrocités, le comité aura rendu un grand service.
Le président: Merci beaucoup, monsieur Polanyi. C'est très utile.
Je vous remercie tous les deux d'être venus ce matin. Nous faisons grand cas de votre compétence et votre point de vue.
M. Svend Robinson: Un bref rappel au Règlement, monsieur le président, avant que vous leviez la séance.
Le président: J'ai une annonce à faire. Nous devions tenir une séance du comité de direction, mais cela semble de moins en possible en raison du désordre qui règne à la Chambre, pour des raisons dont nous ne discuterons pas avec Mme Lalonde. Nous la tiendrons mardi prochain, avant la réunion.
Monsieur Robinson, vous avez un rappel au Règlement?
M. Svend Robinson: Oui. On a demandé aux membres du comité de soumettre des questions destinées aux témoins du gouvernement. Ils comparaissent mardi. Je me demande si on peut nous donner une idée du moment où nous pouvons nous attendre à recevoir des réponses à ces questions.
Le président: Le greffier me dit que nous les aurons demain.
M. Svend Robinson: Elles seront distribuées demain, alors?
Le président: Oui.
M. Svend Robinson: Très bien. Je vous remercie.
Le président: Le comité suspend ses travaux jusqu'à 9 heures, mardi matin.