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INDU Rapport du Comité

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CHAPITRE 8 :

L’INDUSTRIE DES JOURNAUX, UNE DIVERSITÉ D’OPINIONS ET LA LOI SUR LA CONCURRENCE

On ne retrouve dans aucune démocratie libérale occidentale une concentration aussi élevée qu'au Canada dans ce secteur. Cela a des conséquences très graves pour les journalistes, les lecteurs, l’emploi et la démocratie. [Gail Lem, 52:10:35]

Les questions de concurrence sont génériques. On peut appliquer à tous les marchés les mêmes outils analytiques. Les mêmes enjeux analytiques sont présents dans tous les marchés. À mon avis, il n’est pas nécessaire d’adopter une politique sur la concurrence qui s’applique uniquement à telle ou telle industrie. [Donald McFetridge, 44:9:05]

D’après certains observateurs, il ne convient guère que le Comité étudie une industrie particulière ¾ en l’occurrence, l’industrie des journaux ¾ dans le contexte d’un examen de la Loi sur la concurrence, une loi d’application générale. L’étude actuelle a été conçue en juin 1999, bien avant les annonces récentes par Hollinger et Thomson sur les cessions de journaux qu’ils envisagent. Depuis trois décennies, la tendance à une plus grande concentration de la propriété dans ce secteur inquiète de plus en plus les Canadiens. Dans l’intervalle qui s’est écoulé entre la conception de l’étude par le Comité et l’étude elle-même, l’industrie des journaux a été passablement bouleversée. Bien que les annonces faites par Thomson et Hollinger semblent « changer la donne », le résultat final de ces décisions demeurera incertain, du moins jusqu’à ce que des acheteurs éventuels se manifestent. Bien entendu, l’acquisition des journaux en question par une seule entité pourrait susciter encore davantage de préoccupations sur le plan de la concurrence. Le Comité croit que ces « nouvelles donnes » potentielles de même que les problèmes liés à la concentration des journaux continueront d’inquiéter sérieusement les Canadiens. En outre, par suite du développement rapide et généralisé des médias électroniques au cours de la dernière décennie, la nature du débat a considérablement changé depuis les années 1970 et 1980. C’est pourquoi le Comité, dans le contexte de son étude de la Loi sur la concurrence, a décidé d’examiner les liens entre la législation dans ce domaine et le commerce des journaux.

Ces liens sont souvent difficiles à saisir, notamment à cause des considérations particulières qui, selon beaucoup de gens, s’appliquent à l’industrie des journaux. S’il est vrai qu’à un certain niveau on peut dire qu’elle ne se distingue en rien des autres, il importe tout autant de reconnaître le rôle unique que jouent les journaux dans le quotidien de millions de Canadiens, lesquels se fient à cette source pour se forger une opinion sur les questions d’actualité. C’est cette double perception qui rend difficile la relation entre cette industrie et les principes du droit de la concurrence qui se sont dégagés au Canada au cours du dernier siècle.

Diversité d’opinions et concentration de la propriété

Ce n’est pas d’hier que la concentration de la propriété dans l’industrie des journaux suscite des inquiétudes. Comme l’a expliqué un témoin, la question a déjà été abordée :

Au début de 1980, énormément de quotidiens ont changé de main […] cette situation n'a pas favorisé une déconcentration de la presse. Au contraire, un nombre plus restreint de propriétaires allaient désormais posséder tous ces journaux. […] si bien qu'au lieu d'avoir trois chaînes sur le marché, il n'y en avait désormais plus que deux très grosses. En réaction, le gouvernement a nommé une commission royale qui est parvenue à la conclusion évidente que le phénomène de concentration dans la presse canadienne, déjà exceptionnel pour un pays démocratique, allait continuer de prendre de l’ampleur sauf si le Parlement adoptait des mesures préventives. [Tom Kent, 54:15:35]

Le gouvernement de l’époque n’a pas pris de mesures décisives et « l’inévitable s’est produit ». Toutefois, selon M. Kent, « M. Black connaissant des difficultés et le groupe Thomson ayant modifié sa stratégie commerciale, on se trouve face à une nouvelle possibilité de déconcentration de la presse. » [Tom Kent, 54:15:35].

M. Kent n’a pas été le seul à exprimer des préoccupations à cet égard; d’autres témoins y ont fait écho en fournissant des détails :

[En] 1970, les quotidiens indépendants représentaient environ 40 % du tirage des journaux de langue anglaise et 50 p. 100 de celui des journaux de langue française. Aujourd'hui, les journaux indépendants représentent moins de 4 % du tirage des quotidiens de langue anglaise et la chaîne Hollinger de Conrad Black contrôle à elle seule 45,4 p. 100 de ces quotidiens. Cela signifie que près de la moitié des lecteurs et des lectrices de quotidiens au Canada reçoivent leur information de la même source. Trois autres grandes chaînes, soit Québécor Inc., Torstar Corp. et Thomson Corp., contrôlent les 50 p. 100 qu'il reste du tirage des quotidiens de langue anglaise. La situation est semblable sur le marché de langue française car Québécor contrôle près de 45 p. 100 du tirage des quotidiens. À l'échelle régionale, il y a des monopoles aberrants. Dans quatre provinces, un seul propriétaire contrôle toute l'industrie des quotidiens — la famille Irving au Nouveau-Brunswick et Hollinger dans l'Île-du-Prince-Édouard, à Terre-Neuve et en Saskatchewan. [Gail Lem, Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, 52:10:40]

Les effets de la concentration sont le plus marqués à l’extérieur des grands centres urbains :

Au niveau local, la situation est la même. Dans le grand marché métropolitain de Toronto, il existe quatre quotidiens de langue anglaise, ce qui fait de Toronto une des villes les plus dynamiques d’Amérique du Nord sur le plan de la presse écrite. À Montréal, il existe trois quotidiens de langue française et un de langue anglaise. Mais lorsqu’on s’éloigne des grands centres, il n'y a que quelques villes où il y ait vraiment de la concurrence. À part ces sept ou huit villes, les grandes chaînes de journaux ont tout simplement supprimé la concurrence. Elles se sont achetées entre elles ou ont fermé les journaux. [Gail Lem, 52:10:40]

L’une des conséquences évidentes d’une plus grande concentration est que le marché de l’emploi rétrécit pour les journalistes : « Lorsque de grandes chaînes rachètent des journaux, et en particulier quand elles en achètent un grand nombre à la fois, la première chose qui se produit habituellement est que l'on congédie des journalistes. » [Gail Lem, 52:10:40]. Toutefois, l’enjeu ne se limite pas à la perte d’emplois pour les journalistes. La qualité et la quantité de l’information peuvent également en souffrir :

Si vous parlez à un journaliste, vous risquez de découvrir qu'il s'inquiète en silence de l'état du journalisme au Canada ainsi que de l'intégrité et de la qualité de son métier […] Les journalistes parlent de la réduction brutale qu'a connue le contenu des journaux. La gamme des articles dignes d'être publiés est de plus en plus restreinte. Et les ressources consacrées au journalisme d'enquête ont pratiquement disparu. [Gail Lem, 52:10:35]

Bien entendu, le contrôle du contenu rédactionnel devient manifeste lorsque des journalistes sont licenciés, mais l’impact peut être plus systémique :

Les grands patrons prétendent qu'ils n'abusent pas de leurs pouvoirs, qu'ils ne s'ingèrent pas dans les nouvelles et l’opinion […] et au quotidien, c'est grandement le cas. Les patrons de presse sont trop occupés. Cependant, ce sont eux qui choisissent les responsables de leurs journaux. À l’intérieur d’une chaîne de journaux, le moule est coulé. On peut tolérer un peu de dissidence d'un chroniqueur ou deux, mais pour l'essentiel, le groupe représente un point de vue unique. Je crois qu’on pourrait difficilement reprocher à M. Black de ne pas être le maître idéologique de ses journaux, pas moins qu’un autre célèbre Canadien qui, lui, est devenu lord Beaverbrook. [Tom Kent, 54:15:40]

En outre, le phénomène ne se limite pas aux journaux nationaux :

L'expansion des chaînes a également influencé les journaux communautaires. C'est un aspect dont on ne parle pas beaucoup, mais les journaux communautaires appartiennent à Hollinger ou à des filiales d'Hollinger et aux autres grandes chaînes. [Gail Lem, 52:10:40]

Le Bureau de la concurrence et les journaux

Les témoignages présentés au Comité font ressortir deux points de vue diamétralement opposés quant à la façon dont on devrait considérer les journaux. Il y a d’une part celui des journalistes :

Les médias d'information ne sont pas un secteur d'affaires comme les autres. Leur produit a une puissante influence sur les orientations politiques, sociales et économiques. Cela demeure vrai malgré les efforts déployés ces dernières années par les propriétaires de médias et les éditeurs de journaux pour prendre leur distance par rapport à cette influence, peut-être afin de justifier leur recherche du profit au détriment de la qualité du journalisme. [Gail Lem, 52:10:35]

D’un autre côté, M. Gaston Jorré, chef de la Direction des fusionnements au Bureau de la concurrence, souligne l’uniformité de l’approche du Bureau, laquelle ne varie pas pour l’industrie des journaux :

La Loi sur la concurrence est une loi d'application générale. Donc, les principes fondamentaux et l'approche fondamentale appliqués aux journaux sont les mêmes que pour toute autre industrie. Quand un fusionnement est projeté, quelle que soit la taille des entreprises, il doit obligatoirement nous être déclaré. Le premier critère que nous utilisons est de savoir si le fusionnement provoquera une baisse sensible de la concurrence. [Gaston Jorré, 43:11:10]

Essentiellement à caractère économique, l’analyse du Bureau porte avant tout sur la publicité. À l’instar de la télévision, les journaux sont d’abord un véhicule pour la publicité, de loin leur principale source de revenu. D’un point de vue commercial, le principal produit d’un journal est donc l’audience qu’il crée pour les annonceurs, son premier client n’étant pas, comme on pourrait le supposer, le lecteur, mais plutôt l’annonceur. Par conséquent, la question essentielle à trancher pour le Bureau est de savoir comment une transaction proposée influerait sur le tarif de publicité exigé. Et pour y répondre, il faut connaître le marché.

De façon générale, la publicité se répartit en deux catégories. Il y a d’une part la publicité « nationale » ou « d’image », qui cherche à promouvoir une marque et vise une audience non régionale. On pourrait citer à cet égard (en prenant le Globe and Mail comme exemple) les annonces placées régulièrement par des compagnies comme Harry Rosen (vêtements pour hommes) ou Dell Computers. Le second type d’annonce vise à promouvoir les ventes au détail; cette publicité ciblera de préférence une audience locale en annonçant une vente particulière dans un magasin particulier situé à tel ou tel endroit. Il est donc évident que le marché pour la publicité dans les journaux peut être local ou national, tout dépendant du produit ou, plus exactement, du consommateur visé par l’annonceur.

Dans quelle mesure une transaction proposée risque-t-elle d’influer sur les tarifs de publicité exigés par les journaux? Cela dépend largement de l’emprise du journal sur le marché, laquelle n’est pas seulement fonction du nombre de journaux vendus, par exemple Le Droit par rapport au Journal de Montréal. D’autres facteurs entrent dans l’équation, y compris la disponibilité de produits de substitution. Si un journal local augmente son tarif, l’annonceur peut décider de passer à un autre média ¾ la télévision, la radio, les panneaux publicitaires, les circulaires ou Internet. La possibilité d’opter pour un autre média dépend dans une large mesure de ce qu’il en coûtera à l’annonceur. En ce sens, le « coût » est évalué de façon large; il ne s’agit pas uniquement des frais additionnels du nouveau média, mais également de l’efficacité avec laquelle ce dernier permet à l’entreprise de cibler ses consommateurs. Un repli des ventes résultant du changement entrerait également dans les « coûts de substitution ». Bien entendu, la transition peut être avantageuse ¾ par exemple, un marchand d’autos usagées pourrait trouver plus profitable d’annoncer dans l’Auto Trader que dans l’Ottawa Citizen. Par contre, un détaillant de produits électroniques n’aurait peut-être pas de telles solutions de rechange à sa disposition. Des études démographiques montrent que certaines catégories de personnes ont tendance à préférer certains médias. Entre autres, les diplômés d’université sont plus susceptibles de lire le Globe and Mail ou le National Post que le Sun. D’autres groupes démographiques peuvent privilégier les périodiques, la télévision, la radio ou Internet comme source d’information. Par exemple, des études de marché indiquent que le Sun est le journal préféré des hommes de 18 à 25 ans qui ont reçu une instruction secondaire. Il s’ensuit qu’un annonceur dont le produit s’adresse à ce groupe peut avoir très peu d’autres possibilités, même dans un marché en apparence concurrentiel comme celui de Toronto, une ville comptant quatre grands quotidiens.

Ces quelques considérations font ressortir à quel point il peut être complexe d’analyser les médias d’information du point de vue de la concurrence. On constate également que le Bureau base son analyse sur des éléments quantifiables, par exemple : de combien le tarif doit-il augmenter avant qu’il y ait substitution? La situation se corse lorsqu’on veut appliquer la Loi sur la concurrence dans le contexte du contenu rédactionnel. Comment peut-on attacher un prix à la diversité de ce contenu? Comment peut-on chiffrer la manière dont un changement à la direction d’un journal influe sur l’opinion publique?

Objectifs de la Loi sur la concurrence

L’article 1 de la Loi sur la concurrence énonce pour cette dernière les objectifs suivants :

La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, d’améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, de même que dans le but d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits.

Le commissaire actuel et ses prédécesseurs ont toujours soutenu que le mandat du Bureau ne s’étendait pas au contenu rédactionnel. Un représentant du Bureau l’a exprimé ainsi :

S’il y a un changement de propriété, celui-ci peut avoir divers effets sur la politique rédactionnelle, entre autres, mais cela ne va pas changer la nature du marché concurrentiel local. Vous n’aviez qu’un journal avant et vous n’en n’aurez qu’un après. Par contre, il y aura naturellement un problème si, par exemple, il y a deux journaux dans une ville et que le propriétaire de l’un deux décide d’acheter l’autre. Donc, nous n’examinons pas en particulier le contenu rédactionnel ou l’orientation rédactionnelle d’un journal sous l’angle de la politique de la concurrence. [Gaston Jorré, 43:11:05]

Certes cela ne peut être mis en doute, mais il faut en même temps reconnaître que, à tout le moins, la concentration croissante de la propriété suscite des préoccupations légitimes concernant la diversité rédactionnelle. La question est la suivante : la politique de la concurrence peut-elle y changer quelque chose?

De façon générale, les quelques témoins qui ont comparu devant le Comité étaient d’accord avec la conclusion à laquelle est parvenue la Commission Kent en 1981, c'est-à-dire que la législation sur la concurrence ne constitue peut-être pas la meilleure façon de réglementer la propriété des journaux :

La Campagne appuie la recommandation de la Commission Kent voulant que soit adoptée une loi distincte sur les journaux, qui imposerait de rigoureuses limites à la propriété et comprendrait des mécanismes encourageant une plus grande diversification des propriétaires canadiens. [David Robinson, Campagne pour la liberté de presse et de diffusion, 53:15:45]

En l’absence d’initiatives propres à l’industrie, cependant, des témoins ont fait valoir que certaines modifications à la Loi sur la concurrence permettraient au Bureau de répondre aux préoccupations exprimées. Le plus souvent, on suggérait d’élargir les objectifs de la Loi :

À partir des lois existantes — la législation britannique sur les fusions et les monopoles — on pourrait modifier la Loi sur la concurrence de manière à donner au Bureau de la concurrence le pouvoir de tenir compte des répercussions des fusions et acquisitions envisagées sur l'industrie des journaux, c'est-à-dire non seulement sur la concurrence entre les entreprises, mais aussi sur la diversité de la rédaction. [David Robinson, 53:15:50]

Et

Pour déterminer si un projet de fusion dans l'industrie des journaux empêche ou réduit la concurrence, le Bureau de la concurrence devrait examiner non seulement les intérêts commerciaux mais également l'intérêt public. Je sais que cela est une proposition inhabituelle. Il faudrait alors tenir compte des répercussions sur la diversité des sources des nouvelles et informations que ces journaux fournissent à la population canadienne. [Gail Lem, 52:10:55]

On a aussi suggéré d’étendre la portée de l’examen du Bureau, afin qu’il puisse examiner l’impact d’une acquisition proposée sur les marchés de l’emploi :

Le Bureau de la concurrence, lorsqu'il examine les fusions et les acquisitions dans le secteur de la presse, ne devrait pas s'intéresser uniquement, comme il l'a fait jusqu'ici, à la concurrence qui concerne les recettes publicitaires, mais également à l'effet que de telles fusions peuvent avoir sur le marché du travail. En effet, lorsqu'il n'y a qu'un employeur, si vous êtes au chômage, vous n'avez guère d'options quand vous cherchez à travailler pour quelqu'un d'autre. [David Robinson, 53:15:50]

 

Et

Notre deuxième recommandation, qui constitue elle aussi un changement important mais qui se justifie pleinement dans le climat actuel, est que, dans l'intérêt d'une presse libre et équitable, le Bureau de la concurrence tienne compte des répercussions sur les emplois et les ressources des salles de nouvelles lorsqu'il tente de déterminer si un projet de fusion dans l'industrie des journaux risque de réduire la concurrence. [Gail Lem, 52:10:5-55]

Les observateurs reconnaissent que la mise en œuvre de ces recommandations aurait de vastes retombées et impliquerait un réaménagement important des idées conventionnelles au sujet de la concurrence :

J'estime que la concurrence est un bien fondamental dans une société comme la nôtre. Pour les moyens de production et l'ensemble du système économique, la concurrence est très importante. Mais il y a des situations spéciales — et peut-être ailleurs que dans les médias — où l'essentiel de la concurrence ne se joue pas au niveau de la vente, de la publicité et des finances, mais sur le plan de la réflexion et de l'ouverture sur les affaires publiques, l'essence même de la démocratie. [Tom Kent, 54:16:45]

M. Kent et d’autres témoins voudraient élargir les objectifs de la Loi sur la concurrence afin de permettre la prise en compte de ce qu’il est convenu d’appeler le « capital social » :

Soyons une communauté de communautés. Il est très important, au Canada, de puiser le maximum dans notre diversité communautaire […] La Loi sur la concurrence est un instrument tout prêt que nous pourrions utiliser ici, maintenant, très vite —moyennant des modifications que je qualifierais de mineures, un élargissement de portée qui permettrait de profiter d'une conjoncture favorable à la diversification. Je pense surtout, ici, à des journaux communautaires. Il est important de favoriser la propriété par les collectivités plutôt que par les grandes sociétés. [Tom Kent, 54:16:45]

Enfin, M. Kent a évoqué devant le Comité les conséquences de l’inaction :

Il y a 20 ans, je pensais qu’il faudrait une loi distincte, mais aujourd'hui, vous avez la possibilité de faire tout cela dans le cadre de la Loi sur la concurrence. Si vous ne le faites pas, il se produira la même chose qu'en 1980, c'est-à-dire que ces journaux seront vendus à d'autres grandes sociétés et il n'y aura aucune amélioration sur les plans de la concurrence et de la diversité. [Tom Kent, 54:16:45]

Deux approches

On peut procéder de deux façons pour inclure dans les objectifs en question des considérations liées au « capital social » : 1) inclure directement dans la Loi des dispositions « sur mesure » pour les journaux; ou 2) investir le ministre du Patrimoine canadien de la décision finale d’approuver ou de rejeter une fusion ou une acquisition selon des critères différents de ceux énoncés dans la Loi.

La première méthode, consistant à modifier la Loi existante, soulève de sérieuses difficultés conceptuelles. Tout au long des audiences, les témoins n’ont cessé d’insister sur le fait qu’il s’agit d’une loi « cadre », c’est-à-dire qu’elle s’applique à l’industrie de façon générale. Pour la plupart, ils ont souligné l’importance de préserver l’application générale de la Loi, et ils jugeaient qu’on ferait fausse route en établissant des dispositions spéciales pour une industrie quelconque, fût-elle aussi importante que celle des journaux sur le plan culturel.

Une autre difficulté inhérente à cette démarche serait son impact sur l’analyse du Bureau, laquelle, comme on l’a indiqué plus haut, est de nature économique et suppose ¾ dans toute la mesure du possible — la quantification du comportement des marchés. Prévoir celui-ci, même à l’aide des modèles analytiques les plus perfectionnés, est loi d’être une science exacte. Selon toute évidence, les questions « sociales », comme celle de savoir de quelle façon un journal contribue à la solidarité de la collectivité ou favorise le pluralisme politique, sont intrinsèquement inquantifiables :

L'intérêt que présente pour le public une vigoureuse concurrence entre les quotidiens ne peut pas être quantifié en dollars et en cents. Il a trait au nombre et à la qualité des voix indépendantes qui peuvent s'exprimer. [David Robinson, 53:15:55]

En définitive, il n’existe tout simplement pas de modèle analytique permettant d’exprimer des concepts sociaux de manière objective et significative. Or pour mettre en cause une opération proposée, le commissaire doit fournir une analyse convaincante et objective des retombées attendues sur les marchés. S’il voulait élargir les objectifs de la Loi de façon à prendre en compte de telles considérations, le Canada devrait effectuer un changement complet de paradigme; il devrait s’écarter de l’approche analytique utilisée à l’heure actuelle par les autorités antitrust partout dans le monde et adopter un modèle plus holistique non plus fondé sur des données économiques, mais sur les disciplines de la psychologie, de la sociologie et de la science politique.

Une autre option serait d’adopter un modèle hybride incorporant une analyse classique antitrust de même qu’une « analyse holistique ». Cette option comporterait-elle aussi des difficultés. Lequel des deux facteurs aurait le plus de poids? L’économique ou le social? De quelle façon le Tribunal évaluerait-il le bien-fondé des arguments des parties quant aux répercussions sociales de l’opération?

Enfin, il importe de reconnaître qu’un élargissement des objectifs de la Loi créerait un risque très réel de compromettre les objectifs initiaux. Lawson Hunter, ancien directeur du Bureau, a évoqué les dangers qu’il y a à « aller trop loin » :

C’est une loi d’application générale, ce qui en fait un instrument très grossier. De ce fait, il s’agit d’un instrument très discrétionnaire. Il confère énormément de pouvoir aux responsables de la réglementation […] Je pense qu’il vous faut en tenir compte lorsque vous considérez les pouvoirs et les attributions correspondant à ce poste. [Lawson Hunter, 46:9:25]

Avec cet unique instrument, le commissaire a la responsabilité de réaliser et de mettre en balance les objectifs de la Loi. À l’occasion, ces objectifs entrent en conflit ¾  par exemple, il peut s’avérer impossible dans certains cas de « stimuler […] l’efficience » et d’assurer « à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer ». Compte tenu des difficultés que pose la conciliation des objectifs actuels de la Loi, on fait valoir que leur élargissement ferait de celle-ci non plus un instrument grossier de politique économique, mais un instrument grossier de politique économique et sociale, et qu’en fin de compte aucun des deux aspects ne serait traité adéquatement.

La deuxième méthode ¾ créer des dispositions spéciales dans d’autres lois ¾  offrirait l’avantage de préserver l’intégrité de la Loi actuelle. Au moins deux modèles existent déjà dans la législation. En vertu du premier, l’article 47 de la Loi sur les transports au Canada, le gouverneur en conseil « peut, par décret, sur recommandation du ministre et du ministre responsable du Bureau de la politique de concurrence, prendre les mesures qu’il estime essentielles à la stabilisation du réseau national des transports ou ordonner à l’Office de prendre de telles mesures […] ». Pour pouvoir invoquer cet article, le gouverneur en conseil doit estimer : a) qu’une perturbation extraordinaire de la bonne exploitation continuelle du réseau national des transports ¾  autre qu’un conflit de travail ¾  existe ou est imminente; b) que le fait de ne pas prendre un tel décret serait contraire aux intérêts des exploitants et des usagers du réseau national des transports; et c) qu’aucune autre disposition de cette loi ou d’une autre loi fédérale ne permettrait de corriger la situation et de remédier à des dommages ou de les prévenir. Le paragraphe 47(7) est déterminant; il stipule en effet que « le présent article et les mesures prises sous son régime l’emportent sur la Loi sur la concurrence ». Le pouvoir d’examen du commissaire peut donc être suspendu par décret du gouverneur en conseil. De la même manière, si on apporte les modifications législatives voulues, le ministre du Patrimoine canadien pourrait suspendre l’examen par le commissaire d’une opération proposée.

Il existe une variation sur ce thème qui constitue un précédent, à l’article 224 de la Loi sur les banques, en vertu duquel le ministre des Finances doit consentir aux fusions. De même, le ministre du Patrimoine canadien pourrait avoir le « dernier mot » pour ce qui est d’approuver ou de refuser une transaction proposée relativement aux journaux.

Ces deux modèles posent des difficultés reliées au conflit d’intérêts. La presse est généralement perçue comme le « chien de garde » de la démocratie, donc en rivalité avec le gouvernement dans la mesure où elle force les représentants élus à rendre des comptes au public. Investir un ministre de la Couronne du pouvoir d’intervenir de façon aussi marquée dans ce type d’opérations serait vraisemblablement perçu comme de l’ingérence politique.

Restrictions à la propriété étrangère

En raison des restrictions imposées à la propriété étrangère, les journaux ne constituent pas un marché libre au Canada :

[Il y a] au Canada des restrictions quant à la propriété. Elles contribuent sans aucun doute à la concentration. Quand il existe des restrictions à la propriété dans une industrie, qu’il s’agisse des journaux, des télécommunications ou de la télédiffusion, etc., vous risquez d’avoir moins de joueurs dans le marché que si vous aviez un accès illimité. [Konrad von Finckenstein, 43:10:10]

En juin 1999, on a transféré du ministre de l’Industrie au ministre du Patrimoine canadien le pouvoir d’examiner les investissements étrangers dans les industries culturelles. Les journaux étant un bien culturel, l’investissement étranger dans ce secteur est donc sujet à examen par le ministre du Patrimoine canadien. Dans le cas des livres, un autre bien culturel, il existe des règlements distincts en application de la Loi sur Investissement Canada qui limitent la propriété étrangère. Les firmes de l’industrie du livre ¾ éditeurs, grossistes et détaillants ¾ doivent être contrôlées par des Canadiens, tant du point de vue légal (50 % plus un du capital-actions en circulation) que de facto. Toutefois, la Loi sur Investissement Canada n’impose pas de telles limites en ce qui concerne la propriété étrangère des journaux.

Mais il existe bel et bien des limites à la propriété des journaux, qui se concrétisent par le truchement de la Loi de l’impôt sur le revenu. Conformément à l’article 19 de cette loi, on peut déduire les coûts des annonces dans un journal dans la mesure où celui-ci appartient dans une proportion d’au moins 75 % à des Canadiens, ce qui revient effectivement à imposer une limite de 25 % à la propriété étrangère.

En vertu de l’ALENA (qui reprend les dispositions de l’ALE), on ne pourrait assouplir cette limite sans modifier l’orientation générale du traité en ce qui touche la capacité du Canada de protéger ses industries culturelles. Si l’on décidait de rendre l’article 19 de la Loi de l’impôt sur le revenu plus restrictif (p. ex. en faisant passer à plus de 75 p. 100 l’obligation de propriété canadienne des journaux aux fins de la déductibilité des annonces), les É.-U. pourraient engager une procédure conformément à l’ALENA.

Selon toute évidence, le traitement fiscal fondé sur le lieu de résidence des propriétaires érige une barrière devant toute entreprise étrangère désireuse d’une participation accrue dans un journal canadien. Certains investisseurs, par exemple, pourraient vouloir un investissement majoritaire ou rien du tout.

Mais l’élimination des obstacles à la propriété étrangère ne suscite guère l’enthousiasme :

Les éditeurs américains font beaucoup de lobbying pour faire modifier la Loi de l’impôt sur le revenu […] En fait […] ce n’est pas en ouvrant l’industrie à la propriété étrangère que nous sortirons de ce dilemme. Échanger une chaîne canadienne pour une chaîne américaine non seulement n’améliorera en rien la situation, mais pourrait compromettre davantage l’étoffe culturelle du Canada, qui, je crois que nous le savons tous, est déjà mise à rude épreuve. [Gail Lem, 52:10:50]

M. Kent considère que la propriété étrangère est préférable à celle d’une société canadienne tentaculaire :

La prise de contrôle par les Américains […] serait bien sûr nettement mieux que si la seule autre solution consistait à permettre à un nouveau géant canadien de dominer les médias […] mais cette solution serait nettement moins intéressante qu'un retour à la diversification de la propriété canadienne […] alors je serais d'accord pour qu'on ouvre la porte à une propriété étrangère diversifiée, ce qui serait préférable à la solution consistant à remettre les quotidiens dans les mains d'une seule grande société, sous prétexte qu'elle est canadienne. [Tom Kent, 54:15:45]

Néanmoins, compte tenu des restrictions actuelles, la question ¾ en particulier depuis les annonces de Thomson et d’Hollinger ¾ demeure : qui va acheter les journaux? D’après un témoin :

Le fait que la propriété des journaux soit concentrée entre quelques personnes ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’acheteur. Cela signifie simplement que les grandes chaînes disposaient de moyens suffisants pour s’emparer de cette propriété et de l’influence qui l’accompagne. Ce n’est pas parce que personne ne voulait acheter des journaux très rentables. C’est parce qu’il n’y avait pas de loi pour l’empêcher. [Gail Lem, 52:10:50]

On a proposé comme solution de faire le nécessaire pour neutraliser l’influence des grandes chaînes :

Le Bureau de la concurrence [devrait envisager] d’exiger que le vendeur mette en vente ses journaux sur une base individuelle et non en groupe, pour qu’ils puissent être achetés par d’autres intérêts que les grands conglomérats et pour éviter que seules les grandes chaînes aient les moyens de les acquérir. [Gail Lem, 52:10:55]

Toutefois, les témoins n’étaient pas tous d’accord avec ce point de vue. « [Il y a un] problème sur le plan pratique. Comme les deux groupes Thomson et Hollinger se trouvent en même temps sur le marché, la demande risque d'être faible par rapport à l'offre. » [Tom Kent, 54:15:45].

Au lieu de prescrire directement qui peut être propriétaire d’un journal ou offrir de l’acquérir, on a aussi proposé de restructurer les stimulants fiscaux :

Le gouvernement devrait envisager d’offrir certains encouragements pour favoriser la propriété locale. Nous croyons que les entreprises médiatiques sont différentes des autres entreprises, et que l’intérêt public est en jeu, par opposition aux intérêts financiers et concurrentiels […] Cela pourrait peut-être se faire […] grâce à des dégrèvements fiscaux ou à d’autres mesures qui encourageraient la propriété locale par opposition à l’expansion des chaînes. [Mike Bocking, Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, 52:11:35]

M. Kent était d’accord pour dire qu’avec les bons incitatifs, de nouveaux acheteurs pouvaient se manifester :

Je pense qu'il y a bien des gens qui, dans le genre de conditions que j'ai formulées et moyennant de solides encouragements fiscaux, aimeraient beaucoup acheter les journaux en tant que groupes mais pas nécessairement à titre de particuliers. Des coopératives de crédit, des fonds de travailleurs et toutes sortes d'autres institutions pourraient acheter des actions dans les journaux locaux. Le désir de posséder des journaux locaux a été ravivé. [Tom Kent, 54:15:50]

Autres propositions

Comme il est manifestement difficile de concilier les deux angles d’approche de l’industrie des journaux, des témoins ont suggéré d’autres moyens d’assurer la reddition des comptes et la diversité de la propriété. Par exemple, une proposition avait trait particulièrement aux membres des comités de rédaction :

Une notion revient assez souvent, et c’est qu’au sein du comité de rédaction, la direction du journal ne devrait pas être seule représentée. Un représentant des journalistes et un représentant de la collectivité devraient en faire partie, pour que le journal s’intéresse à d’autres besoins que ceux de la direction du journal. [Gail Lem, 52:11:40]

Une autre variation proposée sur le même thème serait d’établir « un organisme devant rendre des comptes à la population, qui pourrait enquêter sur les plaintes, présenter ses constatations dans des rapports publics, ordonner des mesures de réparation, etc. » [Gail Lem, 52:11:40].

Comme il ne doit pas y avoir apparence d’ingérence politique, M. Kent préférerait qu’on modifie la Loi sur la concurrence :

J'aurais été très inquiet qu'on transforme le processus que je recommande, ou tout autre processus du genre, en une démarche échappant au Tribunal de la concurrence pour relever d'une décision ministérielle. Dans un tel cas, on ne pourrait éviter de donner l'impression que la décision pourrait être influencée parce qu'on n'aime pas M. Black ou quelqu'un d'autre. Ce n'est certainement pas ce que nous voulons. […] la force de [la Loi sur la concurrence] réside dans le fait qu'il s'agit d'une démarche, d'un processus quasi-judiciaire. Il est très important de s'en tenir à cela dans le cas des médias. Ainsi, il serait beaucoup plus simple d'utiliser la Loi sur la concurrence que de mettre en oeuvre un processus entièrement nouveau. [Tom Kent, 54:16:30]

Ayant examiné les différents aspects du problème à la lumière des témoignages reçus jusqu’à maintenant, le Comité ne souscrit pas à l’idée de créer des dispositions spéciales touchant l’industrie des journaux dans l’actuelle Loi sur la concurrence. Tout en reconnaissant que la concentration de plus en plus grande de la propriété dans les médias suscite des préoccupations légitimes, le Comité est d’avis que la Loi sur la concurrence ne constitue pas l’instrument approprié pour prendre la mesure de ces préoccupations et y apporter des solutions. Selon le Comité, il y a lieu :

16. Que le gouvernement du Canada, par l’intermédiaire du ministère du Patrimoine canadien et d’autres ministères, continue de débattre et d’étudier, en consultation avec les intervenants, les questions de la diversité de la propriété dans l’industrie de la presse écrite et des autres médias d’information.