MAINTIEN D'UN SYSTÈME UNIQUE
Chapitre 16 La télévision par satellite au Canada, marché noir et gris
Comme il est indiqué au chapitre 8, l'intérêt et la demande à l'égard des services de télévision par satellite augmentent régulièrement depuis quelques années. Les diffuseurs par satellite au Canada comptent maintenant 1,7 million sur un total de 2,8 millions de tous les clients de la télévision numérique, soit plus de 60 %1. Le CRTC autorise deux fournisseurs à fournir des services de télévision directe à domicile par satellite. Bell ExpressVu, le plus grand des deux, compte environ 1 million de clients. Star Choice, qui appartient à Shaw Cable, compte environ 700 000 clients2. En tout, plus de 2 milliards de dollars ont été investis dans la prestation de services par satellite par les actionnaires de Bell ExpressVu et de Star Choice3.
En général, les Canadiens attribuent à l'accès à une plus grande diversité de canaux leur motivation principale pour choisir le service par satellite. En outre, dans certaines régions rurales, l'accès à la câblodistribution est difficile, voire impossible, ce qui rend le service par satellite attrayant et, parfois, le seul choix4.
Bell ExpressVu et Star Choice utilisent une technologie un peu différente et par conséquent, ils ne sont pas compatibles l'un avec l'autre, mais les deux systèmes sont également compatibles avec les téléviseurs actuels et ceux utilisant la nouvelle technologie numérique5. Par conséquent, le service satellitaire auquel le consommateur canadien souscrira revient à choisir entre ces deux compagnies canadiennes. Aucune autre compagnie nord-américaine n'est autorisée par licence à offrir des signaux satellitaires aux Canadiens.
A. La technologie
La technologie satellitaire et de radiodiffusion permet à un télédiffuseur de transmettre un signal à un satellite situé en orbite, qui retransmet le même signal sur une grande partie de la surface terrestre (« empreinte » du signal). La technologie permet de transmettre un signal directement à tout endroit muni d'un appareil récepteur de signal — d'où le terme « télévision directe à domicile ».
Pour protéger la valeur commerciale des services de télévision par satellite, les signaux sont encodés ou embrouillés par le diffuseur. Pour être reçus d'une façon intelligible, les signaux doivent être décodés ou désembrouillés. Pour recevoir ces signaux, le téléspectateur doit s'abonner au canal ou aux canaux qui offrent ces signaux. Après que le téléspectateur a acheté le matériel nécessaire et payé un droit, le radiodiffuseur lui donne une forme d'autorisation unique au décodeur des abonnés qui lui permet de recevoir les signaux.
Ceux qui s'abonnent à ExpressVu ou à Star Choice et qui possèdent un système de décodage de télévision directe à domicile par satellite ExpressVu ou Star Choice sont autorisés à décoder les signaux de la programmation encodée faisant partie de l'abonnement transmis par ExpressVu ou Star Choice et à regarder les émissions auxquelles ils sont abonnés.
Des services semblables sont offerts aux États-Unis. DirecTV et EchoStar détiennent une licence de la U.S. Federal Communications Commission (FCC) et sont autorisés à posséder leurs propres signaux encodés de la programmation présentée aux États-Unis. En vertu des règles de la FCC, ces signaux américains ne peuvent pas être reçus légalement à l'extérieur des États-Unis.
Cependant, les signaux satellitaires transmis par les radiodiffuseurs ne reconnaissent pas les frontières. Comme l'empreinte peut couvrir une grande région, elle peut s'étendre sur des parties de deux pays indépendants ou plus, comme le Canada et les États-Unis. Le décodeur et la clé appropriés permettent de recevoir les signaux provenant d'un pays dans un autre.
B. Application des lois existantes
L'action conjuguée de trois lois fédérales gouverne la façon dont les signaux satellitaires sont distribués légalement au Canada : la Loi sur la radiocommunication et dans une moindre mesure, la Loi sur la radiodiffusion et la Loi sur le droit d'auteur.
En vertu de l'article 9 de la Loi canadienne sur la radiocommunication, « il est interdit [...] de décoder, sans l'autorisation de leur distributeur légitime ou en contravention avec celle-ci, un signal d'abonnement ou une alimentation réseau ». Aux fins de cette loi, un distributeur légitime est une « personne légitimement autorisée, au Canada, à transmettre un signal d'abonnement ou une alimentation réseau, en situation d'encodage, et à en permettre le décodage »6. Cela signifie un détenteur d'une licence du CRTC — c'est-à-dire Bell ExpressVu et Star Choice. Les contrevenants à l'article 9 sont passibles d'une peine d'emprisonnement ou d'une amende maximale de 75 000 $.
Au paragraphe 2 (1) de la Loi sur la radiodiffusion le terme « radiodiffusion » est défini ainsi : « Transmission, à l'aide d'ondes radioélectriques ou de tout autre moyen de télécommunication, d'émissions encodées ou non et destinées à être reçues par le public à l'aide d'un récepteur, à l'exception de celle qui est destinée à la présentation dans un lieu public seulement ».
L'article 3 de la Loi sur la radiodiffusion constitue le fondement de la politique de radiodiffusion canadienne, qui a une claire orientation culturelle. L'article stipule que le système est « un service public essentiel pour le maintien et la valorisation de l'identité nationale et de la souveraineté culturelle » (3(1)b)). L'article énumère également plusieurs objectifs d'expansion précis du système de radiodiffusion en général et des radiodiffuseurs en particulier aux alinéas (3(1)d) à t). L'article stipule aussi que le système de radiodiffusion canadien constitue un système unique qui doit être surveillé et réglementé par un seul organisme public autonome (3(2)).
Enfin, la Loi sur le droit d'auteur accorde aux radiodiffuseurs un droit dans les signaux de communication qu'ils transmettent, ce qui leur accorde le droit unique de retransmission (sous réserve des exceptions du paragraphe 31(2)) et, dans le cas d'un signal de communication télévisée, de le transmettre moyennant le paiement d'un droit. La Loi interdit la réception non autorisée de signaux qui viole le droit d'auteur.
C. Pourquoi le marché gris existe-t-il?
Comme il est mentionné ci-dessus, un nombre croissant de Canadiens s'abonnent aux services de télévision par satellite afin de recevoir un plus grand nombre de canaux. Toutefois, malgré l'accès à plus de 350 canaux avec le système Bell ExpressVu par exemple, des Canadiens préfèrent obtenir des signaux satellitaires provenant de fournisseurs américains parce qu'ils offrent un plus grand choix et une plus grande sélection. Par exemple, même si Bell ExpressVu offre un bon nombre de canaux américains dans ses « bouquets satellitaires », le canal populaire HBO n'en fait pas partie. On dit à peu près la même chose à propos du manque de choix au Canada de programmes linguistiques et religieux, qui sont plus nombreux dans les services américains. Puisque le caractère légal de l'obtention de signaux satellitaires américains au Canada n'a pas été précisé avant la décision d'avril 2002 de la Cour suprême du Canada7, cette pratique était appelée « marché gris » pour évoquer l'ambiguïté de la loi sur la question. Depuis avril 2002, ce marché est indéniablement illégal au Canada.
À titre d'exemple du choix offert par les systèmes satellitaires du marché gris, un témoin a expliqué au Comité « les raisons pour lesquelles 99 % des Latino-Américains qui regardent aujourd'hui la télévision au Canada passent par le marché gris8 ». Le choix est certainement une question importante :
Grâce au marché gris, ils peuvent facilement s'abonner à 26 chaînes de langue espagnole afin de voir des émissions dans leur langue maternelle et de suivre ce qui se passe dans le pays où ils sont nés. Pour cette raison, les réseaux de télévision par satellite aux É.-U. sont commercialisés très ouvertement dans la communauté latine. Les vendeurs ont des sites Internet et passent des pleines pages de publicité dans les journaux communautaires. Vous trouverez ces publicités dans ma trousse d'information. On trouve l'équipement nécessaire dans de nombreux bars et restaurants de langue espagnole. Ils sont vendus dans les sous-sols d'église après la messe du dimanche et sont offerts en prix dans les tombolas9.
Ce comportement n'est pas exceptionnel. Une visibilité commerciale et des pratiques semblables se retrouvent dans les communautés arabes, grecques et russes. Le message des communautés ethniques est le même à l'échelle du Canada : si les entreprises de câblodistribution et satellitaires ne veulent pas nous servir dans notre langue, nous achèterons nos services ailleurs. La même chose se produit au sud du 49e parallèle où des Américains s'abonnent à Bell ExpressVu pour avoir accès aux canaux canadiens, à la télévision en langue française et aux matches de hockey.
À l'heure actuelle, il y a quatre stations étrangères de langue hispanophone détenant une licence de catégorie 2 du CRTC, mais aucune n'est actuellement distribuée par satellite ici10. C'est pour cette raison qu'un témoin a affirmé au Comité qu'il :
... aimerait que le CRTC adopte des règles plus souples pour permettre la retransmission au Canada de canaux satellitaires étrangers. À mon avis, cela n'affaiblit pas l'identité culturelle canadienne tout au contraire, cela permet l'amélioration, l'enrichissement et le renforcement de l'identité culturelle canadienne11.
Ces commentaires et témoignages contrastent avec la déclaration de M. Michael Wernick, sous-ministre adjoint, Développement culturel, ministère du Patrimoine canadien :
Je n'ai pas l'impression que les Canadiens tiennent absolument à avoir des services satellites américains, s'ils en ont la possibilité. Bien au contraire. C'était intéressant avant 1995, parce qu'il n'y avait rien de tel au Canada. Maintenant il y a deux de ces services. En quatre ans, le nombre d'abonnés aux services satellites a atteint un million et la croissance se poursuit12.
Pour sa part, le CRTC a indiqué très clairement qu'il ne tolère pas les activités des marchés noir et gris :
Au contraire, le Conseil est extrêmement préoccupé par les activités des fournisseurs du marché gris et noir et par l'effet néfaste de ces activités sur le système canadien de radiodiffusion. Il fera donc tout en son pouvoir pour limiter ce genre d'activités. Le Conseil signale à cet égard que dans Bell ExpressVu Limited Partnership c. Richard Rex et autres, la Cour suprême du Canada a déclaré que les activités du marché gris et noir allaient à l'encontre des dispositions de la Loi sur la radiocommunication13.
D. Comment fonctionne le marché gris?
Les vendeurs de systèmes satellitaires du marché gris vendent des systèmes de décodage à diffusion directe américains aux clients canadiens qui désirent s'abonner à la télévision satellitaire américaine. Comme les règles de la Federal Communications Commission (FCC) n'autorisent pas la réception des signaux américains à l'extérieur des États-Unis, ces vendeurs donnent aux consommateurs canadiens des adresses postales américaines et ensuite communiquent avec les radiodiffuseurs américains au nom de leurs clients canadiens et établissent un compte et un abonnement légitimes aux services de télévision satellitaire américains. Une fois le matériel acheté, tous les droits d'abonnement payés et l'autorisation de décoder les signaux de télévision obtenue, les clients canadiens peuvent recevoir la télévision satellitaire américaine.
Le marché noir et le marché gris
On appelle communément systèmes du « marché gris » les systèmes satellitaires fournissant des signaux américains à diffusion directe aux consommateurs canadiens. Toutefois, il existe une distinction entre les systèmes du « marché noir » et les systèmes du « marché gris ». Dans un système du marché noir, les services de programmation et les signaux sont volés par divers moyens dans le but de contourner le fonctionnement du système d'autorisation. Par exemple, on obtiendra une copie illégale d'une carte d'accès légitime ou le code d'une personne ou d'un négociant agissant illégalement. Cette carte illégale permet ensuite à l'utilisateur muni du matériel de réception de recevoir les signaux de télévision par satellite sans les payer. Les signaux volés (ou « piratés » comme on dit parfois) peuvent être des signaux américains non autorisés ou des signaux canadiens autorisés volés au moyen d'une carte à puce piratée ou copiée ou par d'autres moyens techniques. Dans le cas des signaux piratés, le radiodiffuseur n'a pas autorisé la prestation de ses services à ce « client » en particulier et n'est pas rémunéré comme il se doit pour le service. Il s'agit donc de vol. C'est comme pirater le système téléphonique pour accéder à un service téléphonique gratuit plutôt que de payer les droits mensuels. Les systèmes satellitaires du marché noir et les signaux piratés sont tout à fait illégaux et constituent une forme de vol.
Dans les systèmes du marché gris, par contre, les services de programmation proviennent d'un fournisseur de service qui n'est pas autorisé à fournir ces services sur ce territoire en particulier, comme ceux qui sont autorisés par licence à fournir des signaux aux États-Unis, mais pas au Canada. Dans ce cas, les services sont payés et le radiodiffuseur est rémunéré comme il se doit pour ces services. Toutefois, on a trouvé un subterfuge : on utilise une fausse adresse à un casier postal aux États-Unis, ce qui donne l'impression que la personne reçoit les signaux à titre de résident du territoire que le fournisseur de service a le droit de desservir légalement de par sa licence.
Il est important de noter que dans ce scénario, les consommateurs canadiens paient le plein montant pour les services satellitaires américains qu'ils reçoivent. Avant que cette question ne soit tranchée par la Cour suprême du Canada en avril 200214, la légalité des systèmes du marché gris n'était pas déterminée, à cause des décisions contradictoires en cour de première instance sur l'interprétation à donner à l'interdiction de la réception des signaux non autorisés énoncée à l'alinéa 9(1)c) de la Loi sur la radiocommunication. Depuis la décision de la Cour suprême, il ne fait plus de doute que les systèmes du marché gris sont illégaux au sens de la Loi sur la radiocommunication.
Estimation de la taille du marché noir et du marché gris
Le marché noir et le marché gris des signaux satellitaires américains existent parallèlement aux deux fournisseurs de signaux satellitaires autorisés du Canada. D'après un témoin, « la concurrence non autorisée des satellites de radiodiffusion directe américains du marché noir et du marché gris, ou SRD, constitue pour nous un problème aigu qui va s'aggravant »15. Un autre témoin reprend ce point de vue en faisant remarquer que la présence des services satellitaires dans les marchés noir et gris en diffusion directe a augmenté, plutôt que de diminuer, et qu'elle continue de menacer notre système de radiodiffusion16.
On reconnaît qu'il est difficile de mesurer l'envergure précise du marché noir et du marché gris17, mais d'après une enquête de l'Association canadienne de télévision par câble, « il y aurait de 520 000 à 700 000 ménages canadiens qui reçoivent des services de SRD américains non autorisés »18. Ce chiffre est confirmé par les estimations de Bell ExpressVu, qui situent à 600 000 les utilisateurs de diffusion directe par satellite américain non autorisés19. Le nombre d'utilisateurs non autorisés correspond à peu près au nombre de clients légitimes de Star Choice, représentant de ce fait une troisième option, bien qu'illégale, pour les consommateurs de télévision par satellite au Canada.
L'enquête de l'Association canadienne de télévision par câble mettait l'accent sur l'incidence de l'utilisation autorisée et non autorisée des signaux satellitaires dans la région du sud-ouest de l'Ontario à la fin de février et au début de mars 200220. Elle a révélé qu'un ménage sur cinq dans cette région reçoit des services satellitaires et que sur ces 20 %, entre 22 et 28% sont des utilisateurs qui pourraient être non autorisés21, du fait qu'ils ne pouvaient pas donner le nom de leur fournisseur. Cela représente entre 4,5 % et 5,7 % du marché du sud-ouest de l'Ontario22. Le rapport indique qu'en raison de difficultés relatives à la mesure des marchés illégaux et gris, il est probable que ces données sont inférieures au nombre réel d'utilisateurs non autorisés dans la région étudiée23. L'étude conclut qu'au moins 28 035 ménages utilisent des services satellitaires non autorisés dans la région24.
En transposant ces données à l'échelle nationale, l'enquête émet des réserves. Elle laisse d'abord entendre que les estimations fondées sur la recherche dans le sud-ouest de l'Ontario sont probablement prudentes, et qu'elles sous-représentent probablement le nombre total d'utilisateurs non autorisés25. De plus :
Il y a peu de raisons de croire que l'incidence de l'utilisation non autorisée des signaux satellitaires varie grandement dans les régions anglophones du Canada. Il est probable toutefois que l'incidence pourra différer dans le Canada francophone, particulièrement au Québec, où la demande de service de langue anglaise est inférieure. Cette demande inférieure au Québec peut être compensée par l'incidence plus élevée de l'utilisation non autorisée des fournisseurs de service canadiens qui dispensent tous les services de langue française disponibles26. [Traduction]
Compte tenu de ces hypothèses et de ces réserves, l'enquête situe le nombre total des utilisateurs de satellite non autorisés à l'échelle nationale entre 475 864 et 715 269 ménages27.
Proximité des États-Unis
Plusieurs témoins ont signalé au Comité que l'utilisation non autorisée de signaux satellitaires était plus importante dans les régions proches de la frontière canadoaméricaine :
La vente de décodeurs pour les antennes paraboliques du marché gris ou du marché noir est très prospère au Nouveau-Brunswick à cause de la proximité de la frontière américaine. Ce phénomène ne se limite pas à l'Ontario28. [Traduction]
Ce point de vue est repris par la plupart des témoins :
Mais en même temps que nous faisons tous ces investissements et que nous prenons ces engagements à l'égard de la province, les diffuseurs de l'autre côté de la frontière, comme nous l'avons vu, nous enlèvent nos clients. Par exemple, dans le dépliant publicitaire de Saint-John de la semaine dernière, parmi les dix annonces de systèmes satellitaire à vendre, sept étaient des systèmes américains avec cartes HU destinées aux marchés noir et gris29.
Et :
Nous trouvons que le problème est beaucoup plus aigu dans le sud-ouest de l'Ontario. Ce n'est pourtant pas une région éloignée du pays. Ce sont des régions très populeuses, mais très près de la frontière américaine. Les vendeurs traversent la frontière avec cet équipement en toute impunité. Rien ne restreint l'entrée des antennes paraboliques au Canada. Elles sont ensuite vendues dans des magasins et puis les gens achètent des cartes au magasin du coin. Nous avons tenté l'expérience pour voir à quel point ce serait facile. Ce n'est pas illégal de vendre ces cartes. Pas plus qu'il n'est illégal d'acheter les antennes paraboliques30.
Et :
Plus la région desservie se trouve à proximité de la frontière américaine, plus les pertes sont élevées. Par exemple, à Estevan, qui n'est qu'à quelques minutes de la frontière américaine, nos pertes sont beaucoup plus élevées qu'à Yorkton, notamment. Mais ces pertes sont importantes. Je crois qu'on a eu raison de dire que les gens visionneront ce qu'ils veulent, et que toute restriction — par définition — encouragera un bon nombre d'entre eux à se tourner vers le marché noir ou le marché gris. Nos clients, tout au moins dans notre région, ont tendance à se rebiffer lorsqu'on essaie de leur dire ce qu'ils peuvent regarder à la télé. Alors, ils essaient simplement de contourner le système canadien de radiodiffusion31.
Plusieurs témoins ont également observé que les marchands du marché gris s'annoncent ouvertement et ne tentent pas de cacher leurs activités :
Des détaillants vendent maintenant ouvertement des appareils permettant de pirater les émissions distribuées par les SRD américains. Ils se parent d'une certaine légitimité en se donnant des marques de commerce comme DIRECTV et EchoStar. Bien souvent, les consommateurs ne savent pas qu'ils ont affaire à un service illégal. Parfois, le prix demandé est tellement bas qu'on ne peut tout simplement pas refuser l'offre32.
Et :
Dans un article de journal récent, un analyste du marché a estimé qu'il y a 3 000 satellites de télévision du marché gris, sans parler de ceux du marché noir dans la seule région de la capitale. Cela représente près de 10 % des foyers de Fredericton. Ce n'est plus un secret à Moncton, Bathurst ou ailleurs. Les gens parlent ouvertement et librement de la disponibilité des satellites du marché noir33.[Traduction]
Le coût des marchés noir et gris
Le coût estimé des marchés noir et gris au Canada est élevé :
La présence au Canada de cette autre industrie de diffusion non autorisée nuit considérablement au secteur de la radiodiffusion autorisée. La part de marché que s'est appropriée cette industrie parallèle entraîne des pertes de revenu annuelles d'environ 325 millions de dollars pour les entreprises de distribution de radiodiffusion canadiennes, ou EDR. Chez ces 600 000 ménages, l'exposition à des émissions canadiennes est minime ou inexistante. Pas de Radio-Canada, pas de TQS, pas de TSN.
Les diffuseurs canadiens perdent des recettes publicitaires et la part des frais des abonnés qui leur revient. Les fonds canadiens de production perdent chaque année 16 millions de dollars de contributions directes des EDR et perdent aussi une part des contributions des diffuseurs. Cette baisse de financement pour les producteurs d'émissions entraîne une baisse des revenus que ces émissions pourraient générer à l'étranger ainsi qu'une diminution des débouchés pour les artistes. Bref, les Canadiens perdent ainsi des emplois.
En d'autres termes, ces concurrents non autorisés compromettent l'embauche dans notre industrie et mettent en péril les milliards de dollars que nous avons investis dans l'infrastructure et la programmation. Enfin, et cette conséquence n'est pas la moindre, ils sapent le fondement même de la politique qui sous-tend notre industrie de la radiodiffusion34.
Et :
D'autres radiodiffuseurs, vendeurs de satellite au détail, producteurs cinématographiques et magnétoscopiques, écrivains, acteurs, compositeurs et tous ceux dont l'emploi au Canada est compromis par le vol de signaux satellitaires croient que l'utilisation des systèmes non autorisés, qu'il s'agisse de marché noir ou de marché gris, ne devrait pas être tolérée au Canada35.
Cet argument a été souvent repris par d'autres témoins de l'industrie :
Monsieur le président, l'ensemble du système de radiodiffusion canadien souffre des répercussions du marché noir, étant donné que les commerçants de services par satellite entraînent les abonnés en leur offrant une technologie qui leur permet de contourner le système. Cela signifie au bout du compte que les artistes, techniciens, producteurs, radiodiffuseurs et distributeurs canadiens se voient priver de plus en plus de revenus.
Des études menées par l'industrie démontrent que les services par satellite du marché noir pourraient coûter chaque année près de 400 millions de dollars ou plus au système de radiodiffusion canadien en perte de revenus. Cet argent pourrait être utilisé pour produire un programme solide et créer des emplois pour les Canadiens et Canadiennes partout au pays.
Il ne s'agit pas là d'un petit problème insignifiant. Nos études révèlent que le marché noir se compare à la deuxième plus importante société canadienne de services par satellite. C'est, pour ainsi dire, comme si les provinces de l'Atlantique se retiraient complètement du système de radiodiffusion canadien36.
Et :
Comme nous l'avons indiqué l'année dernière, les services par satellite du marché noir ont pris de l'ampleur et desservent environ 500 000 à 600 000 abonnés. Soyons clairs : ces activités du marché noir détournent les abonnés canadiens en leur présentant une offre très alléchante — un service gratuit. Ce phénomène a des répercussions sur les créateurs, radiodiffuseurs, titulaires de droits et distributeurs, puisque nous perdons ces abonnés au profit d'un concurrent invisible qu'il nous est impossible de concurrencer. Le gouvernement et l'industrie doivent agir sans plus tarder pour remédier à cette situation37.
Statut juridique des systèmes satellitaires du marché gris
Le 26 avril 2002, la Cour suprême du Canada a jugée illégale la réception de signaux satellitaires du marché gris au Canada. La Cour a reconnu tout particulièrement que l'article 9 de la Loi sur la radiocommunication interdit le décodage de tout signal satellitaire encodé, à une exception près. Elle fonde sa décision sur les principes de l'interprétation des lois et sur l'examen du langage utilisé par le législateur dans la création de la disposition, et sur les objectifs généraux et du régime réglementaire de la radiodiffusion au Canada.
La Cour soutient que la Loi sur la radiocommunication interdit l'activité de décodage d'un signal d'abonnement encodé et que l'interdiction porte ainsi sur le côté réception de la radiodiffusion39. Cette interdiction s'applique au décodage de tout signal encodé, sauf lorsque la personne qui reçoit le signal en a reçu l'autorisation d'un distributeur légal. Ici, la Cour est très claire et déclare que si aucun distributeur légal n'existe pour accorder une telle autorisation, l'interdiction générale doit demeurer.40 Les seules parties qui ont le droit légalement de distribuer les signaux au Canada — donc de donner leur autorisation — sont celles qui détiennent une licence du CRTC à cette fin, Bell ExpressVu ou Star Choice. Par conséquent, la réception des signaux satellitaires provenant des diffuseurs américains par les résidents canadiens au moyen de systèmes du marché gris contrevient à la loi au Canada.
Pour renforcer l'idée que l'alinéa 9(1)c) de la loi crée une interdiction absolue de tout décodage, suivie d'une exception limitée, la Cour suprême a examiné plus largement l'ensemble des régimes réglementaires des télécommunications et de la radiodiffusion au Canada. Elle juge que la Loi sur la radiocommunication et la Loi sur la radiodiffusion fonctionnent ensemble dans le cadre d'un seul système de réglementation. De l'avis de la Cour, la Loi sur la radiodiffusion témoigne d'une orientation culturelle non équivoque. Ainsi, le libellé de la Loi sur la radiocommunication, pris dans le contexte des objectifs de la Loi sur la radiodiffusion, s'inscrit dans le sens des objectifs de la politique de radiodiffusion en encourageant les radiodiffuseurs à se conformer au processus réglementaire avant de pouvoir donner leur autorisation de décoder leurs signaux et de percevoir des droits d'abonnement. Pourquoi, a demandé la Cour, le Parlement parlerait-il de propriété canadienne, de production canadienne, de contenu canadien en radiodiffusion pour ensuite laisser la porte ouverte à une radiodiffusion étrangère non réglementée pour éclipser tout cela? À quelle fin l'aurait-il fait41?
Enfin, cette interprétation particulière protège les détenteurs de droit d'auteur et complète le système réglementaire de la Loi sur le droit d'auteur. Une interdiction absolue du décodage est accordée sauf lorsque l'autorisation par la personne qui détient les droits légaux de transmettre et d'autoriser le décodage du signal inclut la protection des détenteurs du droit d'auteur de l'émission même, puisqu'elle interdit la réception non autorisée des signaux qui violent le droit d'auteur.
Incidences
Une des grandes préoccupations soulevées par cette décision est la crainte que des centaines de milliers de Canadiens qui ont des systèmes satellitaires du marché gris soient vulnérables à des accusations au criminel parce qu'ils contrevenaient à la Loi sur la radiocommunication. Il convient de se rappeler que ces systèmes ont été achetés de façon légitime et que tous les droits d'abonnement américains ont été payés en entier. Étant donné que la Loi prévoit des peines d'emprisonnement et de fortes amendes pour quiconque enfreint la Loi, de nombreuses personnes craignaient qu'on frappe à leur porte, que la police leur rende visite et que leur matériel satellitaire soit confisqué. En fait, cet argument a été examiné par un conseiller juridique des vendeurs de systèmes satellitaires du marché gris à l'audition de cet appel par la Cour suprême.
Toutefois, la Cour n'était pas convaincue qu'un tel scénario allait survenir. Le langage utilisé par la Cour à ce sujet est éloquent et il est utile de le reproduire et de l'examiner en détail.
D'abord, la Cour a indiqué qu'elle n'était pas persuadée que ceci jouait un rôle important dans le processus d'interprétation42. Autrement dit, elle était d'avis qu'il s'agissait d'une question secondaire au fondement de cet appel, qui portait plutôt sur la façon de bien interpréter le texte de l'alinéa 9(1)c). La Cour a ajouté ce qui suit :
De toutes façons, je ne crois pas qu'il soit exact d'insinuer que la décision rendue dans cet appel aura pour effet de marquer comme criminel chaque résident canadien qui s'abonne à des services de radiodiffusion DTH américains et qui les paie. L'infraction au criminel se situant à l'alinéa 10(1)b) exige que les circonstances « donnent à penser que l'un ou l'autre est utilisé en vue d'enfreindre l'article 9, l'a été ou est destiné à l'être » [souligné dans l'original] et permet une défense basée sur « une excuse légitime ». En outre, le paragraphe 10(2.5) stipule que « Nul ne peut être déclaré coupable de l'infraction visée aux alinéas 9(1)c) [...] s'il a pris les mesures nécessaires pour l'empêcher »43. [Traduction]
Autrement dit, avant cette décision, la légalité de l'appartenance et de l'utilisation des systèmes satellitaires du marché gris était remise en question — c'est pour cette raison que la question a été soumise à la Cour suprême du Canada — et il est impossible de criminaliser une activité qui n'est pas clairement criminelle. Comme il existait des réserves légitimes quant à savoir si cette activité était en infraction de la loi, il serait impossible de dire qu'antérieurement à la date de la décision (le 26 avril 2002), ceux qui obtenaient ou utilisaient les systèmes le faisaient en vue d'enfreindre l'article 9 de la Loi sur la radiocommunication. Si vous ne saviez pas que le matériel était carrément illégal, vous n'aviez pas l'intention de l'utiliser en vue d'enfreindre la Loi. Ce raisonnement s'applique jusqu'à la date du jugement, car la loi sur ce point est maintenant claire.
Pour conclure sur ce point, la Cour a indiqué que « puisqu'il n'est ni nécessaire ni approprié de s'étendre sur le sens de ces dispositions hors du contexte factuel, je vais éviter de le faire »44. Cela signifie que comme cet appel portait précisément sur la question de l'interprétation législative, les aspects de la loi portant sur la responsabilité criminelle et les sanctions seront examinés ultérieurement, lorsque les faits et le contexte des cas les soulèveront directement.
Un autre aspect de cette question de la criminalisation se résume ainsi : vendeurs ou propriétaires du système de marché gris? D'après le libellé de la Loi sur la radiocommunication, il s'agit des deux. Les paragraphes 10(1)b) et 10(2.1) créent des infractions punissables par voie de déclaration sommaire de culpabilité pour quiconque fournit le matériel en vue d'enfreindre l'article 9 [vendeurs] et [gras ajouté] pour quiconque contrevient à l'alinéa 9(1)c) [propriétaires/utilisateurs de décodeurs]. Encore une fois, quant aux effets de cette décision, la prudence du langage employé semble indiquer qu'il serait invraisemblable qu'une poursuite soit intentée contre les propriétaires.
Le cas des vendeurs pourrait être tout autre, toutefois. Les distributeurs de signaux satellitaires canadiens et d'autres ont constamment maintenu qu'ils cherchent à poursuivre les vendeurs plutôt que les utilisateurs finaux. Par exemple, M. David McLennan, président-directeur général, Bell ExpressVu a indiqué au Comité :
Quant aux mesures à prendre pour remédier au problème que posent les marchés gris et noir, il faut d'abord appliquer ces mesures dans les points de vente des produits. C'est le point de départ. Pour revenir à la décision ... [de] la Cour suprême, je crois qu'elle jouera un rôle important dans la répression des abus45.
Mme Janet Yale, présidente et directrice générale, Association canadienne de la télévision par câble, abonde dans le même sens :
Vous avez tout à fait raison; c'est une bataille de relations publiques très difficile à remporter, et c'est l'une des raisons pour lesquelles nous considérons que la solution ne consiste pas à condamner les personnes qui ont acheté les antennes paraboliques. S'il y a de la publicité dans les journaux qui invite le public à acheter ces antennes et à acheter ces cartes, les gens partent naturellement du principe que s'il n'était pas acceptable de les acheter, alors elles ne seraient pas à vendre. Donc, notre solution n'est pas de punir les consommateurs qui achètent ces cartes mais de cibler ceux qui les vendent.
Deuxièmement, nous tâchons de faire comprendre au public qu'il s'agit de vol, pur et simple. Cela équivaut au vol à l'étalage, parce que ceux qui ont créé ce produit ne sont pas indemnisés. Donc, nous devons pratiquement créer les victimes de ce crime et signaler aux gens qui sont les véritables victimes, c'est-à-dire les artistes et les créateurs canadiens, ce qui signifie des emplois au Canada, sinon hier, alors certainement demain46.
Le Globe and Mail publiait l'article suivant le lendemain de la décision :
L'industrie de la radiodiffusion, le gouvernement et la GRC indiquent qu'ils cibleront les vendeurs commerciaux de décodeurs plutôt que le propriétaire d'antenne parabolique ou l'abonné de services satellitaires américains. Nous visons tout d'abord les négociants. Nous n'avons pas l'intention de déterrer la liste des abonnés, a déclaré Ian Gavanah, vice-président de Bell ExpressVu47.
Cette position a été reprise par l'agent des relations avec les médias de la GRC, le caporal Benoît Desjardins. Il a déclaré que la GRC poursuivait son enquête sur le marché gris en s'intéressant surtout aux personnes ou aux compagnies qui fonctionnaient illégalement à une échelle commerciale48. C'est cette démarche — concentrer sur l'activité du vendeur plutôt que sur le propriétaire d'antenne parabolique — qu'ont systématiquement adoptée les responsables de l'application de la loi et les responsables de l'industrie canadienne du satellite au cours des mois qui ont suivi la décision de la Cour suprême49.
E. Le « marché gris inverse »
Il est important de noter qu'il existe un « marché gris inverse », quoique beaucoup moins important, dans l'importation de signaux satellitaires canadiens aux États-Unis. Les signaux de télévision canadiens sont recherchés par les Canadiens vivant aux États-Unis et qui désirent recevoir des émissions canadiennes qui ne sont pas offertes par les radiodiffuseurs américains. La Soirée du hockey de la SRC en est un bon exemple.
Toutefois, il est tout aussi illégal de recevoir des signaux satellitaires canadiens sans autorisation à des adresses américaines que de recevoir des signaux satellitaires américains sans autorisation à des adresses canadiennes. Aux termes des licences de la FCC américaine, aucun fournisseur de signaux satellitaires canadiens n'est autorisé à diffuser des signaux aux États-Unis. Mais le désir de recevoir des émissions canadiennes aux États-Unis a donné lieu au soi-disant « marché gris inverse ». Le fonctionnement de ce marché est très semblable à celui du marché gris canadien qui utilise les signaux satellitaires américains. Le Comité a entendu parler d'un site Web qui faciliterait l'accès et la connexion avec des services satellitaires canadiens à partir des États-Unis :
Sur un site Web de Plain, au Wisconsin, un article intitulé «The Canadian Solution: An economical way of providing a vast improvement in the quality and quantity of TV & radio signals to your home», préconise une solution canadienne, une façon économique d'améliorer la qualité et la quantité des signaux de radio et de télévision qu'on peut capter chez soi; il propose de réduire les coûts d'abonnement et d'améliorer la réception des émissions de radio-télévision de Radio-Canada. Ce site donne un lien avec Bell ExpressVu, Star Choice et ainsi de suite50.
On propose ensuite un numéro de téléphone 1-800 aux utilisateurs éventuels.
L'utilisation d'un numéro 1-800 est importante. Les abonnés légaux aux services satellitaires légaux au Canada composent un numéro 1-800 pour activer le service. Ce numéro n'est normalement accessible qu'au Canada, mais le Comité a appris que cet obstacle était facilement surmonté par un système de transfert d'appel. Les utilisateurs éventuels du marché gris inverse composent d'abord un numéro 1-800 différent — basé au Canada, mais accessible partout en Amérique du Nord — et cet appel est ensuite acheminé à partir d'un lieu canadien à un numéro accessible au Canada seulement51. Cela contourne la contrainte géographique qui restreint le numéro de téléphone au Canada. Les abonnés au marché gris inverse canadien paient alors leur service satellitaire canadien avec une carte de crédit délivrée par une banque canadienne, ce qui crée l'apparence d'un service fourni au Canada.
Devant la preuve de cette pratique, les fournisseurs de signaux satellitaires canadiens ont nié connaître l'existence du site Web faisant la promotion de l'accès aux signaux satellitaires canadiens aux États-Unis ou le service d'activation du signal par transfert d'appels. M. David McLennan, président-directeur général de Bell ExpressVu, a déclaré : « Nous n'avons pas le droit de commercialiser notre signal aux États-Unis », et « ... nous nous gardons bien d'offrir sciemment notre service aux États-Unis52 ». Au sujet du site Web et du système de transfert d'appels, M. McLennan a ajouté : « Non [je ne suis pas au courant], de toute manière, ce n'est pas quelque chose qui se fait chez ExpressVu53 ». Il a précisé qu'en plus d'exercer de fortes pressions pour la détection des services satellitaires du marché gris au Canada et la prise de poursuites, sa compagnie a été la plus agressive au Canada pour lutter contre le marché gris inverse54.
Un membre du Comité a dit souhaiter d'autres éléments de preuve de l'engagement de Bell ExpressVu à mettre fin à l'activité du marché gris :
Je voudrais vous dire quelque chose à titre personnel, mais également peut-être au nom des autres membres du Comité. Si vous parveniez à me convaincre, peut-être dans un mémoire éventuel, que Bell ExpressVu intervient de façon très vigoureuse pour éliminer ce marché gris inverse — me convaincre en fait que vous allez vous en prendre aux retraités migrateurs et aux cas d'utilisation d'Internet comme on vient de voir, que vous prenez les mesures technologiques simples mais nécessaires que je vous ai proposées ce matin — à ce moment-là, je serais peut-être mieux disposé à dire oui, nous devrions nous aussi faire quelque chose.
J'ai simplement l'impression — et peut-être me trompai-je — que tous ceux qui vendent des services DTH au Canada réclament des mesures contre le marché gris et le marché noir mais qu'étant donné la très large empreinte que vous avez avec votre propre signal satellite, les fournisseurs DTH au Canada ne sont pas vraiment très chauds lorsqu'il s'agit de se priver des recettes que le marché gris inverse peut leur procurer55.
Bell ExpressVu a répondu à cela par une lettre au président du Comité réitérant la politique de la compagnie selon laquelle elle ne permettrait pas sciemment à une personne de recevoir ses services à l'extérieur du Canada56. La lettre parle aussi des mesures prises par Bell ExpressVu pour assurer que les signaux satellitaires canadiens ne sont disponibles qu'à des adresses canadiennes. Ces mesures comprennent la formation des employés, les contrats de service et les ententes relatives à la vente de matériel interdisant la réception de leurs signaux ou l'utilisation du matériel à l'extérieur du Canada, la gestion des stocks, les activités de suivi et l'observation de la loi57.
En plus des marchés noirs et gris des signaux et des équipements satellitaires, qui sont bien connus, on parle d'un troisième marché « bleu » qui existe dans la vente de matériel illégal permettant de voir les signaux obtenus illégalement. Ce marché a prétendument vu le jour suite à la décision de la Cour suprême du Canada d'avril 2002, rendant illégale la vente de matériel de décodage qui permet d'accéder aux services satellitaires américains non autorisés, comme DirecTV et EchoStar.
Avant cette décision, la légalité de la vente de matériel et de l'accès à ces services américains n'était pas claire et des vendeurs et acheteurs de systèmes satellitaires au Canada ont mis en place une sorte de marché gris. Ceux qui voulaient recevoir les services satellitaires américains pouvaient acheter le matériel de réception nécessaire — en général une antenne parabolique et un décodeur reliés au téléviseur du téléspectateur — et prendre par la suite les dispositions nécessaires et faire les paiements pour recevoir les signaux satellitaires américains grâce à ce matériel. Cette démarche était normalement facilitée par le vendeur qui donnait aux distributeurs de signaux satellitaires américains une fausse adresse postale aux États-Unis pour donner l'impression que les signaux satellitaires américains étaient livrés à une adresse américaine, comme le veut la loi américaine. En fait, les signaux étaient livrés à une adresse canadienne et, ainsi, ces consommateurs canadiens recevaient des signaux satellitaires d'un distributeur qui n'était pas autorisé à fournir ce service au Canada. La décision de la Cour suprême a rendu cette pratique illégale.
Après cette décision, les Canadiens qui s'étaient abonnés aux services satellitaires américains se trouvaient pris avec un matériel illégal qui ne pouvait recevoir que des signaux satellitaires américains. Bell ExpressVu — une des deux compagnies autorisées à fournir des signaux satellitaires au Canada — a offert un programme d'amnistie permettant de retourner le matériel illégal à Bell ExpressVu en échange du matériel et du service légal et autorisé de Bell ExpressVu. Ce qui est advenu du matériel du marché gris dorénavant illégal a suscité une certaine curiosité.
On a prétendu que Bell a vendu le matériel, des milliers d'unités à 5 $ l'unité, à une petite entreprise de l'Ontario, Continental Components58. Celle-ci aurait ensuite vendu le matériel — qui ne peut servir qu'à recevoir des signaux satellitaires américains et non pas des signaux canadiens — à des consommateurs canadiens. C'est ce que l'on a appelé le marché « bleu » — appelé ainsi à cause des couleurs distinctives de Bell. Bell ExpressVu a catégoriquement nié ces allégations. John Sheridan, président-directeur général de Bell Canada, qui est le propriétaire du service satellitaire ExpressVu, a déclaré qu'il est insensé de prétendre que les problèmes que connaît l'industrie avec le piratage et le vol de signaux au Canada sont liés à ExpressVu59.
M. Sheridan a toutefois reconnu que le piratage et le vol de signaux demeuraient un problème au Canada. Le vol de signaux américains, a-t-il déclaré, est la véritable question, puisqu'un nombre croissant de personnes utilisent des cartes satellitaires piratées et la technologie illégale pour contourner les fournisseurs canadiens60. Il a ajouté qu'ExpressVu essaie de contrer le vol de ses signaux par des moyens techniques. Tout comme M. Sheridan, M. Timothy McGee, président de Bell ExpressVu, nie la participation de Bell ExpressVu dans le vol des signaux et insiste sur la nécessité d'une réponse coordonnée à l'échelle de l'industrie61 à ce vol. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour atténuer à l'interne toutes les occasions qui pourraient donner lieu au vol de nos propres services. Il y va de notre intérêt de le faire. Toute allégation contraire est tout simplement fausse, a-t-il déclaré.
G. Contestations éventuelles
Le Comité est tout à fait en faveur de mesures prises par les autorités pour assurer le respect de la loi, qui interdit la réception de signaux non autorisés ou le vol de signaux satellitaires.
Cela étant dit, le Comité est bien conscient que si la décision rendant illégal le marché gris au Canada a réglé un problème, elle en a laissé d'autres sans réponse. Les vendeurs de systèmes du marché gris ne voient certainement pas la décision de la Cour suprême comme définitive. En effet, bien qu'il soit impossible d'en appeler de cet aspect en particulier de la décision de la Cour, quelques jours seulement après la décision, des avocats représentant 17 vendeurs de systèmes de télévision satellitaire du marché gris ont obtenu une injonction de sept jours reportant l'application de la décision par la Couronne jusqu'à ce qu'une contestation constitutionnelle soit entendue. Ils ont comparu de nouveau à la Cour supérieure de l'Ontario pour prolonger l'injonction. La Cour supérieure a refusé, faisant valoir que les négociants n'avaient pas fourni la preuve qu'ils subiraient un préjudice irréparable si l'injonction n'était pas prolongée. Cette décision du 10 mai 2002 a donné le feu vert à Industrie Canada et à la GRC pour entreprendre l'application de la décision de la Cour suprême du Canada.
La question la plus importante peut-être est l'inévitable contestation, fondée sur la Charte, de l'interdiction du décodage des signaux de diffusion étrangers. En somme, la Cour suprême a proposé que la question lui soit soumise de nouveau :
Il pourrait bien arriver que lorsque cette question retournera devant les tribunaux l'avocat des répondants demandera que l'alinéa 9(1)c) de la Loi sur la radiocommunication soit déclarée inconstitutionnelle parce qu'il va à l'encontre de la Charte. À ce moment-là, il sera nécessaire d'examiner la preuve relative aux droits expressément évoqués, de décider si ces droits ont été violés par l'alinéa 9(1)c), et si tel est le cas, s'ils sont justifiés en vertu de l'article 163. [Traduction]
Un tel appel est actuellement devant les tribunaux. Un groupe de distributeurs de systèmes du marché gris a déposé une demande à la Cour supérieure de justice de l'Ontario pour obtenir une déclaration selon laquelle les dispositions de la Loi sur la radiocommunication interdisant la réception de signaux satellitaires américains non autorisés seraient contraires à la garantie de la liberté d'expression énoncée au paragraphe 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés64. Cette audience va mettre directement en opposition les valeurs de la liberté d'expression et les politiques et objectifs de la radiodiffusion canadienne. Cela nécessitera un équilibre des intérêts entre la liberté de regarder une émission de télévision de son choix et les politiques et règlements de radiodiffusion visant à maintenir et renforcer l'identité nationale et la souveraineté culturelle. Il est probable qu'il faudra un certain temps avant que cette question ne passe par les divers niveaux d'audiences et d'appels avant d'aboutir de nouveau à la Cour suprême du Canada, qui devra trancher.
Cela étant dit, le Comité comprend que si les Canadiens sont aussi nombreux à s'abonner à des services étrangers de télévision par satellite, c'est vraisemblablement pour pouvoir capter un plus grand nombre d'émissions internationales. Comme le professeur Will Straw l'a dit au Comité :
Lorsque, grâce aux satellites du marché gris ou au câble, les gens regardent les bulletins d'information à la BBC, de vieux films tournés à Bollywood, tout cela à mon avis renforce la culture canadienne, tout autant que s'ils regardaient une émission culturelle canadienne. [...] [Ils] se voient au niveau planétaire, d'une façon qui doit aussi commencer à nous interpeller ici au Canada. [...] Nous devons à mon avis trouver le moyen de nous ouvrir davantage à toutes ces émissions qui sont réalisées dans les différentes parties du monde. Après un certain temps, cela aurait pour conséquence de réduire la portée et la dominance de la production américainel65
Compte tenu de tout cela :
RECOMMANDATION 16.1 :
Le Comité recommande que le CRTC permette aux distributeurs canadiens de radiodiffusion d'offrir un plus grand choix d'émissions internationales tout en respectant la réglementation canadienne en matière de contenu. |
Le Comité est d'avis qu'un plus grand choix d'émissions internationales devrait permettre de récupérer la plupart des consommateurs canadiens qui ont choisi de ne pas se servir du système canadien de radiodiffusion. On verrait aussi augmenter les recettes des câblodistributeurs et fournisseurs canadiens de services satellitaires, de même que leurs cotisations obligatoires au Fonds canadien de télévision, ainsi que l'ensemble des fonds destinés à la création de nouvelles émissions de télévision canadiennes.
Notes en fin de chapitre
1 | Janet Yale, présidente et directrice générale, Association canadienne de télévision par câble, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 19 février 2002. |
2 | Ken Stein, vice-président principal, Affaires réglementaires et de la société, Shaw Communications Inc., réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 19 février 2002. |
3 | David McLennan, président-directeur général, Bell ExpressVu, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 11 avril 2002. |
4 | Janet Yale, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 19 février 2002. |
5 | Metin Akgun, vice-président, Technologies de radiodiffusion, Centre de recherches sur les communications Canada, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 31 janvier 2002. |
6 | « La personne « légitimement autorisée » est celle qui possède les droits légitimes en vertu de la licence qui lui est régulièrement délivrée conformément à la Loi, l'autorisation du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes ainsi que les droits contractuels et les droits d'auteur se rapportant nécessairement au contenu qu'implique la transmission d'un signal d'abonnement ou d'une alimentation réseau. » Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] CSC 42, par. 42, Iacobucci J., citant Létourneau J.A. in ExpressVu Inc. c. NII Norsat International Inc., [1998] 1 C.F. 245 par. 4. |
7 | Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] CSC. |
8 | Paul Fitzgerald, vice-président et conseiller juridique, Congrès Ibéroaméricain, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 23 avril 2002. |
11 | Maxim Atanassov, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 2 mai 2002. |
12 | Réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 20 novembre 2001. |
13 | Décision CRTC 2002-319. |
14 | Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] CSC. |
15 | Ian Gavaghan, vice-président et avocat général, Bell ExpressVu, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 11 avril 2002. |
16 | Alan Goluboff, président, La Guilde canadienne des réalisateurs, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 21 mai 2002. |
17 | « Il est difficile de donner un chiffre. Je sais que l'association industrielle entreprend un sondage auprès de ses membres du pays tout entier en ce moment, en fait ça se fait en ce moment, afin de déterminer les pertes associées au marché gris et au marché noir; je sais que les montants sont importants. » M. Jim Deane, président-directeur général, Access Communications Co-operative Ltd., réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 28 février 2002. |
18 | Ian Gavaghan, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, 11 avril 2002. |
20 | The Strategic Counsel, « A Report to the Canadian Cable Television Association, unauthorized Satellite Use in Southwestern Ontario », avril 2002. |
28 | Ken Marshall, vice-président et directeur, Région de l'Atlantique, Rogers Cable Inc., réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 2 mai 2002. |
30 | Janet Yale, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 19 février 2002. |
31 | Jim Deane, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 28 février 2002. |
32 | Ian Gavaghan, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 11 avril 2002. |
33 | Ken Marshall, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 2 mai 2002. |
34 | Ian Gavaghan, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 11 avril 2002. |
35 | Ken Marshall, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 2 mai 2002. |
36 | Yves Mayrand, vice-président, Affaires juridiques et secrétariat, COGECO Inc., réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 19 février 2002. |
37 | Dave Baxter, président, WestMan Communications Group, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 19 février 2002. |
38 | Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] CSC. |
39 | Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] CSC 42, par. 33. Souligné dans l'original. |
45 | David McLennan, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 11 avril 2002. |
46 | Janet Yale, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 19 février 2002. |
47 | H. Scoffield, « Penalties to target satellite decoder vendors », Globe and Mail, le 27 avril 2002. |
48 | K. Damsel, « Dish dealers lose court bid », Globe and Mail, le 11 mai 2002. |
49 | Voir par exemple, « Lawsuit targets grey market satellite dealers », CTV News, Sci-Tech, 21 October 2002; S. Kari; « Media giants file $100 million lawsuit over grey-market dishes », The Ottawa Citizen, 22 October 2002, et CASST (Coalition Against Satellite Signal Theft) Public Awareness Campaign Letter, 28 October 2002, http://www.casst-ccvss.ca. |
50 | Jim Abbot, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 11 avril 2002. |
51 | Réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 11 avril 2002. |
52 | David McLennan, réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 11 avril 2002. |
55 | Réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 11 avril 2002. |
56 | Lettre à Clifford Lincoln, président, Comité permanent du patrimoine canadien, d'Ian Gavaghan, vice-président et avocat général — Bell ExpressVu, le 14 juin 2002. |
58 | « Bell ExpressVu accused of helping grey market satellite », Sasa Petricic, The National, CBC Television, le 19 juin 2002. |
59 | Mark Evans, « Bell denies charges levelled by Quebecor: Bell COO labels Péladeau's signal-theft allegation as nonsense: 'Piracy industry issue' », National Post, le 7 novembre 2002. |
61 | David Paddon, « Péladeau takes shot at 'blue' market for pirated ExpressVu signals », Canadian Press, le 6 novembre 2002. |
63 | Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] CSC 42, par. 67. |
64 | Incredible Electronics Inc. c. Canada (Procureur général), Cour supérieure de justice de l'Ontario, numéro du greffe 02-CV-228526CM1. |
65 | Réunion du Comité permanent du patrimoine canadien, le 21 novembre 2002. |
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