L’incompréhension … issue de l’ignorance engendre la peur, et la peur demeure le plus grand ennemi de la paix. Toutefois, une peur commune, qui suppose habituellement un ennemi commun, est malheureusement aussi la plus grande force qui rassemble les gens, mais contre quelque chose ou quelqu’un.
Lester B. Pearson4
Lorsque l’ancien premier ministre du Canada, Lester Pearson, a prononcé ces paroles en acceptant le prix Nobel de la paix en 1957, c’était au cours des années les plus sombres de la guerre froide. « L’ennemi commun » à craindre, c’était le bloc communiste, l’Union soviétique et la République populaire de Chine. L’idéologie du communisme athée était souvent décrite comme la principale menace pour la civilisation chrétienne occidentale et notre mode de vie. La fin de la guerre froide annonçait, selon certains, le triomphe universel de la démocratie libérale occidentale, voire un « nouvel ordre mondial » marqué par la paix et la prospérité. Selon d’autres, plus pessimistes, prenant note de la révolution islamique en Iran, des formes plus profondes de choc des civilisations réapparaissaient, remettant en question les valeurs occidentales. Suivant cette perspective, notamment comme l’a exprimé Samuel Huntington dans sa thèse du choc des civilisations5, l’islam radical émerge comme étant la principale menace, quoique vague, pour l’Ouest. Cette prédiction de confrontations à venir a aussi engendré des malentendus et des craintes qui ont été exacerbés par le terrorisme et les guerres du début du XXIe siècle.
Selon Emran Qureshi et Michael Sells, toute présomption d’incompatibilité fondamentale entre les valeurs de l’islam et celles de l’Occident pose un problème majeur : « L’affirmation, quels qu’en soient les mérites, est devenue un agent idéologique qui pourrait contribuer à engendrer le conflit qu’il pose en principe. Les grandes généralisations de l’hypothèse du choc des civilisations pourraient aussi renforcer et enhardir les factions qui posent une menace grave, tout en nous rendant moins aptes à bien les repérer et les contrer[6] ». Autrement dit, la simple hypothèse d’un antagonisme réciproque nuit à une appréciation juste et nuancée de la nature de l’islam, des manifestations contemporaines de « l’islam politique » et des diverses réalités politiques et sociales des pays musulmans. De plus, comme l’indiquait Benjamin Barber, théoricien démocrate américain et auteur d’un autre texte repère des années 90, Djihad versus McWorld, les politiques fondées essentiellement sur la peur d’une menace extérieure le terrorisme islamique étant pour l’heure la préoccupation des gouvernements occidentaux peuvent aller à l’encontre des buts recherchés7.
Certes, bien des témoins ont exhorté le Comité à éviter le piège consistant à traiter le renouveau islamique dans les politiques mondiales comme quelque chose qu’il faut craindre d’instinct. Ils ont également salué les efforts du Comité visant à mieux comprendre le rôle de l’islam dans le but d’améliorer les relations internationales tout en diminuant les risques réels d’hostilités et de violence terroriste. Il faudra acquérir un tel savoir pour que l’on puisse grâce à notre politique étrangère bâtir des relations constructives avec les pays du monde musulman.
En soulignant ce point de départ, le Comité prend également note de la déclaration importante contenue dans le document stratégique du gouvernement du Royaume-Uni sur les priorités internationales, déposé devant le Parlement britannique en décembre 2003 :
Le choc possible des idées qui risque le plus de toucher le Royaume-Uni et les autres démocraties occidentales en ce début de XXIe siècle tient à la religion et à la culture. La croyance religieuse revient à l’avant-scène comme force motivante dans les relations internationales. Dans certains cas, elle est déformée pour servir des fins politiques. La question se posera d’une manière des plus aiguë dans les relations entre les démocraties occidentales et certains pays ou groupes islamiques, malgré le partage des valeurs sous-jacentes que sont nos religions et nos cultures …
Gérer les relations avec les pays et les peuples islamiques constituera un des plus grand défi stratégique que devront relever le Royaume-Uni et les autres démocraties occidentales au cours de la prochaine décennie, et après. Nous devrons mieux comprendre leurs motifs religieux et politiques. Nos propres populations musulmanes auront un rôle déterminant à jouer. À l’ordre du jour : un effort sérieux pour soutenir une réforme politique pacifique dans les pays du monde arabe8.
Les complexités de « l’islam » et de « l’islamisme » en tant qu’idéologie politique
L’islam est une des trois grandes religions monothéistes dans le monde les autres étant le judaïsme et le christianisme qui partagent la même tradition de foi, qui remonte à « Abraham ». Comme le professeur Houchang Hassan-Yari du Collège militaire royal du Canada l’a dit au Comité, « l’islam se voit en quelque sorte comme le successeur des religions monothéistes et non pas comme un élément visant à le remplacer9 ». On peut parler sans trop se tromper de « civilisation islamo-chrétienne » ainsi que de civilisation judéo-chrétienne10. Pourtant, si ces religions sont de même origine, elles ont aussi rivalisé entre elles dans le passé, parfois avec violence et avec une tendance aux schismes et aux divisions internes11. Des malentendus ont pu avoir été semés délibérément pour justifier des actions qui, en vérité, ont peu à voir avec les principes de base d’une soumission à la volonté de Dieu ou les incitations à travailler pour la paix et la justice.
Le défi, comme se l’est fait expliquer le Comité en Inde, ce n’est pas de juger l’islam à partir des gestes des musulmans, mais plutôt de juger les actions des musulmans en se fondant sur l’islam. De plus, comme le professeur Hassan-Yari l’a fait remarquer plus tôt lors des audiences :
… il ne faut pas considérer comme synonymes les pays musulmans et l’islam. Il y a une distinction extrêmement importante à faire, et c’est pourquoi, très souvent, dans les cours sur le Moyen-Orient, je dis que si le prophète de l’islam, Mohammed, se présentait aujourd’hui dans les pays musulmans, il serait exécuté par tous les régimes musulmans, ce qui démontre le décalage entre la doctrine de départ de l’islam et la réalité12.
Des témoins ont dit au Comité de bien distinguer entre les principes religieux de l’islam et son bagage socioculturel dans différents lieux et à différentes époques13, afin d’apprécier l’attrait que cette religion exerce sur un nombre grandissant d’adeptes modernes, de ne pas reprocher à l’ensemble des musulmans les actes criminels commis par quelques-uns et d’éviter les étiquettes simplistes et les définitions littérales par exemple considérer tout « fondamentalisme » (terme emprunté à la chrétienté protestante) comme hostile à l’Occident ou assimiler le terme « djihad » à « guerre sainte ».
Prenant cette dernière notion comme premier exemple de confusion regrettable, Hassan-Yari a insisté sur le fait que le « djihad » doit être bien compris dans ses deux sens, le plus important étant « une tentative perpétuelle de purification personnelle […] une lutte interne, à l’intérieur de l’individu14 ». C’est le petit « djihad » qui pourrait correspondre à une guerre défensive juste, lorsque la religion est attaquée. M.J. Akbar, journaliste indien et ancien parlementaire, a reconnu la « dialectique de la guerre » qui découle de la formation de l’islam. Pourtant, il a soutenu que, même si le « djihad » permet le recours aux armes, ses principes et ses règles interdisent clairement le terrorisme, puisqu’on « ne peut pas tuer un non-combattant; on ne tue pas les femmes et les enfants. En fait, on n’a même pas le droit de détruire des palmiers et de la végétation lors d’un djihad. C’est une forme de guerre strictement réglementée15 ». L’avènement des « attentats suicides » a malheureusement suscité d’autres controverses néfastes concernant le recours légitime au « djihad ». Même si le Coran condamne clairement le suicide, certains, y compris plusieurs experts témoins en Égypte, semblent vouloir justifier de tels actes dans le contexte d’une résistance politique, comme « l’Intifada » palestinienne, comme étant des actes d’abnégation ou de « martyre16 ». Mais, comme Noah Feldman l’a dit devant le Comité, c’est sur l’intention homicide d’un tel terrorisme qu’il faudrait mettre l’accent et, à cet égard, « il existe un argument très solide que l’on peut faire valoir dans le cadre du droit islamique, selon lequel même dans une guerre légitime et justifiable, il est interdit de tuer des non-combattants, des femmes, des enfants ou d’autres musulmans qui se trouvent là17 ».
Le Dr Uner Turgay, directeur de l’Institut des études islamiques de l’Université McGill, a fait remarquer que l’islam est non seulement un choix religieux très personnel, mais aussi un « mode de vie » où les aspects politique, social et culturel se conjuguent dans une évolution constante et complexe. L’interaction entre les traditions islamiques et la modernisation a été marquée par « une grande diversité de préoccupations et d’interprétations ». Alors que des experts musulmans ont appelé au renouvellement, à la libéralisation, voire à la « réforme » de l’islam18, dans bien des régions, cette même dynamique a été accompagnée par de fortes tendances dans le sens contraire : « revenir aux pratiques importantes du passé […] Les musulmans semblent se tourner de plus en plus vers la recherche de leurs racines et de leur identité. C’est sous cet éclairage qu’il faut voir la remontée de l’islam. L’évolution sociale des pays musulmans est donc marquée par un curieux mélange de traditions et de modernisme19 ». Dans un tel contexte, les conceptions simplistes de l’islam ont pour effet d’induire en erreur plutôt que de clarifier les faits. De plus, comme le professeur Karim Karim de l’Université Carleton l’a dit devant le Comité : « Les termes peuvent être un piège, figer nos perceptions des gens et créer des stéréotypes. Des mots tels que « fondamentaliste », « conservateur », « orthodoxe », « libéral » ou « progressiste » ont tendance, lorsqu’ils sont employés à propos de musulmans, à évoquer des types de personnes très particuliers20 ».
Ce qui trouble le plus les non-musulmans autant que les musulmans, ce n’est pas la grande richesse des croyances et des pratiques islamiques, mais l’émergence de formes extrêmes d’un islam politisé qui justifient l’usage de la violence envers autrui. Comme l’a souligné le premier témoin devant le Comité, le professeur Salim Mansur de l’Université de Western Ontario, ce genre de « fondamentalisme » musulman est un phénomène idéologique moderne dont l’attrait tient à une multitude de préjudices historiques, notamment les différents échecs réels et apparents des dirigeants islamiques. Selon lui, il a aussi abouti à une forme d’intolérance réactionnaire semblable à celle qui a marqué le néo-fascisme en Europe, les toutes premières victimes étant les musulmans eux-mêmes21. D’autres témoins ont appelé le Comité à faire preuve de discernement dans l’analyse de « l’islam politique » ou de « l’islamisme » en tant qu’idéologie politique. Le professeur John Sigler de l’Université Carleton a fait remarquer que les islamistes militants ne représentent qu’une faible minorité de musulmans et sont profondément divisés entre eux quant à la justification de la violence22. Le professeur David Dewitt de l’Université York a insisté sur la relation entre les implications politiques de l’islam et la connaissance des situations locales, affirmant que l’islamisme est un phénomène ni monolithique ni nécessairement conflictuel23.
Certaines études mettent l’accent sur la confrontation des dangereux aspects anti-occidentaux de la réaction islamiste24, mais d’autres ont tendance à interpréter le terrorisme islamiste comme un mouvement de désespoir qui dénote l’échec d’un projet politique islamiste exclusiviste, tourné vers le passé. En fait, l’expansion de l’islam dans le monde et la conscience islamique peuvent être interprétées comme un mouvement d’assimilation des tendances à la mondialisation à l’Occidentale et d’ouverture aux idées démocratiques25. La crainte exagérée de l’influence de l’islam sur les pays occidentaux et au sein de ceux-ci produiraient selon certains des résultats improductifs26. Quelle que soit la perspective adoptée, nous sommes d’accord qu’il importe d’analyser les racines particulières du radicalisme islamiste plutôt que d’attribuer simplement ses conséquences néfastes non les moindres pour les musulmans eux-mêmes à l’islam dans son ensemble. Pour compenser ce que certains ont qualifié d’« islamophobie », il faudra des gestes de bonne foi de la part des musulmans et des non-musulmans27. Selon les témoins, il faudrait rejeter toute polarisation extrémiste et s’ouvrir à un examen autocritique et à des interprétations modérées des traditions religieuses28 qui favoriseront un pluralisme pacifique des cultures.
Le Comité ne prétend pas pouvoir interpréter l’islam. En fait, il prend au sérieux le conseil de Nazeer Ladhani de la Fondation Aga Khan, qui est de « circonscrire » l’aspect théologique de l’islam29, lequel échappe à sa compétence. Ce qui intéresse le Comité, ce sont les manifestations concrètes de l’islam qui ont des effets importants sur les intérêts et les politiques du Canada, en particulier sur le soutien aux efforts pro-démocratiques dans les pays musulmans et l’amélioration des relations entre les pays majoritairement musulmans et majoritairement non musulmans. Le Comité reconnaît qu’à cette fin, il faut pouvoir évaluer le monde islamique contemporain en tenant pleinement compte de sa grande diversité et de sa vaste complexité.
Le monde musulman : une dynamique et des contours complexes
L’expression monde musulman permet, nous le savons bien, de désigner commodément une réalité très complexe. Le monde musulman regroupe environ 1,4 milliard de disciples de l’islam, religion fondée par le prophète Mahomet il y a 1400 ans. En tant que membres de l’oumma (communauté musulmane), les musulmans ont certains points communs, même s’il existe, comme nous l’avons déjà dit, d’importants courants et différences d’interprétation de la loi coranique, la charia. Les musulmans sont majoritaires dans près de 50 pays et, dans plusieurs autres, ils représentent des minorités significatives, totalisant environ 500 millions de personnes (voir à l’annexe 1 un bref profil de la population musulmane par pays). L’Organisation de la Conférence islamique (OCI), dont les membres du Comité ont visité le siège à Jeddah en Arabie saoudite, compte 57 membres et trois États ayant statut d’observateur.
Au dixième sommet de l’OCI tenu à Kuala Lumpur, en Malaisie, M. Lakhdar Brahimi, représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU pour l’Afghanistan, a fait observer que le monde islamique tient plus de la mosaïque que de l’ensemble monolithique. Il s’étend de l’Indonésie au Maroc et de l’Europe centrale au Sud de l’Afrique et est présent jusqu’en Europe occidentale, en Amérique, en Australie et en Asie. Il regroupe des hommes et des femmes divisés par la race, la culture ou la langue mais unis par le lien puissant de l’islam30. D’après M. Sheema Khan, président du Council on American-islamic Relations Canada, le rituel du hadj (pèlerinage à la Mecque, Arabie Saoudite), auquel participent chaque année des millions de musulmans, illustre ce lien permanent. Pour divers que soient les pays musulmans, ils représentent un monde en soi de par leur religion commune31.
L’importance historique de la péninsule arabe sur le plan religieux explique que le Moyen Orient est perçu comme le cœur de l’islam à cet égard, alors que, comme l’auteur et journaliste indien M. J. Akbar l’a expliqué, sur le plan démographique, c’est plutôt l’Asie qui en est le cœur et que la diaspora musulmane s’étend désormais jusqu’au Canada32. À peine un cinquième des musulmans sont arabes. C’est pourtant au Moyen-Orient que se trouvent les sources de conflit les plus persistantes et c’est cette région qui a été la plus touchée par les interventions et les guerres (et l’on peut remonter jusqu’aux machinations impériales d’après la Première Guerre mondiale qui ont abouti à la création de l’Irak moderne33). M. Akbar a souligné que, sur le plan religieux et géopolitique, l’avenir de l’Irak est façonné par le fait que, pour la première fois en 1 400 ans, le pays sera dirigé par une certaine forme de gouvernement majoritaire chiite. « Une région qui s’étend de la frontière afghane à la frontière syrienne et qui comprend certaines parties essentielles du nord de l’Arabie saoudite sera dominée par les Chiites34 ».
Dans son allocution au sommet de l’OCI, M. Lakhdar Brahimi a reconnu les grandes réalisations historiques des civilisations islamiques tout en notant qu’une bonne partie du monde musulman contemporain, qu’il dit être dans un triste état, ressent un certain malaise. Pour lui, ce triste état n’est ni naturel ni inévitable : « Les peuples musulmans sont capables de choses bien plus grandes et ils le savent […] Ce n’est que lorsque les musulmans jouiront des libertés et droits fondamentaux que le Coran sera compris comme appelant à l’éducation pour tous et lorsque les talents créatifs de tant de musulmans, y compris des femmes, seront canalisés afin de développer les communautés musulmanes que le monde islamique sera en mesure d’affirmer son influence de manière à façonner un monde meilleur. »
Pour les musulmans, la question qui se pose est de savoir comment relever ce défi étant donné la situation souvent difficile sur le plan politique et social de leur pays. Le professeur de l’Université de Calgary, Tareq Ismael a fait une mise en garde à propos du terme géoreligieux de « monde musulman » en tant que concept politique, surtout s’il est utilisé pour laisser supposer une opposition avec l’Ouest35. Comme l’a fait remarquer M. Houchang Hassan-Yari, malgré la corrélation fondamentale entre la religion et la politique, il existe d’énormes différences politiques entre les États musulmans et en leur sein, États dont les régimes vont du plus démocratique à la dictature la plus pure. Les divisions territoriales se sont en outre multipliées, héritage malheureux de l’impérialisme et du colonialisme, de la dissolution de l’empire ottoman (et de l’abolition des califats dans les années 20) et de la montée des nationalismes laïques concurrents. Le professeur Saleem Qureshi, de l’Université de l’Alberta, a expliqué que, dans les pays musulmans qui s’extirpent d’une domination impériale, les institutions et les élites occidentalisées ont été discréditées par leur incapacité à honorer les promesses faites d’améliorer les conditions de vie. Qui plus est, des pays musulmans sont entrés en guerre les uns contre les autres, comme l’Iran et l’Irak dans les années 80. Malgré la création de regroupements, la Ligue arabe et l’OCI p.ex., le monde musulman montre peu de signes de cohésion lui permettant d’agir comme une entité reconnaissable sur l’échiquier politique mondial36.
Dans le même temps, comme le fait observer le professeur Sami Anoun de l’Université de Sherbrooke, le malaise général habitant un « espace musulman » divers et désuni est relié à une série de dialectiques complexes : tradition et modernité, luttes éthnonationales pour la libération (en Tchétchénie et au Cachemire par exemple) et luttes pour une plus grande démocratie interne. Dans bien des pays musulmans, les sociétés civiles demeures trop précaires. Les administrations sont trop bureaucratiques et répondent médiocrement aux besoins fondamentaux de la population. La plupart des musulmans ne sont pas satisfaits de la façon dont leur gouvernement font face à leurs exigences de changement, mais considèrent les interventions étrangères avec suspicion37. D’après les sondages d’opinion menés dans les pays musulmans, la population aspire au respect des droits démocratiques et de la liberté de religion et, paradoxalement, nourrit de plus en plus de méfiance à l’égard des politiques et motivations occidentales, en particulier celles des États-Unis38.
Pour de nombreux témoins, il est impératif de sensibiliser les populations et d’instaurer un dialogue de manière à mieux comprendre cette dynamique troublante et mieux y réagir. M. Nazeer Ladhani, de la Fondation Aga Khan Canada, a insisté sur la nécessité de corriger les méprises à l’égard du monde musulman : l’ignorance des nombreuses interactions constructives de l’islam avec d’autres traditions religieuses et culturelles, la soi-disant incompatibilité entre l’islam et la démocratie libérale et la modernité séculaire, et la description d’un monde musulman stagnant sur le plan intellectuel. Pour mieux comprendre ce monde, il faudra dépasser les stéréotypes simplistes et promouvoir les rencontres pluralistiques. Selon lui :
Étant donné la grande diversité du monde musulman, les relations du Canada avec ce monde doivent être pluridimensionnelles, nuancées et sensibles à la différence radicale entre les problèmes, ouvertures et défis [des différentes régions et divers pays] […] Il faut aussi faire attention à ne pas voir à aborder nos relations avec les pays de musulmans uniquement sous l’angle de la religion ou considérer que tous les conflits concernant des peuples musulmans prennent fondamentalement racine dans la religion. Le Canada doit au contraire cultiver des relations denses et diversifiées avec les gouvernements à tous les niveaux, les institutions de la société civile et les communautés d’intérêts au sein du monde musulman qui sont en mesure d’aborder tout l’éventail des problèmes mutuellement importants dans toute leur complexité39.
Du choc des civilisations au dialogue
Bien des témoins qui se sont adressés au Comité ont contesté la thèse du « choc des civilisations », qu’ils ont qualifiée de principale entrave à la compréhension mutuelle et à l’amélioration des relations. Ce concept, généralement attribué à Samuel Huntington, n’a rien d’original, selon Richard Bulliet, car les missionnaires protestants américains s’en servaient déjà dans les années 20 en référence à l’islam40. Depuis la fin de la Guerre froide, cet usage a été remis à la page par un article de l’éminent historien Bernard Lewis publié en 1990 dans la revue Atlantic Monthly. Intitulé « The Roots of Muslim Rage », cet article semblait lier les sources de l’extrémisme islamiste à la conception classique de l’islam comme religion s’opposant aux autres et à la modernité occidentale : « il en résulterait un choc des civilisations réaction peut-être irrationnelle mais sûrement traditionnelle d’un ancien rival à notre héritage judéo-chrétien, notre réalité actuelle séculière et à l’importance mondiale des deux religions ». S’inspirant de cette analyse, M. Huntington a élaboré une hypothèse plus globale (dans un article publié en 1993 dans Foreign Affairs et un livre publié en 1996 déjà mentionné) d’après laquelle il y aurait une nouvelle mouvance islamique en conflit idéologique avec l’Ouest et aux frontières ensanglantées41.
Pour un grand nombre de détracteurs de MM. Lewis et Huntington, une telle vision aboutit à une caricature de l’islam, qui ironiquement est en train de se concrétiser, raffermissant la main des extrémistes musulmans, trop heureux de voir une hostilité fondamentale entre le « vrai » islam et le monde occidental. Plus qu’un choc des civilisations, il y aurait pour de nombreux analystes et observateurs un choc des fondamentalismes42, des eschatologies43, des définitions44, ou des perceptions45. Certains tentent d’expliquer comment les facteurs religieux ont été exploités pour provoquer des conflits qui sont de nature davantage politique ou idéologique. D’autres se lamentent du mélange de méprises, de stéréotypes grossiers et d’absence de la connaissance de soi46.
Il s’agit là, de toute évidence, d’un territoire contesté qui peut trop facilement se prêter aux types de distorsions par les médias et la population auxquels il est bien naturel qu’un grand nombre de musulmans s’opposent47. Il faut trouver des moyens de faire la distinction entre, d’une part, la quête d’identité et d’objectifs personnels et l’affirmation constructive de l’islam et, d’autre part, les menaces posées par le terrorisme islamiste ou perçues dans les versions extrêmes de l’islam comme le wahhabisme (doctrine puritaine islamique) que l’on accuse souvent l’Arabie saoudite d’exporter. Loin de nier les problèmes dont sont entachées leurs sociétés, les musulmans semblent souvent insatisfaits d’une situation qui freine tout changement par la base tout en renforçant les extrêmes opposés.
Raja Khouri, président national de la Fédération canado-arabe, décrit le monde musulman comme « pris entre les extrémistes qui veulent soulever l’islam pour poursuivre leurs objectifs régressifs et des régimes dictatoriaux, corrompus et incompétents. La grande majorité des Arabes et des musulmans rejettent l’extrémisme et recherchent une société civile dotée d’un gouvernement représentatif […] La façon dont l’Ouest réagira à la montée de l’extrémisme et à la polarisation pourrait bien être déterminante dans la façon dont le monde évoluera vers la paix et la prospérité ou, au contraire, vers la guerre et la catastrophe. L’affrontement recherché par l’actuelle administration américaine et les extrémistes du monde musulman mènera irréversiblement vers le second scénario ». M. Khouri a expliqué qu’il fallait condamner les « dictateurs amis » et tendre la main aux « réformistes intellectuels, défenseurs des droits de la personne et à la société civile des pays musulmans de manière à les aider à se réformer48 ». D’aucuns estiment que l’Ouest envoie des messages mitigés nuisibles lorsqu’il établit un parallèle entre l’islam et des formes dangereuses de sentiment anti-occidental tout en appuyant des régimes musulmans répressifs49.
Rejetant la vision du choc des civilisations, sur le plan idéologique, bien des témoins ont appelé à d’autres mesures visant à encourager plutôt un dialogue entre les civilisations qui soit mutuellement respectueux. Il pourrait s’agir d’activités interconfessionnelles où interviendraient diverses églises, d’échanges universitaires et éducatifs, entre autres activités non-gouvernementales déjà en place mais pouvant être élargies et intensifiées. M. John Sigler a mentionné qu’un tel dialogue a déjà été proposé à un niveau plus global et intergouvernemental, il y a quelques années, au sein des Nations Unies très bien accueilli par le président réformiste d’Iran, comme nous l’avons appris à Téhéran qui n’a jamais vu le jour en raison des terribles événements du 11 septembre 200150.
Étant donné ce qui s’est produit depuis, notamment la menace terroriste au nom de l’islam et l’enracinement des attitudes négatives envers l’intervention occidentale dans bien des régions du monde musulman, il nous semble encore plus important de renouveler les efforts visant à éviter des visions qui causeront forcément encore plus d’hostilités. S’efforcer pragmatiquement et dans un esprit de coopération de trouver des moyens d’instaurer un dialogue constructif sur le plan politique et culturel suppose un respect mutuel et la compréhension de chacun. Ceci ne saurait se produire si l’une ou l’autre des parties se prétend supérieure ou si la crainte est la motivation dominante d’un engagement envers les sociétés musulmanes.
Les retombées du 11 septembre 2001 et la lutte contre le terrorisme
Un certain nombre de témoins ont confié au Comité que les musulmans eux-mêmes s’estiment lésés par les retombées de l’attaque sur le World Trade Center et le Pentagone en 2001 et de la lutte contre le terrorisme qui s’en est ensuivie. Ils éprouvent du ressentiment à l’égard des mesures anti-terroristes qui semblent viser les populations musulmanes et des propos qui laissent entendre que l’islam est en partie responsable des activités terroristes menées en son nom. Et, même si les régimes répressifs ont été renversés par la force militaire en Afghanistan et en Irak, il semble que l’on ne puisse mettre à mal le djihadisme internationalisé répandu par les réseaux comme Al-Qaïda, que ce soit par des mesures militaires ou des mesures de sécurité52. Même si des analystes comme Gwynne Dyer estiment que la menace provenant du terrorisme islamiste est souvent exagérée et exploitée pour servir les intérêts de ceux au pouvoir, il n’en demeure pas moins que ce terrorisme constitue un risque réel à prendre au sérieux53.
Le professeur Farhang Rajaee de l’Université Carleton a décrit les événements du 11 septembre comme ayant véritablement sonné l’alarme chez les musulmans et dans le monde dans son ensemble. On s’est ainsi rendu compte que le cœur du monde musulman est hanté par une idéologie de l’islam qui justifie la violence54. Dans un mémoire détaillé qui accompagnait son témoignage sur l’anatomie du terrorisme, M. Rajaee déclare que :
… [le terrorisme] prend ses racines dans ce qu’on pourrait qualifier de rage des peuples dépossédés de la planète. Chez les musulmans, on constate que toute une génération animée du sentiment d’avoir été exploitée, déracinée et déculturée, est en train de se prendre en main et qu’elle est portée dans sa démarche par les mêmes phénomènes qui alimentent ce sentiment, soit la modernisation et la mondialisation. Cette prise en main est guidée ou plutôt faussée par l’extrémisme et la polarisation des positions. […] une idéologie qui diabolise l’islam et son héritage émancipateur. Le plus étonnant, c’est que le monde musulman, dont le passé est frappé au sceau de la tolérance et de l’évolution pacifique, affiche aujourd’hui un tel degré de violence et de terrorisme.55
Comme l’explique M. Rajaee, il importe de comprendre le phénomène du terrorisme islamique, en aucune façon pour le justifier ou l’excuser, mais pour le surmonter en allant aux racines de sa montée et de son attrait. Il illustre les démarches à suivre par deux exemples : celui du chirurgien ou de l’exécuteur et celui de l’intervenant en matière de santé ou du jardinier. Les premiers, les spécialistes du terrorisme, ne font pas de quartiers. Ils ne tiennent aucun compte des sources d’injustice réelle et perçue qui résultent d’un triangle constitué par le sentiment d’injustice, la volonté de se prendre en main et l’idéologie56.
Aucun pays ne peut se permettre d’être complaisant à l’égard du terrorisme et de ses éventuelles conséquences. Ce devrait être le cas du Canada, comme M. Reid Morden, ancien directeur du Service canadien du renseignement et sécurité (SCRS), l’a fait remarquer dans ses observations du printemps 2003 : « Ici, au Canada, il y a un an environ, le Toronto Star a publié un très long article sur ce qui se passait dans plus de 50 mosquées de la région du Grand Toronto, article qui aboutissait à la conclusion peu rassurante que, bien que la grande majorité de ces mosquées véhiculent un message de modération et d’inclusion, une très solide minorité prêche un message beaucoup plus radical et plus violent. Il n’y a rien d’étonnant à cela. Le terrorisme et la violence qui l’accompagnent ne sont pas une nouveauté au Canada57 ».
Selon M. David Dewitt, le Canada a intérêt à se renseigner davantage sur les diverses caractéristiques des sociétés civiles musulmanes sans se leurrer sur les possibilités d’infiltration de groupe extrémistes dans ces sociétés. « Les regrouper [les forces islamistes] sous l’étiquette de Taliban, de Hamas, de Djihad islamique ou de Jamaat Islamia, c’est une erreur aussi grossière que de considérer que toutes les mosquées et tous les imams sont sous l’influence des Wahhabi. […] nous ne devons pas non plus être excessivement romantiques ou naïfs et faire comme s’il n’existait pas de forces extrémistes au sein des pays musulmans et dans l’ensemble du monde musulman, influencées et appuyées directement par des institutions islamiques ou indirectement par des groupes et des gouvernements. Ceci vaut aussi pour les institutions au Canada, les écoles islamiques et les mosquées, comme ailleurs58. »
Si le lien entre l’extrémisme islamiste et le terrorisme contemporain constitue un problème particulièrement épineux pour les communautés musulmanes, surtout depuis le 11 septembre, ce lien devrait également être perçu comme un problème pour les politiques des gouvernements occidentaux, qui ont un rôle à jouer en vue de redresser la situation à l’origine de cet extrémisme. M. Houchang Hassan-Yari n’a pas mâché ses mots en faisant valoir à quel point il est crucial de comprendre la menace extrémiste dans le monde musulman et de réagir face à cette menace :
[Le fondamentalisme islamique est] une réaction à l’incapacité de ce système d’États-nations à créer un système démocratique. Il s’agit d’une réaction à l’existence de ces régimes dictatoriaux, de ce système colonial, de ce système impérial qui existe aujourd’hui. Il s’agit, en fin de compte, d’une réaction aux échecs continus des pays musulmans. Je dis finalement que ce sont des charlatans qui essaient de capitaliser sur ces échecs. Si on veut se débarrasser des fanatiques, des extrémistes et des intégristes, il s’agit tout simplement de mettre fin à l’ingérence extérieure dans les affaires internes de ces pays. Il faut abandonner les comportements paternalistes. Il faut mettre fin à l’humiliation de ces peuples. Il faut mettre fin au conflit israélo-arabe. Il faut cesser, finalement, de lier les régimes dictatoriaux aux intérêts occidentaux, en général, et américains, en particulier.59
C’est ce qu’a corroboré Iris Almeida, directrice, Politiques, Programmes et Planification, Centre international des droits de la personne et du développement démocratique, en soulevant un point pertinent lors de la dernière audience publique du Comité. Elle a affirmé que nous ne pouvons comprendre le monde musulman sans comprendre la réalité de l’humiliation que bien des musulmans dans le monde vivent depuis quelques années à cause des politiques mondiales véhiculées par les médias internationaux. Cette humiliation est à l’origine d’un grand nombre d’atrocités et de marques d’incivilité. Par humiliation, je veux dire isolement, pauvreté. L’un ne va pas sans les deux autres60.
La diffusion de l’islam et les valeurs démocratiques libérales
Le contraste entre le désir apparent d’une plus grande démocratisation chez les pays musulmans, exprimé par les musulmans eux-mêmes, et l’absence chronique de liberté démocratique et de gouvernements transparents et responsables dans une grande partie du monde musulman constitue un des plus grands défis dans le contexte international actuel. Sur 46 pays à majorité musulmane, 8 seulement sont des démocraties électorales. Par ailleurs, les sondages réalisés dans de nombreux pays musulmans indiquent que la majorité de la population ne veut pas nécessairement de démocratie séculière à l’occidentale. Mais, comme Mme Sheema Khan du Conseil des relations américano-islamiques (Canada) l’affirme : « la question pratique demeure : Comment les musulmans peuvent-ils concilier les idéaux démocratiques avec la forte présence de leur foi?61 » D’aucuns voient la séparation de la religion et de l’État et la reconnaissance de l’égalité des droits des femmes comme des éléments qui continuent de faire obstacle au consensus d’une interprétation libérale et démocratique de l’islam. D’autres font valoir qu’aucun élément intrinsèque de l’islam n’est en conflit avec les définitions contemporaines de démocratie et de droits humains énoncées dans les instruments des Nations Unies et d’autres instruments internationaux.
M. Noah Feldman, dernier témoin entendu par le Comité en 2003, professeur à la New York University Law School et conseiller constitutionnel auprès de la Coalition de l’autorité provisoire et des membres du Conseil de gouvernement en Iraq, a exposé un point de vue des plus optimiste de l’intégration des idées islamistes et démocratiques. Dans son livre très connu : After Jihad: America and the Struggle for Islamic Democracy, il affirme :
Partout dans le monde aujourd’hui, les musulmans défendent l’élégance, la logique et la profondeur de l’islam peut-être plus chaleureusement qu’à toute autre époque depuis un siècle. Dans la description islamiste de la justice, de la moralité, de l’espoir et de l’engagement, ils trouvent non seulement la religion, mais une force vitale pour les guider dans les domaines de la politique, la société et l’esprit. Du même coup, leur confiance accrue en l’islam les amène également à adopter les idéaux de l’autonomie et de la liberté que l’on associe à la démocratie. Pour de plus en plus de musulmans, ces valeurs démocratiques s’allient avec l’islam et peuvent évoluer parallèlement. Tous les défenseurs de ces valeurs ont trouvé un auditoire attentif lorsqu’ils ont pu s’exprimer ou se porter candidat à un poste élu au nom de la démocratie islamiste.62
L’historien Bernard Lewis, dans un ouvrage paru il y a plus de dix ans, avait vu la possibilité d’un développement parallèle de l’islam et de la démocratie libérale. Pour lui toutefois, encourager et favoriser le développement démocratique dans les pays musulmans présupposaient une double tentation « à laquelle les gouvernements occidentaux ont trop souvent succombé avec des résultats désastreux ». La tentation de la droite a été d’accepter les régimes non démocratiques, voire dictatoriaux, comme étant un mal gérable à la condition qu’ils soient perçus comme étant sympathiques aux intérêts occidentaux, attisant ainsi les arguments des opposants internes à la démocratie. La tentation de la gauche a été d’exercer des pressions qui laissent les dictatures indifférentes mais qui sont trop lourdes pour les « autocraties plus modérées ». Selon M. Lewis : « Les pressions d’une démocratisation prématurée peuvent sonner le glas de tels régimes et provoquer leur renversement, non par l’opposition démocratique mais par d’autres forces qui mettent en place une dictature encore plus redoutable et déterminée63 ».
En effet, des témoins ont fait valoir au Comité que la communauté internationale devrait prendre garde à ce qu’elle désire en faisant la promotion de la démocratie et des droits humains. Se montrer intransigeant en exigeant, par exemple, la tenue d’élections libres et équitables risque de porter au pouvoir un gouvernement islamiste radical et hostile aux objectifs occidentaux. La première élection du genre pourrait fort bien être la dernière. M. Michael Bell de l’Université de Toronto, ancien ambassadeur canadien auprès des pays du Moyen-Orient, a fait la mise en garde suivante :
En fait, je ne pense pas qu’il faille utiliser le terme « démocratisation » parce qu’alors, on joue le jeu des groupes radicaux islamiques qui affirment être en faveur de la démocratie et des gouvernements qui l’affirment également mais qui déclarent ne pas pouvoir tolérer ces groupes parce qu’ils constituent une menace pour le régime et pour ses valeurs. En toute sincérité, je doute que la plupart de ceux qui cherchent à remplacer des régimes en place par la force révolutionnaire instaurent de nouveaux régimes très différents64.
Mais, contrairement aux sceptiques opposés aux mesures énergiques d’édification de la démocratie et jouissant de l’appui de forces externes, M. Noah Feldman a vigoureusement dénoncé une autre tentation à éviter. Il a également exhorté le Canada à fournir son appui fondé sur son expérience pour qu’un jour s’installe la démocratie en Irak65. Par pure coïncidence, le jour même où le président des États-Unis, George Bush, décrivait sa « nouvelle stratégie pour la liberté au Moyen-Orient » dans un discours marquant le 20e anniversaire de la National Endowment for Democracy66, M. Feldman déclarait au Comité :
Nous devons changer nos politiques nous aux États-Unis, mais encore là je crois parler aussi au nom d’autres démocraties occidentales pour encourager et soutenir les gouvernements qui donnent de réels signes de démocratisation et pour que nous nous distancions des gouvernements qui continuent à violer les droits de l’homme et qui ne sont pas à l’écoute de leur propre peuple. Nous ne devons pas céder à la tentation et elle est très grande de croire les gouvernements de la région qui nous disent que si ce n’était d’eux, la situation serait encore pire, la solution de rechange étant l’application de politiques islamiques67.
M. Feldman a insisté sur le fait qu’un changement de fond des politiques était la dimension de loin la plus importante de la stratégie d’engagement pro-démocratique auprès des pays musulmans. Cette stratégie pourrait certes inclure de nouvelles mesures de diplomatie publique voir par exemple celles proposées dans le rapport bipartite au Congrès américain d’octobre 200368 mais elle devra surtout constituer un changement réel, pour renverser la méfiance que nourrissent de nombreux musulmans face aux tentatives de démocratisation, qu’ils estiment manquant de crédibilité et de légitimité 69. Il s’agira d’un test déterminant pour l’ambitieuse initiative pour « le Grand Moyen-Orient », projet de réforme démocratique que le président Bush pourrait proposer à ses partenaires du G8 lors du sommet qui aura lieu aux États-Unis en juin 2004.70 Les critiques que suscite ce projet témoignent des problèmes complexes qu’il reste encore à régler pour lancer un véritable processus de démocratisation dans cette région71.
Selon M. Feldman, un des éléments d’une nouvelle approche serait de préconiser une interprétation de l’islam qui appuie explicitement la démocratie libérale. Comme il l’a indiqué :
Il importe, à mon avis, que les démocraties occidentales comprennent bien que le mot « islam » ne signifie pas nécessairement ce que les extrémistes voudraient qu’on croit qu’il signifie. Il peut signifier un ensemble de valeurs et de croyances qui, tout en reconnaissant la primauté de Dieu, permet l’expression des droits individuels. Bien que nous soyons peut-être mal à l’aise à l’idée de prendre parti dans un débat au sujet de l’importance de la religion dans une culture donnée, nous le faisons simplement en appliquant une politique étrangère et en exprimant nos propres vues et valeurs. Nous devons cesser de nous empêcher de dire quelles sont les croyances qui nous semblent acceptables et adopter un comportement qui reflète ouvertement nos valeurs libérales. Nous devons dire : « Nous n’avons rien à redire à votre religion parce que vous nous dites qu’elle est fondée sur le respect des valeurs libérales72 ».
D’autres témoins ont convenu qu’il faudrait reconnaître et encourager les courants libéraux modérés de la mouvance islamiste, surtout s’ils éprouvent plus de difficulté à avoir voix au chapitre que certaines minorités plus virulentes 73. Le professeur Turgay a accepté le principe que : « les intellectuels musulmans d’aujourd’hui se fassent entendre pour reprendre leur religion aux radicaux […] Quand nous fuyons notre responsabilité, les intégristes occupent le terrain74 ». À une autre réunion, il a ajouté : « Nous devons mettre en question certaines politiques des gouvernements musulmans. […] Bien des gouvernements musulmans se cachent derrière l’islam et derrière le relativisme culturel, si vous me permettez. Comme Canadiens, il faut qu’on insiste pour qu’il y ait au moins un dénominateur commun minimum. […] Il s’agit de nos valeurs fondamentales75. Pour ce qui est de défendre la démocratie et les droits de l’homme dans le monde musulman, M. David Dewitt a fait valoir que : « la neutralité n’est pas une attitude honorable ni nécessaire. Nous devons prendre position et cette position doit être le reflet de nos valeurs76 ».
Le professeur Hassan-Yari a été l’un de ceux qui ont fait remarquer que les notions de démocratie, liberté, justice, égalité et tolérance trouvent leur source dans le Coran et les origines de l’islam, « mais il faut absolument mettre à jour ces notions77 ». Par exemple, la choura, ou consultation communautaire, pourrait avoir une interprétation démocratique plus rigoureuse adaptée au contexte contemporain, selon le professeur turc du droit islamique, M. Osman Tastan78. Quant à la notion que le droit islamique, la charia, est à certains égards fondamentalement antilibéral, le professeur Feldman a souligné qu’il s’agit d’une forme de common law qui exige une interprétation historique et une application empreinte de sagesse. Comme il le dit : « Je ne pense pas qu’il faut craindre la simple mention du terme charia seulement parce que certaines personnes moins instruites l’appliquent d’une façon qui va clairement à l’encontre des valeurs libérales79 ».
L’étroit lien historique entre la religion et la politique en Islam est à la fois complexe et contesté. Il a donné lieu à des discussions sur la question de savoir si l’influence grandissante de l’islam (même sur le plan symbolique en témoignent les débats houleux que connaissent des pays comme la France au sujet du port du foulard islamique ou « hidjab » porté par les jeunes filles et les femmes musulmanes) pourrait menacer l’autonomie séculière des milieux politiques, perçus comme garante de l’égalité démocratique80. Mais la frontière qui sépare la religion et l’État est également un problème que doit surmonter la tradition politique judéo-chrétienne. (Comme l’a fait remarquer un témoin en Turquie, société islamiste dotée d’une constitution politique volontairement séculière, c’est à l’Europe chrétienne que l’on doit des notions comme le « droit divin des rois », et la religion demeure un facteur important dans la vie politique de certaines démocraties occidentales.) Des pays comme l’Inde et l’Indonésie, dont la population est à majorité musulmane ou compte un grand nombre de musulmans, ont démontré que les pays musulmans peuvent être des démocraties. Les minorités musulmanes participent également activement à vie civile des dans les démocraties libérales occidentales sans y voir un conflit avec leur foi. M. Feldman soutient de façon convaincante que les démocraties séculières peuvent accueillir la pratique de l’islam et que les sociétés musulmanes peuvent évoluer vers la démocratie sans perdre leur caractère islamique.
Défis en matière de droits de la personne et d’égalité des femmes et des minorités
Un objectif crucial de la promotion de démocraties musulmanes modérées sera de s’assurer que les pays musulmans sont capables de progresser à leur manière sur le chemin de la démocratie tout en accordant davantage, ou du moins pas moins, de respect à l’égalité des droits de tous leurs citoyens, ce qui comprend les droits des femmes comme des hommes et les droits des minorités, religieuses, ethniques et autres. Dans certains cas, l’effort portera essentiellement sur la reconnaissance fondamentale de ces droits et, dans d’autres, sur le maintien des droits existants. C’est aussi en fonction de la situation de chaque pays que l’on pourra déterminer si les objectifs sont réalistes pour ce qui est des efforts à faire pour défendre et faire progresser l’égalité des droits et mettre fin à la discrimination81. Ainsi, comme il en est question plus loin dans le rapport, la situation des femmes en Turquie est manifestement fort différente de celle d’autres régions du Moyen-Orient, comme l’Arabie saoudite. Mais ce qui importe dans tous ces cas, c’est la compatibilité entre les influences islamiques sur les États et les sociétés et les normes en matière de droits de la personne, telles qu’affirmées par la communauté internationale par la voie des Nations Unies. C’est l’objectif à atteindre et à maintenir.
L’élaboration d’approches musulmanes qui respectent dans la pratique les libertés et les droits fondamentaux de la personne, tant pour les femmes que pour les minorités constitue donc une question fondamentale. Elle compte parmi celles qui reviennent dans les présents efforts visant à doter l’Afghanistan et l’Irak de nouvelles constitutions qui respecteront les principes démocratiques des droits de la personne et la loi islamique tout en obtenant la légitimité populaire. De façon plus générale, dans bien des sociétés musulmanes les femmes sont l’objet de violences (meurtres dits « d’honneur », par ex.) ou de discrimination systématique, notamment dans les domaines de l’éducation et de l’emploi.
Le Canada et les autres démocraties libérales doivent donc se demander quel serait le meilleur moyen d’appuyer les groupes de femmes et les autres forces de la société civile voués à la réforme et à l’amélioration des droits de la personne. Par exemple, l’aide du Canada contribue vraiment à soutenir le Fonds de promotion des droits de la femme en Afghanistan82. Les activités des coalitions et des réseaux non gouvernementaux transnationaux pourraient constituer une autre voie prometteuse, comme il est ressorti du témoignage de M. Jean-Louis Roy, président du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique, à propos de l’association de longue date entre son Centre et le réseau Women living under Muslim Law et de son travail de collaboration avec des partenaires de la société civile en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie83. Il a été mentionné que la moindre somme peut faire beaucoup pour soutenir cette oeuvre constructive.
Quand nous soulignons ces interventions utiles à la promotion des droits de la personne dans les pays musulmans, il faudrait préciser qu’il ne s’agit pas simplement d’imposer « nos valeurs » aux autres. Le Comité y voit un effort commun fondé sur des valeurs communes et un respect mutuel, y compris pour la foi islamique. Nous soulignons que l’avocate iranienne, Shirin Ebadi, à qui fut décerné le prix Nobel de la Paix le 10 octobre 2003 (première femme musulmane à recevoir cet honneur), peu avant la réunion des membres du Comité à Téhéran, a insisté sur le fait que l’islam est tout à fait compatible avec l’avancement des droits des femmes et que le problème tient plutôt aux pratiques culturelles et sociétales dictées par des hommes Dans son discours prononcé à Oslo le 10 décembre, Mme Ebadi a déclaré :
Certains musulmans, prétextant que la démocratie et les droits humains ne sont pas compatibles avec la structure traditionnelle des sociétés islamistes, ont justifié des gouvernements despotiques et continuent de le faire. L’islam est une religion dont le premier sermon commence par le mot« Récitez! » Un tel sermon et message ne peuvent être en conflits avec la connaissance, la sagesse, la liberté d’opinion et d’expression, et le pluralisme culturel. La discrimination dont sont victimes les femmes dans les États islamistes, que ce soit dans le domaine du droit civil ou de la justice sociale, politique et culturelle, a ses racines dans la culture dominée par les hommes de ces sociétés non pas dans l’islam. Cette culture patriarcale ne tolère pas la liberté et la démocratie, non plus l’égalité des droits entre les hommes et les femmes parce que cela menacerait la position traditionnelle des dirigeants de cette culture84.
Une autre championne de la démocratie et des droits de la personne dans le monde musulman soutient que la ségrégation des sexes et la discrimination fondée sur le sexe, malgré leur omniprésence dans l’histoire musulmane, « ne trouvent aucune justification […] dans le message originel de notre religion. Elles découlent d’un idiome extra-islamique et sont assimilées à l’islam85 ».
La sénatrice Mobina Jaffer, première musulmane nommée au Sénat canadien, a indiqué au Comité que : « Effectivement, les musulmanes souffrent aux mains des fanatiques qui prétendent agir au nom de l’islam mais dont la position est incompatible avec les préceptes de la foi. » Elle a encouragé le Comité à poser des questions sur l’étendue réelle des droits politiques des musulmanes, de leur droit à l’éducation et de leur liberté de choix : « Les femmes font-elles elles-mêmes ces choix ou d’autres les font-ils pour elles86? ».
Bref, il nous faut examiner minutieusement le comportement des musulmans et des régimes musulmans du point de vue global des droits démocratiques et des libertés fondamentales tout en se gardant bien d’attribuer tous les abus à l’islam en tant que tel. Accuser l’islam d’être la source du problème pourrait être aussi simpliste et trompeur que le mantra des islamistes extrémistes qui professent que « la solution se trouve dans l’islam ». Sans connaissances plus approfondies des relations avec le monde musulman et sans dialogue sur le sujet, il est peu probable qu’émergent des solutions crédibles qui respectent les valeurs démocratiques et les droits de la personne. Et cela devrait nous concerner tous.
L’avenir
On exhorte le Canada à s’engager davantage et à se montrer plus ferme dans ses relations diplomatiques avec le monde musulman. Comme M. Salim Mansur l’a fait valoir au Comité :
Le Canada doit s’intéresser beaucoup plus au monde musulman, qui représente un cinquième de l’humanité et possède un potentiel extraordinaire. Il est héritier d’une grande civilisation et, s’il reçoit l’aide dont il a besoin pour combler ses lacunes, il en résultera des avantages pour tous, dans ce village de plus en plus global qui est le nôtre. Le Canada ne doit pas prendre ses distances et avoir peur de se prononcer sur les problèmes auxquels le monde musulman fait face, des problèmes qui risquent de s’étendre, comme l’intégrisme. […] Nombreux sont les musulmans dans le monde qui sont intimidés, violentés et réduits au silence par la politique intégriste, femmes et minorités notamment, et qui attendent de nous leur délivrance. Nous les trahissons lorsque, pour de mauvaises raisons politiques ou au nom de la rectitude politique, nous nous tenons à l’écart en évitant de participer à la lutte contre une tyrannie et une oppression menées au nom de la religion87.
Du même coup, le Canada doit se doter de solides compétences pour être en mesure de tenir compte de l’éventail de situations délicates aussi complexes que diverses, comme l’attitude à adopter face à l’extrémisme islamiste. D’après M John Sigler :
Nous devons donc mener une analyse qui va au-delà des catégories simplistes et qui nous permettra de comparer les expériences dans le temps et entre les différentes cultures. Dans la guerre contre le terrorisme, nous devons cibler avant tout le professionnalisme dans le domaine du renseignement et des activités policières, tout en assurant le respect des droits de la personne fondamentaux. Pour véritablement comprendre ce qui s’est passé et ce que nous devons faire dans l’avenir, nous devons avoir une meilleure compréhension de l’histoire et des multiples facettes de la réalité, et nous devons absolument mettre l’accent sur le dialogue et la coopération plutôt que d’ériger de nouveaux obstacles au partage des identités et des valeurs dans notre ère de mondialisation88.
Il y a encore beaucoup à faire. Au moment où le gouvernement s’apprête à examiner en profondeur ses politiques en matière de relations internationales, il y a lieu de rappeler que le thème du présent rapport a été complètement passé sous silence dans le dernier document de politique étrangère Le Canada dans le monde rendu public en 1995, et ce au lendemain de la première attaque importante perpétrée par les terroristes islamistes contre les tours du World Trade Center. Aucune complaisance désormais n’est permise depuis les événements du 11 septembre 2001. Et nous avons encore beaucoup à faire afin d’accorder à cette question la priorité qu’elle mérite.
Par conséquent :
RECOMMANDATION 1
Le gouvernement du Canada devrait explicitement faire des relations du Canada avec les pays du monde musulman un élément important de sa politique étrangère et de sa planification stratégique. Il devrait également profiter de l’examen prochain de sa politique internationale pour faire participer davantage la population canadienne à l’élaboration de sa politique étrangère à l’égard des communautés musulmanes au Canada et dans ses relations avec les pays du monde musulman.
RECOMMANDATION 2
Le gouvernement du Canada devrait renforcer ses ressources analytiques et diplomatiques pour être véritablement en mesure d’améliorer ses relations avec les pays du monde musulman.