Les femmes et les filles
autochtones font partie des personnes les plus vulnérables de la société
canadienne[10]. Des statistiques montrent qu’elles sont considérablement défavorisées,
notamment en ce qui a trait à l’accès au logement, à l’éducation et à l’emploi. Les
femmes et les filles autochtones sont également plus à risque que leurs
homologues non autochtones d’être victimes de violence au sein de l’unité
familiale de même qu’à l’extérieur de leur foyer.
La violence envers les
femmes et les filles autochtones est un fléau qui nous concerne tous. Le Comité
a appris que bon nombre de ces femmes et de ces filles sont exposées à la
violence sur une base quotidienne. Tout au long de notre étude, des témoins ont
abordé les nombreux facteurs qui accroissent la vulnérabilité de ces femmes et
de ces jeunes filles. Ces facteurs, nous le verrons dans le prochain chapitre,
sont complexes et interreliés.
D’entrée de jeu, il importe
de mentionner que les statistiques disponibles au Canada sur la violence faite
aux femmes et aux filles autochtones ne reflètent qu’une partie d’un problème
beaucoup plus grave. On a du mal à saisir et à quantifier l’ampleur de cette
violence. La sous-déclaration des incidents de victimisation avec violence,
notamment pour les cas de violence familiale, est un problème reconnu au Canada
depuis longtemps. Or, le problème de la sous-déclaration est probablement plus
important dans le cas qui nous intéresse en raison de la relation houleuse d’un
point de vue historique entre la police et les collectivités autochtones et de
la difficulté qu’ont les membres de ces collectivités, encore aujourd’hui, à
lui faire confiance et à la percevoir comme un agent de protection.
À l’époque, les policiers étaient vus comme ceux
qui venaient prendre les enfants. Nous ne nous sommes pas encore débarrassés de
cet héritage. Nous avons encore du mal à convaincre les gens que nous sommes là
pour les appuyer et les aider. L’effet résiduel de ces idées reçues est encore
fréquent dans un grand nombre de nos communautés, alors nous avons un mal fou à
les faire changer d’idée[11].
Année après année, les
données publiées par Statistique Canada montrent que les femmes et les filles
autochtones risquent davantage d’être victimes de violence que leurs homologues
non autochtones. L’une des manifestations de cette violence est la violence qui
leur est faite dans leur propre foyer. L’Enquête sociale générale (ESG)[12] de 2009 a révélé, à l’instar de celles de 1999 et de 2004[13], que le taux de violence conjugale ciblant les femmes autochtones
est au moins deux fois supérieur à ce qu’il est au sein de la population en
général[14]. L’Enquête révèle, en
outre, que les femmes autochtones victimes de violence conjugale signalent plus
souvent des blessures corporelles que les femmes non autochtones. Elles sont
également plus nombreuses à dire qu’elles craignent pour leur vie.
La violence faite aux femmes
et aux filles autochtones est en grande partie perpétrée par une connaissance
de la victime, généralement un homme. Cette situation est similaire à celle des
femmes non autochtones. Cependant, les femmes et les filles autochtones sont
beaucoup plus à risque que leurs homologues non autochtones d’être victimes de
violence aux mains d’étrangers qui profitent de leurs vulnérabilités.
Toutes formes de violences
confondues, l’ESG révèle que :
- les femmes autochtones sont trois fois plus susceptibles d’être la cible de victimisation avec violence que leurs homologues non autochtones;
- la plupart des victimes sont de jeunes
femmes autochtones entre 15 et 34 ans[15];
- dans bien des cas, il ne s’agit pas d’incidents
isolés, puisque plus du tiers des femmes autochtones victimes de violence ont
été victimisées deux fois ou plus[16].
Sur la base des données
colligées par les services de police, les femmes autochtones sont aussi plus à
risque d’être assassinées. Entre 2004 et 2010, elles représentaient au moins 8
% des victimes d’homicide, en dépit du fait qu’elles représentaient seulement 4
% de la population des femmes du Canada[17].
Des témoins ont rappelé au
Comité que les femmes et les filles autochtones sont également grandement
surreprésentées en tant que victimes d’exploitation sexuelle à des fins
commerciales. Plusieurs d’entre elles se prostituent pour assurer leur
subsistance et celle de leurs enfants, d’autres sont victimes de la traite des
personnes et forcées par un proxénète de se prostituer.
Nous savons que l'exploitation sexuelle est
présente dans les projets d'exploitation minière et d'extraction de ressources
partout dans le monde. Nous ne sommes pas encore sûrs de ce qui se passe dans
nos collectivités. Nous avons entendu dire qu'au cours des quatre dernières
années, 42 femmes inuites victimes de la traite [des personnes] avaient
été amenées à Ottawa. Les routes de la traite comprennent l'Arctique, la côte
Est du Canada, ainsi que Las Vegas et Miami[18].
Diane Redsky, directrice du Groupe
de travail sur la traite des femmes et des filles au Canada de la Fondation
canadienne des femmes a soutenu que beaucoup de
filles au Canada deviennent victimes de la traite de personnes à des fins d’exploitation
sexuelle dès l’âge de 13 ans. Elle a ajouté :
Associée à cette situation, particulièrement chez
les femmes autochtones, est cette effroyable réalité: les femmes sont
systématiquement ciblées par les trafiquants à l’adolescence ou au début de l’âge
adulte, on exploite leur vulnérabilité et elles se retrouvent emprisonnées dans
une vie de chaos absolu, de mauvais traitements et de violence extrême.
Toutefois, cela ne s’arrête
pas là. Lorsqu’elles n’ont plus de valeur pour un trafiquant, elles deviennent
les femmes de l’industrie du travail sexuel à des fins de survie: elles ont 40
ans, elles sont pauvres et mourantes. Le corps des femmes n’est pas conçu pour
résister aux traumatismes physiques et psychologiques découlant de l’exploitation
sexuelle et de la traite de personnes, qu’elles résultent de circonstances ou
de contraintes[19].
Devant le Comité, la
présidente de l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry, Kim Pate,
nous a rappelé que nous avons l’obligation de prendre au sérieux toutes les
formes de violence faite aux femmes autochtones, « notamment la violence
sexuelle, non seulement dans les familles, non seulement dans les foyers, mais
aussi dans le contexte de la marchandisation croissante des femmes et des
filles[20] ».
Il n’existe pas de données
officielles concernant le nombre de femmes et de filles autochtones portées
disparues et assassinées au Canada. Le chiffre le plus fréquemment utilisé pour
rendre compte de l’ampleur de cette problématique provient de la recherche
réalisée par l’AFAC par l’entremise de son initiative Sœurs par l’esprit. L’initiative,
qui a bénéficié d’une subvention du gouvernement fédéral de cinq millions de
dollars sur cinq ans, avait pour but d’étudier les causes profondes, les
circonstances et les tendances liées aux disparitions et aux meurtres de femmes
et de filles autochtones et de sensibiliser le public à la violence envers
elles.
Cette première initiative,
qui a pris fin en 2010, a permis de recenser 582 femmes et filles autochtones
disparues ou assassinées dans l’ensemble du pays[21]. Il ne s’agit toutefois que des cas connus. Le nombre réel est peut‑être
bien plus élevé, selon la directrice du programme de prévention de la violence
et de la sécurité de l’AFAC, Irene Goodwin[22].
Les meurtres et les
disparitions de femmes et de filles autochtones n’appartiennent pas qu’au
passé, a insisté le chef national de l’Assemblée des Premières Nations (APN),
Shawn A-in-chut Atleo. Il s’agit d’une tragédie qui a cours encore aujourd’hui.
Les circonstances des
meurtres et des disparitions recensés grâce à l’initiative Sœurs par l’esprit
sont très variées. Lisa Hitch du ministère de la Justice, a rappelé au Comité
que les victimes répertoriées :
vont des cas de victimes de tueurs en série […]
aux cas de violence conjugale, de violence familiale, en passant par les cas de
femmes qui sont mortes en traversant des routes, parce que c’était leur seule
façon de rentrer chez elles, ou qui ont disparu à ces endroits. Il y a bien des
cas où les femmes travaillaient à temps plein et ont disparu ou ont été
assassinées, dans des circonstances très différentes que celles qui ont été
examinées dans le cadre de la Commission Oppal [Commission d’enquête sur les femmes
disparues de la Colombie-Britannique]. Il y avait beaucoup de cas de jeunes
filles qui se rendaient à l’école. Dans un certain nombre de situations, les
personnes sont mortes de froid[23].
Selon des informations recueillies
par l’AFAC, 70 % des cas de disparition et 60 % des cas de meurtres
sont survenus en milieu urbain. De plus, 87 % des femmes et des filles
portées disparues ou assassinées étaient mères d’au moins un enfant[24]. Ce constat est troublant. D’autant plus que des recherches
effectuées par l’AFAC ont permis de dégager une tendance, à savoir que
« lorsqu’une mère disparaît, sa fille risque de subir le même sort des
années plus tard […] Dans certaines familles, plusieurs femmes sont ainsi
disparues[25]». La perte de ses femmes se répercute ainsi sur nombres d’enfants
qui doivent aujourd’hui vivre avec cette absence.
Sur les 582 cas recensés,
39 % se sont produits après 2000, tandis que 17 % se sont produits
dans les années 1990. Des accusations d’homicides ont été portées dans
53 % des cas seulement. Autrement dit, presque la moitié des cas d’homicides
répertoriés ne sont pas résolus. Il s’agit d’un taux de classement faible
comparativement à la moyenne canadienne. Selon les données provenant de l’Enquête
sur les homicides de 2010, 75 % des cas d’homicides venus à l’attention de
la police ont été résolus[26].
L’absence de progrès dans
les enquêtes de disparition accroît les souffrances des familles qui espèrent
encore des nouvelles. Voici les propos qu’a tenus Charlene Belleau de l’APN en
ce qui a trait à l’impact du faible taux de résolution sur les familles des victimes :
Dans la plupart des cas, les auteurs présumés de
ces crimes sont toujours en liberté, car la police n’a pas réussi à élucider
ces affaires, alors les familles continuent à vivre le traumatisme d’avoir
perdu leur fille[27].
Les recherches réalisées
grâce à l’initiative Sœurs par l’esprit nous apprennent par ailleurs que sur
les 261 cas répertoriés où des accusations criminelles ont été portées,
23 % des femmes et des filles ont été tuées par un partenaire actuel ou
ancien et 6 % par un membre de la famille. Environ 17 % de ces femmes
et de ces filles ont été tuées par une connaissance et 16 % par un
étranger. Enfin, dans la moitié des cas pour lesquels des renseignements
étaient disponibles (149 cas), les femmes et les filles disparues n’étaient pas
impliquées dans le milieu de la prostitution[28].
L’AFAC continue de colliger
des renseignements sur les nouveaux cas de meurtres et de disparition. Il lui
est toutefois difficile de recueillir des données fiables et de procéder aux
enquêtes nécessaires pour clarifier les circonstances des disparitions et des
décès et s’assurer de l’identité autochtone de la victime lorsque cette
dernière n’a pas été établie. En mars 2013, l’AFAC estimait le nombre de cas de
femmes et de filles autochtones portées disparues ou assassinées à 668. Lors de
sa comparution le 30 janvier 2014, une représentante du Human Rights
Watch Canada, Liesl Gerntholtz, a noté ce qui suit à propos du nombre de femmes et de filles
autochtones portées disparues et assassinées :
Des recherches récemment publiées indiquent que le
nombre de femmes autochtones disparues et assassinées dans tout le Canada
pourrait dépasser 800 personnes, mais les efforts de collecte de données
complètes sont entravés par le fait qu’il n’existe pas actuellement de
précédent pour la collecte standardisée de données ethniques par les forces de
police au Canada[29].
Plusieurs témoins ont
réclamé la mise sur pied d’une enquête publique indépendante sur la question
des femmes autochtones assassinées ou portées disparues au Canada, ajoutant
ainsi leurs voix à celles des dirigeants des organisations autochtones
nationales, des premiers ministres et leaders des provinces et territoires et
de plusieurs organisations internationales[30].
Les témoins ont prêté
plusieurs objectifs à l’enquête indépendante publique désirée, y compris :
- Permettre aux proches des victimes de se faire entendre et aux
collectivités autochtones d’entamer le chemin de la réconciliation;
- Sensibiliser le public canadien aux causes profondes du problème de
la violence envers les femmes et les filles autochtones;
- Souscrire à l’élaboration d’un plan d’action national coordonné pour
s’attaquer à cette violence et ses causes;
- Établir des repères pour l’évaluation des initiatives qui visent à
éradiquer la violence dirigée contre les femmes et les filles autochtones du
Canada.
D’autres témoins, dont le
Pauktuutit Inuit Women of Canada, estiment pour leur part que les besoins des
collectivités autochtones sont trop criants pour dépenser de l’argent pour la
création d’une telle commission, estimant qu’il serait préférable d’utiliser
cet argent pour financer des services et des programmes dans les collectivités.
Chaque jour, j’entends des histoires à propos de
filles violées et battues. J’ai bien dit « chaque jour ». Au lieu de
dépenser des millions de dollars pour tenir des audiences au cours des
prochaines années, le gouvernement devrait nous aider dès aujourd’hui en nous
écoutant et en accordant davantage de fonds aux services de police pour qu’ils
puissent s’attaquer au problème de violence, de disparition et de meurtre.
Nous avons besoin de fonds
et de ressources pour élaborer des programmes de sensibilisation dans les
écoles et les réserves à propos de la violence, des disparitions et des
meurtres. Certaines de ces victimes venaient d’une réserve. Leur grand rêve, c’est
d’étudier, mais elles tombent sous l’emprise d’un proxénète, puis on apprend
dans le journal qu’elles ont été assassinées.
Je demande que les femmes
et les enfants soient protégés contre la violence et qu’on trouve les
responsables de cette violence et de ces meurtres. Le gouvernement et les
services de police doivent prendre les mesures pour que justice soit faite aux
victimes et que la violence soit éradiquée[31].
Après la fin de l’initiative
Sœurs par l’esprit, en 2010, des fonds ont été consacrés par le biais des
initiatives Du constat aux actes et Du constat aux actes II, dont l’objet
consistait à mettre à profit l’information recueillie grâce à Sœurs par
l’esprit et à aider les collectivités à lutter contre les causes profondes de
la violence faite aux femmes et aux filles autochtones. Un certain nombre de
témoins ont critiqué la décision de cesser le financement de Sœurs par l’esprit[32].
Dans son budget de 2010, le
gouvernement a annoncé la mise en œuvre d’une base de données nationale pour
les personnes portées disparues et les restes non identifiés au sein du nouveau
Centre national pour les personnes disparues et les restes non identifiés de la
Gendarmerie royale du Canada (GRC). Malgré les avantages évidents découlant de
la mise en œuvre d’une telle base de données pour l’élucidation des affaires de
disparition et de meurtre, des témoins ont dit craindre que cette banque de
données ne tienne pas suffisamment compte de l’identité autochtone des
victimes. Les représentants de l’AFAC ont souligné sur ce point qu’il existe
« des lacunes importantes dans la façon dont la GRC recueille l’information
sur l’identité autochtone des victimes, ce qui en fait une piètre source d’information[33] ».
Tel que l’a noté une
représentante de Statistique Canada, Lynn Barr-Telford, les policiers ne
colligent pas souvent de données portant sur l’identité autochtone en raison de
la difficulté opérationnelle d’établir avec certitude l’origine d’une victime et
des désaccords entre les dispositions législatives relatives à la protection de
la vie privée et les politiques des administrations policières. La
représentante chargée du Programme des services policiers à Statistique Canada,
Rebecca Kong, a aussi parlé de la réticence qu’on les autochtones de partager
cette information avec la police, soulignant :
Cela suppose en partie d’obtenir l’appui de la
collectivité et de mener des campagnes de relations publiques et de
sensibilisation pour expliquer aux peuples autochtones les avantages de fournir
ces données.
Les problèmes liés à la
collecte de données sur l’identité autochtone des victimes auprès des services
de police ne datent pas d’hier. De 2001 à 2010, Statistique Canada a collaboré
avec des partenaires du milieu policier et des ministères des quatre coins du
pays pour essayer d’améliorer l’information. Nous avons tenté de mettre en œuvre
des Recommandations. Nous avons tenu des consultations avec des collectivités
en Saskatchewan. Au bout du compte, il y avait toujours des problèmes liés aux
politiques internes des services de police concernant la transmission des
données et des préoccupations quant à la qualité de l’information issue de l’identification
visuelle. On était aussi préoccupé de la collecte de données proprement dite et de la
possibilité qu’on ne pose pas toujours cette question[34].
Cette absence de données
fiables concernant l’identité autochtone des victimes inquiète plusieurs des
témoins que nous avons rencontrés. Ces témoins sont d’avis que les policiers
devraient colliger systématiquement des informations concernant l’identité
autochtone des victimes et auteurs présumés afin de nous renseigner sur l’expérience
des femmes et des filles autochtones avec le système de justice et de nous
aider à trouver des solutions qui répondent à leurs besoins. La directrice
générale de l’organisme Ending Violence Association of British Columbia, Tracy
Porteous, a noté lors de sa comparution : « Nous devons
avoir ces renseignements si nous envisageons d’élaborer des politiques
publiques appropriées et utiles[35]. » Dans la même veine, le chef national de l’APN, Shawn A‑in‑chut Atleo,
nous a dit : « Les services de police
doivent travailler ensemble pour produire des chiffres vérifiables sur les
incidents de violence contre des femmes et des filles autochtones, de sorte qu’on
puisse mesurer les progrès[36]. »