La motion à l’origine du Comité spécial sur la
réforme électorale donnait pour mandat à ce dernier de « déterminer et
[d’]étudier d’autres modes de scrutin pour remplacer le système majoritaire
uninominal à un tour », le système en vigueur, selon cinq principes
directeurs : l’efficacité et la légitimité; la participation;
l’accessibilité et l’inclusion; l’intégrité; et la représentation locale[139].
Deux questions fondamentales constituent les bases
de l’étude du Comité sur les systèmes électoraux potentiels :
- « Pourquoi réformer le système actuel? », ou quel est le
problème que le Comité « ess[aie] de résoudre au moyen d’une solution
différente qui pourrait vraiment fonctionner? »
- « Si nous adoptons un système ou un autre, quelles pourraient
en être les conséquences? Quels seraient ses effets[140]? »
Le Comité a entendu un large éventail de
témoignages et a reçu de nombreux mémoires sur les avantages et les
inconvénients potentiels du système électoral actuel et de plusieurs autres
systèmes possibles. Les deux questions fondamentales qui constituent les bases
de l’étude du Comité sur la réforme électorale – Pourquoi changer? Quels
seraient les conséquences des changements? – reposent sur les valeurs et les
principes définis dans la motion à l’origine du Comité.
Les cinq principes établis dans la motion créant
le Comité sont les suivants :
- 1)
Efficacité et légitimité : que la mesure
proposée augmente la confiance des Canadiens sur le fait que leur désir
démocratique, tel qu’il est exprimé par le vote, sera traduit de façon juste
dans les résultats du scrutin, et qu’elle réduise la distorsion et renforce le
lien entre l’intention des électeurs et l’élection des représentants;
- 2) Participation : que la mesure
proposée encourage le vote et la participation au processus démocratique,
favorise une civilité et une collaboration accrues au sein de la sphère
politique, améliore l’unité sociale et offre des possibilités d’inclusion des
groupes sous-représentés dans le processus politique;
- 3)
Accessibilité et inclusion : que la mesure
proposée évite une complexité indue du processus de scrutin tout en respectant
les autres principes, et qu’elle favorise l’accès par tous les électeurs
admissibles, peu importe leur condition physique ou sociale;
- 4)
Intégrité : que la mesure proposée puisse
être mise en œuvre tout en assurant la confiance du public à l’égard du
processus électoral, en assurant l’obtention de résultats fiables et
vérifiables à l’aide d’un processus efficace et objectif qui est sécuritaire et
préserve la confidentialité du vote pour les particuliers canadiens;
- 5) Représentation locale : que la mesure
proposée assure la responsabilisation et tienne compte de la valeur que les
Canadiens accordent à leur collectivité, au fait que les députés connaissent
les conditions locales et qu’ils tentent de satisfaire les besoins locaux à
l’échelle nationale; la mesure doit aussi permettre aux citoyens d’avoir accès
à leur député pour faciliter la résolution de leurs préoccupations et leur
participation au processus démocratique[141].
De ces principes, le
premier, le troisième et le cinquième sont les plus étroitement liés aux
facettes d’un système électoral, ou aux idéaux que doit incarner un système
électoral.
Le premier principe, « efficacité et
légitimité », s’articule autour de la manière dont les votes se traduisent
en sièges à la Chambre des communes, et implique que le système électoral
proposé doit veiller à ce que les votes se « traduisent de manière
juste » en sièges de manière à « réduire les distorsions » et à
« renforcer le lien entre l’intention des électeurs et l’élection des
représentants ». Tel qu’expliqué par Byron Weber
Becker, « [i]l y a de la distorsion lorsque la représentation au sein du
gouvernement diffère grandement du degré de soutien populaire exprimé pendant
les élections[142]. » Dans les faits,
la réforme du système électoral intéresse le gouvernement fédéral depuis près
d’un siècle, depuis que plus de deux partis briguent les suffrages, et a fait
l’objet de nombreuses études à l’échelle fédérale et provinciale[143]. La plupart de ces études ont pour fondement la notion de la
légitimité de la méthode par laquelle le système électoral en place traduit les
votes en sièges, c’est-à-dire le rapport entre l’intention démocratique des
électeurs et la représentation au Parlement. Pour répondre à la question
globale « Pourquoi réformer le système actuel? », il faut répondre à
deux questions sous-jacentes :
-
En premier lieu, si plus de deux candidats
briguent les suffrages dans une circonscription donnée, le vainqueur devrait-il
obtenir une majorité des voix (plus de 50 %) ou obtenir une simple
pluralité des voix (plus de voix que les autres candidats, sans qu’il soit
nécessaire de dépasser le seuil de 50 %), comme le prévoit le système
actuel?
-
En second lieu, le système électoral, qui
considère les circonscriptions comme le véritable terrain de lutte électoral,
et par conséquent, qui ne tient pas compte du soutien pour les partis
politiques ni des intérêts qui rassemblent plusieurs circonscriptions ou
régions, devrait-il, d’une certaine manière, viser à traduire la proportion du
vote global des partis en représentation à la Chambre des communes ou au sein
des assemblées législatives provinciales?
Le troisième principe porte à la fois sur les
éléments des systèmes électoraux, dans la mesure où ils doivent « éviter
une complexité indue du processus de scrutin » (soit par la manière dont
les électeurs votent ou par les calculs employés pour traduire les votes en
sièges), ainsi que sur le caractère inclusif du processus de scrutin, dans la mesure
où le système (ou le vote dans son ensemble) doit « favoriser l’accès par
tous les électeurs admissibles, peu importe leur condition physique ou
sociale ».
Enfin, le cinquième principe reconnaît le
caractère fondamental de la représentation locale et de la responsabilisation.
En effet, dans un pays aussi diversifié que le Canada sur le plan géographique,
le rapport entre la représentation locale et la manière dont les votes sont
traduits en sièges est déjà relativement complexe. Notre système parlementaire
est fondé sur la représentation selon la population (les circonscriptions
doivent essentiellement contenir des poids démographiques semblables), mais on
note de grands écarts à ce chapitre. Par exemple, la circonscription la plus
populeuse du Canada est Brantford–Brant, en Ontario, avec plus de
132 000 résidents (dont plus de 95 000 électeurs
admissibles). Par opposition, le Nunavut est à la fois la circonscription la
moins populeuse (elle compte un peu moins de 32 000 résidents) et la
circonscription la plus vaste du pays, avec une superficie dépassant
1 750 000 km2.
À l’opposé, la circonscription de Papineau (Québec) ne fait que 9 km2 (avec une population d’environ 110 000 résidents). Comme l’a indiqué
un témoin à Whitehorse, les trois territoires du Nord sont
« surreprésenté[s] sur le plan démographique, mais [sont] très
sous-représenté[s] sur le plan géographique[144] ».
Par opposition, il semble que les valeurs définies
aux deuxième et quatrième principes devraient s’appliquer, peu importe le
système électoral sélectionné, mais le choix du système pourrait déterminer à
quel point il est facile ou difficile d’appliquer les principes (puisque
certains systèmes sont associés à certaines valeurs). Le deuxième principe, la
« participation », amène le Comité à cerner des mesures qui
« encouragent le vote et la participation au processus démocratique,
favorisent une civilité et une collaboration accrues au sein de la sphère
politique, améliorent l’unité sociale et offrent des possibilités d’inclusion
des groupes sous-représentés dans le processus politique ». Comme il sera
décrit notamment dans le chapitre 9, « Participation des électeurs »,
l’accroissement de la participation dans le processus politique global est un
objectif que partagent tous les membres du Comité. Ce dernier reconnaît
que l’atteinte des objectifs de ce principe nécessite un dévouement et des
efforts soutenus. Le quatrième principe, l’« intégrité », porte sur
le caractère fiable et vérifiable du système électoral, et sur la protection du
caractère secret du vote. La confiance du public envers le processus électoral
est élevée au Canada; la réforme électorale ne doit pas la miner[145].
De nombreux témoins ont indiqué que les différents
systèmes électoraux donnent une importance différente aux principes définis
dans la motion à l’origine du Comité. Comme l’a souligné Pippa Norris,
« vous ne pouvez pas les trouver toutes [les valeurs] dans une option
donnée. Toutes ces valeurs doivent se contrebalancer[146]. » Selon Thomas Axworthy, essentiellement, le choix d’un
système électoral au Canada revient
à déterminer à quelles valeurs la priorité devrait être attribué, de quelle
manière et dans quelle mesure :
[I]l n’y a pas de système électoral parfait. Chaque
formule présente des avantages et des inconvénients et c’est donc une question
de valeurs, de perspectives différentes qui éclairera votre débat. Il n’y a pas
de solution technique au problème de la réforme électorale. C’est un processus
politique qui consiste à décider quels sont vos buts et vos valeurs et ceux que
vous valorisez le plus[147].
En d’autres mots, comme l’a indiqué
Amanda Bittner, « [t]ous les systèmes sont le résultat de compromis
[…] et il y a, à la base de chacun d’eux, une idée normative de ce que devrait
être la politique[148] ».
Un autre témoin, Richard Kidd, a affirmé ce
qui suit :
Aucun système n’est parfait. Si nous pouvions
trouver le système parfait, tous les pays au monde l’utiliseraient
présentement. Chaque système a ses avantages et ses inconvénients, et le défi
auquel vous faites face consiste à tenter de trouver celui dont les avantages
l’emportent sur les inconvénients, ou qui offre ce que l’on veut obtenir[149].
Le fait qu’il n’existe pas de système parfait
n’est pas source de panique ou de paralysie. Jonathan Rose a proposé ce
qui suit :
Alors que […] d’autres ont fait valoir qu’il n’y a
pas de système parfait, je veux citer Richard Katz, qui prétendait que ce
système parfait existe. Il a soutenu que le meilleur système électoral dépend
de « qui vous êtes, d’où vous êtes, et d’où vous voulez aller[150] ».
En effet, les principes établis dans le mandat du
Comité ont été très utiles pour démontrer qu’aucun système ne parvient à les
incorporer tous et pour concentrer les travaux du Comité sur la manière dont
ces principes devraient interagir les uns avec les autres afin de créer un
système électoral plus robuste pour le Canada. Comme l’a fait valoir
Matt Risser, bien qu’aucun système électoral ne soit parfait, certains
systèmes s’harmonisent mieux que d’autres avec les valeurs et les principes
énoncés :
Je tiens toutefois à revenir sur le commentaire
que vous avez fait tout à l’heure et qu’on a aussi souvent entendu de la part
de ce comité, à savoir qu’il n’existe pas de système parfait. J’en conviens,
bien sûr, mais ce n’est pas parce que le système parfait n’existe pas qu’il n’y
a pas de systèmes meilleurs que d’autres[151].
Afin de permettre l’évaluation des forces et des
faiblesses des différents systèmes électoraux, la section suivante fait un
survol des familles de systèmes électoraux et des principaux principes et
éléments qui les distinguent les uns des autres.
Fondamentalement, un système électoral définit la
manière dont les votes se traduisent en sièges au sein d’une législature. Dans
un système majoritaire, le candidat élu est la personne qui obtient le plus de
voix dans un district électoral. La position des partis politiques dépend des
résultats dans chaque district au pays : un parti détient autant de sièges
à l’assemblée que le nombre de ses candidats élus. Par opposition, un système
proportionnel fait correspondre la proportion de votes obtenus par chaque parti
à la répartition des sièges au sein d’une législature. On qualifie les systèmes
de « mixtes » (le plus connu est la représentation proportionnel
mixte) lorsqu’ils assemblent des éléments des systèmes majoritaires et des
systèmes proportionnels pour déterminer la répartition des sièges. L’objectif
des systèmes mixtes est d’assurer une meilleure proportionnalité à l’aide de
sièges compensatoires qui reflètent la proportion de votes obtenue par les
partis tout en conservant les circonscriptions locales représentées par un seul
député.
La liste suivante présente certaines des
caractéristiques importantes qui distinguent les systèmes électoraux les uns
des autres[152] :
- Le nombre d’élus par circonscription
(magnitude de la circonscription) : Dans
chaque circonscription, y a-t-il un seul candidat élu ou plusieurs? Le nombre
d’élus par circonscription, aussi appelé « magnitude de la
circonscription », est l’élément qui distingue les systèmes majoritaires
des systèmes proportionnels. Dans les systèmes majoritaires (« une famille
de systèmes qui comprend le système électoral majoritaire à un tour, le système
de vote préférentiel (VP) australien et le système français à deux tours[153] ») la valeur de la magnitude des circonscriptions est de un,
« ce qui signifie qu’il n’y a qu’un gagnant par circonscription ».
Les systèmes proportionnels, quant à eux, comptent plusieurs gagnants par circonscription
(dans les systèmes mixtes, les sièges compensatoires sont répartis de manière à
ce que les régions soient représentées par plus d’un député). En effet,
« [a]vec un seul gagnant par circonscription, ce système ne peut être
proportionnel, puisqu’une seule personne gagne tout. On ne peut répartir un
seul siège entre plusieurs candidats; ce n’est donc pas un système de
représentation proportionnelle[154] ». Autrement dit, s’il n’y a qu’un siège par circonscription,
il est impossible que ce siège reflète la proportion des voix obtenues par
chaque parti ou candidat.
- Le bulletin : L’électeur coche-t-il le nom d’un seul candidat (les bulletins où
plusieurs noms sont cochés sont déclarés nuls), ou place-t-il en ordre de
préférence une série de candidats ou de partis? Il est important de noter que
le scrutin préférentiel est un outil pouvant s’appliquer tant dans les systèmes
électoraux majoritaires (comme le VP de base) ou proportionnels (comme
le système de vote unique transférable (VUT), les listes ouvertes de la
RPM, etc.).
- Le seuil d’élection : Quel pourcentage des votes le candidat ou le parti doit-il
recueillir pour remporter un siège? Par exemple, dans les circonscriptions
uninominales, suffit-il d’obtenir la pluralité des votes (plus de voix que les
autres candidats sans qu’il soit nécessaire d’en avoir plus de 50 %), ou
faut-il obtenir la majorité des voix (plus de 50 %)? Dans les
circonscriptions plurinominales, quel est le seuil ou le quota minimum à
atteindre pour être élu (par exemple, déterminer si, dans une constitution
comptant trois députés, un candidat qui obtient au moins 33 % des
voix remporte un siège)?
- La détermination des gagnants : Combien d’étapes faut-il suivre pour déterminer le nombre de sièges
remportés par chaque parti et le nom des candidats gagnants? Bref, la procédure
est-elle simple ou complexe?
Par exemple, dans les systèmes proportionnels, la première étape consiste à
déterminer la proportion globale des voix obtenues par un parti (au pays ou
dans une région du pays), puis la deuxième étape consiste à répartir les sièges
selon la proportion des votes (en fonction d’une liste de candidats ou en
fonction des votes obtenus par les candidats). Dans les systèmes majoritaires à
scrutin préférentiel, quel est le processus utilisé pour déterminer le gagnant?
Tous les témoignages entendus par le Comité ont
abordé ces caractéristiques, la manière dont elles correspondent aux principes
définis dans le mandat du Comité et leur application dans les différents
systèmes électoraux.
Dans le système uninominal pluraliste du Canada,
communément appelé système majoritaire uninominal à un tour (SMUT), le candidat
élu est la personne qui obtient le plus de votes dans un district électoral
(sans toutefois devoir obtenir la majorité des suffrages). Les partis
politiques obtiennent autant de sièges à l’assemblée qu’elle compte de
candidats élus. Autrement dit, la proportion des sièges que détient un parti
est le résultat (la somme totale) de chaque lutte électorale remportée au pays.
En ce qui concerne la formation du gouvernement, le chef du parti qui obtient
le plus grand nombre de sièges, et par conséquent qui jouit de la confiance de la
Chambre, est généralement invité par le gouverneur général à devenir premier
ministre et à former le gouvernement[155].
Bien que l’étude du Comité portait sur les
systèmes pouvant remplacer le SMUT, les éléments suivants ont été décrits comme
les forces perçues du SMUT en vigueur
au Canada.
Affirmant que la pratique démocratique n’est pas
en crise au Canada, Thomas Axworthy remarque que le Canada occupe un rang élevé
comparativement à d’autres démocraties :
Si nous prenons les diverses évaluations dont nous
faisons l'objet au niveau international, nous constatons que la Banque
mondiale, par exemple, qui parraine un projet mondial d'indicateurs de
gouvernance accordait, en 2014, au Canada une note de 96 % pour la
reddition des comptes, de 91 % pour la stabilité politique, de 95 %
pour l'efficacité gouvernementale, de 98 % pour la politique de
réglementation, de 95 % pour l'état de droit et de 94 % pour la lutte
contre la corruption. Cela nous place dans les 10 premiers.
Le projet sur l'intégrité électorale de Mme Norris
classait sans doute probablement le Canada — et si je me trompe, elle pourra le
dire — en tête des systèmes électoraux majoritaires avec une note d'environ 75
% à 80 %, au-dessus des États-Unis, etc. Là encore, nous étions en tête.
Cette évaluation
internationale des pratiques gouvernementales et des pratiques électorales
canadiennes s'est reflétée dans, comme chacun sait, dans l'indice du
développement humain des Nations unies où le Canada a toujours figuré dans les
10 premiers et parfois en première place. Je pense qu'en 2014 nous étions
classés neuvième.
La solidité de notre système gouvernemental et de
notre système électoral a certainement eu un effet positif sur notre classement
dans l'indice du développement humain. C'est parce que le système de
Westminster allie le pouvoir d'agir et une responsabilisation reliée à ce que
David Smith, le brillant universitaire de la Saskatchewan appelle « la Chambre
des communes du peuple » — la souveraineté du peuple représentée à la Chambre
et la concentration des pouvoirs requis pour gouverner efficacement. C'est
vraiment le secret du système de Westminster lorsqu'il fonctionne comme il
faut. Il a bien fonctionné au Canada pendant presque toute notre histoire[156].
Au cours de l’étude des solutions de réforme
possibles, l’ancien directeur général des élections, Jean-Pierre Kingsley,
a souligné « la simplicité relative du système ou du bulletin de vote que
nous remplacerions, si nous remplaçons le système actuel » et a fait
valoir que « rien ne sera considéré comme étant aussi simple que le
système actuel, car nous l’utilisons depuis 149 ans […] Il fait partie de
l’ADN du fait d’être Canadien et d’être né au Canada[157] ». Le directeur général des élections actuel,
Marc Mayrand, a noté que le système en vigueur « est relativement
simple et facile à comprendre[158] ».
En outre, le
processus de dépouillement des votes est relativement simple. M. Mayrand a
indiqué que l’instauration d’un nouveau système « pourrait faire en sorte
qu’il soit difficile de publier les résultats des élections le soir même en
effectuant le dépouillement du scrutin manuellement aux bureaux de vote, comme
c’est le actuellement le cas ».
Il a ajouté que les « Canadiens sont habitués d’apprendre les résultats
des élections rapidement, et tout retard possible devrait être envisagé avec
soin par le Comité[159] ».
Un certain nombre de
participants aux assemblées publiques ont exprimé le point de vue que le
système actuel fonctionne bien, est facile à utiliser et devrait être maintenu.
Pour citer un participant « le système uninominal majoritaire à un
tour nous a bien servis pendant près de 150 ans. Il est simple et facile à
comprendre. De grâce, ne le changez pas[160]. » Un autre participant
a affirmé que « si le système n’est pas brisé, ne le réparez pas[161] ».
De nombreux témoins ont mentionné l’importance de
la représentation locale comme une caractéristique essentielle.
Jean-Pierre Kingsley, ancien directeur général des élections, a souligné
« le rapport, le lien, entre l’électeur et la personne élue, en ce qui
concerne la représentation des électeurs, collectivement et individuellement,
et la responsabilisation des représentants élus ». Il a ajouté que
« [l]es Canadiens sont très habitués à ce rapport, à ce lien. Il doit être
pondéré très attentivement s’il doit y avoir un changement[162] ».
L’importance de la représentation locale s’est
également dégagée dans les consultations en ligne du Comité, où 72,5 % des
participants étaient d’accord ou fortement d’accord avec le fait que « le
système électoral canadien devrait permettre de s’assurer que les électeurs
élisent des candidats locaux pour les représenter au Parlement[163] ».
Le SMUT est plus susceptible de produire des
gouvernements majoritaires[164].
Comme l’a noté le politicologue Christian Dufour, le SMUT « livre
l’essentiel. Il livre des gouvernements à la fois forts et susceptibles d’être
congédiés, ce qui n’est pas rien. Dans le contexte de la mondialisation,
qui est dangereuse, l’impuissance des démocraties est une chose à éviter. Notre
système fait en sorte que les gouvernements sont souvent majoritaires[165]. » Kenneth Dewar, dans son mémoire au Comité, a fait écho à
cette position. Il a affirmé :
Le scrutin
majoritaire uninominal à un tour a permis d’élire depuis longtemps au Canada
des gouvernements efficaces, souvent avec une forte majorité (généralement
grâce à la pluralité des voix), et à l’occasion des gouvernements minoritaires
également efficaces.[166]
En outre, Kenneth Carty a indiqué que les
Canadiens sont habitués à des gouvernements majoritaires, et tout changement
nécessiterait une adaptation :
Je crois qu’il est juste de prédire que dans la
plupart des autres systèmes électoraux, les gouvernements de majorité tels que
ceux auxquels les Canadiens ont été habitués disparaissent. Nous avons si peu
d’expérience des gouvernements de coalition dans ce pays que nous n’avons pas
d’idée claire de la manière dont ils travailleront ensemble à court terme ou à
long terme, ni à quoi ils ressembleront[167].
Enfin, liée à la notion selon laquelle le SMUT
produit des gouvernements majoritaires est l’idée selon laquelle ce système
permet également d’évincer des gouvernements lorsqu’ils n’ont pas la faveur
populaire, ce que Bryan Schwartz appelle l’« alternance» :
Je suis en faveur de l’alternance. J’aime l’idée
que les gens au pouvoir changent et qu’on puisse entendre d’autres voix. J’aime
l’idée que les politiques soient évaluées et repensées. J’aime l’idée que l’équipe
de ceux qui recherchent des faveurs ne gagne pas à chaque fois . J’aime
l’idée que les gens qui ne sont pas d’accord avec les autres puissent obtenir
le pouvoir et vivre avec le problème[168].
Comme le montre la présente section, la principale
critique à l’égard du SMUT est que, dans les cas de circonscriptions où se
présentent plus de deux candidats et les luttes électorales comptant plus de
deux partis politiques, ce système ne représente pas fidèlement la volonté des
électeurs, tant à l’échelle de la circonscription qu’à l’échelle de la
répartition des sièges à la Chambre des communes. En outre, parce qu’il ne
représente pas fidèlement la volonté des électeurs, le SMUT pourrait décourager
en somme la population de voter, ce qui pourrait avoir pour effet d’alimenter
l’apathie des électeurs et le mécontentement par rapport au système et, au
final, de réduire la participation électorale. Enfin, des témoins ont fait
valoir que le processus de mise en candidature dans les circonscriptions jugées
« sûres » peut « contribuer aux obstacles à l’investiture et à
l’élection à la Chambre des femmes, des Autochtones et des groupes minoritaires[169] ». Roderick Wood, professeur de droit, qui était
commissaire de la Commission du droit du Canada au moment de la publication de
son rapport sur la réforme électorale en 2004, a résumé comme suit les
différentes faiblesses perçues du SMUT :
[C]e système brise la proportionnalité, crée des
majorités artificielles, des déséquilibres régionaux et un phénomène que la
commission Jenkins a décrit comme les déserts électoraux, c’est-à-dire fait que
des régions entières du pays ne sont que très peu ou pas représentées au
gouvernement. Cela résulte aussi en une sous-représentation des femmes, des
minorités et des peuples autochtones. Les gens ont l’impression que leur vote a
été gâché. « Pourquoi voter? » se demandent-ils, « puisque cela
ne va pas compter et que ça ne vaut rien? » Ce mode de scrutin peut aussi
donner lieu à des votes stratégiques, à l’impression qu’on a voté pour le
candidat qu’on aimait le moins, sans quoi on aurait déposé un bulletin qui ne
compte pas. Le système peut aussi déboucher sur une sorte de culture politique
de l’hyperpartisanerie, où tout est axé sur l’opposition des points de vue[170].
De la Confédération en 1867 à 1921, les élections
fédérales consistaient en des luttes entre deux partis, et il était entendu
que, dans ce contexte, le SMUT canadien fonctionnait relativement bien en ce
qui concernait la traduction des votes en sièges[171] :
Tant que les élections fédérales n’étaient
disputées que par deux partis, le système uninominal majoritaire produisait des
parlements dans lesquels il y avait une assez bonne correspondance entre la
répartition des sièges à la Chambre des communes et les suffrages exprimés en
faveur des partis politiques. Les gouvernements majoritaires que ces parlements
ont soutenus à toutes les occasions, sauf une, ont été menés par des dirigeants
dont les membres du parti avaient remporté la majorité des sièges à la Chambre
et dont les candidats avaient remporté plus de 50 % des suffrages exprimés[172].
Cependant, vers la fin de la Première Guerre
mondiale, de nouveaux partis politiques ont fait leur entrée dans l’arène et, à
l’issue de l’élection fédérale de décembre 1921, trois partis politiques
étaient représentés à la Chambre. Depuis, toutes les élections fédérales se
sont jouées à trois partis politiques ou plus.
Cette transformation du paysage politique – le
fait que plus de deux partis se disputent des sièges à la Chambre des communes
– a soulevé des doutes quant à la légitimité du SMUT puisque l’on a commencé à
voir des cas où des candidats étaient élus même s’ils n’obtenaient pas une
majorité des voix dans leur circonscription. Le Comité spécial nommé pour
connaître de la représentation proportionnelle (RP), du vote simple
transférable ou préférentiel observait ce qui suit dans son rapport
de 1921 :
Il doit paraître à tous que le système actuel
d’élection, dans les circonscriptions d’un seul représentant, répond pleinement
aux fins proposées lorsqu’il y a deux candidats seulement en nomination.
Certains faits électoraux récents qui se sont produits au pays ont fait comprendre
que lorsque trois candidats ou plus se présentent dans une circonscription à
représentation simple, le candidat élu peut ne représenter qu’une minorité des
électeurs de cette circonscription – ce qui arrive souvent[173].
La question de la pertinence du SMUT dans un
environnement où plus de deux partis politiques se disputent le pouvoir et où
plus de deux candidats se présentent dans les circonscriptions a été réitérée
par Peter Russell, qui a souligné que « le système majoritaire
uninominal à un tour du Canada, en vigueur au palier fédéral depuis la
Confédération, ne correspond plus à la conjoncture politique du pays depuis
1921[174] ». Il a ajouté que, depuis 1921, « nous avons eu un régime multipartite,
composé surtout de quatre ou cinq partis, qui a vraiment été torpillé et miné
par le système majoritaire uninominal à un tour[175] ».
Jean-Pierre Derriennic, dans son ouvrage
intitulé Un meilleur système électoral pour le Canada (lequel
constituait les fondements de son témoignage et de son mémoire au Comité), a
décrit les distorsions que cause le SMUT lorsque plus de deux partis et
candidats se disputent une élection :
Au Canada, il y a habituellement trois, quatre ou
cinq partis capables de faire élire des candidats. Nous ne sommes donc pas en
situation de bipartisme, et le mode de scrutin pluralitaire a pour nous des
effets beaucoup plus nocifs. Ceux-ci peuvent être mis en évidence en analysant
rapidement les résultats de la dernière élection et de quelques élections
précédentes.
S’il y a plus de deux partis importants, le mode
de scrutin pluralitaire devient une machine à fabriquer des majorités de
députés à partir de minorités d’électeurs. L’élection du
19 octobre 2015 a donné au Parti libéral 54 % des élus, ce qui
lui permet d’exercer 100 % du pouvoir de décision appartenant à la Chambre
des communes. Ce parti a obtenu 39,5 % des votes de la population, mais
beaucoup de ces votes sont allés à des candidats libéraux qui ont été battus.
Par conséquent, il y a sans doute 39,5 % des Canadiens qui sont assez
satisfaits de la victoire du Parti libéral, mais ceux qui ont voté pour l’un
des 184 députés libéraux sont seulement 26,1 % des électeurs. Si on
tient compte du taux d’abstention, qui a été de 31,5 %, les députés
libéraux qui vont exercer 100 % du pouvoir législatif et appuyer un
gouvernement qui va exercer 100 % du pouvoir exécutif, ont été élus
par 17,9 % des citoyens canadiens en âge de voter[176].
La légitimité du SMUT est une question de valeurs
et de principes plutôt qu’une question « empirique », comme l’a fait
valoir Emmett Macfarlane, qui a affirmé que « [l]a conséquence, c’est
que le système uninominal majoritaire à un tour est – manifestement – illégitime
parce qu’il produit des résultats qui ne sont pas démocratiques, mais il s’agit
là d’un jugement de valeur, pas d’une déclaration empirique[177] ».
Enfin, il y a lieu de noter que les participants à
la consultation en ligne du Comité ont manifesté dans l’ensemble un appui tiède
au SMUT. À l’affirmation « Les sièges à la Chambre des communes devraient
être attribués aux candidats qui ont reçu le plus de votes dans leur
circonscription, même s’ils ont reçu moins de 50 % des voix exprimées », la majorité s’est dite en désaccord (51,7 %), alors
qu’un peu plus du tiers s’est dit d’accord (34,5 %)[178].
Les sièges à la Chambre des communes
devraient être attribués aux candidats qui ont reçu le plus de votes
Échelle de cotation : 1 (fortement
en désaccord) – 5 (fortement en accord); s.o.
Selon certains témoins, la manière dont le SMUT
traduit les votes en sièges et les sièges en gouvernement est la source d’autres
problèmes secondaires.
Brian Tanguay[179] et Craig Scott (ancien député)[180] ont fait valoir que le SMUT peut produire des majorités
parlementaires « artificielles » ou « fausses » qui
risquent de miner le Parlement et la gouvernance (au chapitre du pouvoir
accordé à l’exécutif).
Nathalie Des Rosiers, qui était présidente
de la Commission du droit du Canada au cours de son étude sur la réforme
électorale, a fait valoir que la préférence pour la stabilité du SMUT n’est pas
suffisante pour compenser l’absence de représentativité du système :
Les préférences de certains systèmes ont un prix
trop élevé. C'était notre conclusion quant au système uninominal à un tour. En
effet, sa préférence pour la stabilité était trop coûteuse, en ce sens qu’elle
nous privait d’une représentativité plus adéquate en matière d’idées et de
population[181].
De plus, Lise Ouellette, qui a été coprésidente de
la Commission sur la démocratie législative du Nouveau-Brunswick de 2003 à
2004, a fait la remarque suivante : « Nous voilà 12 ans plus
tard, et je crois que le changement est encore plus nécessaire au fédéral qu’il
ne l’est ou qu’on ne l’a observé au palier provincial » vu le
« risque d’un gouvernement fédéral non représentatif ou d’un Parlement non
représentatif, que ce soit sur les plans géographique, idéologique ou
démographique[182] ».
Eric Maskin, lauréat du prix Nobel, a cerné
lors de sa comparution devant le Comité cinq problèmes découlant du SMUT,
qui commencent par l’absence de vote majoritaire pour le candidat élu dans une
circonscription et qui culminent par le sentiment de désintérêt des électeurs, qui
estiment que leur vote est gaspillé, et par l’effet dissuasif sur les candidats
les poussant à ne pas présenter leur candidature :
Le premier problème, c’est que, souvent, un député
qui représente une circonscription électorale a été élu par une minorité, en ce
sens que la plupart des électeurs de sa circonscription n’ont pas voté pour
lui.
Deuxièmement, le système uninominal majoritaire à
un tour provoque souvent une grave incohérence au sein du Parlement, et
j’entends par là que le parti de la majorité a souvent reçu bien moins que la
majorité des votes. Par exemple, en 2011, le Parti conservateur a obtenu
53,9 % des sièges, mais seulement 39,6 % des votes. Il y a de
nombreux exemples de telles incohérences.
Troisièmement, souvent, on élit le mauvais candidat
dans une circonscription […]
Quatrièmement, les électeurs sont en quelque sorte
privés du droit de vote s’ils votent pour un candidat qui n’est pas populaire,
un candidat qui est peu susceptible de remporter les élections. Si les
candidats A et B sont les candidats qui ont une réelle chance de gagner et
que je vote pour le candidat C, alors, en fait, je ne peux pas participer
au choix qui importe vraiment et je perds mon vote. Je pourrais bien sûr voter
de façon stratégique, c’est-à-dire voter pour les candidats A ou B, et ce,
même si je préfère le candidat C, mais le vote stratégique en lui-même est
problématique pour des raisons sur lesquelles je reviendrai peut-être durant la
période de questions.
Cinquièmement, ce système peut pousser les candidats
et les partis peu populaires à ne pas se présenter. Par exemple, supposons que
je suis un candidat de droite en désaccord avec le Parti conservateur sur
certaines questions politiques importantes. Je peux hésiter à me présenter,
parce que, si je me présente, je cours le risque de diviser le vote de la
droite, aidant peut-être ainsi à élire un candidat de gauche. Pour cette
raison, je peux décider délibérément de ne pas me présenter, même si cette
décision non seulement me prive d’une candidature aux élections, mais prive
aussi l’électorat d’une autre voix politique[183].
De nombreux participants aux assemblées publiques
ont exprimé ce qu’ils ont ressenti après avoir voté stratégiquement plutôt que
pour un parti qu’ils préféraient afin d’éviter d’élire quelqu’un d’autre. Par
exemple, Mary Cowper-Smith a expliqué que :
J’ai voté à l’occasion de toutes les élections
provinciales et fédérales depuis que j’ai l’âge de voter et j’ai eu
l’impression, pratiquement à chaque fois, que mon vote avait été gaspillé, ou bien
je me suis sentie tenu de voter de façon stratégique. Je suis une électrice
frustrée qui a le sentiment d’avoir été dupée[184].
Par ailleurs, plusieurs témoins, mémoires et
participants aux consultations en ligne[185] du Comité ont abordé la perception qu’ont les électeurs que leur
vote est « gaspillé » ou « perdu » dans le SMUT
(principalement en comparaison aux systèmes électoraux proportionnels). Matt
Risser explique cette perception ainsi :
Lorsque nous parlons de votes gaspillés, nous
devrions vraiment faire la distinction entre l’équité de départ, et l’équité du
résultat . Le Canada a une équité de départ – personne ne remet cela en
question, chaque vote est équitablement compté – mais l’équité du résultat,
c’est que chaque vote compte de manière équitable.[186]
Jean-Pierre Derriennic
a utilisé les données suivantes sur l’élection fédérale de 2015 pour illustrer
sa conception des « votes perdus » et du cynisme qui peut en
découler :
L’ensemble des députés, opposition comprise, ont
été élus par moins de la moitié des citoyens qui ont voté. En effet, si on
additionne les voix obtenues par tous les candidats élus le
19 octobre 2015 on arrive seulement à 47,6 % du total des votes
valides dans tout le Canada. Par conséquent, 52,4 % des votes valides ont
été des votes perdus, qui n’ont élu personne. Les électeurs qui ont voté pour
un candidat arrivé en deuxième position peuvent penser que leur vote n’a pas
été complètement inutile, puisqu’ils ont fait ce qu’ils pouvaient faire de
mieux pour empêcher l’élection d’un candidat qu’ils n’aimaient pas. Mais il y a
des votes qui peuvent être considérés comme purement et simplement gaspillés,
ceux qui ont été donnés à des candidats qui ne sont arrivés ni en première ni
en deuxième position, et ils représentent 23,2 % du total des votes
valides.
Il est clair qu’il y a là un problème très
sérieux. Le cynisme de beaucoup de nos concitoyens envers les institutions
démocratiques et l’abstention électorale qui en découle ont de nombreuses
causes que je ne vais pas développer ici. Mais il est certain que
l’insatisfaction envers les élections est une de ces causes. Beaucoup d’entre
nous ont l’impression que leur vote ne sert à rien, que personne ne les
représente à la Chambre des communes, que des politiciens peuvent arriver au
pouvoir en s’appuyant sur des minorités et l’exercer sans tenir compte des
préoccupations d’une grande part de la population. Cette impression, elle
correspond dans une large mesure à la réalité et à leur expérience d’électeurs
désabusés. Pour corriger cette impression et lutter contre ce cynisme, il
faudrait faire en sorte que tous les votes comptent[187].
En outre, des témoins ont mentionné
l’« incohérence politique » qui survient dans le SMUT comme
conséquence négative de l’alternance de gouvernance entre des partis ayant des
politiques et des approches différentes. Par exemple, James Bickerton a expliqué
qu’ :
[A]u Canada, un problème relativement récent a
émergé, du moins en termes d’importance, ayant été désigné comme
« l’incohérence politique ». Je dis relativement récent, puisque pendant
des décennies, avant les années 1990, la gouvernance canadienne était
forgée par des politiques centristes, de médiation, qui atténuaient les
changements de politiques auxquels on peut normalement s’attendre lors d’un
changement de gouvernement. Toutefois, le contexte davantage polarisé d’un
point de vue idéologique ayant fait son apparition au Canada depuis ce temps a
soulevé des préoccupations au sujet de cas plus sévères de changements de
politiques qui sont évidents dans d’autres juridictions de système uninominal à
un tour avec des partis d’idéologie plus radicale. Et en effet, c’est une des
raisons invoquées pour la décision de la Nouvelle‑Zélande de changer son
système électoral.
Illustrons ce problème : l’actuel
gouvernement Trudeau a consacré la majeure partie de sa première année au pouvoir, et
fera sans doute de même pendant une bonne partie de sa deuxième année, à
défaire plusieurs changements introduits par le gouvernement précédent. Il
commencera alors à prendre des mesures pour paver la voie en vue de la
prochaine campagne électorale fédérale. Toutefois, un léger changement du
suffrage de cinq ou six points de pourcentage à cette élection pourrait se
traduire par un nouveau gouvernement qui entreprendra une autre ronde de
changements de politiques, défaisant la majeure partie de ce que ce
gouvernement aura accompli. Ce genre de cercle « maintenant c’est à notre
tour » pour l’établissement de politiques peut difficilement être vu comme
profitable pour une gouvernance stable et à long terme reposant sur la solide
fondation d’un large consensus de la société[188].
Arend Lijphart a abordé le problème
d’uniformité des politiques découlant de l’alternance entre les gouvernements:
Tout d’abord, les décisions rapides ne sont pas
nécessairement des décisions intelligentes. De plus, en alternant entre un
gouvernement de gauche et un gouvernement de droite, on diminue grandement le
niveau de cohérence. Voilà la principale raison pour laquelle le célèbre
politicologue britannique Samuel Finer, qui était un ardent défenseur du SMUT,
a changé d’avis et s’est rangé derrière la RP dans un livre influent publié dès
1975. Enfin, les politiques appuyées par un vaste consensus sont plus
susceptibles de connaître du succès et de maintenir le cap que les politiques
imposées par un gouvernement qui prend des mesures décisives allant à
l’encontre de ce que souhaitent d’importants secteurs de la société[189].
En outre, la contrepartie de l’importance accordée
à la représentation locale dans le SMUT est que ce système « favorise
généralement les partis qui sont populaires dans une région, et non dans tout
le pays[190] ».
De plus, comme il a été mentionné précédemment, le SMUT a tendance à créer des
« déserts régionaux », où des régions entières du pays n’ont aucune
représentation soit du gouvernement, soit de l’opposition
Jean-Pierre Derriennic a décrit les défis régionaux du SMUT ainsi :
Le mode de scrutin pluralitaire amplifie
habituellement la représentation du parti qui a le plus de votes dans
l’ensemble du pays et réduit celle des partis qui en ont moins. Il a le même
effet dans chacune des régions, ce qui crée l’apparence que les oppositions
entre elles sont beaucoup plus graves qu’elles ne le sont en réalité.
L’inquiétude pour l’unité du pays est moins présente aujourd’hui qu’en 1993,
mais l’exagération des oppositions entre régions existe toujours. Aux élections
de 2015, le Parti conservateur n’a aucun élu dans les quatre provinces de
l’Atlantique, malgré 19 % des votes; en Alberta, le Parti libéral et le
NPD obtiennent ensemble 36 % des votes, et seulement 14 % des élus.
On observe là un des effets les plus négatifs de
notre système électoral pour le Canada, où le peuplement et les conditions
naturelles, les ressources et le climat, sont très divers. Les occasions de
divergences d’intérêts sont donc très nombreuses entre ses différentes régions,
et il est imprudent de garder un mode de scrutin qui amplifie les antagonismes
entre elles ou en exagère la perception. C’est peut-être l’argument le plus
fort en faveur d’une réforme de notre système électoral, et il est connu depuis
longtemps[191].
Enfin, de nombreux témoins ont imputé au SMUT, la
faible représentation des femmes, des minorités (y compris les minorités
raciales et les personnes ayant un handicap) et des Autochtones. Comme l’a
expliqué Brian Tanguay :
Mais en ce qui concerne la production d’un
parlement qui soit un miroir de la nation, le système électoral actuel est en
effet très mauvais. Il établit des obstacles sérieux à l’élection des femmes,
des candidats issus des minorités et des autochtones[,] chose qui nuit
considérablement à l’efficacité de ce corps en tant que forum pour l’émergence
de nouvelles idées et de nouvelles politiques afin de faire face aux enjeux que
pose ce monde en évolution rapide[192].
Pippa Norris a avancé que « [l]es femmes et
les autres minorités ont beaucoup plus de difficulté à se faire élire avec le
scrutin uninominal majoritaire qu’avec les listes des partis[193] ». Mais comme indiqué au chapitre 7, les obstacles à la
représentation des femmes et des minorités ne sont pas nécessairement le fait
du système politique; ils peuvent être attribuables plutôt au processus
d’investiture et au fonctionnement des partis. Par exemple, tel qu’indiqué par Antony
Hodgson:
[N]otre processus de mise en candidature met de
l’avant un candidat par parti. En moyenne, cette façon de faire introduit un
biais au profit des hommes blancs d’un certain âge [« male, pale, and
stale »]. Je suis ravi que cette table n’en soit pas un bon exemple, mais
statistiquement parlant, ce biais existe bel et bien. Je crois que les jeunes
sont particulièrement sous-représentés au gouvernement[194].
Un témoin fait remarquer qu’on peut difficilement
suivre le processus d’investiture dans chacune des 338 circonscriptions du
Canada[195]. Par contraste, les
électeurs peuvent facilement constater, dans les systèmes électoraux à listes,
le nombre relatif de candidats de sexe féminin ou membres d’une minorité.
Guidé par les cinq principes établis dans son
mandat, le Comité s’est concentré sur certains systèmes électoraux à
l’exclusion des autres. Par exemple, le scrutin de liste sous sa forme pure[196] ne serait pas approprié pour le Canada, puisqu’il met l’accent non
pas sur la représentation locale mais sur les partis politiques (quoique des
variantes modérées à listes ouvertes restreintes, où les provinces seraient
divisées en régions, seraient envisageables). Comme l’a dit
Brian Tanguay :
[Q]u'est-ce qui n’est pas acceptable au Canada? Eh
bien, la RP par liste n’est pas acceptable. Le système israélien n’est pas non
plus acceptable, ni celui des Pays-Bas. Tout système qui n’offre aux électeurs
qu’un seul choix pour un parti est inacceptable[197].
Le scrutin de liste sous sa forme pure n’a
d’ailleurs guère été soulevé comme option valable par les témoins et les
participants individuels[198],
et n’a reçu qu’un appui limité lors de la consultation en ligne réalisée par le
Comité[199].
De même, ni les témoins[200] ni les répondants à la consultation en ligne[201] n’ont fait montre d’un grand intérêt pour le scrutin à deux tours,
qui est une forme de scrutin majoritaire utilisée en France. On reproche à ce
système de coûter cher (puisqu’il faut tenir deux votes) sans vraiment
améliorer la représentation globale[202].
Les individus qui se
sont mobilisés dans le cadre des travaux du Comité, que ce soit par l’envoi de
mémoires, de témoignages ou par la participation à la consultation
électronique, et qui préconisaient une réforme, se sont majoritairement
positionnés en faveur de l’introduction d’un élément de proportionnalité dans
le système électoral canadien.
Les options mentionnées par les témoins[203]incluent (en ordre de système majoritaire à proportionnel à mixte) :
- Le vote
préférentiel (VP) et ses variantes de la famille des systèmes majoritaires (la
majorité des témoins et des participants qui ont discuté de ce système se sont
prononcés contre celui-ci);
- Le vote
unique transférable (VUT) et les autres options de scrutin proportionnel où on
vote pour des candidats dans des circonscriptions multinominales;
- La
représentation proportionnelle mixte (RPM) (la majorité de ceux qui se sont
exprimés en faveur d’une réforme ont appuyé cette option);
- Différentes
combinaisons des systèmes ci-dessus, vu la diversité des réalités géographiques
au Canada (p. ex. combiner le VP et les circonscriptions tantôt
uninominales, tantôt multinominales, selon la concentration démographique[204]).
Brian Tanguay s’est dit d’avis, que si le
Comité « présent[e] aux électeurs les principales options et qu’il y
a un débat équitable et transparent à ce sujet, cela ne pourrait qu’être utile
à votre Comité et aussi, au gouvernement[205] ». À cet égard, le Comité espère en effet que sa présentation
des principales options de réforme électorale dans les pages qui suivent est
« équitable et transparente ».
Enfin, il ne faut pas perdre de vue l’impact que
la réforme aura sur l’écosystème de gouvernance tout entier du Canada. C’est ce
qu’a rappelé Maryantonett Flumian, présidente de l’Institut sur la
gouvernance :
Voici mon message de base : quelles que
soient les recommandations que vous allez présenter à la fin de cette étude,
visez notre écosystème de gouvernance tout entier. Les gens exigent du
changement. Les gens veulent voir la situation évoluer. Notre système doit
évoluer de manière à conserver ce lien primordial avec les citoyens qui, à mon
avis, constitue le fondement même de notre système démocratique de gouvernance;
mais comprenez-moi bien : le système tout entier[206].
Certains ont proposé au Comité l’instauration d’un
système de VP dans des circonscriptions uninominales. Il arrive actuellement
que des candidats soient élus sans avoir le soutien de la majorité des
électeurs. Cette réforme répondrait à ce problème, comme l’a expliqué
Eric Maskin :
Sous le régime du système actuel — le système
uninominal majoritaire à un tour —, les cas de députés élus sans avoir obtenu
la majorité absolue sont très, très nombreux.
Le pire, c’est que nous ne savons pas — parce que nous n’obtenons pas cette
information auprès des électeurs — si une majorité aurait privilégié d’autres
candidats. Voilà pourquoi le passage à un système électoral selon lequel les
électeurs peuvent s’exprimer plus pleinement est une façon de s’assurer que les
bons députés sont élus[207].
Dans les systèmes de VP, l’électeur ne désigne pas
son choix d’un « x » sur le bulletin; il classe plutôt en ordre de
préférence les candidats qui sont en lice dans sa circonscription. On compte
ensuite les suffrages pour déterminer quel candidat est le choix préféré par majorité
des électeurs. Les témoins ont décrit trois façons, expliquées ci-dessous, de
dépouiller les résultats du VP.
En Australie, l’électeur « doit remplir
toutes les cases du bulletin de vote pour que son bulletin soit valide et que
son vote soit inclus dans le décompte[208] ». En d’autres mots, s’il ne classe pas tous les candidats
inscrits sur le bulletin, son vote sera tenu pour « nul ». Il n’est
pas recommandé, dans l’éventualité où le VP était adopté au Canada (dans des
circonscriptions uninominales ou multinominales), de forcer les électeurs à
classer tous les candidats inscrits. Comme il a été mentionné lors des
audiences, cette exigence complexifierait le processus de vote et limiterait le
choix des électeurs, sans changer grand-chose aux résultats[209].
Les principaux arguments à l’appui du VP dans les
circonscriptions uninominales – arguments repris en détail ci-dessous – sont
les suivants : les résultats électoraux seraient plus légitimes parce que
plus proches des préférences des électeurs (premier principe du mandat du
Comité); il s’agit d’une mesure qui serait relativement simple à comprendre et
à mettre en œuvre (elle ne nécessiterait pas la re-délimitation des
circonscriptions et les candidats continueraient de se présenter aux élections
comme ils le font maintenant); et
le VP encouragerait la modération et la recherche de consensus (puisque les
candidats
et les partis chercheraient à être le deuxième choix des électeurs s’ils ne
peuvent être
leur premier).
Par contre, on reproche à cette option de
n’apporter aucun correctif aux défauts du scrutin majoritaire. En effet, le VP
ne tient pas compte du soutien qu’obtiennent les partis ou les causes par-delà
les délimitations des circonscriptions ou à la grandeur des régions; ces voix
cumulatives n’obtiennent aucune représentation proportionnelle à l’Assemblée
législative. De plus, certains ont avancé que le VP dans les circonscriptions
uninominales, à force de modération et de consensus, serait en fait
discriminatoire contre les petits partis et les points de vue minoritaires; il
en résulterait une représentation appauvrie de la diversité et,
potentiellement, une distorsion accrue entre les préférences des électeurs et
les résultats des élections. Enfin, certains ont dit que, si les circonscriptions
restaient uninominales, l’adoption du VP changerait si peu les choses qu’elle
n’en vaut pas la peine.
On a décrit au Comité trois méthodes de
dépouillement des suffrages exprimés au VP : le VP de base, la méthode
Borda et la méthode de Condorcet. Comme on le verra ci-dessous, ces techniques
de dépouillement peuvent mener à des résultats quelque peu différents. Fait à
noter, toutes trois pourraient servir aussi dans des circonscriptions
multinominales.
Le VP de base, qui est la forme la plus connue de
scrutin préférentiel dans les circonscriptions uninominales, sert actuellement
à l’élection des députés à la Chambre des représentants de l’Australie. Il a
aussi été utilisé autrefois aux paliers provincial et municipal (avec le VUT)
dans certaines parties de l’Alberta, de la Colombie-Britannique et du Manitoba[210].
Essentiellement, l’électeur classe les candidats
inscrits dans sa circonscription en ordre de préférence sur le bulletin de
vote. Pour être élu, un candidat doit obtenir la majorité des suffrages
exprimés. Si aucun candidat n’obtient la majorité au premier décompte, le candidat
qui a obtenu le moins de suffrages de premier choix (c’est-à-dire qui est au
dernier rang) est éliminé et les suffrages de deuxième choix inscrits sur les
bulletins où il figure au premier rang sont attribués aux candidats toujours en
lice désignés par ces choix. Le processus se poursuit jusqu’à ce qu’un candidat
obtienne la majorité nécessaire[211].
Au XVIIIe siècle, le
mathématicien, théoricien politique, navigateur et physicien français
Jean-Charles de Borda, mécontent du système majoritaire servant à l’élection
des membres de l’Académie des sciences de France[212], a conçu un système de VP appelé « méthode Borda ». Cette
méthode consiste à répartir un total de points (qui dépend du nombre total de
candidats) entre les candidats inscrits sur le bulletin de vote « en
fonction de [leur] ordre de préférence ». Comme l’a expliqué
Russ Husum :
La méthode de dépouillement Borda est facile à
utiliser, et elle donne des résultats plus fidèles à la réalité que la méthode
qui cautionne l’élimination des candidats qui reviennent le moins souvent comme
premier choix des électeurs. Voici pourquoi.
Tout d’abord, aucun candidat n’est éliminé.
Deuxièmement, chaque ordre de préférence exprimé sur chacun des bulletins de
vote est pris en compte dans le calcul total. Troisièmement, chaque choix
indiqué sur le bulletin reçoit une valeur en fonction de son ordre de
préférence.
Par exemple, s’il y a six candidats, un vote de
première place vaudra six points. Un vote de deuxième place vaudra cinq points,
puis quatre, puis trois. À huit candidats, une première place vaudra huit
points, la deuxième, sept, et ainsi que de suite.
Disons qu’il y a cinq candidats en lice. Un vote
de première place vaudra cinq points au candidat. Disons que
Josée Tremblay obtient 10 000 votes de première place. Elle
reçoit 5 fois 10 000 points. Si elle obtient 5 000 votes de
deuxième place, elle reçoit 4 fois 5 000 points. Comme les
points sont compilés pour chaque candidat, le résultat final est plus fidèle à
la réalité que si vous vous contentez d’éliminer des candidats[213].
M. Husum a soutenu que la méthode Borda
permettrait de répondre à certaines des reproches faites au VP :
La façon habituelle de dépouiller un vote
préférentiel suscite certaines préoccupations, mais la méthode Borda les fait
disparaître. Je passerai immédiatement trois de ces préoccupations en revue.
Parfois, lorsque vous éliminez le premier candidat
— celui qui est revenu le moins souvent comme premier choix —, vous laissez en
fait tomber celui que les électeurs préfèrent. […]
De plus, la méthode de dépouillement habituelle
peut parfois, par inadvertance, accorder une majorité gagnante à un candidat
qui n’est pas le préféré des électeurs.
Enfin, l’un des reproches faits au vote
préférentiel est que les deuxièmes et troisièmes choix qui sont reclassés ne
devraient pas avoir le même poids que le premier choix [214].
On peut illustrer les différences entre le SMUT,
le VP et la méthode Borda en les comparant au système de notation des élèves à
l’école. Dans notre système majoritaire actuel, où on n’indique qu’une seule
préférence, les candidats doivent recevoir un « A »; il n’y a pas
d’autres notes prises en compte. Sous le VP, on dépouille d’abord
les « A », mais au besoin, on compte aussi les « B », et
ainsi de suite. Mais la méthode Borda accorde plutôt une moyenne
chiffrée : le candidat élu est celui qui obtient le total de points le
plus élevé[215].
Une variante du système Borda, appliquée à des circonscriptions multinominales,
est utilisé à Nauru (qui a obtenu son indépendance de l’Australie en 1968[216]). Ce mode de dépouillement sert aussi souvent pour l’attribution
des prix sportifs, comme celui du meilleur joueur de la Ligue majeure de
baseball et le Trophée Heisman du football universitaire américain.
Toujours dans la France du XVIIIe siècle,
le marquis de Condorcet s’est opposé à la méthode de son contemporain Borda. Il
a donc prôné une autre façon de procéder : le candidat élu est celui qui,
comparé tour à tour à tous les autres candidats, s’avère le candidat préféré.
Eric Maskin, de Harvard, a décrit une méthode de vote Condorcet appelée
« règle de la majorité »[217].
M. Maskin a expliqué comme suit la « règle de
la majorité » :
Selon la règle de la majorité, les électeurs ne
votent pas simplement pour un candidat : ils peuvent classer les
candidats. Le candidat A est le meilleur, le candidat B arrive deuxième, et
ainsi de suite. Le candidat gagnant est celui qui est préféré par une majorité,
selon les classements, par rapport à chacun de ses adversaires. Ce candidat est
celui qui a vraiment remporté la majorité puisqu’il l’emporterait sur chacun de
ses adversaires s’ils devaient s’affronter en tête à tête.
J’ai préparé une diapositive pour illustrer cette
situation. Imaginons que l’électorat se divise en trois groupes
différents : 40 % de l’électorat préfère le candidat A, puis le
candidat B, et ensuite le candidat C; 35 % de l’électorat préfèrent le
candidat C, puis le B, et ensuite le A; et les autres 25 % préfèrent le B,
puis le C, et ensuite le A. Ce n’est qu’un exemple qui ne correspond à aucune
situation réelle.
Que se
passe-t-il selon la règle de la majorité? Conformément à la règle de la
majorité, le candidat B l’emporte à la majorité sur le candidat A parce que le
groupe du milieu, celui des 35 %, préfère le candidat B au candidat A, et
que le groupe à la droite, celui des 25 %, préfère le candidat B au
candidat A. Le candidat obtient une majorité de 60 %.
Le candidat B l’emporte aussi sur le candidat C à
la majorité parce que le premier groupe, le groupe des 40 %, préfère le
candidat B au candidat C, et le troisième groupe, le groupe des 25 %,
préfère le candidat B au candidat C, ce qui donne 65 %. Par conséquent, le
candidat B est celui qui l’emporte vraiment à la majorité.
Examinons maintenant ce qui se passe dans le
système uninominal majoritaire à un tour. Dans le cadre de ce système, les
électeurs votent pour un seul candidat. On peut présumer que les gens dans le
premier groupe voteront pour le candidat A, les gens dans le deuxième groupe,
pour le candidat C, et les gens dans le troisième groupe, pour le candidat B.
Le candidat A l’emportera parce 40 % est le pourcentage de votes le plus
élevé. On élit ainsi le mauvais candidat. Le candidat A est élu dans le système
uninominal majoritaire à un tour, mais une majorité d’électeurs, 60 %, lui
préfère le candidat B. Et en fait, dans cet exemple, une majorité d’électeurs
préfère aussi le candidat C au candidat A, alors le candidat A est un très
mauvais choix du point de vue de la volonté de la majorité.
La règle de la majorité règle les cinq problèmes
que j’ai décrits parce que le gagnant représente une majorité d’électeurs[218].
M. Maskin a ajouté que « [g]râce à la règle
de la majorité, les électeurs n’auraient plus de raison de voter stratégiquement.
Ils seraient au contraire incités à voter en fonction de leurs réelles
préférences[219] ».
M. Maskin a ensuite décrit la différence entre la
« règle de la majorité » et le VP :
Je crois que la façon la plus simple de distinguer
le vote préférentiel, parfois aussi appelé vote transférable, et ce dont je
parlais, le principe de la majorité, est de prendre l’exemple affiché à
l’écran.
Comme le montre l'exemple, le candidat B remporte
la majorité parce qu'il bat les candidats A et C par une majorité.
Toutefois, avec un scrutin préférentiel ou
transférable, on ne retiendrait que les premiers choix, ce qui donne 40 %
pour le candidat A, 35 % pour le candidat C et 25 % pour le candidat
B. Le candidat B, qui a remporté la majorité, serait éliminé avec un système de
scrutin préférentiel. Avec ce genre de système, quand aucun candidat n’est le
premier choix de la majorité des électeurs, on élimine le candidat qui a eu le
moins de votes de première place. Dans l’exemple, il s’agit du candidat B.
Voilà un exemple patent de la différence entre le
principe de la majorité et le vote préférentiel[220].
Bien qu’il préfère la règle de la majorité au VP, M.
Maskin s’est dit d’avis que l’une et l’autre méthode seraient préférables au
SMUT :
Selon moi, le vote préférentiel, le principe de la
majorité ou toute autre variante semblable où les électeurs ont l’occasion
d’établir un classement des candidats en ordre de préférence au lieu de
simplement voter pour une seule personne serait une grande amélioration par rapport
au scrutin majoritaire uninominal à un tour[221].
Le marquis de Condorcet lui-même avait prévu un
problème potentiel : qu’arrive-t-il si aucun candidat ne bat tous les
autres? Dans ce cas – qui risque bien peu de se produire dans le contexte
canadien, selon M. Maskin –, il faudrait recourir à un mécanisme de bris
d’égalité[222].
Enfin, M. Maskin a rappelé que la méthode de la
« règle de la majorité » pouvait difficilement être mise en œuvre
avant l’ère informatique :
[J]e crois que l’une des grandes raisons, c’est
que jusqu’à assez récemment, si la règle de la majorité était écartée, mais pas
le vote préférentiel, c’était tout simplement parce que le comptage des
bulletins de vote est quand même plus compliqué avec la règle de la majorité.
Il faut tenir compte de toutes les comparaisons par paires. Avec des ordinateurs
modernes, cela ne pose aucun problème, mais avant qu’il y ait des ordinateurs
modernes, c’était certainement compliqué[223].
De l’avis des témoins, le principal avantage du VP
dans les circonscriptions uninominales (quelle que soit la méthode de
dépouillement) est qu’il confère une légitimité accrue aux résultats du
scrutin, en produisant une meilleure représentation du choix des électeurs dans
leur circonscription et les candidats ne peuvent être élus s’ils n’ont pas
l’appui de la majorité des électeurs de la circonscription. André Blais a
décrit comme suit cette différence par rapport au SMUT :
Pour l’essentiel, ce système n’est pas très
différent du scrutin uninominal, mais le parti qui est le second choix de
nombreux électeurs obtiendrait davantage de sièges. Ce serait la principale
différence. C’est à vous de décider quel est le parti qui sera le second choix
dans un contexte donné et vous pourrez alors savoir quel est le parti qui
risque d’être favorisé par ce système à un moment donné.
C’est la principale différence. Il est plus
légitime, dans le sens qu’un candidat ne peut être élu que s’il obtient
50 % des voix. À mon avis, cela renforce sa légitimité. Ce n’est pas
encore un résultat proportionnel, notamment, sous de nombreux aspects, mais
c’est à mon avis plus acceptable[224].
M. Derriennic abonde dans
le même sens :
Tous les députés seraient élus avec une majorité
dans leur circonscription et le risque serait moins grand qu’un parti gagne
l’élection en ayant moins de votes populaires que son adversaire principal. Les
électeurs pourraient voter sincèrement, sans risquer de gaspiller leur vote ou
recourir au vote stratégique. On saurait quel est le soutien réel de tous les
partis dans la population, et les grands partis seraient incités à tenir compte
des préoccupations des électeurs des petits partis[225].
L’adoption du VP, si elle conservait la
représentation locale des circonscriptions individuelles, serait considérée
comme un changement relativement « inoffensif » par comparaison aux
autres propositions présentées au Comité. C’est ce qu’a fait valoir Royce
Koop :
Le vote préférentiel ne touche pas vraiment ce
dont je parlais au sujet de la représentation locale. Il y aurait très certainement
un représentant local. Cela serait conservé, et donc, représenterait un
avantage réel dans le cas du vote préférentiel aussi.
On verrait peut-être que les gens sentent qu’ils
ont plus leur mot à dire dans le choix. Étant donné que des candidats sont
classés dans le bulletin de vote, un plus grand nombre de votes sont inclus
dans le résultat global. On pourrait constater une plus grande satisfaction
démocratique comme résultat, mais au-delà de cela, je ne suis pas sûr. Le
changement ne serait pas énorme. C’est un changement relativement inoffensif au
système électoral comparativement à certaines des autres options dont nous
parlons aujourd’hui[226].
Pour l’honorable Paul Okalik, l’introduction
du VP combiné au maintien des circonscriptions uninominales serait une
innovation claire et simple :
Si le comité désire et veut passer à un modèle
différent, j’insiste pour dire qu’il doit être aussi simple et aussi clair que
possible pour tous les intéressés. Le vote alternatif aurait ma préférence, en
ce qu’il conserve cette clarté et cette simplicité pour les électeurs et
correspond à leurs souhaits[227].
James T. Arreak, président-directeur général de
Nunavut Tunngavik Inc., a dit du VP qu’il serait conforme à la culture inuite puisqu’il
favorise le consensus :
Une alternative au système majoritaire uninominal
est le système préférentiel dans lequel chaque électeur classe les candidats
par ordre de préférence. Les voix pour les candidats ayant moins de premier
choix sont calculées et redistribuées jusqu’à ce qu’un candidat soit le choix
d’au moins 50 % des électeurs. Ce système a le mérite de surmonter un
défaut du système majoritaire uninominal dans lequel il est possible qu’une
personne qui a des positions extrêmes susceptibles de plaire à une minorité d’électeurs
mais rejetées par une majorité soit quand même élue. Le système préférentiel
semble être plus conforme à l’importance accordée à la recherche d’un consensus
et à la préférence pour l’inclusion caractéristique de la culture inuite[228].
Enfin, lors du passage du Comité à Fredericton, au
Nouveau-Brunswick, Joel Howe a avancé que le VP encouragerait la
modération :
Avec la préférence alternée, par exemple, vous
autorisez de nombreux partis, mais chacun doit s’efforcer pour être le deuxième
ou le troisième choix des électeurs. Autrement dit, ils ne doivent pas se
contenter de courtiser leurs partisans, qui sont en nombre limité, s’ils
veulent être élus. Voilà l’incitatif à la modération qu’un seuil de 5 % à
10 % dans un système de représentation proportionnelle [ne] peut espérer offrir[229].
La principale faiblesse reprochée au VP, si les
circonscriptions restent uninominales, est qu’il n’est au final qu’un système
majoritaire qui risque de profiter aux grands partis au détriment des petits.
C’était la position de l’honorable Ed Broadbent :
Un système de vote préférentiel peut avoir pour
effet de faire disparaître les très petits partis. Un tel système peut
effectivement les faire disparaître. L’avantage qu’offre la RPM ou la RP est
que chaque vote compte et qu’il n’est pas nécessaire d’exprimer une préférence
pour que ce vote compte[230].
Par exemple, l’une des
participantes a remarqué ce qui suit :
Si on adoptait un système de vote préférentiel,
comment pourrait-on faire pour que notre pays n'élise pas toujours un parti du
centre, comme le Parti libéral? Ainsi, à l'avenir, un parti qui tire profit du
fait qu'il est le deuxième choix de tout le monde pourrait alors gagner chaque
fois. De quel genre de système et de mesures de sécurité aurons-nous besoin
afin de protéger le pays contre une telle situation récurrente?[231]
Pour Brian Tanguay, le VP ne ferait que
reproduire les problèmes du SMUT s’il était instauré dans des circonscriptions
uninominales :
Personnellement, je ne suis pas un partisan du
vote alternatif. Même s’il donne un choix plus vaste aux électeurs, il semble
reproduire tous les problèmes posés par l’actuel système uninominal
majoritaire. Le scrutin préférentiel ne réglerait pas le problème soulevé par
les citoyens qui ont participé aux travaux de la commission de réforme du droit
et lors de la tenue du référendum en Ontario. Ce système ne corrigerait pas les
lacunes du système actuel qu’il est impératif de régler[232].
Dans le même esprit,
Nelson Wiseman a évoqué le risque de distorsion : « Le scrutin
préférentiel, auquel je ne suis pas opposé, peut également créer une
distorsion. Un parti peut obtenir 40 % de tous les votes de premier choix
et ne pas emporter un seul siège[233] ».
À ce sujet, Byron Weber Becker a
présenté au Comité une évaluation des divers systèmes électoraux. Il appelait
« cohérent » le système qui, selon son évaluation, « réduit la
distorsion[234] et
renforce le lien entre l’intention des électeurs et l’élection des représentants ».
En d’autres mots, « dans un système cohérent, le nombre de députés ayant
obtenu un siège est proportionnel au nombre de votes obtenus[235] ». Selon M. Becker, le VP « est encore plus
incohérent » que le SMUT[236]. Il a expliqué son raisonnement avec l’analogie de la
« tragédie des communes » :
Je pense que le mode de scrutin préférentiel est
très logique pour les circonscriptions. Permettez-moi de dire que je peux
comprendre pourquoi ce serait une option pour les circonscriptions, mais je
pense qu'il comporte également quelques problèmes.
Chaque circonscription
prend une décision sans tenir compte de toutes les autres circonscriptions,
comme dans le cadre du système uninominal majoritaire à un tour. C'est
lorsqu'on regroupe toutes ces décisions que le système échoue et devient
désavantageux pour l'ensemble du Canada. Il m'est déjà arrivé de le comparer à la
théorie économique de la tragédie des communes, où un village a des pâturages
en commun où tout le monde fait paître ses vaches. Le système fonctionne à
merveille, dans la mesure où tout le monde respecte les règles. Mais un jour,
quelqu'un a une brillante idée et dit, « Je peux faire paître deux vaches
sur ces terres ». Les villageois prennent une décision optimale pour leur
localité. C'est comme lorsqu'une circonscription déclare qu'il est préférable
qu'elle utilise le mode de scrutin préférentiel. Si tout le monde agit de la
sorte, le pâturage est surchargé et le système échoue pour tout le monde. Si
toutes les circonscriptions utilisent le mode de scrutin préférentiel, alors
l'ensemble du système devient très disproportionnel et le Canada en souffre.[237]
Henry Milner a
soutenu quant à lui que la combinaison « vote préférentiel-circonscriptions
uninominales » réduirait la diversité à la Chambre des communes :
Je n’ai pour ma part jamais compris l’avantage
qu’est censé représenter le vote préférentiel. Nous en connaissons en revanche
les inconvénients, car avec ce mode de scrutin, les petits partis ont encore
plus de mal à faire élire des représentants que sous le régime actuel. Cela
donne donc un paysage politique moins diversifié[238].
C’était aussi le point de vue de Harold Jansen,
dont les études sur le VP et le VUT révèlent que les résultats du VP ne
diffèrent guère de ceux du SMUT. Par contraste, le VUT, qui est un système
proportionnel, aurait un fort impact :
Les résultats de ma
recherche sur l’utilisation du scrutin préférentiel aux élections provinciales
m’incitent à penser que le vote alternatif ne constitue probablement pas le
meilleur choix pour le Canada. Les circonstances historiques suggèrent que ce
scrutin produit des résultats électoraux assez similaires à ceux que produirait
le système uninominal à un tour; il ne corrigerait pas la défaillance
principale de ce système, qui est de ne pas produire une législature qui
reflète adéquatement les préférences des Canadiens. En Alberta et au Manitoba,
ce scrutin n’influe aucunement la proportionnalité, qui est le critère sur
lequel les experts en sciences politiques mesurent la correspondance entre les
sièges et les votes. Ce scrutin n’a absolument aucun effet là-dessus.
Même au niveau des circonscriptions, le vote
alternatif ne produit pas de résultats bien différents de ceux du scrutin
uninominal à un tour. Pendant les 30 années où l’Alberta a appliqué le
vote alternatif, moins de trois pour cent de tous les sièges contestés auraient
été attribués différemment par un scrutin uninominal. Au Manitoba, ce chiffre
n’atteint même pas deux pour cent. Autrement dit, dans 97 à 98 % des cas,
le candidat qui a de l’avance sur les autres au premier tour finit par gagner,
et il aurait gagné au scrutin uninominal à un tour.
[…]
D’un autre côté, je dirais que le système de VUT
appliqué à Edmonton, à Calgary et à Winnipeg s’est avéré beaucoup plus efficace
…[239]
M. Jansen a ajouté que le modèle australien du VP,
dans lequel les électeurs doivent classer tous les cnadidats sur le bulletin,
diffère du VP utilisé historiquement en Colombie-Britannique, en Alberta et au
Manitoba :
En essayant
d’imaginer le fonctionnement du vote alternatif au Canada, nous jetons souvent
un coup d’œil sur l’Australie. Mais nous oublions que la loi oblige les
électeurs australiens à classer tous les candidats dans leur ordre de
préférence. C’est là toute la différence. Nous n’avons pas fait cela [au
Manitoba, en Alberta et en Colombie-Britannique][240].
Dans un document d’information, M. Jansen a
signalé les conséquences associées au fait d’exiger que les électeurs classent
tous les candidats sur le bulletin de vote :
En Australie, le choix entre le vote préférentiel
optionnel ou obligatoire est intimement lié aux positions concurrentielles des
partis. Le parti travailliste, souvent victime de l’échange de préférences
entre ses opposants, appuie l’annulation du vote préférentiel obligatoire, et y
est parvenu au Queensland et en Nouvelle-Galles du Sud[241].
Michael Gallagher a souligné que le VP,
puisqu’il n’est pas proportionnel, n’accomplirait pas grand-chose, si ce n’est
nuire aux petits partis :
Le vote alternatif
n’est pas une forme de RP et les résultats qu’il produit ne sont pas très
différents de ceux du système majoritaire uninominal à un tour. Par conséquent,
je pense que ce serait faire énormément d’efforts pour peu de résultats si le
Canada adoptait simplement le vote alternatif après de longues délibérations.
Cela ne changerait pas grand-chose.
C’est ce que je pense, car les résultats des
élections australiennes sont généralement aussi disproportionnés que ceux des
élections britanniques ou canadiennes, par exemple. Vous n’obtenez pas une
grande proportionnalité et les petits partis, en particulier, sont presque
toujours perdants[242].
Dans un article en intitulé The Consequences of
the Alternative Vote , les auteurs Lydia Miljan et Taylor Jackson notent les
implications politiques du modèle australien de VP. En effet, ce système,
introduit en 1918
par un gouvernement non travailliste en réaction à
la formation du Parti rural, un rival de centre droit qui avait une influence
régionale croissante. La mise en place d’un système électoral préférentiel a
permis aux partis non travaillistes d’échanger les votes préférentiels, plus
particulièrement dans les régions rurales. Ce changement a permis d’empêcher le
Parti travailliste de profiter de la division du vote non travailliste.[243]
Mme Miljan et M. Jackson affirme que
l’adoption du VP et la nécessité de classer tous les candidats a eu pour effet
de modifier le résultat des élections en faveur de la droite politique
australienne et au détriment de la gauche politique, et ce, pendant un
demi-siècle. Mme Miljan et M. Jackson notent ce qui
suit :
En général, les partis non travaillistes ont été
les plus avantagés par ce système. Dans son examen des effets du vote
préférentiel sur les élections australiennes de 1919 à 1951, Rydon (1956)
a observé que, des 73 sièges qui ont dû être attribués selon le vote
préférentiel pour déterminer le vainqueur des élections, 58 ont été remportés
par des candidats non travaillistes et seulement 15 par des candidats du Parti
travailliste[244].
Ce constat suggère qu’un nouveau système électoral
peut avoir des effets prévisibles à long terme sur les élections. Il peut
favoriser un parti et en entraver un autre au cours de plusieurs cycles
électoraux; ces effets étaient prévisibles pour les décideurs qui ont conçu le
nouveau système.
Enfin, dans leur article, Mme Miljan
et M. Jackson fournissent une analyse exhaustive de la manière dont le VP
aurait influencé les élections fédérales canadiennes depuis 1997. Le
résultat le plus frappant est que les libéraux auraient remporté un plus grand
nombre de sièges à l’issue de chaque élection : 15 sièges supplémentaires
en 1997, 17 sièges supplémentaires en 2000, 25 sièges supplémentaires en 2004,
22 sièges supplémentaires en 2006, 11 sièges supplémentaires en 2008, 13 sièges
supplémentaires en 2011, et 31 sièges supplémentaires en 2015[245].
Comme vu ci-dessus, un des aspects
caractéristiques des systèmes électoraux proportionnels est que la magnitude
des circonscriptions y est supérieure à un. Plus cette magnitude (c’est-à-dire
le nombre de députés par circonscription) est élevée, plus la proportionnalité
est grande, puisque la gamme des préférences électorales des électeurs se
reflète alors plus exactement dans les résultats. Par contre, c’est la
dimension locale de la représentation qui en souffre. Or, les témoins ont
exprimé, tout le long de l’étude, leur préférence pour la représentation
locale, pour des députés proches de leurs électeurs et capables de leur rendre
des comptes. Il en résulte que si la proportionnalité était adoptée au Canada,
il faudrait la conjuguer à une magnitude qui ne diluerait pas indûment la
représentation locale. C’est possible, a dit Pippa Norris :
[La proportionnalité et la représentation locale]
peuvent se combiner et l’aspect important est la taille de la circonscription.
Si vous avez une petite circonscription — en Espagne, elle correspond à trois à
cinq sièges, en Irlande cinq — l’électeur peut alors s’adresser non pas
seulement à un député, mais à quelques députés, peut-être même de partis différents,
pour qu’ils représentent les préoccupations de leur circonscription, pour
qu’ils défendent ses intérêts ou s’occupent de sa situation.
Dans le cas d’une grande circonscription, ce lien
est plus diffus. Il y a de nombreux pays où les circonscriptions correspondent
à, disons, 16 à 20 sièges, et il n’est pas possible d’intervenir au niveau
de la circonscription lorsque celle-ci est aussi vaste. Les cas classiques sont
Israël, où il n’y a qu’une seule circonscription dans le pays, et les Pays-Bas.
Dans ces pays, les liens qui existent entre les membres de la Knesset en Israël
et les électeurs sont extrêmement ténus. Dans cette situation, il n’y en a
plus.
Cela dépend de la façon dont on délimite les
circonscriptions et de la volonté d’inciter les candidats à offrir des services
à leurs électeurs. Ce n’est pas un système où il faut choisir entre la RP et la
circonscription uninominale[246].
Pour Laura Stephenson, « [toute magnitude]
supérieur[e] à un donnerait des résultats plus proportionnels que notre système
actuel, et de nombreux systèmes partout dans le monde ont des circonscriptions
à faible magnitude. Les experts diront que le nombre idéal se situe entre trois
et sept[247] ».
L’un des outils qui a été développé pour mesurer
la disproportion relative entre les votes reçus et les sièges obtenus à
l’intérieur d’un système électoral est l’indice de Gallagher, créé par Michael
Gallagher, qui a témoigné devant le Comité. Tel qu’indiqué par Byron Weber
Becker, l’indice de Gallagher « combine à la fois la surreprésentation et
la sous-représentation pour chaque parti en un chiffre unique[248]. »
Selon M. Becker, un indice de Gallagher inférieur à 5 est considéré comme
« excellent ». De plus, M. Becker a développé « l’indice
de Gallagher composé » qui « désigne la moyenne des indices de
Gallagher pour chaque province et territoire, pondérée en fonction de son
nombre de sièges[249] ». Il
indique que:
Cette façon de faire permet de corriger un
problème de calcul de l’indice de Gallagher pour l’ensemble du pays, lequel
peut masquer des disproportions régionales, comme la surreprésentation
considérable des conservateurs dans les Prairies qui vient compenser la [surréprésentation] des libéraux dans les
Maritimes[250].
Dans son mémoire au Comité, M. Becker a indiqué
que la plus récente élection a obtenu un indice de Gallagher de 12% et un
indice de Gallagher composé de 17,1%[251]. Il a partagé avec le
Comité un tableau classant les différents systèmes selon cet indice[252] :
Traduction : À l’horizontale : Nom du
système, Nombre de députés locaux, Nombre de députés régionaux,
Surreprésentation par parti, Libéral, Conservateur, NPD, Bloc, Vert, Indice
de Gallagher, Indice de Gallagher 2015, Indice de Gallagher composé, %
d’électeurs
avec un député local préféré, % d’électeurs avec un député régional préféré,
Nom de système abrégé
À la verticale : Vote
transférable, Scrutin uninominal majoritaire à un tour (SMUT), Proportionnel
mixte (allégée)
Le principal argument en faveur des systèmes
proportionnels est qu’ils assurent une correspondance plus exacte entre la
proportion des voix exprimées et le nombre de sièges qu’obtiennent les partis
politiques à l’Assemblée législative. C’est sur cet élément qu’ont insisté beaucoup
des témoins, par exemple Arend Lijphart :
L’objectif principal de la représentation
proportionnelle est d’obtenir des résultats proportionnels afin que les partis,
ou des groupes de représentants, représentent à peu près d’égales proportions
d’électeurs. Les systèmes de RP diffèrent en termes de proportionnalité.
Certains ne sont pas tout à fait proportionnels et font barrage aux petits
partis, et ainsi de suite. Les résultats des systèmes de RP montrent qu’il n’y
en a pas un qui soit complètement à 100 % proportionnel[253].
Harold Jansen était
du même avis :
Le système électoral se contente de modifier le
calcul que l’on effectue pour traduire les votes en sièges. Les systèmes de
représentation proportionnelle comme le VUT, la représentation proportionnelle
mixte ou la représentation proportionnelle avec des listes de parti le font
avec beaucoup plus de précision que le scrutin uninominal à un tour et que le
vote alternatif. Je crois que nous avons là le critère fondamental à observer
en préparant cette réforme électorale[254].
Henry Milner a
ajouté :
Plus la représentation est proportionnelle, plus
les votes sont égaux sur le plan de leur capacité d’élire quelqu’un. Donc,
moins la représentation est proportionnelle, moins les votes sont égaux sur le
plan de la capacité d’élire quelqu’un[255].
Kenneth Carty a rappelé que plusieurs
initiatives de réforme provinciales visaient la « juste
représentation », assimilée à la RP :
[P]ermettez-moi de dire que les milliers de
Canadiens qui ont pris part aux récents débats sur la réforme provinciale au
sein d’assemblées de citoyens en Ontario et en Colombie-Britannique, au sein de
la Commission sur la démocratie législative au Nouveau-Brunswick, dans le cadre
des audiences des commissions parlementaires dans tout le Québec, ont exprimé
très clairement ce qu’ils attendent d’un système électoral. Ils ont désigné
assez nettement ce qu’ils pensent être les trois valeurs les plus estimables.
La première est la juste représentation et en cela la plupart des votants ont
signifié que quelque chose de l’ordre de la représentation proportionnelle
était l’une des valeurs les plus importantes[256].
Les deux autres valeurs les plus estimées des
électeurs qui ont participé aux projets de réforme provinciale ces
15 dernières années étaient la « représentation locale, identifiable
et forte » et « davantage de choix lors du scrutin[257] ».
L’attrait pour ces valeurs est aussi ressorti de
la consultation en ligne menée par le Comité. En effet, 71,5 % des
répondants se sont dits fortement en accord (59,1 %) ou en accord
(12,4 %) avec l’affirmation « Le système électoral canadien devrait
permettre de s’assurer que le nombre de sièges détenus par un parti au
Parlement reflète le pourcentage de voix que le parti a reçu dans l’ensemble du
pays ».[258]
Le nombre de sièges détenus par un parti
au Parlement reflète le pourcentage de voix que le parti a reçu dans l’ensemble
du pays
Échelle de cotation : 1 (fortement
en désaccord) – 5 (fortement en accord); s.o.
De même, 72,5 %
des répondants étaient fortement en accord (48,6 %) ou
en accord (23,9 %) avec l’affirmation « Le système électoral canadien
devrait permettre
de s’assurer que les électeurs élisent des candidats locaux pour les
représenter
au Parlement. [259]»
Les électeurs élisent des candidats locaux pour les représenter au Parlement
Échelle de cotation : 1 (fortement en désaccord) – 5 (fortement en accord); s.o.
Enfin, la majorité
des répondants se sont dits fortement en accord ou en accord avec les deux
énoncés suivants, qui établissent un lien entre la proportionnalité et le
choix : « Les électeurs devraient pouvoir voter pour les candidats
qui sont sur la liste d’un parti, et les sièges à la Chambre des communes
devraient être attribués en conséquence [260]».
Les électeurs devraient pouvoir voter pour les candidats
qui sont sur la liste d’un parti
Échelle de cotation : 1 (fortement
en désaccord) – 5 (fortement enaccord); s.o.
Deuxièmement, « Le
système électoral canadien devrait produire un Parlement proportionnel (où les
sièges reflètent approximativement la répartition des voix entre
les partis) par l’élection directe de représentants locaux dans des
circonscriptions plurinominales[261] ».
Le système électoral canadien devrait
produire un Parlement proportionnel par l’élection directe de représentants
locaux dans les circonscriptions plurinominales
Échelle de cotation : 1 (fortement
en désaccord) – 5 (fortement enaccord); s.o.
L’honorable Ed Broadbent a fait remarquer que
les experts des institutions démocratiques préfèrent généralement la RP aux
systèmes majoritaires :
[L]orsque la plupart
des spécialistes — non seulement ceux qui ont présenté un exposé au comité,
mais ceux du monde entier qui ont étudié la démocratie et les institutions
démocratiques — choisissent un système électoral, ils choisissent toujours une
forme
de RP[262].
Enfin, Arend Lijphart a parlé de ses travaux
sur la relation entre la représentation proportionnelle, qui augmente les
chances de gouvernements de coalition, et ce qu’il appelle la « démocratie
consensuelle » :
[A]vec le temps, j’en suis venu à la conclusion
que la RP constitue la meilleure option.
On observe également cette tendance en général chez les politicologues. La
grande majorité des preuves empiriques viennent désormais appuyer fermement
cette conclusion. La RP est un élément essentiel de ce que j’appelle la
« démocratie consensuelle », surtout quand elle est combinée à un
régime gouvernemental parlementaire. Elle entraîne habituellement un
pluripartisme, qui, à son tour, mène à des cabinets de coalition ainsi qu’à des
parlements plus forts et à des cabinets moins dominants. Par ailleurs, elle a
tendance à être associée à un système plus coopératif de groupes d’intérêts[263].
À ce sujet, l’honorable
Ed Broadbent a ajouté :
[L]a RP favorise la civilité et la courtoisie en
politique. J'ai bien connu, une fois ma vie politique terminée, par exemple,
des politiciens allemands qui étaient membres du CDU et du SPD. Ils connaissaient
bien la situation en Scandinavie et ils m'ont tous dit qu'avec les systèmes
multipartis qui obligent les partis à se regrouper pour former le gouvernement,
les politiciens étaient plus courtois les uns avec les autres avant les
élections et pendant les élections, parce qu'ils savaient qu'ils allaient être
obligés de travailler avec d'autres partis par la suite. Ce n'est pas un aspect
mineur.[264]
Comme on l’a vu ci-dessus, la principale faiblesse
des systèmes très proportionnels est la diminution de la représentation locale.
C’est pourquoi de telles options ne sont pas considérées par le Comité, certains
témoins ont aussi évoqué la complication que représenteraient la fin des
gouvernements majoritaires et leur remplacement par des coalitions :
Comme rien n’est parfait, il y a deux problèmes en
particulier qui pourraient se présenter [avec la RP]. L’un d’eux est que les
circonscriptions devraient être beaucoup plus grandes, tant sur le plan
géographique que démographique, parce que la représentation proportionnelle
requiert des circonscriptions plurinominales. Les circonscriptions seraient
donc beaucoup plus vastes alors que certaines d’entre elles sont déjà énormes.
En outre, la formation d’un gouvernement devient beaucoup plus compliquée, car
un gouvernement unipartite serait très improbable. Dans un système vraiment
proportionnel, il est très difficile à un parti de remporter la majorité des
suffrages. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose; un gouvernement de
coalition a des avantages et des inconvénients, mais ce serait plus compliqué[265].
Il est vrai que la fréquence accrue des
gouvernements de coalition représenterait un changement important qui
nécessiterait adaptation et éducation :
[I]l est clair que, dans le cas du Canada, cela
suppose un changement de culture politique important. Une des conséquences de
l’adoption d’un mode de scrutin proportionnel est notamment l’arrivée plus
fréquente de gouvernements minoritaires.
La population a l’habitude de ce type de gouvernement.
Une chose serait différente, dans le cas du
Canada, c’est-à-dire l’arrivée de coalitions gouvernementales. Il n’y a pas de
tradition à cet égard ici. Il y a parfois eu des tentatives de coalition qui
pouvaient être surprenantes, mais il n’y a pas eu de véritable coalition. Cela
pourrait donc être un changement de culture politique important.
[…] Des efforts doivent donc être déployés non
seulement par la population, mais aussi par les témoins qui couvrent la vie
politique, et cela suppose de l’information. Un des éléments qu’on a aussi
mesurés est l’importance d’avoir des cours d’éducation à la citoyenneté …[266]
Fait intéressant, les répondants à la consultation
en ligne, qui dans l’ensemble étaient favorables à la proportionnalité,
semblaient ouverts à l’idée des gouvernements collaboratifs : 53,5 %
étaient fortement en accord (31,8 %) ou en accord (21,7 %) avec l’affirmation
« Le système électoral canadien devrait favoriser le résultat
suivant : aucun parti politique ne détient la majorité des sièges au
Parlement, ce qui favorise une plus grande collaboration entre les partis dans
l’adoption des lois[267] ».
Aucun parti politique ne devrait détenir
la majorité des sièges au Parlement, favorisant une
plus grande collaboration entre les partis dans l’adoption des lois
Échelle de cotation : 1 (fortement
en désaccord) – 5 (fortement en accord); s.o.
Certains témoins craignaient que l’adoption d’un
système purement proportionnel n’entraîne la prolifération de petits partis au
détriment des grands partis nationaux. Kenneth Carty a exprimé cette
appréhension :
Je crois qu’avec un système électoral fortement
proportionnel, il y a un risque majeur que nous perdions nos partis politiques
nationaux. Je crois que les incitations électorales favoriseraient fortement
les partis régionaux et sectoriels aux dépens des partis nationaux. Nos partis
nationaux pourraient facilement se briser en morceaux de tailles et de formes
variées selon le parti concerné[268].
Il a ajouté que l’érosion des partis nationaux
pourrait entraîner celle de la vie politique nationale :
[S]elon moi, les systèmes hautement
proportionnels, ou même modérément proportionnels, désavantagent les grands
partis nationaux. En fait, l’avantage irait aux différents pans de ces partis
nationaux, qui pourraient, pour ainsi dire, suivre leur propre voie comme l’ont
fait les conservateurs en 1993, en prenant trois chemins différents. N’eût été
le système majoritaire uninominal à un tour, jamais ils n’auraient été réunis
de nouveau. Je pense qu’avec le temps, nous assisterions à l’érosion des partis
nationaux parce qu’il y aurait des incitations électorales à ce que différentes
régions et différents groupes présentent leurs propres candidats, sans être
liés à une plateforme nationale. Je pense que le véritable risque de la
proportionnalité est l’érosion des partis nationaux et, à mon sens, de la vie
politique du pays[269].
Pour M. Carty, la grande réussite du système
électoral actuel du Canada est qu’il a empêché les clivages de déchirer le pays :
La grande réussite du système canadien des partis
est, à mon avis, qu’il a empêché que les clivages énormes, les divisions que
l’on retrouve au Canada se reflètent dans notre Parlement et que nous obtenions
un pays incapable de fonctionner […] Une des forces de notre système, et de son
fonctionnement, est qu’en fait, il a obligé les partis à faire beaucoup
d’efforts pour empêcher que toutes ces divisions s’expriment, dans un pays qui
évolue constamment[270].
Enfin, certains ont dit craindre – c’est une idée
qui se rapproche de celle de M. Carty sur l’érosion des partis nationaux – que
la proportionnalité ne mène à la prolifération de petits partis potentiellement
« extrémistes » :
Il est clair que la représentation
proportionnelle, surtout une représentation proportionnelle des extrêmes, comme
c’est le cas en Israël, donne une voix ainsi que le moyen de s’organiser à de
très petits groupes qui peuvent adopter des positions très tranchées. À
l’inverse de notre système majoritaire uninominal à un tour qui favorise la
représentation régionale, le système de représentation proportionnelle favorise
la représentation idéologique[271].
Mais tous les témoins ne sont pas allés aussi
loin. Par exemple, André Blais s’est limité à prédire que l’accroissement
de la proportionnalité augmenterait la diversité des points de vue, et
peut-être la polarisation à la Chambre des communes :
Je ne suis pas sûr que les données soient aussi
claires sur exactement quelles seraient les conséquences. Une des conséquences
serait l’existence d’un plus vaste éventail de points de vue, et certains
d’entre eux seraient probablement plus extrêmes qu’ils ne le sont présentement,
donc il y aurait davantage de diversité, mais aussi peut-être un peu plus de
polarisation au début à la Chambre des communes[272].
D’autres intervenants, comme Brian Tanguay,
ont repoussé l’idée que la proportionnalité entraînerait la fragmentation des
partis politiques nationaux, ou qu’elle favoriserait la prolifération des
partis « extrémistes » :
Je ne suis pas aussi convaincu que M. Carty
que cela marquerait la fin des partis politiques nationaux. Je ne pense pas que
le Canada soit un pays déchiré par ce que les politicologues appellent les
clivages, comme l’est la Belgique par exemple. Le modèle proposé par la
commission de réforme du droit établirait une sorte de seuil. Par exemple, il
faudrait recueillir au moins 10 % des voix dans une région pour obtenir
l’un des sièges de la liste.
Ce qui serait préoccupant, selon moi, ce serait la
prolifération de partis marginaux ou extrémistes, mais il me semble exagéré de
dire que les partis nationaux disparaîtraient. Je ne pense simplement pas — et
je partage le point de vue que vous avez éloquemment exposé dans le préambule à
la question — que nous ayons vécu et survécu dans un pays au bord de
l’éclatement sous le système uninominal majoritaire.
À mon avis, la situation ne pourrait être pire qu’elle ne l’est en ce moment[273].
L’un des modes de scrutin proportionnel qui
pourrait être adopté, selon de nombreux témoins, est le vote unique
transférable (VUT) car il est axé sur les candidats et préserve la
représentation locale :
Le vote unique transférable [...] est
bien connu dans le monde anglo‑saxon et c’est la raison pour laquelle il
est qualifié de « système de RP anglais ». L’Irlande, Malte, la
chambre haute d’Australie, il est bien connu dans le monde anglo‑saxon. Il
conserve la représentation locale[274].
Le VUT a aussi déjà été utilisé au Canada. À
l’échelle provinciale, l’Alberta et le Manitoba ont employé, des années 1920
aux années 1950, ce mode de scrutin dans les circonscriptions urbaines, et le VP
dans les circonscriptions rurales[275]. En outre, entre 1910 jusqu’au début des années 1920, un
certain nombre de municipalités de l’Alberta, de la Colombie‑Britannique,
du Manitoba et de la Saskatchewan ont utilisé le VUT[276]. Enfin, l’Assemblée des citoyens de la Colombie‑Britannique
a recommandé à la province d’adopter le « VUT‑C.‑B. »
dans son rapport de décembre 2004[277].
Le VUT vise essentiellement à établir un niveau
modéré de proportionnalité, tout en offrant aux électeurs le plus grand choix
possible et en maintenant le lien local entre ces derniers et les députés.
Comme l’a expliqué Michael Gallagher lors de sa comparution devant le
Comité :
Un type de représentation partielle est la
représentation proportionnelle à vote unique transférable. Cela vise à faire
plusieurs choses en même temps. Premièrement, ce système cherche à établir un
rapport assez étroit entre le nombre de suffrages et le nombre de sièges
obtenus par chaque parti. Deuxièmement, il cherche à offrir aux électeurs le
maximum de choix – plus que le système à liste ouverte. Cela évite
que les électeurs gaspillent leur voix en votant pour un candidat dont les
chances sont nulles. Troisièmement, ce système vise à maintenir un lien
territorial étroit entre les électeurs et les députés. Le système vise tous ces
objectifs[278].
Le VUT fonctionne de la façon suivante[279] : Les électeurs des circonscriptions plurinominales (les
circonscriptions comptent de trois à cinq députés en Irlande) classent par
ordre de préférence les candidats inscrits sur le bulletin. Ils peuvent les
classer tous ou ne classer que ceux de leur choix. C’est en fait la façon de
faire en Irlande. Aux élections sénatoriales australiennes, les électeurs
doivent classer tous les candidats.
Dans la plupart des variantes, il faut établir le
nombre total de suffrages valides exprimés, puis en tenant compte du nombre de
sièges, calculer le nombre minimal de voix nécessaire pour être élu (le
« quota »). Les candidats recevant suffisamment de premiers choix
pour atteindre le quota sont élus. S’il reste encore des sièges à pourvoir, un
décompte additionnel en deux étapes a lieu. À la première étape, tous les
votes obtenus au‑delà du quota par les candidats élus sont attribués aux
candidats de deuxième choix indiqués sur les bulletins des élus, et ce, au
moyen d’une formule de pondération des votes (il s’agit du « transfert
d’excédents »). Les candidats qui atteignent le quota de cette façon sont
élus. Si aucun n’atteint le quota de cette façon, on passe à la deuxième étape.
Le candidat qui a le moins de suffrages de premier choix (c’est-à-dire qui est
au dernier rang) est alors éliminé et les suffrages de deuxième choix inscrits
sur les bulletins où il figure au premier rang sont attribués aux candidats
toujours en lice désignés par ces deuxièmes choix. Il y a autant de décomptes
additionnels qu’il en faut pour pourvoir tous les sièges disponibles. Comme l’a
observé M. Gallagher, la « répartition des votes excédentaires est
l’élément le plus complexe du VUT[280] ».
Certaines variantes du VUT excluent le transfert
d’excédents, mais prévoient l’élimination du candidat qui a reçu le moins de
suffrages et l’attribution des deuxièmes choix obtenus par ce candidat. Cette
méthode simplifie le décompte.
Le décompte des votes peut en fait prendre
plusieurs jours en Irlande :
On procède au décompte
jusqu’à ce que tous les sièges soient comblés. Le dépouillement se fait en
plusieurs étapes. La procédure prend beaucoup plus de temps que pour le système
uninominal majoritaire. En Irlande, nous avons eu une élection au début de
l’année. Elle a eu lieu un vendredi et le décompte des voix n’a commencé qu’à
9 heures le samedi matin. La plupart des sièges ont été comblés avant
minuit le samedi, mais certains d’entre eux, pas avant le dimanche. Dans une
circonscription où les résultats étaient très serrés et ont exigé quelques
recomptages, le dépouillement a duré jusqu’au mercredi matin. Le décompte n’est
pas un processus instantané – il faut parfois plusieurs jours pour
obtenir le résultat complet[281].
M. Gallagher a ensuite décrit les incidences
du système irlandais de VUT sur la représentation, la participation aux
élections, la cohésion des partis et les liens entre électeurs et
députés :
Premièrement, pour ce qui est de l’exactitude, la
représentation est assez exacte. Cela ne donne pas une proportionnalité
extrêmement élevée comme le système d’Afrique du Sud, mais des niveaux de
proportionnalité assez moyens selon les normes de la plupart des systèmes
électoraux européens. C’est beaucoup plus proportionnel que les systèmes
différents comme ceux que le Canada, ou encore la Grande-Bretagne ou la France
utilisent. Du point de vue de ce critère, le système fonctionne à la
satisfaction de notre électorat.
En ce qui concerne la
stabilité du gouvernement, elle n’a pas vraiment posé de problème au cours des
années. De nos jours, la plupart des gouvernements sont des coalitions, mais
ils peuvent être aussi stables que des gouvernements unipartites. Nous avons eu
29 élections au cours de notre histoire et il s’écoule donc environ
trois ans d’une élection à l’autre. Cela dit, la dernière élection, en
février, n’a pas produit un gouvernement très stable. Nous avons un
gouvernement minoritaire qui détient seulement 58 sièges sur 158. Il a
fallu deux mois pour le constituer. Sa durée de vie est assez incertaine. Nous
ne dirions pas que nous avons un gouvernement très stable pour le moment, mais
la stabilité n’a pas posé de problème sur l’ensemble de la période.
Comme je l’ai déjà
mentionné, aux yeux de ses défenseurs, l’un des atouts du VUT est qu’il offre
beaucoup de choix aux électeurs. Ils peuvent dire exactement ce qu’ils pensent.
Ils ne sont pas forcés de voter pour le Parti travailliste, pour
Fianna Fail ou le Parti vert, pour nommer les partis irlandais. Ils
peuvent voter pour le Parti vert comme premier choix et si le candidat de ce
parti est éliminé, ils peuvent voter pour le Parti travailliste comme deuxième
choix, pour le Fine Gael comme troisième choix, si bien que leur vote n’est pas
gaspillé et qu’il compte. Ils peuvent choisir en fonction de leurs propres
critères. Ils peuvent voter pour la position officielle d’un parti ou selon des
critères géographiques. Ils veulent un candidat de telle région de la
circonscription, un candidat qui réside près de chez eux. Pour cette raison,
ils peuvent voter, comme premier choix, pour un candidat local d’un parti et
comme deuxième choix, pour un candidat d’un autre parti.
Le système donne‑t‑il
un taux élevé de participation électorale? Pas particulièrement, en Irlande. La
participation électorale n’est pas particulièrement élevée. Elle était
d’environ 65 % aux élections qui ont eu lieu au début de l’année.
Néanmoins, ceux qui étudient la participation électorale disent qu’elle dépend
d’un grand nombre de facteurs différents. Le système électoral ne joue peut‑être
qu’un rôle mineur. Le seul autre pays d’Europe qui utilise la RP‑VUT est
Malte où le taux de participation est très élevé, soit de plus
de 90 %.
Pour ce qui est de la
cohésion des partis, comme je l’ai dit, la concurrence au sein des partis ne
nuit pas vraiment à la cohésion. Dans notre pays, la solidarité des groupes
parlementaires est très élevée. Il est très rare que les députés défient le
whip de leur parti. Il en est ainsi, à tort ou à raison. Les députés votent
presque toujours pour la position de leur parti, et ils ne votent tout
simplement pas autrement. Quelles que soient les pressions locales, les partis
parlementaires font preuve de beaucoup de cohésion.
Il y a ensuite les liens
avec les électeurs. Il est intéressant que la question soit soulevée dans le
contexte canadien, car c’est un sujet assez controversé en Irlande. Les liens
avec les électeurs sont extrêmement solides en Irlande. Les liens entre les
députés et les électeurs sont très forts. Les députés passent beaucoup de temps
à s’occuper de leurs électeurs, à les représenter, à les rencontrer, à porter
des causes en leur nom devant la bureaucratie centrale de la fonction
publique […] Il ne semble certainement y avoir aucune raison de
s’inquiéter que la RP‑VUT affaiblisse les liens avec la circonscription,
car ce serait plutôt l’inverse. Comme je l’ai dit, c’est ce que pensent les
universitaires.
Le principal atout de la RP‑VUT à cet égard est que maintenant, les
députés sont fortement incités, du point de vue électoral, à répondre aux
exigences de leurs électeurs[282].
M. Gallagher a conclu sa
déclaration liminaire en offrant une suggestion sur la mise en place d’un
système de VUT au Canada :
Pour le moment, vous avez 338 députés. Par
conséquent, si le Canada adoptait la RP‑VUT il pourrait y avoir de 70 à
90 circonscriptions plurinominales qui éliraient chacune de trois à sept
députés ou peut‑être plus. Si nous examinons quelques provinces, nous
voyons que Terre‑Neuve‑et‑Labrador a actuellement sept circonscriptions
uninominales et pourrait se retrouver avec une circonscription à trois sièges
et une circonscription à quatre sièges, par exemple. L’Île‑du‑Prince‑Édouard,
qui a actuellement quatre circonscriptions uninominales pourrait devenir une
circonscription à quatre sièges. Le Nouveau‑Brunswick a
10 circonscriptions uninominales qui pourraient céder la place à deux
circonscriptions à cinq sièges. Les vastes régions géographiques comme le
Labrador, les Territoires du Nord‑Ouest, le Nunavut et le Yukon pourraient
demeurer des circonscriptions uninominales[283].
Selon ce que le Comité a entendu lors du
témoignage de M. Gallagher, différents atouts sont attribués au VUT :
le système repose sur une certaine proportionnalité (quoique cette
proportionnalité soit modérée, vu la magnitude réduite des circonscriptions),
il augmente le choix pour les électeurs et il maintient le lien entre les
candidats et les électeurs.
Les principaux défauts ou inconvénients du VUT
sont son apparente complexité et le temps requis pour déterminer les gagnants
ainsi que l’idée selon laquelle les candidats des mêmes partis se font la lutte[284]. Sur ce dernier point, M. Gallagher a estimé qu’en Irlande,
« la concurrence au sein des partis ne nuit pas vraiment à la cohésion[285] ».
Pour sa part, Craig Henschel, amené à parler de son expérience à
l’Assemblée des citoyens de la Colombie‑Britannique, a fait remarquer que
la concurrence interne peut aussi avoir de bons côtés :
Il y a deux aspects à cette question. Les membres
de l’Assemblée aiment beaucoup l’idée d’une plus grande concurrence, et le
Canada porte une plus grande attention aux électeurs afin d’obtenir leur vote.
Nous estimons aussi qu’en raison du mode de scrutin préférentiel, si vous
voulez être élu, vous ne pouvez pas dire des choses horribles sur les autres
candidats, parce que vous pourriez avoir besoin de leur appui. Vous pourriez
avoir besoin de l’appui de leurs partisans. La teneur des propos et le ton des
élections devraient même s’améliorer avec l’augmentation de la concurrence[286].
Enfin, divers témoins se sont exprimés sur la
magnitude idéale des circonscriptions dans un système tel que le VUT, qui
allierait la proportionnalité et la représentation locale. En Irlande, les
circonscriptions comptent de trois à cinq députés; leur magnitude est
fixée dans la constitution. Dans le système de VUT de la Colombie‑Britannique,
chaque circonscription aurait de deux à sept sièges. Comme l’a souligné Laura
Stephenson, « [t]out nombre supérieur à un donnerait des résultats plus
proportionnels que notre système actuel, et de nombreux systèmes partout dans
le monde ont des circonscriptions à faible magnitude ». Elle a ajouté que,
selon les experts, « le nombre idéal se situe entre trois et sept[287] ».
Jean-Pierre Derriennic s’est appuyé sur son
récent ouvrage intitulé Un meilleur système électoral pour le Canada [288] pour recommander, lors de son témoignage, que le Canada mette en
place une variante du mode de scrutin irlandais. Selon ce système de
« représentation proportionnelle modérée », le Canada serait divisé
en circonscriptions de trois à cinq sièges. Comme M. Derriennic l’a
observé devant le Comité :
La mise en œuvre de cette réforme ne serait pas
difficile si l’on suit les principes suivants : maintenir le nombre total
de députés ou leur nombre par province; fusionner des circonscriptions
contiguës sans modifier les limites actuelles; dans les nouvelles
circonscriptions plurinominales, veiller à ce que la proportion de députés par
habitant demeure aussi égale que possible. L’Île‑du‑Prince‑Édouard
formerait une seule circonscription comportant quatre sièges. Dans les autres
provinces, le regroupement de circonscriptions auxquelles on attribuerait
trois, quatre ou cinq sièges permettrait d’atteindre le bon nombre de députés.
Ce système permettrait d’éviter le principal danger de la représentation proportionnelle,
soit un trop grand nombre de partis ayant des députés[289].
Par ailleurs, le système proposé par
M. Derriennic comprendrait un scrutin préférentiel, lequel devrait être,
selon lui, un élément de tout système électoral, qu’il soit fondé sur la
proportionnalité ou la majorité absolue :
Le scrutin préférentiel devrait invariablement
faire partie des systèmes électoraux, car les citoyens devraient avoir le droit
de voter sincèrement, sans avoir à deviner comment d’autres voteront et sans se
faire manipuler par des rumeurs et des sondages d’opinion.
Dans des circonscriptions uninominales, la
possibilité d’exprimer son choix en ordre de préférence plutôt qu’un seul choix
conférerait une légitimité aux résultats, puisque tous les députés sont élus
par une majorité d’électeurs.
Il est aussi possible d’exprimer son choix par
ordre de préférence lorsqu’on choisit parmi des listes de candidats pour
obtenir un résultat proportionnel. On peut alors utiliser le vote unique
transférable, comme en Irlande, ou exprimer son choix en ordre de préférence
entre des listes bloquées de candidats[290].
Cependant, pour « éviter d’affaiblir les
partis » (même si une certaine concurrence à l’intérieur des partis est
inhérente au VUT), M. Derriennic propose la solution suivante :
Les électeurs voteraient comme en Irlande :
le bulletin de vote mentionne tous les candidats qui se présentent dans la
circonscription et très clairement le parti auquel ils appartiennent; les
électeurs indiquent un ordre de préférence, complet ou non. La façon de
calculer le résultat serait différente de celle appliquée en Irlande :
toutes les premières préférences accordées aux candidats du même parti seraient
d’abord additionnées, pour déterminer le nombre des votes en faveur de chaque
parti. On appliquerait ensuite la méthode de calcul décrite plus haut dans ce
chapitre pour le vote préférentiel entre des listes : les bulletins en
faveur des partis qui ont trop peu de votes pour avoir un élu seront transférés
en fonction des deuxièmes préférences ou des préférences suivantes[291]; quand tous les partis qui restent en compétition peuvent avoir au
moins un élu, on procède à la répartition proportionnelle des sièges entre eux.
Ces sièges sont ensuite attribués aux candidats individuels en fonction des
votes personnels qu’ils ont obtenus[292].
M. Derriennic soutient que son système serait
moins compliqué que le VUT, car il ne serait pas nécessaire de calculer des
quotas et de faire du transfert d’excédents.
Lors de sa présentation devant le Comité, Jean‑Pierre
Kingsley a proposé l’ajout d’un élément de proportionnalité au système
électoral du Canada en regroupant les circonscriptions urbaines pour en faire
des circonscriptions plurinominales, tout en conservant le SMUT pour les
circonscriptions rurales et éloignées. Les électeurs continueraient de voter
une fois, qu’ils vivent dans une circonscription uninominale ou une
circonscription plurinominale :
Cela dit, la suggestion que j’ai faite est la
suivante: étant donné que le Canada est si vaste, on préserverait le système
uninominal à un tour pour les circonscriptions éloignées, rurales ou étendues.
Environ 40, 50 ou 60 députés seraient élus de cette façon.
Quant aux zones urbaines,
on pourrait réunir quatre ou cinq circonscriptions actuelles et faire en sorte
que les quatre ou cinq députés soient choisis par les électeurs en fonction des
résultats du vote. Je ne défendrai pas ce qui suit jusqu’à ma mort, mais selon
la façon dont je vois les choses, un électeur voterait pour un parti ou un
candidat.
Les candidats seraient choisis par la nouvelle association qui regrouperait les
quatre ou cinq circonscriptions. Ce serait donc les gens qui choisiraient.
Pour ce qui est de la parité entre hommes et femmes, supposons qu’il y
ait cinq sièges à pourvoir. Je demanderais qu’on élise trois hommes
et trois femmes, et que le parti choisisse, au niveau local, un homme, une
femme, un homme, une femme, un homme, une femme, et ainsi de suite, de façon à
ce que ce soit toujours un, deux, un, deux, un, deux.
Bref, l’électeur
choisirait. Il voterait, comme il le fait présentement, pour un candidat ou un
parti. Ce serait la même chose. Il n’y aurait qu’un vote. À partir de là, on
établirait, par exemple, que 60 % des gens ont voté pour un parti donné,
et qu’il y a trois sièges.
On parlerait donc de 20 %[293].
M. Kingsley a ajouté qu’il serait toujours
possible, pour les candidats indépendants, d’être élu dans le système
proposé :
Dans l’exemple que j’ai présenté, il est également
possible d’avoir des candidats indépendants. Leurs chances d’être élus,
d’ailleurs, seraient probablement les mêmes qu’aujourd’hui. Nous ne pouvons pas
concevoir un système — à tout le moins, pas rapidement — dans
lequel les candidats indépendants domineraient, mais il est important que ce
phénomène ait droit de cité, dans notre système, et il existe différents
systèmes qui le permettent déjà sans problème[294].
Pour déterminer si une circonscription est rurale
ou éloignée, il faudrait « examiner une à une toutes les provinces, pour
voir ce que les gens pensent, ce qu’ils considèrent comme une région rurale et
comme une région urbaine[295] ».
En réponse à la suggestion de
Jean-Pierre Kingsley, l’organisation Représentation équitable au Canada a
proposé un modèle appelé « représentation proportionnelle rurale‑urbaine »
(l’objectif étant de rendre le système plus proportionnel). Elle a décrit sa
proposition de la façon suivante :
- 1) des circonscriptions plurinominales dans les
régions urbaines (où les élus pourraient l’être par un vote
préférentiel – VUT – ou une liste ouverte);
- 2) des circonscriptions uninominales dans les
régions rurales et les petites régions urbaines (qui pourraient tout de même
utiliser le vote préférentiel – ou le vote uninominal à un tour);
- 3) un petit nombre de députés régionaux
supplémentaires pour rendre les résultats dans les régions proportionnels (c’est
une idée empruntée de la Suède, où ces sièges sont appelés des sièges
d’ajustement[296]).
Dans le mémoire qu’elle a
donné au Comité, l’organisation Représentation
équitable au Canada propose un
modèle de représentation proportionnelle rurale‑urbaine
qui possède les caractéristiques suivantes :
-
des circonscriptions uninominales ou de 2‑3 députés
dans les régions à faible densité démographique;
-
des circonscriptions plurinominales dans les
régions à forte densité démographique;
-
des sièges compensatoires à la hauteur de
15 % de la totalité, ajoutés soit en agrandissant quelque peu la Chambre
des communes ou en augmentant la taille des circonscriptions régulières[297].
Selon l’organisation, ce mode de scrutin pourrait
offrir une solution sur mesure pour le Canada :
Ce mode de scrutin peut être configuré de
différentes façons dans le but de représenter efficacement chaque électeur. Il
permettrait ainsi d’ajuster certains éléments de conception d’une part à
l’autre du pays dans le cadre d’une solution sur mesure pour le Canada qui
offre le niveau de proportionnalité souhaité en fonction des différences
rurales‑urbaines en restant à l’écoute des préoccupations et des préférences
locales[298].
Le Comité a entendu de nombreux témoignages
concernant les systèmes mixtes, et plus particulièrement le système de représentation
proportionnelle mixte (RPM). Les systèmes électoraux mixtes marient des
éléments des systèmes majoritaires à la représentation proportionnelle. Dans le
cadre du système de RPM, certains députés sont élus par un scrutin majoritaire
dans des circonscriptions uninominales (il s’agit souvent du SMUT), et certains
sont choisis à partir d’une liste de parti, dans le cas d’un scrutin
proportionnel et compensatoire. Les systèmes de ce genre ont pour objet de
maintenir la représentation locale, tout en permettant dans l’ensemble une plus
grande proportionnalité entre le vote populaire et l’attribution des sièges.
On peut dire essentiellement des systèmes de RPM tels
que ceux appliqués en Allemagne, en Nouvelle‑Zélande et en Écosse qu’ils
font voter deux fois les électeurs.
Le premier vote permet d’élire le représentant de la circonscription, selon le
mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour. Le deuxième vote détermine le
nombre total de députés de chaque parti selon la méthode compensatoire. Dans la
plupart des systèmes de cette sorte, le vote primaire est celui qui est destiné
au parti : une partie des sièges que le parti occupera au parlement est
déterminée par le vote destiné aux partis; le nombre de sièges de
circonscription qui ont été remportés est ensuite soustrait du total. Les
sièges restants sont comblés à partir des listes de parti[299].
David Moscrop a mis en lumière l’une des
caractéristiques perçues comme un grand atout de la RPM :
La représentation proportionnelle mixte permet une
représentation locale directe et satisfait à l’engagement qu’ont de nombreux
Canadiens envers l’équité qu’ils interprètent comme étant un nombre de sièges
établi proportionnellement au nombre de votes[300].
Pour certains, la RPM pourrait donc satisfaire au
principe « d’efficacité et de légitimité », car elle vise à établir
un rapport entre le nombre de votes et le nombre de sièges de façon à
« réduire les distorsions », tout en maintenant le lien entre les
préférences des électeurs et l’élection de leurs représentants.
La majorité des participants ayant argumenté en
faveur d’une réforme électorale ont préconisé l’adoption d’un système de RPM
qui, selon eux, maximise le choix pour les électeurs. Comme l’a dit Leslie Seidle,
« je pense que le modèle mixte est très avantageux, parce qu’il peut être
structuré de manière à permettre beaucoup de choix pour les électeurs[301] ». La RPM permet de
répartir son vote : l’électeur peut choisir le candidat d’un certain parti
dans sa circonscription et voter pour un autre parti au scrutin compensatoire.
Cette solution contribuerait à régler le problème du « vote
gaspillé » que certains imputent au SMUT. Lee Ward a dit, à propos de la RPM :
Le seul système qui habilite les électeurs est
celui qui s’assure, dans toute la mesure du possible, que le vote de chaque
personne – ou son véritable choix, son premier
choix – contribuera à faire élire son représentant au Parlement[302].
Le problème du vote stratégique pourrait se régler
plus facilement si le bulletin de vote offrait plus de choix aux électeurs.
Craig Scott a traité de cette question :
En Nouvelle-Zélande, environ 30 % des
électeurs choisissent cette option de vote croisé. Cela signifie que les
candidats locaux sont plus susceptibles de pouvoir récolter des votes pour qui
ils sont, pour ce qu’ils ont fait et pour ce qu’ils peuvent apporter à
l’échelon national, depuis l’échelon local, sans avoir à se soucier du vote
stratégique. Selon moi, il s’agit d’une caractéristique extrêmement importante
du système mixte avec compensation proportionnelle[303].
Par ailleurs, des témoins ont observé que le système
de RPM reste assez simple. Katelynn Northam croit que « c’est en
partie attribuable au fait que le facteur de la représentation locale semble
très familier et semblable à ce qu’ils connaissent déjà dans le cadre du
scrutin majoritaire uninominal à un tour. Ça semble assez simple et accessible
sur le bulletin de vote[304]. »
Au Canada, la RPM n’a jamais été utilisée à
l’échelle provinciale ou fédérale. En mars 2004, la Commission du droit du
Canada, à la suite d’une étude de trois ans sur la réforme électorale, a
recommandé que le Canada passe à un système de RPM[305] pour différentes raisons :
-
réduire l’écart entre la proportion de sièges
que détient un parti à la Chambre des communes et celle des voix qu’il a
obtenues aux élections;
-
faciliter l’inclusion de nouvelles voix
précédemment sous‑représentées, comme celles de petits partis politiques;
-
permettre l’élection d’un plus grand nombre de
candidates et de candidats membres des groupes minoritaires;
-
favoriser la coopération entre les partis au
sein de gouvernements de coalition;
-
atténuer le déséquilibre entre la valeur des
différents votes observé dans notre système actuel en vertu duquel un vote
accordé au parti vainqueur a souvent trois ou quatre fois plus de valeur qu’un
vote accordé à n’importe quel autre parti;
-
réduire le nombre de votes gaspillés et donner
ainsi lieu à une augmentation de votes « loyaux » par opposition aux
votes stratégiques;
-
donner lieu à une représentation plus équilibrée
des régions au sein
des caucus[306].
Lors du plébiscite
de novembre 2016 à l’Île-du-Prince-Édouard sur la réforme électorale, au terme
de quatre séances de dépouillement, la RPM a été identifiée
comme l’option privilégiée parmi celles à l’étude.[307] La RPM a aussi fait l’objet d’un référendum en Ontario (2007) et d’un
plébiscite précédent à l’Île‑du‑Prince‑Édouard (2005). Elle
n’a pas reçu la proportion requise d’appuis dans les deux cas. En outre,
la RPM
a été recommandée par la Commission spéciale sur la Loi électorale et le
Comité citoyen
du Québec, en 2006, et par la Commission sur la démocratie législative du
Nouveau‑Brunswick, en 2006.
La manière dont les candidats sont élus en
fonction des listes de parti constitue l’un des aspects importants du système
de RPM. Il existe deux grandes sortes de listes de parti, communément appelées
« ouvertes » et « fermées ».
Dans le scrutin de liste fermée, le parti établit
la liste en attribuant un rang à chaque candidat. Les électeurs votent pour un
parti, et non pour un candidat. Après le dépouillement du scrutin, chaque parti
se voit accorder un nombre de sièges proportionnel à sa part des suffrages
nationaux. Ces sièges sont alors attribués aux candidats selon leur rang sur la
liste du parti. Les détracteurs des listes de parti fermées affirment souvent
que ce type de liste laisse aux partis politiques un trop grand pouvoir de
décision sur le choix des candidats élus.
Royce Koop a fait remarquer que le recours à
des listes de parti serait « une toute nouvelle expérience pour les
Canadiens. Ils ne seraient probablement pas emballés de ne pas pouvoir rendre
les politiciens responsables[308]. » Mireille Tremblay a
abondé dans
le même sens, soulignant que, les listes fermées étant soumises totalement à la
volonté des partis, « on peut penser que les élus seront plus redevables
envers le parti qu’envers les électeurs[309] ».
Comme nous le verrons de plus près dans la section
suivante, les listes fermées ont pour principal avantage de permettre aux
partis de classer leurs candidats de manière à garantir l’élection de ceux
représentant des groupes historiquement sous‑représentés, comme les
femmes, les minorités visibles et les peuples autochtones.
Dans le scrutin de liste ouverte, les électeurs
choisissent le ou les candidats qu’ils préfèrent dans la liste du parti pour
lequel ils veulent voter. Cela revient à dire que ce sont les électeurs qui
établissent l’ordre dans lequel les candidats de la liste se verront attribuer
un siège[310]. James Bickerton a
indiqué qu’un système de RPM avec liste ouverte pourrait résoudre les
préoccupations que les listes de parti fermées suscitent au sujet de la
reddition de comptes :
À mon avis, rien ne
justifie de refuser aux électeurs la possibilité de choisir entre les candidats
d’un parti. Certains soutiennent que cela stimulerait la lutte entre les
candidats d’un parti politique. Oui, ce serait le cas, mais du point de vue de
l’électeur et d’une perspective de représentation, je ne pense pas que ce soit
une mauvaise chose pour autant[311].
Pippa Norris a fait valoir que, lorsque des
listes ouvertes sont utilisées, « les électeurs peuvent exprimer une préférence
pour un candidat particulier au sein d’une liste complète, ce qui leur donne un
choix plus large[312] ». Par contre, à
l’assemblée publique organisée à Victoria, Tana Jukes a estimé qu’un
« système mixte proportionnel avec des listes ouvertes
pourrait [...] apporter quelques améliorations au système actuel,
mais je suis préoccupée par les difficultés qu’il entraînerait[313] ».
Dans un système de RPM, les électeurs auraient à s’informer sur un plus grand
nombre de candidats, ce qui leur demanderait de consacrer plus de temps au
processus électoral.
La grande majorité (70,1 %) des participants
à la consultation électronique a indiqué qu’ils étaient « fortement en
désaccord » ou « en désaccord » avec l’affirmation selon
laquelle les partis politiques devraient déterminer quels candidats inscrits
sur leur liste seraient élus[314]. D’autre part, la majorité
des répondants (59,6 %) ont dit qu’ils appuyaient fermement ou qu’ils appuyaient
le point de vue voulant qu’il appartient aux électeurs de décider quels
candidats inscrits sur les listes de parti devraient être élus[315].
Pour clore la question des listes ouvertes et
fermées, il est important de noter que ces listes peuvent être adaptées, et
qu’il existe dans le monde de nombreuses façons possibles de déterminer
lesquels, parmi les candidats inscrits sur les listes, devraient être élus[316].
En 2004, la Commission du droit du Canada a suggéré une option
intermédiaire : donner aux électeurs la possibilité d’appuyer la liste de
parti pour sa région ou d’indiquer sa préférence pour un candidat dans la liste[317]. Une autre option hybride
distincte consiste à utiliser le modèle des « meilleurs seconds »,
aussi connu comme modèle de Baden-Wurtemberg du nom du Land (état ou
province) allemand où il est utilisé. De plus, tel que l’explique
Représentation équitable au Canada :
Une façon de simplifier le scrutin pour les sièges
compensatoires serait de les attribuer aux meilleurs seconds. Selon ce modèle,
utilisé dans la province de Baden-Wurtemberg en Allemagne, les sièges
compensatoires sont attribués à des candidats de seconde place à l’échelon
uninominal, en commençant par le candidat restant qui a reçu le plus haut
niveau d’appui.[318]
Un certain nombre de témoins ont soutenu que, même
si la réforme électorale ne garantira pas à elle seule la possibilité
d’accroître la représentation des groupes historiquement sous‑représentés,
comme les femmes, les minorités visibles et les peuples autochtones, les listes
de parti pourraient se révéler utiles. Si un groupe sous‑représenté a
toujours du mal à se faire élire dans une circonscription particulière, les
partis peuvent s’assurer de leur élection par le jeu des listes de parti
fermées[319].
M. Peden a signalé que c’est précisément ce
qui s’est produit en Nouvelle‑Zélande, où « le système de RPM a
entraîné l’élection d’un nombre plus élevé de femmes et de Maoris au Parlement,
la plupart étant des députés de liste[320] ».
Bon nombre de témoins ont également fait valoir
que, même si les listes de parti équilibrées contribuent à favoriser, dans une
certaine mesure, la diversité des candidats et des élus, elles représentent au
final une solution peu efficace à un problème qui reste principalement du
domaine des partis politiques. Melanee Thomas a rappelé que l’élection de
femmes et d’autres membres de groupes historiquement sous‑représentés ne
s’est pas produite spontanément[321]. « Elle ne va pas
apparaître spontanément sous notre régime ni en raison de l’adoption de la RP[322]. Amanda Bittner a dit
pour sa part « qu’on a tendance à associer les systèmes proportionnels à
une plus grande diversité, mais ce lien reste dépendant de l’engagement des
partis à dresser des listes de candidats traduisant cette diversité[323] ».
Selon Joachim Behnke, professeur de sciences
politiques à l’Université Zeppelin en Allemagne, les listes de parti
représentent « le meilleur moyen de forcer les partis à céder la moitié de
leurs sièges à des femmes[324] », quoique les partis
assument d’eux‑mêmes cette responsabilité. M. Behnke a signalé que
la loi allemande ne fixe pas de quotas, mais les partis s’en sont donné de
façon volontaire et non officielle pour assurer la représentation de certains
groupes.
Enfin, en ce qui a trait à la diversité vis-à-vis
les listes ouvertes ou fermées, le Comité a entendu des témoignages suggérant
que les électeurs voteront pour des candidats issus de la diversité en cas de
liste ouverte. Laura Stephenson a partagé avec le Comité le résultat de ses
recherches sur la probabilité que les électeurs élisent des femmes dans les
systèmes avec listes ouvertes :
Dans tout système qui implique une liste de
candidats, nous devons réfléchir à l'ordre des noms sur la liste. Dans un
système à liste fermée, où les partis ont le plein contrôle de l'ordre dans
lequel les candidats obtiendront des sièges, il est important d'alterner ou, du
moins, de ne pas placer les groupes sous-représentés dans une position
favorable. Dans les systèmes à liste ouverte, cela n'est pas aussi important.
En faisant des recherches avec mes collègues, nous avons découvert qu'en
laissant les gens voter dans un système à liste ouverte, où ils pouvaient
choisir, on augmentait la représentation des femmes. N'est-ce pas là une bonne
nouvelle? Le soi-disant désavantage que les femmes représentent n'a pas été
étayé par des preuves[325].
Compte tenu des réalités géographiques et de la
Constitution du pays, il est fort probable que les députés de liste doivent
être élus en fonction des listes de parti établies dans chaque province et
territoire. La Commission du droit du Canada était en fait arrivée à cette
conclusion dans son rapport d’étude de 2004[326].
Avant le jour du scrutin, chaque province et
territoire créerait une liste de candidats à élire en fonction des listes de
parti. Les provinces plus peuplées pourraient exiger la présentation d’un
certain nombre de listes de parti. Par ailleurs, comme David McLaughlin
l’a relevé, « la façon dont les limites des régions seraient dessinées,
dans un système mixte proportionnel, permettait très facilement de protéger des
communautés d’intérêt, par exemple lorsque des communautés minoritaires
importantes étaient regroupées[327] ».
Roderick Wood a parlé du travail de réflexion de
la Commission du droit du Canada concernant les listes de parti provinciales et
infraprovinciales :
Nous avons proposé que la liste, sauf pour le
Québec et l’Ontario en raison de la taille de ces provinces, soit dressée en
fonction des régions, ce qui établirait une liste provinciale. Cela
signifierait qu’une province comme Terre‑Neuve‑et‑Labrador
aurait sept députés, soit quatre députés de circonscription et trois députés de
liste. Chaque province disposerait de sa propre liste[328].
Des témoins ont jugé importante la question de
permettre ou non les « doubles candidatures », c’est‑à‑dire
la possibilité d’être candidat dans une circonscription et d’être inscrit en
même temps sur une liste de parti. Louis Massicotte a dit à ce sujet :
Avec un scrutin mixte compensatoire,
habituellement, il est possible d'être candidat dans une circonscription et de
figurer sur la liste, pour une raison très simple: plus un parti a du succès
dans une circonscription, moins il en a sur la liste. Par conséquent, il vaut
mieux jouer sur les deux tableaux, parce qu'au moment où les députés posent
leur candidature, on ne sait pas quel sera le résultat final – c’est
la beauté de la démocratie. Autrement, si vous pensez que vous aurez un grand
succès, que vous vous présentez dans une circonscription, mais que l'élection
tourne mal et que vous êtes défait dans la circonscription, vous perdez la
sécurité que vous procure la liste.
[Il] me paraît
parfaitement légitime d'avoir la double candidature, mais cette idée se heurte
à beaucoup de résistance au sein de la population et également parmi les
députés[329].
M. Behnke a signalé que, en Allemagne, le fait
d’être candidat dans une circonscription tout en figurant sur une liste est
chose courante :
[L]a plupart des députés de liste ou des sièges de
liste sont aussi, dans bien des cas, des candidats de circonscription. Ils ont
perdu dans leur circonscription, mais ils entretiennent une relation spéciale
avec elle, ils sont connus et ont un bureau dans cette circonscription[330].
D’autres témoins, dont Christopher Kam à
Vancouver, se sont demandé si les doubles candidatures seraient vues comme
étant justes ou légitimes :
[S]i vous perdez une
élection, vous perdez une élection. Mais avec la double candidature, les
candidats peuvent contester la circonscription et la liste, et cela leur permet
presque toujours de se faire élire ou du moins de se protéger contre une
défaite[331].
Selon ce que sous‑entend M. Kam, si les
doubles candidatures étaient possibles, il pourrait être difficile pour les
électeurs de montrer la porte à un candidat à la réélection qui est devenu
impopulaire au niveau local. Benoît Pelletier a fait une remarque dans le même
sens en relatant l’expérience québécoise :
Ce que certains ont jugé inacceptable, c'est que
quelqu'un puisse être candidat dans la circonscription et, en même temps, être
en haut de la liste. La défaite de ce candidat dans la circonscription
découlait de l'expression démocratique de la population qui n'en voulait pas ou
qui préférait quelqu'un d'autre. Les parlementaires, d'abord, puis une partie
de la population, n'aimaient pas l'idée que cette personne puisse être élue
députée, fédérale ou provinciale, uniquement par sa présence sur une liste.[332]
Laura Stephenson a exprimé une autre critique
souvent dirigée contre la représentation proportionnelle parlementaire. Elle a
dit au Comité qu’elle n’appuyait pas cette forme de système parce qu’il crée
« deux différentes catégories de députés[333] ».
Comme certains députés peuvent être élus dans une circonscription précise et
d’autres, choisis dans la liste du parti, des témoins ont dit craindre que ce
système modifie les rôles traditionnels des députés et qu’il suscite des doutes
sur la reddition de comptes. Patrice Dutil a résumé quelques‑unes des
principales préoccupations touchant l’existence de deux types de
députés :
Je ne pense pas que l'idée d'établir deux classes
de députés sera acceptée dans notre culture politique. Nous aurions une classe
de députés qui répondent aux besoins des électeurs et une autre classe de
députés dont les noms figureraient continuellement à la liste. Je crois que les
Canadiens tiennent à ce que leurs députés assument leurs responsabilités envers
eux[334].
Nelson Wiseman a signalé un autre problème
potentiel : une division pourrait survenir entre les fonctions
parlementaires remplies par les deux types de députés[335].
Par exemple, si les députés des circonscriptions réalisaient la majeure partie
du travail dans leurs circonscriptions, à qui les députés de liste rendraient‑ils
des comptes? D’un autre côté, certains ont estimé que les députés de liste
pourraient être vus comme des députés de « seconde classe » parce
qu’ils n’ont pas vécu le processus ardu de se faire élire dans une
circonscription.
Roderick Wood, qui était membre de la Commission
du droit du Canada en 2004, lorsque la Commission a publié son rapport sur la
réforme électorale, a dit que la Commission s’était penchée sur cette
préoccupation :
Nous nous sommes arrêtés à l'argument de la
création de deux classes de députés, au fait qu'il y en ait qui ne soient pas
élus et qu'ils soient des citoyens de seconde classe. Nous avons conclu que tel
n'était pas le cas. En Allemagne et en Nouvelle‑Zélande, les deux
catégories font partie de la députation et les partis veillent à ce que les
membres nommés à partir de listes se voient confier une part équitable du
travail de circonscription. Qui plus est, les électeurs ont un meilleur choix
par la suite, parce qu'ils peuvent se tourner vers le député de
circonscription, mais aussi vers un député régional qui peut appartenir à un
parti différent[336].
Pippa Norris a aussi jugé que l’existence de
deux types de députés ne posait pas nécessairement problème :
Vous pouvez avoir un système mixte, mais cela veut
dire qu'il y aura de légères différences dans les rôles et les responsabilités
des députés, la quantité de travail qu'ils accomplissent au service de leur
circonscription, un service extrêmement précieux qui prend beaucoup de temps et
est apprécié dans tout système parlementaire, par rapport à ceux qui se
consacreront davantage au travail en comité ou aux enjeux ou autres
préoccupations du Parlement. Vous divisez simplement les rôles un peu plus
qu'avec le système actuel[337].
Des experts de la Nouvelle‑Zélande et de
l’Allemagne ont souligné que la présence de deux types de députés ne
posait pas de problème en pratique pour les citoyens ou les députés eux‑mêmes.
Robert Peden, de la Nouvelle‑Zélande, a indiqué que « les
parlementaires élus à partir de la liste ont exactement les mêmes droits et
responsabilités qu'un député élu dans une circonscription[338] ».
Pour sa part Friedrich Pukelsheim a soutenu ce qui suit :
Il n'existe aucune différence quant à leurs
fonctions et à leur accès aux postes politiques. La différence est que la
moitié d'entre eux sont des représentants directs d'une
circonscription [...] Mais cela ne les empêche pas d'être très
actifs, d'avoir des heures de bureau, de faire des visites et d'entretenir des
liens avec les associations. Ils essaient d'acquérir une grande visibilité. En
Allemagne, les tâches politiques courantes sont très similaires pour les deux
types de représentants[339].
Par ailleurs, Joachim Behnke a fait savoir que, en
Allemagne, de nombreux députés élus à partir des listes de parti avaient tenté
en vain de se faire élire dans une circonscription. Une bonne part des députés
de liste ont ainsi des liens directs avec les électeurs de leur région[340].
Enfin, des témoins ont affirmé que différents
types de députés peuvent assurer une représentation plus efficace de
l’électorat, car ils permettent à certains députés de se concentrer sur les
enjeux locaux et à d’autres de se consacrer à des dossiers régionaux, de portée
plus large. Ce système peut donc aider les citoyens à interagir plus facilement
avec leurs députés à propos des questions qui comptent pour eux.
Les témoins ont convenu dans une grande mesure que
la constitution d’un gouvernement majoritaire par un seul parti se produirait
peu fréquemment dans le cadre d’un système de RPM. Brian Tanguay a fait valoir
que l’une des conséquences principales de l’adoption d’un système du genre
serait que les « coalitions de nécessité deviendraient la norme[341] ».
Les scrutins tenus dans le cadre d’un système de RPM
donnent généralement lieu à l’élection d’un gouvernement minoritaire ou d’un
gouvernement de coalition. Le cas néo‑zélandais offre un exemple
intéressant, comme l’a montré M. Peden :
Il y a eu jusqu'ici sept élections selon le
système de RPM en Nouvelle‑Zélande. Dans chaque cas, de six à huit partis
ont été représentés au Parlement. Chaque élection a débouché sur une forme
quelconque de gouvernement de coalition ou d'arrangement entre des partis
politiques, comme il faut s'y attendre quand on utilise un système
proportionnel. Chaque gouvernement a conservé la confiance du Parlement tout au
long de son mandat[342].
De nombreux témoins et citoyens ont dit craindre
qu’un système de RPM ait tendance à produire des gouvernements de coalition. Louis
Massicotte a rappelé, à
cet égard :
[Au] Canada [...] il n'y a pas une
culture des coalitions. Les coalitions sont mal vues dans la classe politique
et par une partie de la population. Les acteurs politiques vont probablement
s'ajuster, mais l'ajustement ne sera pas nécessairement facile[343].
Dans la même veine, Nick Loenen a estimé que les
Canadiens ne verraient tout simplement pas d’un bon œil « des
gouvernements de coalition chroniques[344] ».
Peter Loewen a observé quant à lui qu’« une responsabilité plus floue et
des négociations à huis clos qui ont lieu après ou entre les élections »
font partie des grands inconvénients des gouvernements de coalition.
M. Loewen a ajouté que la mise en place d’un système proportionnel tel que
la RPM aurait « pour effet de donner un rôle peut‑être permanent aux
petits partis régionaux ». Ces petits partis pourraient exercer une
influence trop grande au gouvernement[345].
Outre les craintes relatives aux gouvernements de
coalition et la représentation accrue des petits partis, bon nombre de témoins
ont jugé qu’une gouvernance multipartite serait bénéfique pour la démocratie
parlementaire au Canada. Arendt Lijphart a porté son attention sur les effets
de l’élection de différents partis au Parlement ou de la représentation de
différents partis au sein du conseil des ministres :
[Elle] mène à des cabinets de coalition ainsi qu’à
des parlements plus forts et à des cabinets moins dominants. Par ailleurs, elle
a tendance à être associée à un système plus coopératif de groupes d’intérêts[346].
Jean-Pierre Charbonneau a avancé que les
gouvernements de coalition peuvent créer une culture de la collaboration et du
compromis sur la scène politique fédérale :
La coalition n'implique pas que nos gouvernements
sont instables [...] Le fait de devoir établir des compromis avec des
adversaires politiques, de même qu'avec des gens dont l'idéologie est plus
proche de la nôtre, crée néanmoins un climat politique favorable. Les citoyens
en ont ras le bol de la partisannerie excessive et des comportements qui
dévaluent la chose politique[347].
Bien que le Canada n’ait pas une tradition de
gouvernements de coalition, les experts de l’Allemagne et de la Nouvelle‑Zélande
consultés par le Comité ont expliqué comment les partis politiques, les
électeurs et le Parlement peuvent s’y adapter. Joachim Behnke a décrit
l’expérience allemande des gouvernements de coalition :
La formation de coalitions n’est vraiment pas très
compliquée dans la plupart des cas, parce que nous avons des sortes de
précoalitions durant les campagnes électorales [...] Les gens disent
souvent que le défaut des systèmes proportionnels est qu’ils ne savent pas dans
quelles coalitions ils vont se retrouver, mais, en fait, ce n’est pas ce qui se
passe, parce qu’ils obtiennent généralement ce pour quoi ils ont voté[348].
Certains craignent que la présence de petits
partis jouissant d’une trop grande influence sur le parti au pouvoir soit
mauvaise pour la démocratie et peu représentative des électeurs. D’autres sont
d’avis que les coalitions constituent le meilleur moyen de s’assurer que le
gouvernement tient compte des perspectives défendues par les partisans des
petits partis.
En réponse au risque d’élection de partis « marginaux »
ou « extrémistes », certains pays qui appliquent la RPM ont mis en
place des seuils d’élection. Par exemple, pour avoir droit à une part des
sièges réservés aux candidats des listes, un parti doit recueillir au moins
5 % des suffrages nationaux ou remporter au moins une circonscription[349].
Dans un système de RPM, il est important de tenir
compte du rapport entre le nombre de députés de circonscription et le nombre de
députés de liste. L’établissement de ce rapport exige de trouver un juste
équilibre entre le désir des électeurs d’être représentés efficacement à l’échelle
locale et la proportionnalité. Mary Pitcaithly, présidente du Electoral
Management Board for Scotland, a expliqué comment le rapport a été établi en
Écosse :
C'est une décision politique qui relevait
entièrement du Parlement. Elle partait de l'intention d'adopter un modèle de
représentation proportionnelle pour le nouveau Parlement, sans toutefois aller
jusqu'à 50‑50[350].
Pour qu’un système RPM puisse être mis en place au
Canada, il faudrait prendre l’une ou l’autre des mesures suivantes :
-
Maintenir le nombre actuel de députés : le
nombre de députés de circonscription serait réduit pour permettre l’ajout de
sièges compensatoires. Les circonscriptions deviendraient plus populeuses et
plus vastes en conséquence.
-
Augmenter le nombre de députés : les circonscriptions
ne seraient pas changées, et un nombre déterminé de sièges compensatoires
serait ajouté aux 338 députés actuels.
Le rapport entre le nombre de députés de
circonscription et le nombre de députés de liste varie d’un pays à l’autre. En
Allemagne, la moitié des députés sont élus dans des circonscriptions, et
l’autre moitié sont élus à partir des listes de parti. En Nouvelle‑Zélande,
70 députés sont élus dans des circonscriptions, et 50 le sont à partir des
listes de parti[351].
En 2004, la Commission du droit du Canada a
recommandé que deux tiers des députés soient élus dans des
circonscriptions et qu’un tiers soient élus à partir de listes de parti
provinciales ou territoriales. Pour en arriver à ce rapport, elle a jugé
prioritaire de ne pas augmenter le nombre de députés à la Chambre des communes.
David McLaughlin, qui a supervisé la Commission sur la démocratie législative
du Nouveau‑Brunswick (2003‑2006), a signalé que la Commission néo‑brunswickoise
avait recommandé le même rapport en 2006, car il fallait « assurer la
représentation locale nécessaire, tout en instaurant un degré de
proportionnalité suffisant pour permettre de façon significative de traduire
les votes en sièges[352] ».
Royce Koop a fait valoir que, si la RPM était
adoptée au Canada, il faudrait accroître le nombre de députés à la Chambre des
communes. « Réduire le nombre des députés de circonscription pour faire de
la place à des députés de liste nuirait à la qualité de la représentation par
circonscription », a‑t‑il indiqué[353].
Des citoyens de partout au Canada ont offert au
Comité des témoignages convaincants sur les défis que présente la mise en œuvre
de la représentation proportionnelle dans les territoires. Les territoires ont
chacun un siège au Parlement, et leurs populations sont dispersées sur de
vastes superficies. Comme David Brekke l’a indiqué à Whitehorse, le Nord est
« une région qui est déjà surreprésentée sur le plan démographique, mais
qui est très sous‑représentée sur le plan géographique[354] ».
Les discussions qui ont eu lieu dans les
territoires ont porté en grande partie sur les réalités uniques avec lesquelles
les résidents de chaque territoire doivent composer pour participer au
processus électoral et pour se faire représenter correctement. « Quel que
soit le système que vous proposerez, je vous supplie de ne pas renoncer à la
représentation locale pour le Nord[355] », a demandé
John Streicker. Pour sa part, Louis Sebert a observé que « toute
réforme électorale envisagée devrait tenir compte de l'unicité [des Territoires
du Nord‑Ouest][356] ».
Des participants et des témoins ont affirmé, lors
des assemblées tenues dans les territoires, que si le Canada passait à un
système de RPM, il faudrait s’assurer que le Nord ne soit pas exclu en raison
de sa petite population. Dennis Bevington, ancien député des Territoires du
Nord‑Ouest, a estimé à Yellowknife qu’« à défaut d'avoir le système
proportionnel mixte, nous serons des citoyens de deuxième classe lors des
élections[357] ». À ce sujet, des
témoins comme Andrew Robinson[358] et John Streicker[359] ont proposé de donner un
deuxième siège compensatoire à chaque territoire pour garantir un certain degré
de proportionnalité, dans le cas où un système de RPM était adopté.
Recommandation 1
Le Comité recommande que le gouvernement, aux fins
de l’élaboration d’un nouveau système électoral, utilise l’indice de Gallagher
pour réduire au minimum la distorsion entre la volonté populaire de l’électorat
et la répartition des sièges au Parlement. Le gouvernement devrait chercher à
élaborer un système qui atteint un indice de Gallagher de 5 ou moins.
Recommandation 2
Le Comité recommande que, bien que les modes de
scrutin de liste pure peuvent atteindre un indice de Gallagher de 5 ou moins,
ils ne doivent pas être pris en considération par le gouvernement car ceux-ci
rompent le lien entre les électeurs et leur député.