Le mandat du Comité lui demande de « tenir
compte des paramètres constitutionnels, juridiques et de mise en œuvre
applicables dans la formulation de ses recommandations[17] ».
En effet, une partie du débat entourant la réforme du système électoral a porté
sur la question de savoir si – et le cas échéant dans quelle mesure –
une telle réforme appellerait une modification de la Constitution, et plus
particulièrement une modification devant être approuvée par les provinces. À ce
propos, bien que la Constitution canadienne ne précise pas selon quel système
doit se faire l’élection des députés à la Chambre des communes, elle contient
des dispositions s’appliquant au fonctionnement du système électoral,
lesquelles sont résumées ci‑dessous.
Le Comité a eu le privilège d’entendre plusieurs
constitutionnalistes sur la question de la réforme du système électoral. La plupart
d’entre eux étaient d’avis que les types de réforme envisagés par le Comité
pourraient se faire sans l’accord des provinces, pourvu que certaines
conditions soient respectées. Mais quelques‑uns ont exprimé des réserves,
se demandant si la décision de 2014 de la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat[18], notamment en ce qui concerne « l’architecture
constitutionnelle » et la « structure de gouvernement [que la
Constitution] vise à mettre en œuvre » s’appliquerait à la réforme
électorale. Un expert a laissé entendre qu’avant de proposer un modèle de
réforme du système électoral fédéral, le gouvernement demande un renvoi à la
Cour suprême du Canada sur le modèle en question[19].
Plusieurs dispositions de la Loi
constitutionnelle de 1867 et de la Loi constitutionnelle de 1982 doivent être prises en compte pour déterminer, comme l’a fait remarquer
Benoît Pelletier, « dans quelle mesure le Parlement du Canada peut
procéder à une réforme du mode de scrutin sans apporter de modification
constitutionnelle[20] ».
Les dispositions constitutionnelles établissant la
manière dont les députés sont élus à la Chambre des communes sont les
articles 37, 40[21], 41, 51, 51A et 52 de la Loi
constitutionnelle de 1867. Aussi, l’article 3 de la Charte
canadienne des droits et libertés (dans la Loi constitutionnelle
de 1982) porte sur le droit de voter et de se présenter à une élection
à la Chambre des communes. Enfin, la partie V de la Loi
constitutionnelle de 1982 énonce les règles entourant la modification
de la Constitution du Canada[22]. Différentes formules de
modification s’appliquent aux articles pertinents de la Loi
constitutionnelle de 1867, limitant ainsi la capacité du Parlement à
agir de sa propre initiative pour adopter un nouveau système électoral.
- L’article 37
donne le nombre de sièges à la Chambre des communes attribués à chaque province
et territoire. Au début de la Confédération, en 1867, cet article
indiquait le nombre total de sièges pour chacune des quatre provinces,
conformément à l’article 40. Toutes les fois qu’il y a une réorganisation
en vertu de l’article 51 de la Loi constitutionnelle de 1867,
la liste des sièges de l’article 37 est actualisée automatiquement.
- L’article 40, qui a perdu tout
effet (n’est plus en vigueur), établissait le nombre de sièges par province
pour le premier Parlement du Canada, en 1867, ainsi que les règles qui
permettaient alors de délimiter les districts électoraux. Le nombre de sièges
alloués à ce moment‑là devait être conforme, autant que possible, à
l’exigence de représentation proportionnelle de chaque province en fonction de
son poids démographique.
- L’article 41 porte sur la continuation des
lois d’élection existantes (au début de la Confédération) jusqu’à ce que le
Parlement du Canada en ordonne autrement. Comme d’autres lois ont été adoptées
depuis, cet article a perdu tout effet (n’est plus en vigueur). Les élections
sont maintenant régies par la Loi électorale du Canada[23],
et l’éligibilité ainsi que l’inéligibilité des députés sont déterminées par la Loi
sur le Parlement du Canada[24]. D’autres aspects du
processus électoral sont couverts par d’autres textes législatifs,
principalement la Loi sur la révision des limites des circonscriptions
électorales[25].
- L’article 51
énonce le fondement de la révision et de la répartition du nombre de sièges à
la Chambre des communes. Dans sa forme actuelle, il énumère les six règles
permettant de déterminer le nombre de députés pour chaque province, à l’issue
de chaque recensement décennal. Le Parlement a redéfini considérablement les
règles établies à l’article 51 à plusieurs occasions. Le Parlement peut
modifier unilatéralement l’article 51 tant que les changements apportés
aux règles ne vont pas à l’encontre des limites imposées par les
articles 51A et 52 (décrits plus bas).
- L’article 51A,
aussi appelé « clause sénatoriale » précise qu’une province ne doit,
en aucun cas, avoir moins de sièges à la Chambre des communes qu’elle n’en a au
Sénat[26]. L’article 51A ne peut
être modifié qu’en utilisant la « formule de l’unanimité » prévue à
l’article 41 de la Loi constitutionnelle de 1982 (voir
description plus bas).
- Enfin,
l’article 52 énonce deux principes fondamentaux censés guider le Parlement
et le limiter dans sa capacité de modifier la composition de la Chambre des
communes. Premièrement, il prévoit que chaque province
doit être représentée par un nombre de députés proportionnel à sa population.
Deuxièmement, il suppose que les changements apportés au nombre de députés
auront pour effet d’augmenter, et non de diminuer, le nombre total de membres à
la Chambre des communes. Il se lit comme suit : « Le nombre des
membres de la Chambre des Communes pourra de temps à autre être augmenté par le
parlement du Canada, pourvu que la proportion établie par la présente loi dans
la représentation des provinces reste intacte. »
La notion de « représentation
proportionnelle » renvoie au concept de représentation selon la
population, et vise à s’assurer que le nombre de citoyens représentés par
chaque député est à peu près le même dans chaque province. Cette garantie de
« représentation proportionnelle » peut être changée uniquement
conformément à la formule générale de révision énoncée à l’article 38 de
la Loi constitutionnelle de 1982, décrite plus bas. Plusieurs des règles
qu’a adoptées le Parlement au XXe siècle, et qui ont été
incorporées dans les articles 51 et 51A, ont prévu des exceptions précises à
l’exigence de « représentation proportionnelle », avec l’effet
conjugué d’empêcher que le nombre de sièges de plusieurs provinces ne diminue
d’une redistribution à l’autre[27]. On ne sait pas exactement
si le Parlement a le pouvoir d’ajouter unilatéralement des règles qui
s’éloigneraient un peu plus du principe de représentation proportionnelle dans
le contexte d’une réforme du système électoral.
La Loi constitutionnelle de 1982, qui
contient la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et la
formule de modification de la Constitution (partie V), donne des
précisions supplémentaires sur le fonctionnement du système électoral du
Canada.
- Selon
l’article 3 de la Charte : « Tout citoyen canadien a le droit de
vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou
provinciales. »
- Pour
ce qui est d’apporter des modifications à la Constitution, l’article 44 de
la Loi constitutionnelle de 1982 reconnaît au Parlement la compétence de
modifier « les dispositions de la Constitution du Canada relatives au
pouvoir exécutif fédéral, au Sénat ou à la Chambre des communes ».
- Toutefois,
le pouvoir du Parlement d’agir unilatéralement (comme pour modifier la formule
d’attribution des sièges en vertu de l’article 51 de la Loi
constitutionnelle de 1867) est limité par les alinéas 41b)
et 42(1)a) de la Loi constitutionnelle de 1982. En
effet :
- l’alinéa 41b) exige l’approbation de toutes les
provinces, en plus du consentement du Sénat et de la Chambre des communes, pour
toute modification à la « clause sénatoriale » de l’article 51A
de la Loi constitutionnelle de 1867;
- de même, l’alinéa 42(1)a) prévoit que toute modification
à la représentation proportionnelle des provinces à la Chambre des communes[28] doit se faire conformément à la formule générale de révision
énoncée à l’article 38, qui exige l’appui d’au moins sept provinces
représentant au moins 50 % de la population de l’ensemble des provinces,
en plus du consentement du Sénat et de la Chambre des communes.
Même si la jurisprudence traitant de l’analyse du
droit de vote consacré par l’article 3 de la Charte ne cesse de s’enrichir,
les tribunaux se sont très rarement prononcés sur la relation entre ce droit et
la possibilité de réformer le système majoritaire uninominal à un tour du
Canada. Par deux fois, la première étant avec la décision de la Cour suprême du Canada
dans l’affaire Figueroa c. Canada
(Procureur général)[29],
en 2003, et la deuxième avec la décision de la Cour d’appel du Québec dans
l’affaire Daoust c. Québec (Directeur général des
élections)[30],
en 2011, les tribunaux ont conclu que l’article 3 de la Charte ne
garantit pas de type particulier de système électoral, y compris le système
majoritaire uninominal à un tour (SMUT), mais plutôt le droit de jouer un rôle
significatif dans le processus électoral.
Ces décisions ne disent toutefois pas comment la
réforme du système électoral pourrait toucher d’autres dispositions
constitutionnelles, notamment celles entourant la représentation
proportionnelle des provinces. Aussi, dans son Renvoi relatif à la réforme
du Sénat[31],
en 2014, la Cour suprême a soulevé la question de savoir si le mode de
sélection, ainsi que la perception à l’égard du rôle et de la nature des
parlementaires, même si ceux-ci ne sont pas énoncés explicitement dans la
Constitution, font quand même partie de son « architecture ». Si tel
est le cas, des experts se sont demandé si la réforme du système électoral
nécessiterait une modification de la Constitution, soit qui relèverait
uniquement de la compétence du Parlement, soit qui exigerait l’accord des
provinces, conformément à la procédure normale de modification (dite formule
7/50) établie à l’article 38 de la Loi constitutionnelle de 1982.
La plupart des experts qui ont témoigné devant le
Comité ou qui lui ont soumis des mémoires ont fait valoir que les types de
réforme du système électoral qu’envisage le Comité ne nécessiteraient pas une
modification de la Constitution exigeant l’accord des provinces, à partir du
moment où la réforme respecte certains paramètres constitutionnels, comme la
représentation proportionnelle entre les provinces. Il n’en demeure pas moins
que certains experts se sont demandé si la notion d’« architecture
constitutionnelle », dont il est question dans le Renvoi relatif à la
réforme du Sénat, pouvait être interprétée de manière à inclure certains
éléments du mode de scrutin actuel ou du rôle des députés à la Chambre des
communes, dans quel cas il faudrait obtenir l’approbation des provinces,
jusqu’à un certain point.
Le constitutionnaliste et ancien ministre du
gouvernement du Québec, Benoît Pelletier, a fait remarquer que bien que
l’actuel système électoral soit constitutionnel, il n’est pas le seul qui
pourrait se conformer à la Constitution[32]. Il a d’ailleurs expliqué combien la Cour
suprême, dans l’arrêt Figueroa, a insisté sur le fait que le choix d’un
système électoral est essentiellement une question politique, et que c’est au
Parlement
de décider (en fonction de certains paramètres)[33]. S’il est déterminé que
les réformes
du système électoral contreviennent à ces paramètres, il faudrait modifier la
Constitution. Par exemple, tel qu’indiqué ci-haut, tout changement au principe
de la représentation proportionnelle des provinces serait :
… soumis à la procédure 7/50, soit le consentement
de la Chambre des communes et du Sénat, sous réserve du fait que le Sénat n'a
qu'un veto suspensif de 180 jours, et d'au moins sept provinces représentant au
moins 50 % de la population de toutes les provinces[34],
Aussi, M. Pelletier a dit que la
constitutionnalité de tout système électoral au Canada[35] repose sur les fondements suivants :
- la représentation effective (égalité relative
entre les électeurs);
- la charge de la Reine ou du gouverneur général
(qui ne peuvent être modifiées sans consentement unanime);
- la disposition relative au « seuil sénatorial »,
qui protège le droit des provinces d’avoir un nombre de députés à la Chambre
des communes au moins égal au nombre de sénateurs qui les représentent;
- le principe de la représentation proportionnelle
des provinces à la Chambre des communes;
- le principe de gouvernement responsable[36].
M. Pelletier a ajouté que « le Parlement
ne peut pas provoquer des bouleversements profonds par l’introduction
d’institutions politiques étrangères et incompatibles avec le système
canadien », ce qui veut dire, par exemple, que le « référendum ne
pourrait pas devenir le seul mécanisme pour l’adoption des lois[37] ». Enfin, il a déclaré que si le Parlement le voulait, il
pourrait unilatéralement abolir les circonscriptions au Canada ou en réduire le
nombre[38].
Emmett Macfarlane, dont les travaux de recherche
se concentrent sur les mesures législatives prises à la suite de décisions des
tribunaux et leurs implications sur les politiques publiques, a expliqué
également que le Parlement pourrait entreprendre une réforme du système
électoral sans obstacles de nature constitutionnelle ou juridique, à condition
de respecter certaines limites[39].
M. Macfarlane a laissé entendre que même si on considérait que le système
électoral est inscrit dans la Constitution, c’est‑à‑dire qu’il fait
partie de l’« architecture constitutionnelle » (et que, de ce fait,
il faille suivre les règles concernant la modification constitutionnelle), il
n’y aurait pas d’incidence sur les intérêts des provinces; de sorte que la
réforme ne nécessiterait pas le déclenchement de la procédure normale de
modification de la Constitution[40].
Yasmin Dawood a ajouté qu’il est « possible
d’introduire une réforme électorale sans adopter une modification
constitutionnelle exigeant le consentement des provinces, pourvu que la réforme
respecte certaines limites constitutionnelles »[41].
Elle a fait remarquer que dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat,
en 2014, la Cour suprême a soulevé la question de savoir si le consentement des
provinces pouvait être requis[42].
Matthew P. Harrington est allé plus loin, disant
que la question de l’« architecture constitutionnelle » a
« créé beaucoup d’ambiguïté et de confusion » et qu’il « pense
qu’il est donc presque impossible actuellement d’établir si un changement dans
la façon d’élire les membres du Parlement est suffisamment important pour
exiger le consentement des provinces »[43]. M. Harrington a
expliqué qu’une proposition de réforme du système électoral peut influer sur le
concept « nébuleux » d’« architecture constitutionnelle »
ou « modifier largement ce que la Cour [suprême du Canada] appelle les
caractéristiques essentielles de la Chambre [des communes] » de deux
façons : soit en modifiant les relations ou les droits des provinces, soit
en changeant considérablement les relations entre le premier ministre et la
Chambre[44]. Ainsi,
M. Harrington est d’avis que « l'élimination du système de scrutin
uninominal majoritaire» pourrait « exiger le recours à l'article 42 »
de la Constitution[45].
Peter Russell a insisté sur les éventuelles répercussions
constitutionnelles de certaines options de réforme du système électoral. Il a
dit qu’un système de représentation proportionnelle mixte (RPM) serait beaucoup
plus susceptible de remettre en question l’« architecture
constitutionnelle » qu’un système de vote unique transférable (VUT), parce
que la RPM « produit deux sortes de représentants », tandis que le
système de VUT a déjà été utilisé au Canada[46]. Toutefois, comme cela est indiqué plus loin dans le présent
rapport, d’autres témoins ont déclaré devant le Comité qu’il n’y aurait pas de
différences réelles entre parlementaires élus dans un système de RPM.
Enfin, Patricia Paradis, directrice générale du
Centre d’études constitutionnelles à l’Université de l’Alberta, a laissé
entendre que selon le type de réforme du système électoral proposé, cela
vaudrait la peine de demander à la Cour suprême de se prononcer sur la
constitutionnalité de la proposition, car un renvoi de la Cour suprême ferait
plus autorité et prendrait moins de temps qu’une contestation judiciaire[47]. Elle a ajouté que si la Cour suprême déterminait que la réforme
électorale était une question constitutionnelle, alors le processus
d’amendement approprié s’appliquerait.