Recueil de décisions du Président Gilbert Parent 1994 - 2001
Les règles du débat / Divers
Affaires en instance judiciaire : ministre se déclarant en désaccord avec une décision d’un tribunal durant les Questions orales
Débats, p. 11618-11619
Contexte
Le 31 mars 1995, Jack Ramsay (Crowfoot) invoque le Règlement concernant les réponses fournies par l’honorable Allan Rock (ministre de la Justice et procureur général du Canada) aux questions qui lui avaient été posées durant les Questions orales les 27 et 29 mars 1995[1]. En réponse à des questions concernant la décision d’un tribunal sur la légalité des décrets utilisés pour interdire les armes à feu, le ministre avait déclaré que le gouvernement fédéral était en désaccord avec la décision de la cour provinciale et envisageait de la porter en appel. Dans son rappel au Règlement, M. Ramsay soutient que le ministre a violé les conventions de la Chambre concernant les affaires en instance devant un tribunal (convention du sub judice
). Intervenant concernant ce rappel au Règlement, le ministre soutient qu’il répondait aux questions posées à ce sujet et qu’il signalait que le gouvernement interprétait une loi différemment du tribunal. Après avoir entendu d’autres députés, le Président mentionne qu’il revient à la présidence d’interpréter la convention et qu’il rendra une décision ultérieurement[2].
Résolution
Le 6 avril 1995, après les Questions orales, le Président rend sa décision. Il conclut que le ministre de la Justice n’a pas contrevenu à la convention relative aux affaires en instance devant les tribunaux avec ses remarques. Toutefois, il exhorte tous les députés et ministres à être prudents et réservés dans le choix de leurs mots lorsqu’ils traitent des sujets qui pourraient relever de la convention relative aux affaires en instance devant les tribunaux.
Décision de la présidence
Le Président: Chers collègues, le 31 mars 1995, le député de Crowfoot a invoqué le Règlement au sujet des réponses données par le ministre de la Justice aux questions posées au moment de la période des questions du 27 et du 29 mars. Je remercie le député de Crowfoot, le ministre de la Justice, le whip en chef du gouvernement (Don Boudria) et le député de Kindersley—Lloydminster (Elwin Hermanson, leader parlementaire du Parti réformiste) de leur contribution au débat.
Le député de Crowfoot a soutenu que le ministre de la Justice a enfreint la convention relative aux affaires en instance devant les tribunaux en commentant une affaire en appel devant les tribunaux de l’Alberta et que, ce faisant, il peut en avoir compromis l’issue. Faisant allusion à plusieurs commentaires de la sixième édition de Beauchesne et à l’affaire opposant la reine à Atlantic Sugar Refineries Co. pour étayer son argumentation, le député a demandé à la présidence d’examiner la question et de décider si le ministre avait contrevenu ou non à la convention relative aux affaires devant les tribunaux.
L’honorable ministre de la Justice a répondu qu’il n’y avait rien dans ce qu’il a dit sur cette affaire qui contrevenait à la convention et il a soutenu qu’il y a une différence entre commenter les faits d’une affaire en instance devant les tribunaux et énoncer l’avis du gouvernement sur une décision prononcée par une cour de justice.
En vertu de la convention relative aux affaires en instance devant les tribunaux, il est de pratique reconnue que, dans l’intérêt de la justice et de l’équité, la liberté des députés de faire état dans les débats d’affaires en instance devant les tribunaux soit soumise à des restrictions. De même, il est reconnu que ces sujets ne devraient pas faire l’objet de motions ou de questions à la Chambre.
Comme je l’ai dit vendredi dernier, nous parlons de « convention » pour désigner les sujets qui sont sub judice
, c’est-à-dire portés à l’attention d’un juge ou d’une cour de justice, puisqu’il n’existe pas de « règle » qui empêche le Parlement de débattre de ces sujets.
Au Canada, le premier rapport à la Chambre du Comité spécial sur les droits et immunités des députés, déposé le 29 avril 1977, constitue l’examen le plus complet de la convention relative aux affaires en instance devant les tribunaux[3]. Ce comité spécial était présidé par le Président James Jerome. Dans son rapport, le Comité donne une explication détaillée de l’objet de la convention et, avec votre permission, je citerai le rapport de ce comité, au fascicule no 1, page 1:4 :
La liberté de parole dont jouissent les députés est un droit fondamental, sans lequel ils ne pourraient remplir convenablement leurs fonctions. Cette liberté leur permet d’intervenir sans crainte dans les débats de la Chambre, de traiter des sujets qu’ils jugent pertinents et de dire tout ce qui, à leur avis, doit être dit pour sauvegarder l’intérêt du pays et combler les aspirations de leurs électeurs. La convention relative aux affaires en instance sub judice
restreint, dans une certaine mesure, cette liberté parlementaire fondamentale. Selon cette convention, qui a été modifiée au cours des années, les députés ne doivent pas débattre des questions dont sont saisis les tribunaux. Quant à son application, aucune distinction n’a été établie au Canada entre les cours d’assises et les tribunaux civils. Elle s’applique cependant aux tribunaux autres que les cours de justice et elle protège les parties dont la cause sera ou est. entendue ainsi que les personnes qui sont visées par le résultat d’une enquête judiciaire. Elle garantit à tous un procès équitable et empêche toute intervention indue qui pourrait influer sur une décision judiciaire ou le rapport d’un tribunal d’enquête.
La convention relative aux affaires en instance devant les tribunaux est elle-même assez mal définie et son interprétation est ordinairement laissée au Président. La difficulté où je me trouve en tant que Président tient à ce que toute tentative de déterminer si un commentaire pourrait avoir des conséquences est au mieux spéculative, et non préventive, puisque je ne puis arriver à telle décision qu’après que le commentaire a été fait. En conséquence, la plupart des présidents ont plutôt eu tendance à décourager les députés de commenter les affaires en instance devant les tribunaux que de leur permettre de trouver les limites de la convention et d’éprouver le pouvoir discrétionnaire du Président.
Comme on le dit dans le rapport du comité spécial, fascicule no 1, à la page 1:12 :
De l’avis même du comité, il n’est pas possible d’établir des règlements précis quant à l’application de la convention relative aux affaires en instance sub judice
, et il serait d’ailleurs peu souhaitable de le faire. Le Président doit exercer son pouvoir discrétionnaire en la matière, tout en se servant de son autorité pour empêcher tout débat à la Chambre portant sur des affaires en instance; son intervention ne devrait néanmoins qu’être exceptionnelle, notamment s’il juge que tel ou tel débat pourrait léser certains intérêts. Si la situation n’est pas claire, le Président doit alors accorder le bénéfice du doute au député qui désire soulever une question à la Chambre et s’abstenir de se servir de son pouvoir discrétionnaire en ce qui a trait à l’application de la convention.
Pour ce qui est de l’affaire soulevée par le député de Crowfoot, j’ai examiné les échanges de propos de la période des questions et les arguments invoqués par les honorables députés pendant le débat sur le rappel au Règlement, et je ne puis conclure qu’en disant que le gouvernement fédéral était en désaccord avec la décision d’un tribunal et projetait de la contester, le ministre de la Justice ait enfreint la convention relative aux affaires en instance devant les tribunaux.
Permettez-moi d’ajouter un commentaire. Bien que l’autorité ultime de juger ces questions appartienne à moi, à la présidence, je dois souligner que tous les députés partagent la responsabilité de faire preuve de réserve lorsque celle-ci paraît s’imposer. Je cite à nouveau le rapport du Comité spécial, fascicule no 1, page 1:12:
Le comité est d’avis qu’au cours de la période des questions, la présidence devrait s’abstenir d’intervenir en ce qui a trait à l’application de la convention et qu’il incomberait plutôt au député qui pose la question ainsi qu’au ministre à qui elle est adressée de faire preuve de discernement.
En guise de conclusion, j’invite instamment tous les députés et les ministres à être prudents et réservés dans le choix de leurs mots lorsqu’ils traitent de sujets qui pourraient relever du domaine difficile des affaires soumises aux tribunaux.
Je remercie tous les députés de leurs interventions.
P0702-f
35-1
1995-04-06
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[1] Débats, 27 mars 1995, p. 11065, 29 mars 1995, p. 11192-11193.
[2] Débats, 31 mars 1995, p. 11351-11353.
[3] Journaux, 29 avril 1977, p. 720-729.