Le privilège parlementaire / Droits de la Chambre

La Chambre des communes et le droit législatif : omission de déposer un document comme l’exige la loi; rôle du Président

Débats, p. 6425-6427

Contexte

Le 3 février 1992, M. Derek Lee (Scarborough—Rouge River) soulève une question de privilège « parce que le ministre des Finances a omis de déposer à la Chambre un décret pris en vertu du paragraphe 59(2) du Tarif des douanes ». Dans son exposé, dont une copie a été remise au Président ainsi qu’à certains députés, M. Lee fait valoir que le non-respect des dispositions législatives au sujet du dépôt de documents équivaut à un outrage à la Chambre. Selon lui, tel est bien le cas parce que l’omission témoigne d’un manque de respect pour le Parlement et d’un mépris profond pour une loi qu’il a adoptée, ce qui peut nuire aux députés dans l’exercice de leurs fonctions. M. Lee fait également remarquer que la question du dépôt ou du non-dépôt représente une question de fait et non une question de droit. En outre, il signale que la Chambre des communes constitue la seule tribune appropriée pour trouver une solution à la violation de son « droit de demander qu’un exemplaire du décret soit déposé […] aux fins d’information des députés et d’examen par un de ses comités ». D’autres députés interviennent également à ce sujet[1]. Le Président prend la question en délibéré et, le 5 février 1992, rend la décision reproduite intégralement ci-dessous.

Décision de la présidence

M. le Président: J’ai une décision à rendre sur une question de privilège.

Je désire faire part aux députés que je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée le lundi 3 février par le député de Scarborough—Rouge River au sujet de l’omission du ministre des Finances (l’hon. Michael Wilson) de faire déposer le décret pris conformément au paragraphe 59(5) du Tarif des douanes. La présidence a examiné cette grave question et remercie le député pour les explications succinctes qu’il a données.

Comme je l’ai dit pendant l’intervention, je veux aussi remercier le secrétaire parlementaire du vice-premier ministre et ministre des Finances (M. Pierre Vincent) et le député d’Okanagan—Similkameen—Merritt (M. Jack Whittaker) de leurs interventions.

Dans sa présentation, le député de Scarborough—Rouge River a signalé, avec raison, que le Tarif des douanes exigeait que le décret relatif à l’élimination des droits de douane sur certains contreplaqués et des produits connexes conformément à l’Accord de libre-échange, soit déposé devant la Chambre des communes au plus tard le 21 avril 1989. Ce décret a finalement été déposé le 12 décembre 1991, soit presque 32 mois plus tard. Le député a cependant mentionné que le document en cause a été enregistré et publié dans la Gazette du Canada du 6 janvier 1989, ce qui l’a rendu public. Il a aussi affirmé qu’il croyait que l’omission du ministre de se conformer à la loi n’était pas intentionnelle. Le fondement de sa plainte tient à ce que le manquement à une obligation établie à l’avantage de l’ensemble des députés de la Chambre constitue un outrage à la Chambre. Le député a résumé son argumentation de la façon suivante :

Bref, l’omission de déposer un document, dont la loi exige un dépôt, entrave-t-elle la Chambre et les députés dans l’exercice de leurs fonctions ou a-t-elle tendance à le faire?

C’est la question soumise à la présidence.

Le premier point que la présidence veut souligner est qu’il n’appartient pas aux Présidents d’interpréter ou de faire appliquer les lois. Il existe de nombreux précédents en ce sens.

Le 19 juin 1978, on a soulevé une question de privilège au sujet du dépôt du rapport annuel du ministre des Postes. En rejetant la prétention que l’omission de se conformer à la loi constituait une violation de privilège, le Président Jerome a signalé à la Chambre que l’autorité de la présidence n’allait pas jusqu’à la décision de questions de droit[2].

À deux autres occasions, le 27 mars 1981 et le 10 février 1983, le Président Sauvé a confirmé ce principe en refusant des demandes faites à la présidence d’intervenir dans des circonstances semblables à celles invoquées par le député de Scarborough—Rouge River. Dans chaque cas, le gouvernement avait omis de respecter l’obligation que lui faisait la loi de déposer des documents dans un délai défini. Dans ses décisions, Mme le Président a statué que la présidence n’avait ni la responsabilité d’interpréter la loi, ni l’autorité d’amener le gouvernement à s’y conformer[3].

Ces précédents illustrent les limites de l’autorité de la présidence à l’égard des questions de droit. Cependant, quoique la question soulevée lundi découlait d’une exigence imposée par la loi, l’essence de la question n’est pas de nature juridique, mais de nature procédurale. Comme le député de Scarborough—Rouge River l’a si bien dit : « Il s’agit d’une question de fait, non d’une question de droit. » Présentée de cette façon, la situation est différente de celle des cas précédents.

Un autre élément important signalé par le député a trait à l’omission des fonctionnaires de respecter les prescriptions exigeant le dépôt de ce décret. Comme il l’a expliqué, dans son mémoire :

Il arrive trop souvent que des fonctionnaires considèrent l’obligation de déposer des documents comme peu importante, ou même sans importance, de sorte que, depuis plusieurs années, les députés ont eu fréquemment à soulever la question du manquement à cette obligation. Le fait que les fonctionnaires aient omis d’aviser le ministre de ses obligations est d’autant plus inexcusable en l’espèce que l’omission de déposer le décret avait été signalée à un sous-ministre adjoint du ministre dans une lettre de l’un des conseillers juridiques du Comité mixte d’examen de la réglementation datée du 8 mai 1989. Les fonctionnaires du même ministère ont reçu deux autres rappels avant le 12 décembre 1991.

Cet extrait du mémoire du député explique clairement, à mon avis, l’affaire qu’il a soumise à la présidence.

En conséquence, vu les avis transmis au ministère et l’omission de ce dernier à se conformer à la lettre de la loi, le député soutient qu’il y a eu outrage à la Chambre et qu’il faut considérer l’affaire comme une atteinte à l’autorité et à la dignité de cette dernière.

La présidence veut aborder certains des points soulevés par le député de Scarborough—Rouge River. Le député a affirmé que le dépôt de documents à la Chambre a pour but d’exiger « le dépôt de documents dans le cas où [le Parlement] l’estime nécessaire pour que les députés puissent bien assumer leurs responsabilités et demander des comptes à l’exécutif. » Le dépôt de documents, qu’il soit fait de façon officielle ou remis au greffier, qu’il découle du bon vouloir du ministre ou de l’exigence de la loi, est un acte de la Chambre et est, à ce titre, inscrit aux Procès-verbaux, qui constituent le compte rendu officiel des décisions de la Chambre.

C’est par son dépôt que les députés sont officiellement avisés de l’existence d’un document. Donc, quand nous incorporons à la loi des dispositions relatives au dépôt de documents, nous ne le faisons pas à la légère, mais dans un but sérieux.

Le dépôt de documents, que le Règlement exige, est une des procédures qui permettent aux députés de remplir leur rôle. Notamment, depuis la révision du Règlement en 1982, tous les rapports, états et documents dont une disposition législative exige le dépôt devant la Chambre sont automatiquement renvoyés à un comité permanent par application [de l’article] 32(5) du Règlement. En conséquence, l’omission de déposer un document dont le dépôt est prescrit a pour effet d’empêcher ces comités de remplir leur rôle qui consiste, d’après le paragraphe 108(1) du Règlement, « à faire étude et enquête sur toutes les questions qui leur sont déférées par la Chambre. »

En qualité de représentants élus, notre fonction exige une vigilance constante de notre part aux intérêts de nos électeurs. Les lois en vigueur, que l’ensemble du Parlement a adoptées, doivent être respectées, autrement elles ne servent à rien. Comme le dit le député de Scarborough—Rouge River, « un droit que l’on ne peut faire respecter, n’en est pas un ». La question de fond à laquelle il reste à répondre est celle de savoir si le fonctionnement du Comité des affaires étrangères et du commerce extérieur a été entravé parce qu’il a dû attendre 32 mois avant d’être officiellement saisi du décret.

La présidence a examiné la question avec soin. Elle a étudié très attentivement les circonstances de l’espèce et les arguments soumis par le député de Scarborough—Rouge River. Je signale que le député a mentionné que l’échange de correspondance dont il parle a eu lieu entre le conseiller juridique du Comité mixte permanent d’examen de la réglementation et les fonctionnaires du ministère des Finances. Il semble que la question de la ponctualité à déposer ce type de décrets relève plutôt de ce Comité. Si le Comité juge qu’il y a eu outrage, il lui appartient de faire rapport de ce fait à la Chambre. Après que la Chambre aura reçu ce rapport elle pourra prendre les mesures utiles.

Jusqu’à ce que le Comité ait fait rapport sur cette question, on peut soutenir qu’il ne conviendrait pas que la Chambre se prononce sur les circonstances particulières de l’espèce. Il se peut que le Comité soit prêt à prendre une mesure quelconque ou envisage de le faire à l’avenir.

De l’avis de la présidence, ce ne serait pas la bonne façon de régler la question pour le moment, puisque le Comité a déjà entrepris l’étude de ce sujet et qu’il voudra peut-être continuer d’examiner la question. Une fois ses travaux terminés, le Comité voudra peut-être faire rapport à la Chambre et lui recommander de prendre certaines mesures ou faire rapport sur ce qui, selon lui, constitue un outrage. La question peut donc être à nouveau soumise à la Chambre. N’ayant point l’avantage de connaître l’avis du Comité sur toute la question, j’hésite à statuer qu’il y a présentement apparence d’outrage à la Chambre.

Je veux ajouter une mise en garde. Depuis 1985, le paragraphe 32(5) du Règlement est ainsi libellé :

Les rapports, états ou autres documents déposés à la Chambre en conformité d’une loi du Parlement sont réputés renvoyés en permanence au comité permanent compétent.

Je dois dire, et c’est sans doute aussi l’avis de toute la Chambre, que ceux qui sont chargés de respecter les délais de dépôts à la Chambre des communes de documents dont les lois du Canada prescrivent le dépôt, devraient songer sérieusement aux conséquences possibles de tout manquement à ces délais. Je remercie les députés de leur aide sur la question.

F0113-f

34-3

1992-02-05

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[1] Débats, 3 février 1992, p. 6289-6293.

[2] Débats, 19 juin 1978, p. 6525-6526.

[3] Débats, 27 mars 1981, p. 8716-8717, 10 février 1983, p. 22714.