Le privilège parlementaire / Droits des députés

Entrave au travail des députés — intimidation et immunité : droit du député de ne pas faire l’objet de manœuvres d’intimidation ou de poursuites relatives aux délibérations du Parlement

Débats, p. 17672-17674

Contexte

Le 4 mai 1988, M. Jack Shields (Athabasca) soulève une question de privilège et soutient que ses droits et privilèges de député, lui permettant de s’exprimer en toute liberté, ont été violés à la suite d’une action en justice intentée contre lui après qu’il eût posé des questions en Chambre. D’autres députés interviennent également à ce sujet[1]. Après être intervenu tout au long de la discussion relative à la question de privilège, le Président prend l’affaire en délibéré. Le 18 juillet 1988, il rend sa décision. Celle-ci est reproduite intégralement ci-dessous.

Décision de la présidence

M. le Président : J’attire l’attention des députés sur une question importante soulevée le mercredi 4 mai 1988 par le député d’Athabasca et que d’autres députés des deux côtés de la Chambre ont commentée. Ce jour-là, le député d’Athabasca a soulevé une question de privilège, alléguant que ses droits et privilèges de député avaient été violés par l’introduction d’une action en justice contre lui et d’autres parties.

J’ai mûrement réfléchi à cette affaire et examiné soigneusement les arguments avancés par les députés qui ont participé à la discussion, et que je remercie de l’aide qu’ils m’ont apportée. J’ai aussi consulté les auteurs et les précédents en la matière et je suis maintenant prêt à statuer sur la question.

Pour la gouverne des députés et du public, la présidence aimerait résumer les faits évoqués par le député au cours de son intervention. Le 14 octobre 1987, le député d’Athabasca faisait inscrire au Feuilleton la question no 207 dont voici le texte :

Depuis avril 1968, le gouvernement a-t-il consenti à Hurtig Publishers, d’Edmonton, ou à d’autres entreprises du groupe Hurtig, a) des subventions, b) des prêts, c) des garanties de prêts, d) des contrats, et dans l’affirmative, combien et, dans chaque cas, (i) à quelle date, (ii) pour quelle somme, (iii) à quelle fin?

Conformément aux règles de la Chambre, le gouvernement a produit une réponse par écrit le 27 janvier 1988. Essentiellement, cette réponse indiquait, comme le rapportent les Débats du 4 mai 1988, à la page 15125, que certains ministères et organismes avaient versé à Hurtig Publishers Ltd. diverses sommes d’argent destinées, entre autres, à des programmes de formation, à l’aide à la vente et à la commercialisation et à des études techno-économiques.

Afin que ce soit clair pour tout le monde, je signale que, jusque-là, le député avait agi comme il était en droit de le faire : il avait fait inscrire une question au Feuilleton pour poser certaines questions au gouvernement. Le gouvernement a alors répondu à ces questions.

Le député d’Athabasca a déclaré dans son intervention qu’à la fin de février, à la suite du dépôt de cette réponse à la Chambre, il avait reçu d’une étude d’avocats d’Edmonton qui représentait M. Mel Hurtig une lettre où cette étude l’informait qu’elle avait l’intention d’intenter une action en diffamation contre lui. Plus tard, le député a dit à la présidence que, à la fin de mars, il avait reçu une autre lettre, provenant d’une autre étude d’avocats représentant Hurtig Publishers Ltd., dans laquelle on lui faisait savoir que son client avait l’intention de le poursuivre en justice en vertu de la Loi sur la diffamation. Bien sûr, chaque province a une loi sur la diffamation.

Le député a exprimé l’avis que ces deux lettres se fondaient sur les renseignements qu’il avait reçus en réponse à la question qu’il avait fait inscrire au Feuilleton et que, je cite le député :

[…] elles avaient pour but de me décourager de chercher d’autres renseignements au sujet des subventions accordées par le gouvernement à M. Mel Hurtig ou à sa maison d’édition.

Je crois que le député a maintenant reçu signification de la demande en justice, dont une copie a été transmise à la présidence.

Dans ses remarques, le député d’Athabasca a soutenu que son « privilège de s’exprimer librement et sans crainte » à la Chambre avait été violé par l’action intentée contre lui, laquelle « touche directement l’obligation, le droit et le privilège des députés de poser des questions en toute liberté à la Chambre des communes ».

Le député de Peace River (M. Albert Cooper) a défendu la position du député d’Athabasca, soulignant que la liberté de parole est un privilège fondamental et que « les députés ne doivent pas faire l’objet de menaces ni de manœuvres d’intimidation qui auraient pour but d’influencer leur comportement ».

Dans le même ordre d’idées, le député d’Ottawa—Vanier (M. Jean-Robert Gauthier) a réaffirmé le principe que « rien ne saurait porter atteinte au privilège du député de poser des questions en Chambre, soit par demande écrite, soit verbalement pendant la période des questions ». Il a cité l’extrait suivant du commentaire no 55 de la 5e édition de Beauchesne :

La liberté de parole, qui compte aussi parmi les « privilèges » du député, tant dans l’enceinte de la Chambre qu’aux comités, est à la fois le plus incontesté et le plus fondamental des droits de celui-ci. Il est au premier chef garanti par le Bill of Rights britannique […]

On ne peut contester la justesse et la pertinence des principes que les députés ont invoqués dans leurs interventions. En effet, ainsi que tous les députés le savent, le privilège de la liberté de parole est si fondamental que, sans lui, cette Chambre ne pourrait s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles.

La protection du Bill of Rights a été conférée aux institutions parlementaires britanniques, dont notre propre système est dérivé, il y a trois siècles. Soit dit en passant, l’Association parlementaire du Commonwealth célèbre actuellement le tricentenaire du Bill of Rights à Westminster.

Son article 9 dispose sans équivoque que :

L’exercice de la liberté de parole et d’intervention dans les débats et délibérations du Parlement ne peut être contesté ou mis en cause devant un tribunal quelconque ni ailleurs qu’au Parlement.

Il ressort d’une lecture attentive de cette disposition qu’au moins une question se pose en ce qui concerne l’affaire qui nous occupe. Essentiellement, le privilège de la liberté de parole protège les « délibérations du Parlement ». La question qui se pose est donc la suivante : en quoi consistent les « délibérations du Parlement »?

Cette expression n’a jamais été exactement et entièrement définie par un texte de loi, ni par les cours de justice, ni par la Chambre elle-même. Dans son sens étroit, elle est utilisée pour désigner le déroulement officiel des travaux de la Chambre ou des comités. Traditionnellement, elle couvre les questions orales et écrites, et elle s’étend à tout ce que dit ou fait un député dans l’exercice de ses fonctions parlementaires, à la Chambre ou en comité, dans le cadre des travaux parlementaires. Je renvoie les députés à la 20e édition de May, à la page 92.

Dans son sens large, l’expression « délibérations du Parlement » s’étend à des questions auxiliaires ou qui se rattachent aux travaux parlementaires officiels. Il est évident que les questions inscrites au Feuilleton doivent être considérées comme faisant partie des « délibérations du Parlement ». En fait, elles évitent simplement, dans le but de gagner du temps, l’obligation de prendre la parole à la Chambre. Ainsi que le signale l’ouvrage de May, 20e édition, à la page 92 :

Tandis qu’ils participent aux délibérations d’une Chambre, les membres et fonctionnaires de celle-ci, de même que les étrangers, sont protégés au même titre que la liberté de parole, c’est-à-dire qu’aucune autorité autre que cette Chambre ne peut leur demander compte de leurs actes.

Je répète : « Tandis qu’ils participent aux délibérations d’une Chambre ». L’insertion du terme « délibérations » dans le Bill of Rights de 1688 a donné force de loi au privilège de la liberté de parole, qui fut plus tard clairement reconnu dans l’arrêt [Dillon c. Balfour, et rapporté dans The Law Reports (Ireland)], volume 20 page 600. Cet arrêt a statué qu’une immunité absolue s’attachait aux paroles prononcées au Parlement par un membre de celui-ci, et que la cour n’était pas compétente pour connaître d’une action les concernant. Voici une citation de Halsbury’s Laws of England, 4e édition, volume 28, à la page 52 :

Lorsque le Parlement siège et que des déclarations sont faites dans l’une ou l’autre chambre par un de ses membres, celui-ci n’est soumis ni au droit civil ni au droit pénal, même si, à sa connaissance, ces déclarations sont fausses, et une entente délictueuse visant à faire de telles déclarations n’aurait pas pour effet de soumettre au droit pénal les parlementaires qui s’en rendraient coupables.

S’il est vrai qu’un député de la Chambre bénéficie d’une protection absolue et a toute liberté de s’exprimer comme bon lui semble au cours d’un débat au Parlement, sous la seule réserve des règles de la Chambre, tel n’est pas le cas lorsqu’ il choisit soit de prononcer des paroles ou de les publier à l’extérieur de la Chambre. Le privilège ne s’étend pas aux déclarations faites en dehors des délibérations du Parlement, même si elles reprennent ce qui a été dit à la Chambre.

Dans la première édition de son ouvrage, en 1844, Erskine May exprimait cette réserve dans les termes suivants :

Un membre du Parlement peut dire ce que bon lui semble dans un débat, même si cela blesse certaines personnes ou ternit leur réputation, et le privilège dont il jouit le met à l’abri de toute poursuite en diffamation; mais s’il décide de publier ses paroles, sa déclaration imprimée sera considérée comme une publication distincte, sans rapport avec les délibérations du Parlement[2].

Ce principe est réaffirmé dans la 20e édition, à la page 202, dans les termes suivants :

[…] lorsqu’une affaire fait partie des délibérations de la Chambre, qu’elle commence et se termine dans l’enceinte de celle-ci, elle ne relève évidemment pas de la compétence des tribunaux […]. Mais si une délibération de la Chambre aboutit à un acte touchant des droits individuels dont on peut user en dehors de la Chambre (par exemple, la publication d’un extrait des délibérations de la Chambre […]), dès lors la personne qui a procédé à la publication […] peut être traduite devant les tribunaux.

Cela ne veut pas dire que la personne qui a procédé à la publication peut, dans les circonstances, être condamnée par les tribunaux. Cela signifie seulement que, si la publication a lieu à l’extérieur, elle relèverait de la compétence des tribunaux, mais le député publié à l’extérieur de la Chambre pourrait utiliser pour sa défense les mêmes recours dont dispose tout autre citoyen. Je tiens à dissiper toute équivoque : quand je dis « publication », je parle d’une publication imprimée ou d’une déclaration verbale faite à autrui à la télévision, à la radio ou ailleurs.

Pour élaborer davantage sur ce sujet dans la première édition de Le privilège parlementaire au Canada, Joseph Maingot affirme tel que cité à la page 45 :

[…] un député ne peut invoquer la protection du Parlement s’il est poursuivi pour avoir divulgué la teneur des débats à l’extérieur. On ne peut mettre en cause ce que le député dit à la Chambre mais il en va différemment en cas de publication des débats. La protection accordée au député qui prend la parole à la Chambre est, en droit, une protection accordée à des propos tenus dans une situation de privilège juridique absolu, c’est-à-dire d’impunité par rapport au monde extérieur, mais si le député publie ses propos en dehors de la Chambre, il le fait à ses risques et périls. Le Parlement le protège lorsqu’il parle devant lui, mais s’il répète ou publie à l’extérieur ce qu’il a dit au Parlement, ce dernier ne lui accorde aucune protection. Seule la common law peut éventuellement le protéger.

Dans l’affaire qui nous occupe, rien n’indique que la poursuite judiciaire engagée contre le député d’Athabasca se fonde sur une délibération du Parlement. Il ressort de la lecture attentive des allégations de la demande en justice déposée à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta le 26 avril 1988 que cette poursuite se rapporte à un article publié dans le journal The Edmonton Sun et à des observations attribuées dans cet article au député d’Athabasca ainsi qu’à des renseignements prétendument fournis par ce dernier à des employés du Toronto Sun.

Comme il appert que cette poursuite judiciaire se fonde non pas sur « des délibérations du Parlement », mais sur des événements qui se sont passés à l’extérieur du Parlement, après avoir longuement étudié la question avec beaucoup d’attention, la présidence ne peut conclure à une violation des privilèges du député.

Je tiens à accompagner cette décision de quelques observations. Cette décision ne tranche en rien la question de savoir si le député d’Athabasca a des moyens de défense contre l’action en diffamation intentée contre lui. Elle a pour seul but de déterminer si ses privilèges en tant que député ont été violés.

En droit, à une accusation de diffamation on peut opposer une défense fondée sur le privilège. Il importe de saisir la distinction et de comprendre que ma décision n’influe ni sur le droit régissant la diffamation, ni sur l’action intentée contre le député et d’autres, ni sur les recours qui s’offrent à lui à l’extérieur de la Chambre.

Je tiens à m’excuser auprès du député d’Athabasca du retard que j’ai mis à rendre ma décision. Je dois avouer qu’elle m’a donné beaucoup de mal. J’ai pris, je crois, la bonne décision, mais non sans tiraillements. Je remercie les députés.

F0119-f

33-2

1988-07-18

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[1] Débats, 4 mai 1988, p. 15124-15127.

[2] May, 1re éd., p. 81.