Le privilège parlementaire / Droits des députés

Serment/déclaration d’allégeance : droit d’un député de siéger à la Chambre malgré une prétendue répudiation de son serment; signification et importance du serment

Le 1er novembre 1990

Débats, p. 14969-14970

Contexte

M. Gilles Duceppe, le candidat du Bloc québécois, est élu lors de l’élection partielle tenue le 13 août 1990 dans la circonscription montréalaise de Laurier — Sainte - Marie. M. Duceppe est le premier candidat à être élu à la Chambre des communes à titre de député du Bloc québécois. M. Duceppe a prêté le serment d’allégeance et signé le registre d’assermentation le 27 août 1990. Trois semaines plus tard, le 23 septembre 1990, à l’occasion d’une cérémonie tenue à l’hôtel de ville de Hull, au Québec, M. Duceppe jure d’être loyal au peuple du Québec et fait le serment de se battre pour la souveraineté du Québec. De nombreux articles paraissent dans les médias à ce sujet et la cérémonie suscite énormément de commentaires.

Le 2 octobre 1990, M. François Gérin (Mégantic—Compton—Stanstead) soulève une question de privilège afin de se plaindre que durant le débat, M. David Dingwall (Cape Breton—Richmond-Est) a mentionné que les députés du Bloc québécois ont renié leur serment d’allégeance à la reine. M. Gérin soutient que le fait que les députés du Bloc souhaitent une réforme constitutionnelle ne signifie pas « que nous manquons à notre allégeance de quelque façon que ce soit ».

MM. Dingwall et Nelson Riis (Kamloops) prennent tous les deux la parole à ce sujet et soutiennent qu’il n’y a aucune atteinte au privilège. M. John Nunziata (York-Sud—Weston) intervient ensuite et demande ce que signifie exactement le serment d’allégeance.

Le Président mentionne que la question dont il est saisi présentement est qu’un « député estime que les paroles prononcées par un autre député violent ses privilèges ».

Il signale ensuite qu’il consultera les « bleus » et fera alors part de ses réflexions à la Chambre. Du même coup, il indique qu’il ne conviendrait pas de traiter de la question du serment dans le cadre de cette question de privilège[1].

M. Jesse Flis (Parkdale—High Park) soulève une question de privilège le lendemain, soit le 3 octobre 1990. Il parle de l’obligation pour chaque député de prêter le serment d’allégeance avant de siéger à la Chambre et il se plaint ensuite que « lorsqu’un député qui siège à la Chambre prête le même serment et s’en lave ensuite les mains, ce serment ne veut plus rien dire pour les autres députés ». Il demande au Président d’examiner cette question ou de la renvoyer au comité compétent « parce que ce que le député a fait affaiblit le rôle de chaque député à la Chambre ». L’hon. Jean Lapierre (Shefford), député du Bloc québécois, traite de façon approfondie du droit d’un député de siéger à la Chambre et du droit à la liberté d’expression.

M. Duceppe prend alors la parole pour demander à M. Nunziata de retirer des propos tenus le jour précédent. Il ajoute également quelques éléments de clarification en déclarant : « On [le Bloc québécois] a précisé que c’est dans le plus grand respect des institutions parlementaires canadiennes que nous siégeons ici, tout en précisant que nous faisions une déclaration solennelle au peuple québécois précisant nos intentions, à savoir que la souveraineté du Québec arrive au plus tôt que possible ». D’autres députés interviennent également à ce sujet[2].

Le Président prend l’affaire en délibéré et rend sa décision le 1er novembre 1990, laquelle est reproduite au complet dans les lignes qui suivent et porte non seulement sur la question de privilège soulevée par M. Flis, mais aussi sur de nombreux autres points qui ont été discutés.

DÉCISION DE lA PRÉSIDENCE

M. le Président : Le mercredi 3 octobre 1990, le député de Parkdale—High Park a soulevé la question de privilège relativement à la signification du serment d’allégeance prêté par tous les députés dûment élus et aux obligations qui s’y rattachent.

La présidence s’était engagée à examiner cette affaire avec prudence et à faire rapport à la Chambre. Je suis maintenant prêt à me prononcer. La décision que je vais rendre touche non seulement la question de privilège soulevée par le député de Parkdale—High Park mais aussi d’autres questions importantes soulevées par d’autres députés au cours de la discussion qui a suivi.

Permettez-moi de dire en guise d’introduction qu’en tant que Président de la Chambre je suis conscient de l’importance de cette affaire, non seulement pour les députés, mais aussi pour les électeurs partout au pays. Les événements des derniers mois ont une fois de plus attiré particulièrement l’attention du public canadien sur les membres de cette Chambre et sur le rôle qu’ils jouent au Parlement. Nombre d’électeurs ont communiqué avec leur député pour exprimer leur point de vue, et quoique leurs opinions puissent différer, voire même différer radicalement, la passion avec laquelle ils y sont attachés est frappante. En fait, c’est précisément parce qu’ils tiennent si passionnément à leur opinion que les vraies questions peuvent être parfois embrouillées. La présidence espère clarifier la situation aujourd’hui, pour les députés et — ce qui est peut-être tout aussi important — pour le public qui nous observe.

La présidence examinera d’abord le point précis qui est en cause, soit la validité du serment d’allégeance prêté par le député de Laurier—Sainte-Marie.

Ainsi que les députés le savent, l’article 28 de la Loi constitutionnelle de 1867 exige que les députés prêtent serment d’allégeance à Sa Majesté la reine ou fassent la déclaration solennelle qui peut tenir lieu de serment sans quoi il ne leur est pas permis de siéger ou de voter à la Chambre des communes. La formulation de ce serment remonte à 1867 et elle s’inspire du serment alors en usage au Parlement britannique. Voici la formule du serment :

Je…

Le nom suit.

…jure que je serai fidèle et porterai une sincère allégeance à Sa Majesté la reine Elisabeth II.

Je fais remarquer que le serment se limite à ces quelques mots.

Donc, la prestation du serment est une obligation constitutionnelle et seuls les députés qui l’ont prêté et souscrit sont autorisés à occuper leur siège à la Chambre des communes.

Ainsi que Beauchesne le signalait dans la quatrième édition de son Règlement annoté et formulaire de la Chambre des communes du Canada, au commentaire 16(1) :

Ce n’est pas le serment qui fait d’une personne un membre du Parlement. Il faut que cette personne soit député d’abord, pour qu’elle soit assermentée. […] Le serment a pour objet de permettre à un député d’occuper son siège à la Chambre.

Le 27 août 1990, le député de Laurier—Sainte-Marie, dûment élu le 13 août par les électeurs de sa circonscription, a fait la déclaration solennelle prévue et il a signé le rôle d’allégeance. Comme tous les autres députés, il devenait de ce fait habilité à occuper son siège à la Chambre, et, le 24 septembre 1990, quand la Chambre a repris ses séances, le député a été présenté et a pris possession de son siège.

La controverse qui nous occupe découle d’événements survenus le 23 septembre 1990. Le 23 septembre, le député de Laurier—Sainte-Marie a fait, hors de cette Chambre, une déclaration où il exprimait sa loyauté envers le peuple du Québec. Ainsi que le député de Shefford l’a souligné, cette déclaration ressemble fortement à un des deux serments prêtés par les députés de l’Assemblée nationale du Québec. Le député de Shefford ne voit là aucune contradiction. Il soutient que : « […] l’un n’empêche pas l’autre ».

Mais ce point de vue n’est pas partagé par tous. D’autres prétendent — et ces prétentions ont été alimentées par les reportages et les commentaires des médias — que les événements du 23 septembre soulèvent un doute quant à la légitimité du serment prêté le 27 août.

Votre Président n’est pas autorisé à porter un jugement sur les circonstances dans lesquelles, ou la sincérité avec laquelle, un député dûment élu prête le serment d’allégeance. importance que revêt ce serment pour chaque député est affaire de conscience et il doit en être ainsi.

Le député de Laurier—Sainte-Marie a dit très clairement à la Chambre qu’il n’avait nullement répudié le serment d’allégeance prêté le 27 août. Il a dit :

Je ne me suis jamais moqué du Parlement canadien ni de la reine. J’ai prêté serment d’allégeance dans le plus grand respect de cette institution démocratique qu’est le Parlement canadien.

Quelle que soit la façon dont les média ont interprété la situation, quelle que soit la perception, juste ou erronée, qu’on puisse avoir des événements du 23 septembre, il reste qu’il [y] a un principe fondamental et une convention de longue date de la Chambre qui veulent qu’on accepte la parole d’un député. La présidence doit donc conclure qu’il n’y a pas eu violation de privilège ayant les caractères d’un outrage.

Cela dit, il importe de considérer cette situation en son entier. Le député de Laurier—Sainte-Marie a été clair au sujet de sa position et de celle de ses collègues :

C’est dans le plus grand respect des institutions parlementaires canadiennes que nous siégeons ici, tout en précisant que nous faisons une déclaration solennelle au peuple québécois précisant nos intentions, à savoir que la souveraineté du Québec arrive au plus tôt que possible.

Ainsi que le député de Cape Breton—Richmond-Est l’a dit fort éloquemment, on ne doit dans aucune mesure permettre que le fait que le point de vue d’un député soit combattu vigoureusement par d’autres députés diminue le droit de ce député de présenter son point de vue.

L’histoire du régime parlementaire au Canada et en Grande-Bretagne révèle bien des précédents pour ce qui concerne la présence à la Chambre de députés dûment élus dont l’objectif ultime est en désaccord avec le statu quo constitutionnel — voire hostile à celui-ci.

Seule la Chambre peut examiner la conduite de ses membres et elle seule peut prendre des mesures, si elle décide que des mesures s’imposent. Si la Chambre décidait qu’un député a commis quelque outrage, c’est à elle qu’il appartiendrait alors de prendre les dispositions voulues.

La présidence voudrait remercier tous les députés qui ont participé à la discussion de ces importantes questions. La liberté de tous les membres de cette Chambre de représenter leurs électeurs et de s’acquitter de leurs fonctions constitue un droit précieux. La présidence espère que la mise en discussion de ces questions aura aidé à clarifier la situation de sorte que les travaux de cette Chambre puissent se poursuivre conformément aux meilleures traditions de cet endroit.

F0130-f

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1990-11-01

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[1] Débats, 2 octobre 1990, p. 13694-13695.

[2] Débats, 3 octobre 1990, p. 13736-13742.