La procédure financière / Divers

Mesures législatives : amendements du Sénat empiétant sur les pouvoirs de la Couronne en matière financière; portée de la recommandation royale; pouvoir du Sénat de scinder un projet de loi; relations entre le Sénat et la Chambre des communes; empiètement sur les privilèges de la Chambre

Débats, p. 17382-17384

Contexte

Le 8 juillet 1988, le Président informe la Chambre qu'un message a été reçu du Sénat[1] qui lui fait savoir qu'il a scindé en deux parties le projet de loi C-103, Loi visant à favoriser les possibilités de développement économique du Canada atlantique, portant création de l'Agence de promotion économique du Canada atlantique ainsi que de la Société d'expansion du Cap-Breton et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, et qu'il renvoie à la Chambre la Partie I sans amendement. L 'hon. Doug Lewis (ministre d'État et ministre d'État (Conseil du Trésor)) invoque alors le Règlement afin de s'opposer à cette mesure sans précédent qu'a prise le Sénat en scindant le projet de loi. Il soutient que cette décision signifie que le projet de loi ne peut plus s'appuyer sur la recommandation royale requise en vertu de la Constitution pour ce genre de mesure financière et que cette action contrevient donc à l'article 87 du Règlement qui précise qu'il appartient à la Chambre des communes seule d'attribuer des crédits. Il demande ensuite à la présidence de statuer sur la recevabilité d'un tel message. M. Russell MacLellan (Cape Breton—The Sydneys), au nom de l'Opposition officielle, soutient que le gouvernement a inclus dans le projet de loi, qui vise avant tout à financer d'importants projets de développement régional dans le Canada atlantique, une partie tout à fait distincte pour se défaire de la Division du développement industriel de la Société de développement du Cap-Breton. Il ajoute ensuite qu'il est selon lui parfaitement légitime que le Sénat divise ce projet de loi puisqu'il est composé de parties distinctes, chacune constituant des propositions législatives séparées et indépendantes. D'autres députés interviennent aussi sur cette question. Le Président indique qu'il entend examiner cette affaire avec le plus grand soin afin de tâcher d'orienter la Chambre[2]. Le 11 juillet 1988, il rend une décision qui est reproduite ci-dessous.

Décision de la présidence

M. le Président: Je tiens à signaler aux députés qu'un débat a eu lieu vendredi à la Chambre à propos d'une certaine mesure prise par l'autre endroit, c'est-à-dire pour les non-initiés l'honorable Sénat, au sujet d'un projet de loi qui, une fois adopté à la Chambre, avait été envoyé au Sénat.

Pour la gouverne des députés, mais surtout pour celle des gens qui suivent nos délibérations, je voudrais simplement expliquer en termes clairs ce qui se passe, car j'ai une décision de procédure à rendre, et il se peut bien que les Canadiens, qui devraient comprendre ce que nous faisons ici, aient plus de facilité à suivre si je donne une brève explication en termes de profane, si je puis m'exprimer ainsi.

Ce qui s'est passé, c'est tout simplement que le projet de loi C-103, concernant le développement économique dans la région de l'Atlantique, a été adopté par la Chambre à toutes les étapes de son étude et envoyé au Sénat, comme le veut la procédure habituelle. Au cours de son étude au Sénat, il a été décidé, pour une raison quelconque, de scinder le projet de loi, c'est-à-dire de le diviser en deux parties, et le Sénat en a renvoyé une partie à la Chambre. On a beaucoup discuté vendredi à la Chambre sur la question de savoir si cela était ou non justifié. Il n'appartient pas à la présidence de dire s'il y a ou non une justification logique à cette décision quant au fond.

Il s'agit essentiellement du point sur lequel on a demandé à la présidence de se prononcer, à savoir si, dans le cadre de notre système de gouvernement, il est permis à l'honorable Sénat de diviser en deux parties un projet de loi qui a été adopté par la Chambre et de lui en renvoyer la moitié, surtout quand il s'agit d'un projet de loi de finances qui exige dès le départ la recommandation de Son Excellence le Gouverneur général au sujet de dépenses publiques.

Je le répète, il s'agit d'une explication en termes de profane. Il importe que tous les Canadiens comprennent exactement ce qu'on a demandé à la présidence de faire en l'occurrence. Je vais maintenant passer à la partie officielle de ma décision. Je vais tâcher de ne pas retenir la Chambre trop longtemps. Étant donné cette explication, j'espère que tout le monde saura clairement ce qui s'est passé ici, ce que la présidence a décidé et ce qu'elle a demandé à la Chambre concernant les mesures que celle-ci pourrait vouloir prendre.

Vendredi dernier, 8 juillet, la présidence a informé la Chambre qu'un message avait été reçu du Sénat pour lui annoncer qu'il avait scindé le projet de loi C-103, Loi visant à favoriser les possibilités de développement économique du Canada atlantique, portant création de l'Agence de promotion économique du Canada atlantique ainsi que la Société d'expansion du Cap-Breton et apportant des modifications corrélatives à certaines lois. Le message du Sénat informait simplement la Chambre de sa décision et ne renvoyait sans amendement que la partie I du projet de loi C-103.

Le ministre d'État (Conseil du Trésor) a invoqué le Règlement en s'opposant à l'initiative sans précédent du Sénat que représente la scission du projet de loi C-103 et en demandant l'avis de la présidence quant à la recevabilité d'un tel message. Le député de Cape Breton--The Sydneys a répliqué que l'initiative du Sénat était tout à fait logique puisque le projet de loi C-103 était composé de parties complètement différentes et pouvait facilement être scindé en deux parties, chacune constituant une mesure législative indépendante et distincte.

Je fais remarquer que le député de Cape Breton—The Sydneys a également défendu énergiquement la question de fond. Comme je l'ai dit, les autres peuvent en discuter mais il n'appartient pas à la présidence d'aborder le fond.

Le député de Churchill (M. Rad Murphy), appuyé vigoureusement par le député d'Annapolis Valley—Hants (M. Pat Nowlan) et le député d'Halifax-Ouest (M. Howard Crosby), a désapprouvé la procédure innovatrice du Sénat au motif qu'elle violait les privilèges de la Chambre. D'après le député de Churchill, le Sénat n'a pas le pouvoir de scinder un projet de loi émanant de la Chambre. Le député d'Annapolis Valley—Hants a ajouté que si on autorisait ce précédent, la Chambre des communes risquerait de voir une grande partie de ses projets de loi émanant d'une Chambre élue remis en question en principe par les initiatives du Sénat.

Avant d'aborder l'essence du problème, il serait peut-être utile de résumer ce qui s'est passé au sujet du projet de loi C-103, Loi organique de 1987 sur le Canada atlantique.

La Chambre a adopté le projet de loi C-103 en troisième lecture le 10 mai 1988 et l'a envoyé au Sénat le même jour, au moyen d'un message signé par le Greffier de la Chambre.

Permettez-moi d'ouvrir une parenthèse pour dire qu'il est inhabituel dans cette Chambre d'entrer dans des précisions concernant les travaux de l'autre endroit-pour la gouverne de nos auditeurs encore une fois, « l'autre endroit » est l'expression utilisée ici pour désigner l'honorable Sénat. Dans le cas présent la présidence se voit contrainte d'écarter cet usage dans l'intérêt de la clarté.

Le 1er juin 1988, était proposée au Sénat une motion donnant instructions au Comité sénatorial des finances de diviser le projet de loi C-103. Il s'en est suivi un débat de procédure. Ayant pris la chose en délibéré, le Président du Sénat a déclaré la motion irrecevable le 7 juin 1988. Autrement dit, le Président du Sénat a statué que la motion demandant à diviser un projet de loi de la Chambre des communes était irrecevable. Son argumentation, qui figure au compte rendu, s'appuyait sur le fait que le projet de loi C-103 est un projet de loi de finances et que le Sénat, quoiqu'ayant la faculté de diviser des projets de loi émanant du Sénat, ne doit pas par principe diviser les projets de loi émanant des Communes.

Sur ce, la décision du Président du Sénat a fait l'objet d'un appel devant la Chambre plénière, c'est-à-dire devant le Sénat tout entier, qui l'a infirmée à la majorité des voix. La motion de division du projet de loi C-103 a été présentée, proposée, débattue et adoptée. Permettez-moi d'ajouter encore, entre parenthèses, que cette Chambre, la Chambre des communes du Canada, ayant jugé qu'il fallait laisser à son Président le soin de trancher en dernier ressort des questions de procédure, a depuis longtemps aboli la procédure d'appel des décisions du Président.

Le projet de loi C-103 a ensuite été étudié par le Comité sénatorial des finances, qui l'a divisé en deux mesures législatives distinctes, conformément aux instructions du Sénat. Le Comité a fait rapport au Sénat de la Partie I du projet de loi et le Sénat a renvoyé cette dernière à la Chambre vendredi dernier. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. La Chambre n'est saisie que d'une partie du projet de loi C-103.

Je dois également souligner que ce cas de procédure est sans précédent aucun. Je n'ai pu trouver aucun exemple dans nos usages où le Sénat a divisé un projet de loi des Communes, ni où les Communes ont divisé un projet de loi du Sénat. À plusieurs reprises il est arrivé que le Président de la Chambre des communes déclare irrecevable des projets de loi émanant du Sénat, au motif qu'ils empiétaient sur les privilèges financiers de la Chambre qui sont consacrés par la Constitution du Canada. Les députés trouveront deux exemples de ce genre aux Journaux du 12 novembre 1969 et du 12 juin 1973[3].

Je réfère les honorables députés à la page 502 de la vingtième édition de l'ouvrage de Erskine May. Il s'agit d'un incident de procédure survenu au Parlement britannique, où l'on avait tenté de scinder, à la Chambre des Lords, un projet de loi des Communes, mais cette tentative avait échoué par suite du rejet de la mot ion présentée à cet effet. Cet incident est relaté mais l'auteur s'abstient prudemment d'indiquer comment la Chambre basse aurait pu réagir si la motion avait été adoptée. Cet incident a eu lieu en 1852 et je n'ai pu trouver nulle part d'autres incidents similaires jusqu'à ce jour.

Il existe un précédent de fusion par le Sénat de deux projets de loi des Communes en un même texte législatif. Cela a eu lieu le 11 juin 1941 avec accompagnement d'un message de Leurs Honneurs, du Sénat, demandant l'agrément de cette Chambre. Les Communes ont agréé la proposition du Sénat, celle de fondre en un seul deux projets de loi émanant de cet endroit[4]. Les Communes ont acquiescé à la demande du Sénat, par dérogation à leur privilège traditionnel, et c'est un seul projet de loi qui a finalement reçu la sanction royale. Je souligne que c'était par le fait de cette Chambre, qui avait renoncé à son traditionnel privilège et fait droit à l'invitation du Sénat de joindre deux projets de loi.

S'il est admis que le Sénat puisse fondre deux projets de loi, pour quelles raisons ne lui est-il pas loisible d'en diviser un en deux ou plusieurs textes législatifs? La réponse se trouve en partie dans le message. Dans l'affaire de 1941 que je viens de mentionner, le Sénat avait demandé l'accord de la Chambre. Cette dernière semblait alors disposée à le lui donner. Dans le message sur le projet de loi C-103 reçu vendredi dernier, le Sénat ne demande pas l'accord de la Chambre sur la division du projet de loi mais l'informe plutôt de ce qu'il a fait et ne renvoie que la moitié de la mesure.

[...]

Quoi qu'on en pense, cette affaire n'est pas teintée, à mon avis, d'esprit de parti. Je m'efforce de faire comprendre à tous qu'il s'agit d'une question de procédure d'une certaine importance pour le fonctionnement de la Chambre et des rapports très importants qu'elle entretient avec le Sénat, partie intégrante du Parlement canadien.

La tradition veut que le Président de la Chambre ne se prononce pas en matière constitutionnelle. Il ne m'appartient pas de décider si le Sénat pouvait, en vertu de la Constitution, faire ce qu'il a fait du projet de loi C-103. Nul doute que le Sénat peut modifier un projet de loi ou le rejeter en tout ou en partie. Mais il est fort douteux, du moins à mon avis, qu'il puisse réécrire ou reformuler un projet de loi émanant de la Chambre des communes jusqu'à en modifier son principe adopté à la Chambre, sans en demander d'abord à celle-ci son accord. Il s'agit, en l'occurrence, d'une question de privilège qui n'a rien à voir avec la Constitution.

En ce qui concerne le projet de loi C-103, j'estime en toute déférence, bien sûr, que le Sénat aurait dû demander l'accord de la Chambre afin de diviser cette mesure, et qu'en ne renvoyant qu'une partie du projet de loi comme un fait accompli, il a porté atteinte aux privilèges des députés.

En outre, conformément à notre Règlement et à l'article 54 de la Constitution, le projet de loi C-103 comporte une recommandation financière de Son Excellence le Gouverneur général. Pour la gouverne, encore une fois, de ceux qui nous écoutent et ne sont pas au courant de notre terminologie, tout projet de loi qui entraînera des dépenses doit être accompagné d'une recommandation financière de Son Excellence le Gouverneur général. La mesure en question est donc véritablement un projet de loi de finances. Le Sénat est limité en ce qui concerne l'étude des projets de loi de finances. Article 87 du Règlement, qui existe toujours après des décennies, est très clair. Il dit :

Il appartient à la Chambre des communes seule d'attribuer des subsides et crédits parlementaires au Souverain. Les projets de loi portant ouverture de ces subsides et crédits doivent prendre naissance à la Chambre des communes, qui a indiscutablement le droit d'y déterminer et désigner les objets, destinations, motifs, conditions, limitations et emplois de ces allocations législatives, sans que le Sénat puisse y apporter des modifications.

Il reste à répondre à certaines questions : si le projet de loi est scindé, la recommandation royale s'applique-t-elle toujours? Est-ce que l'on porte ainsi atteinte aux privilèges de la Chambre des communes en matière financière? La Couronne approuvera-t-elle deux projets de loi alors qu'elle n'a accepté que la présentation d'un seul? En tant que Président de la Chambre des communes, je n'essaierai pas de répondre à ces questions constitutionnelles, mais il est clair que cette Chambre a toujours considéré que l'article 87 du Règlement, que je viens de lire, fixe les relations spéciales qui existent entre la Chambre des communes et le Souverain.

J'ai décidé que l'on avait porté atteinte aux privilèges de la Chambre des communes. Toutefois, et il faut bien le comprendre, je n'ai pas le pouvoir de faire appliquer directement ma décision. Je ne peux déclarer le message du Sénat irrecevable, car cela placerait le projet de loi C-103 dans un vide juridique. Il ne serait nulle part. La solution c'est que la Chambre affirme ses privilèges et les fasse connaître, si elle le désire, à Leurs Honneurs, c'est-à-dire au Sénat.

En conclusion, je dirais que, même si le projet de loi C-103 est un projet de loi gouvernemental, la même situation pourrait se présenter, en vertu du nouveau Règlement, pour un projet de loi d'initiative parlementaire. Il est dans l'intérêt de cet endroit de demander à Leurs Honneurs au Sénat de consulter la Chambre avant de nous informer d'une mesure unilatérale comme celle-ci. En tant que Président de la Chambre des communes je me dois de défendre ses privilèges et de les affirmer avec vigueur, en privé et en public. Cela dit, si la Chambre désire renoncer à ses droits pour une question importante, il est certain que le Président n'argumentera pas, mais suivra les directives de la Chambre.

Je remercie tous les députés de leurs importantes contributions pour ce cas unique et intéressant.

Post-scriptum

Le 18 juillet 1988, la Chambre débat d'un message adressé au Sénat. La motion, proposée par le ministre d'État et ministre d'État (Conseil du Trésor) porte que la Chambre est d'avis que le Sénat a contrevenu à l'article 87 du Règlement et empiété sur ses privilèges, et qu'elle demande au Sénat de lui renvoyer le projet de loi C-103 dans sa forme complète[5]. Plus tard ce jour-là, la Chambre procède à un vote différé sur la motion, qui est adoptée avec dissidence[6] Le 18 août 1988, la Chambre reçoit un message du Sénat l'informant de l'adoption sans amendement du projet de loi C-103 (dans sa version originale)[7] Le projet de loi reçoit la sanction royale plus tard le même jour[8].

F0617-f

33-2

1988-07-11

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[1] Journaux, 8 juillet 1988, p.  3112.

[2] Débats, 8 juillet 1988, p. 17301-17305.

[3] Journaux, 12 novembre 1969, p. 79-80; 12 juin 1973, p. 401-2.

[4] Journaux, 11 juin 1941, p. 491.

[5] Journaux, 18 juillet 1988, p. 3210.

[6] Journaux, 18 juillet 1988, p. 3223-4.

[7] Journaux, 18 août 1988, p. 3358.

[8] Journaux, 18 août 1988, p. 3359-60.