Recueil de décisions du Président John Fraser 1986 - 1994
Les règles du débat / Divers
Affaires en instance judiciaire : affaire civile : renvoi d'un projet de loi à un tribunal
Débats, p. 9006-9009
Contexte
Le 5 mars 1990, M. Nelson Riis (Kamloops) invoque le Règlement afin de demander au Président de déterminer si le débat sur le Budget doit se poursuivre et si la Chambre ne doit pas suspendre l'étude du projet de loi dont le gouvernement a donné avis et qui est fondé sur la politique budgétaire du gouvernement. Il soulève cette question du fait que le gouvernement de la Colombie -Britannique a contesté devant les tribunaux la décision du gouvernement fédéral de plafonner ses contributions au Régime d'assistance publique du Canada. Il soutient que l'adoption de la motion relative au Budget et la présentation du projet de loi figurant au Feuilleton des Avis porteraient préjudice aux personnes visées par les décisions devant être rendues. M. Riis est d'avis que le renvoi d'un projet de loi à la Cour suprême retire temporairement cette mesure de la compétence du Parlement puisque cette question est alors en instance judiciaire. D'autres députés interviennent également à ce sujet.
Le Président souligne que la convention relative aux affaires en instance judiciaire n'a pas été appliquée aussi rigoureusement aux affaires civiles qu'aux affaires criminelles et qu'il examinera très attentivement les arguments présentés par le député de Kamloops avant de faire rapport à la Chambre. Entre-temps, le débat sur le Budget peut se poursuivre[1]. Le 8 mars 1990, le Président fait devant la Chambre une déclaration qui est reproduite au complet dans les lignes qui suivent.
Décision de la présidence
M. le Président: Le lundi 5 mars 1990, le député de Kamloops a proposé, dans un rappel au Règlement, que le débat budgétaire soit suspendu, que la présidence vérifie si la Chambre doit entreprendre ou non maintenant l'étude du projet de loi intitulé « Loi modificative portant compression des dépenses publiques », dont il est donné avis, et qu'elle décide si la Chambre peut maintenant poursuivre l'étude de ce projet de loi.
Le député a fait valoir, dans son exposé, que le gouvernement de la Colombie-Britannique s'était adressé à la Cour d'appel pour qu'elle se prononce sur la légitimité d'un élément du Budget, soit les changements proposés à la Loi sur le Régime d'assistance publique du Canada et aux responsabilités qui incombent au gouvernement du Canada aux termes de cette loi.
Il a aussi fait remarquer que, conformément à la convention relative aux instances judiciaires, la Chambre s'était toujours abstenue de débattre de questions dont les tribunaux sont saisis quand ces débats pouvaient préjuger de l'issue des procédures judiciaires.
Le député a cité, dans le cours de son exposé, le paragraphe 508(4) de la sixième édition de Beauchesne, qui se lit ainsi :
(4) Le renvoi d'un bill à la Cour suprême du Canada le soustrait temporairement à la compétence du Parlement […] La question ne peut être soumise en même temps à deux institutions publiques[2].
Il a aussi fait allusion à la décision sur laquelle se fonde le commentaire.
Comme je m'y suis engagé lundi, j'ai étudié très soigneusement la décision et les délibérations sur lesquelles se fonde ce commentaire, celui que le leader parlementaire du Nouveau Parti démocratique m'a soumis pour étayer sa thèse. Je vais en parler plus en détail tout à l’heure.
Je remercie le député de son exposé. Je remercie également de leur contribution le leader du gouvernement à la Chambre (l'hon. Harvie Andre) et le député d'Ottawa—Vanier (M. Jean-Robert Gauthier). Toutes ces interventions ont été utiles à la présidence.
Je voudrais tout d'abord parler un peu de la convention relative aux instances judiciaires et du droit de la Chambre de légiférer. Je traiterai ensuite du commentaire de Beauchesne.
Il est couramment admis que l'on doive, dans les intérêts de la justice et du « fair play », imposer certaines limites à la liberté des députés de faire allusion, dans le cours des délibérations, aux affaires en instance devant les tribunaux et que ces affaires ne devraient pas faire l'objet de motions ou de questions à la Chambre. La convention est mal définie et son interprétation est donc laissée au Président. Au Canada, le terme « convention » est employé, car aucune « règle » n'interdit aux parlementaires d'aborder une question en instance devant les tribunaux. L’acceptation de telles limites constitue une restriction volontaire de la part des parlementaires en vue d'empêcher qu'un accusé ou quelque autre partie à un procès ou à une enquête judiciaire ne soient lésés par la discussion publique de la question. Bien qu'il existe certains précédents pour guider la présidence, on n'a jamais tenté de codifier l'usage au Canada. Le premier rapport du Comité spécial des droits et immunités des députés, présenté à la Chambre le 29 avril 1977 fournit des lignes directrices à la présidence, mais l'usage demeure quelque peu incertain.
La convention relative aux affaires en instance vise deux objectifs : protéger les parties intéressées dans une affaire en instance et maintenir la séparation et la bonne entente entre le législatif et le judiciaire.
Au Canada, il y a des cas où l'application de la convention relative aux affaires en instance ne fait pas problème. Les principaux ouvrages de procédure parlementaire, Erskine May, Bourinot et Beauchesne, en conviennent, la convention ne s'applique pas aux projets de loi, car le droit de légiférer du Parlement ne peut pas être limité.
Cela a été confirmé par une décision rendue le 4 octobre 1971. Dans cette décision, le Président Lamoureux a précisé qu'on ne pouvait, par l'introduction d'une instance ou l'institution de poursuites dans un tribunal du Canada, empêcher la Chambre de continuer ou même d'amorcer la discussion sur un projet de loi[3].
Dans cette même décision, il a aussi fait remarquer que le simple fait d'introduire une instance ou d'instituer des poursuites dans un tribunal du pays aurait pour effet d'entraver le processus législatif. Ce qui, a-t-il ajouté, placerait le Parlement dans une situation intenable.
Quant aux causes criminelles, selon les précédents, il a été interdit, en règle générale, d'y faire allusion avant que le jugement n'ait été rendu et lorsqu'il y a eu appel. Ainsi que je l'ai mentionné lundi, j'ai déjà eu à me prononcer sur la convention relative aux affaires en instance devant les tribunaux en ce qui concerne les affaires criminelles et je crois que la position prise est claire.
En ce qui concerne les affaires civiles, nos pratiques sont toutefois plus hésitantes. La présidence a fait valoir à diverses reprises qu'il valait mieux faire preuve de prudence en ce qui touche des affaires en instance, quelle que soit la nature du tribunal.
Cependant, le 11 février 1976, le Président Jerome a décidé que rien ne devrait restreindre le droit des députés de parler de questions relatives à des affaires en instance, dans les causes civiles en particulier, jusqu'à ce que ces affaires soient rendues à tout le moins à l'étape du procès[4]•J'ai confirmé cette décision le 7 décembre 1987[5]•
Comme le débat sur le Budget touche généralement à une foule de questions et à tous les aspects de la politique budgétaire du pays, les députés ont le droit de discuter de n'importe quel aspect de la motion. Par conséquent, je dois décider que la convention relative aux affaires en instance ne s'applique pas.
Dans son intervention, le leader parlementaire du Nouveau Parti démocratique s'est reporté au commentaire 508(4) de la sixième édition de Beauchesne qui, comme je l'ai précisé tout à l'heure, se lit comme suit:
Le renvoi d'un bill à la Cour suprême du Canada soustrait ce bill temporairement à la compétence du Parlement […] La question ne peut être soumise en même temps à deux institutions publiques[6].
Je tiens à dire à la Chambre qu'après avoir entendu cet argument, j'ai immédiatement été placé dans une position difficile, car voilà une déclaration qui, du moins en apparence, semble claire et tout à fait favorable à la proposition avancée par l'honorable leader parlementaire. Je voudrais dire que peu importe la position défendue dans le cas présent, un commentaire comme celui-là dans Beauchesne pourrait, selon moi, justifier parfaitement l'argument présenté au Président.
Ce commentaire est, en effet, basé, semble-t-il, sur une décision prise par le Président Fauteux, reprise à la page 344 des Journaux du 12 avril 1948. Le commentaire 508(4) est une version tronquée du commentaire 338(4) de la cinquième édition de Beauchesne qui était, lui-même, une version tronquée du commentaire 153 de la quatrième édition. Si les députés ont quelque peu de la difficulté à suivre tout cela, je peux leur garantir qu'il en va de même de la présidence. Quand je parle d'une version tronquée, j'utilise une façon polie de dire ce qu'on pourrait exprimer autrement.
Je vais maintenant vous citer le commentaire 153; voici :
Le renvoi d'un bill à la Cour suprême du Canada soustrait ce bill temporairement à la compétence du Parlement. Le 12 avril 1948, le premier ministre [le très hon. William Lyon Mackenzie King] proposa qu'un comité spécial soit chargé d'étudier, entre autres choses, l'état juridique et constitutionnel, au Canada, des droits de l'homme et des libertés fondamentales. M. Diefenbaker proposa un amendement selon lequel, afin d'aider le comité dans ses délibérations, le gouvernement devait soumettre immédiatement à la Cour suprême du Canada toute question pertinente en vue de déterminer dans quelle mesure la préservation des libertés fondamentales de culte, de parole, de presse, de réunion et le maintien des droits constitutionnels des particuliers relèvent de la compétence fédérale. Orateur déclara : « Ce projet d'amendement demande, en réalité, que la Cour suprême soit invitée à étudier la question même que la motion principale tend à soumettre à un comité spécial. La Chambre ne saurait donc approuver ces deux propositions à la fois. Si la question de l'état constitutionnel des droits de l'homme est soumise à la Cour suprême, elle devient par le fait même « une question en instance devant les tribunaux » et, partant, ne peut être étudiée par le comité tant que la cour n'aura pas rendu sa décision. La question ne peut être soumise en même temps à deux institutions publiques. Pour ce motif, je dois déclarer l'amendement irrégulier. »
Après avoir examiné la décision initiale du Président Fauteux et la question ayant fait l'objet d'un débat en 1948, j'ai conclu qu'il y a une grave lacune dans le commentaire de la quatrième édition de Beauchesne et qu'on n'a fait qu'aggraver l'erreur dans les cinquième et sixième éditions. Je me reporte en l'occurrence, bien entendu, aux versions tronquées dont j'ai parlé tout à l'heure.
Selon moi, ce commentaire ne s'applique absolument pas dans le cas qui nous intéresse. Étant donné que l'affaire dont le Président a été saisi en 1948 portait sur une motion et non sur un projet de loi, je voudrais résumer la situation et mettre les choses au point au sujet de ce commentaire de Beauchesne.
Le 9 avril 1948, la Chambre annonçait un débat sur une motion tendant à la constitution d'un comité spécial chargé d'étudier la question des droits de la personne et des libertés fondamentales, ainsi que la meilleure façon de remplir, au Canada, les obligations qu'avaient acceptées tous les membres de l'Organisation des Nations Unies. La motion était identique à une résolution adoptée par la Chambre au cours de la session précédente, soit le lundi 26 mai 1947[7], et elle se fondait sur un rapport de ce Comité qui recommandait d'instituer, dès le début de la session suivante, un comité mixte chargé de poursuivre l'étude de cette question.
Au cours du débat qui eut lieu dans la nuit du 9 avril 1948, M. John George Diefenbaker proposa un amendement à la motion invitant le gouvernement à saisir sur-le-champ la Cour suprême de toute question jugée nécessaire afin de déterminer jusqu'à quel point la préservation des libertés fondamentales de religion, de parole, de la presse, d’assemblée, ainsi que le maintien des garanties constitutionnelles des droits individuels, étaient des questions de compétence fédérale[8].
Le lundi 12 avril 1948, la Chambre reprit l'examen de la motion et de l'amendement proposé. L’honorable J.L. Ilsley, qui était à l'époque ministre de la Justice, invoqua le Règlement pour contester la recevabilité, du point de vue de la procédure, de l'amendement de M. Diefenbaker, alléguant que, puisque l'amendement n'ajoutait rien aux devoirs, aux rôles et aux fins du Comité, mais enjoignait au gouvernement de s'acquitter d'un devoir, il s'agissait d'une motion distincte et non pas d'un amendement.
Il soutint en outre que le rôle du Comité était d'examiner où en était au Canada la situation juridique et constitutionnelle en ce qui concerne les droits de la personne.
L’amendement visait à enlever ce rôle au Comité pour le confier à la Cour suprême du Canada. Si le renvoi en était fait à la Cour suprême, la question deviendrait alors en instance, de sorte que le Comité serait dans l'impossibilité de l'examiner pendant tout le temps que la Cour suprême en serait saisie. Les deux propositions ne pouvaient pas figurer dans la même résolution.
Dans sa décision, le Président Fauteux a accepté l'argumentation du ministre de la Justice selon laquelle l'amendement proposé demandait à la Cour suprême d'examiner la même question que celle que la motion principale visait à renvoyer à un comité. Il a déclaré ceci :
Il me semble que la Chambre ne peut pas donner son approbation en même temps à ces deux propositions. Si l'on défère à la Cour suprême l'étude de l'état constitutionnel des droits de l'homme, la question est soumise à un tribunal et ne peut pas être étudiée par le comité avant que la cour n'ait rendu jugement. La question ne peut pas être soumise en même temps à deux organismes publics. Pour ce motif, je me vois obligé de déclarer l'amendement irrecevable.
Comme nous pouvons le constater, le Président Fauteux a estimé que l'amendement de M. Diefenbaker devait être jugé irrecevable, étant donné qu'il renfermait une proposition distincte qui aurait dû faire l'objet d'une motion séparée. En situant le problème dans le contexte du renvoi d'un projet de loi à la Cour suprême, le commentaire pertinent qui figure dans les quatrième, cinquième et sixième éditions de Beauchesne implique que la Chambre ne doit pas examiner de projet de loi portant sur des affaires en instance.
Je ne trouve rien à redire aux raisons avancées à l'appui du commentaire. Si j'avais été moi-même appelé à me prononcer, j'aurais bien sûr invoqué ce commentaire et j'aurais fait reposer sur lui mon argumentation.
Quoi qu'il en soit, j'estime qu'il s'agit là de la part de Beauchesne d'une observation incidente. Dans les éditions suivantes, le libellé du commentaire aggrave encore l'erreur. D'ailleurs, de toute évidence, les commentaires 338(3) et 338(4) de la cinquième édition et les commentaires 508(3) et 508(4) de la sixième édition se contredisent. Dans les deux éditions, le premier commentaire précise que la convention ne vaut pas pour les projets de loi. Le commentaire 338(3) de la cinquième édition, qui se retrouve dans la sixième édition, s'appuie sur la décision qu'a rendue M. le Président Lamoureux en 1971 et dont j'ai parlé tantôt.
Après avoir examiné attentivement les précédents et considéré la coutume canadienne en ce qui concerne la convention des affaires en instance, la présidence conclut qu'il n'y a pas lieu pour elle d'intervenir, dans le sens où le député l'invite.
Quoi qu'il en soit, je tiens à remercier tous les députés qui ont participé à cette discussion et tout particulièrement le député de Kamloops qui a saisi la présidence de cette affaire des plus intéressantes et lui a permis de mettre les choses au point. Je tiens par ailleurs à féliciter encore une fois le député qui a su présenter ses raisons d'une manière succincte, pertinente et tout à fait cohérente.
J'ai accordé à cette affaire une attention tout à fait particulière et j'espère que la Chambre est satisfaite de ma décision.
Post-scriptum
La motion relative au Budget est adoptée le 8 mars 1990. Le projet de loi sur le Régime d'assistance publique du Canada dont on avait donné avis était le projet de loi C-69, Loi modificative portant compression des dépenses publiques. Il a été présenté le 15 mars 1990, adopté par la Chambre le 12 juin 1990, adopté par le Sénat le 1er février 1991 et a reçu la sanction royale le même jour. En juin 1990, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a donné raison au gouvernement provincial. Le gouvernement fédéral a porté la décision en appel devant la Cour suprême du Canada et celle-ci a statué le 15 août 1991 que le gouvernement fédéral avait le droit de mettre en œuvre son plan de réduction des dépenses fédérales en modifiant le Régime d'assistance publique du Canada.
F0718-f
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1990-03-08
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[1] Débats, 5 mars 1990, p. 8767-8770.
[2] La version originale française du paragraphe 508(4) de la sixième édition de Beauchesne se lit comme suit : « Le renvoi d'un projet de loi à la Cour suprême du Canada le retire temporairement du ressort du Parlement. Une question ne peut être soumise en même temps à deux organismes publics ».
[3] Débats, 4 octobre 1971, p. 8395-8396.
[6] La version originale française du paragraphe 508(4) de la sixième édition de Beauchesne se lit comme suit: « Le renvoi d'un projet de loi à la Cour suprême du Canada le retire temporairement du ressort du Parlement. Une question ne peut être soumise en même temps à deux organismes publics ».
[7] Journaux, 26 mai 1947, p. 448-449.
[8] Journaux, 9 avril 1948, p. 338-339.