Les règles du débat / Divers

Affaires en instance judiciaire : affaire criminelle : soulevée pendant la période des questions et lors d'une question de privilège; témoignage devant un tribunal

Débats, p. 5654-5657

Contexte

Le 6 novembre 1989, pendant la période des questions, l'hon. Robert Kaplan (York-Centre) commence à interroger l'hon. Pierre Blais (Solliciteur général du Canada et ministre d'État (Agriculture)) au sujet du témoignage rendu par le sergent d'état-major Richard Jordan de la GRC (Gendarmerie royale du Canada) lors d'un procès dans une cause criminelle concernant la fuite de certains documents budgétaires survenue en février 1989. Le Président l'interrompt en affirmant que sa question va à l'encontre de la convention sur les affaires en instance judiciaire[1].

Après la période des questions, M. Kaplan soulève une question de privilège à ce sujet. Il soutient que la convention ne s'applique pas vraiment en l'occurrence et propose que si le Président est d'accord, le Solliciteur général soit autorisé à répondre à sa question au sujet du témoignage. M. Kaplan soutient que bien que la question ait trait à un procès au criminel, elle n'a rien à voir avec la culpabilité ou l'innocence de l'accusé ou des accusés, mais qu'elle porte plutôt sur la façon dont la GRC a porté les accusations. Il soutient que même si la convention sur les affaires en instance judiciaire s'appliquait, celle-ci devrait en être suspendue. Il souligne que cette convention prévoit certaines exceptions et que l'importance de l'affaire en cause en justifie la suspension. D'autres députés souscrivent aux arguments de M. Kaplan.

L'hon. Doug Lewis (ministre de la Justice et procureur général du Canada et leader du gouvernement à la Chambre) soutient que la convention sur les affaires en instance judiciaire est toujours appliquée lorsqu'il s'agit d'affaires criminelles. Il laisse aussi entendre qu'il n'y a aucun moyen de savoir si les propos tenus par celui qui posera la question ou celui qui y répondra pourraient influencer l'issue du procès. Un autre député appuie les propos du ministre.

Le Président prend l'affaire en délibéré, car il veut avoir le temps d'examiner les précédents et la transcription des témoignages pertinents donnés au tribunal. Il demande à M. Kaplan de lui en obtenir une copie[2].

Le lendemain, le 7 novembre 1989, l'hon. Edward Broadbent (Oshawa) soulève une question de privilège distincte, qui porte aussi sur le témoignage du sergent d'état-major Jordan. M. Broadbent affirme cependant que comme ce témoignage contredit celui que le commissaire de la GRC, Norman Inkster, a donné devant le Comité permanent de la justice et du solliciteur général, il y a eu soit outrage au tribunal, soit outrage au Parlement. M. Broadbent fait valoir qu'il est à tout le moins « possible » qu'il y ait outrage au Parlement. D'autres députés interviennent pour appuyer M. Broadbent.

M. Albert Cooper (secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre) intervient pour déclarer qu'à l'instar de la question de privilège soulevée la veille par M. Kaplan, cette question est aussi soumise à la convention relative aux affaires en instance judiciaire et que, par conséquent, elle ne doit pas être débattue tant que le Président ne se sera pas prononcé sur la question de M. Kaplan.

Le Président prend aussi cette question en délibéré[3].

Plus tard, le 7 novembre 1989, le Président rend sa décision sur les questions de privilège de MM. Kaplan et Broadbent juste avant le début de la période des questions. Sa décision est reproduite en entier dans les lignes qui suivent.

Décision de la présidence

M. le Président : La présidence sollicite l'indulgence de la Chambre pour rendre sa décision sur la question soulevée hier par le député de York-Centre au sujet de la coutume relative aux procès en instance. Je me rends compte que j'interviens à un moment inhabituel de la journée, mais de toute façon ma décision va influer sur la période des questions, et j'estime donc devoir en informer la Chambre avant que cette période ne commence.

J'ajouterai que le temps pris à exposer la décision n'empiétera pas sur la période des questions et que cette dernière durera 45 minutes comme d'habitude.

Hier le député de York-Centre a posé une question qui concerne la déposition d'un sergent d'état-major de la Gendarmerie royale du Canada au sujet de la fuite de documents budgétaires survenue en avril 1989. J'ai dit alors que je savais gré au député de York-Centre d'avoir bien voulu informer la présidence qu'il allait poser cette question, et les députés se souviendront que j'ai décidé alors qu'il ne convenait pas de le faire à ce moment-là. J'ai exprimé des réserves parce que l'affaire était devant un tribunal, et le député et d'autres ont convenu de faire un rappel au Règlement après la période de questions et d'exposer les raisons pour lesquelles ils estimaient que la coutume relative aux procès en instance ne devait pas s'appliquer en l'espèce. Je tiens à remercier à nouveau le député de York-Centre et les autres de leur collaboration sur cette question délicate mais importante.

J'expliquerai tout d'abord la question qui préoccupe le député, pour que tous les députés et le public comprennent bien le contexte de cette affaire. Le député de York-Centre prétendait que, selon une déclaration sous serment d'un témoin devant un tribunal criminel, on a porté atteinte à la responsabilité de la Gendarmerie royale du Canada d'inculper de façon indépendante et le député désirait poser des questions au Solliciteur général et obtenir de lui une réponse au sujet de cette allégation.

À côté de ce désir d'avoir des précisions, le député se trouve confronté à la coutume de cette Chambre qui dit, et je cite : « On attend des députés qu'ils évitent d'évoquer des questions en instance devant les tribunaux. » Je m'empresse de dire que l'application de cette coutume est beaucoup plus stricte dans le cas des procès au criminel. Son objet est de protéger les personnes qui subissent un procès et pourraient être touchées par l'issue de ce procès. J'ajouterais que c'est aussi parce que le procès pourrait se trouver faussé par un débat à la Chambre.

Hier, le député de York-Centre prétendait que cette coutume ne devait pas s'appliquer parce que la façon dont ont été portées les accusations n'est pas, et je cite le député, « pertinente dans l'affaire criminelle actuellement en cours d’instance ».

La présidence a aussi entendu les arguments du député d'Oshawa et du ministre de la Justice et procureur général du Canada. Les députés de Windsor-Ouest (l'hon. Herb Gray) et de Churchill (M. Rad Murphy), ainsi que le secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre, ont aussi exprimé leur opinion sur cette question.

Depuis hier, j'ai pu revoir toutes les observations qui ont été faites. J'ai également examiné la transcription des audiences du tribunal, du moins jusqu'à la levée de la séance d'hier. J'ai regardé tous les précédents mentionnés dans le commentaire 336 de la cinquième édition de Beauchesne et le rapport du Comité spécial des droits et immunités des députés déposé à la Chambre le 29 avril 1977, qui traitait en détail de la coutume relative aux instances judiciaires. Remarquons que même si ce rapport a été présenté à la Chambre il n'a jamais été adopté, mais je l'ai lu en entier ainsi que la majorité de ses annexes.

Les précédents et les décisions mentionnés dans le commentaire 336 de Beauchesne sont très convaincants. Dans les cas de poursuites criminelles, mes prédécesseurs ont appliqué cette convention avec cohérence. La pratique britannique dont a parlé l'honorable secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre est basée sur une proposition bien précise adoptée par la Chambre des communes britannique le 23 juillet 1963. Cette décision donne au Président de la Chambre britannique des lignes directrices bien précises et des pouvoirs bien déterminés. La Chambre canadienne ne s'est jamais prononcée de façon aussi claire et je tiens à dire au député de York-Centre que je me rends compte qu'il reconnaissait ce fait, du moins dans une certaine mesure, dans son argumentation d'hier.

Le Comité a cependant formulé des observations sur le rôle du Président à la page 1.11 du rapport qu'il a déposé à la Chambre des communes le 29 avril 1977, voici:

Votre comité s'est penché sur le rôle du Président dans l'application de la convention. Nous prétendons que même si en dernier recours, la question doit être laissée à la discrétion de la présidence, il devrait incomber à tous les députés d'exercer une certaine retenue lorsque cela semble justifié[4].

Le commentaire 339 de la cinquième édition de Beauchesne se rapporte à cette partie du rapport et ajoute que le Président devrait demeurer juge en dernier ressort.

Dans la présente affaire criminelle de la Reine contre Normand Bélisle, John Appleby et Douglas Small, la défense a présenté une motion visant à surseoir à la poursuite, sous prétexte qu'on avait abusé de la procédure. Je le répète, la défense a présenté cette motion.

On a entendu un témoin, du moins en partie, et la question de savoir ce qu'il a dit et ce qui découle de son témoignage n'a pas encore été tranchée par le tribunal. Il s'agit manifestement pour la défense d'une étape importante qui a des conséquences considérables pour les inculpés, selon ce que la Cour décidera en définitive. La question que le député et certains de ses collègues souhaitent soulever à la Chambre est la même que celle dont le tribunal est saisi et qu'il doit trancher.

Cependant, le député de York-Centre et d'autres députés souhaitent poser des questions à ce sujet au Solliciteur général. La présidence a de la difficulté à accepter l'argumentation du député de York-Centre selon laquelle ces questions n'auraient rien à voir avec la procédure criminelle en cours alors que, comme je l'ai fait remarquer, le témoignage dont il est question vient soutenir la motion de la défense.

Ainsi, la présidence ne peut accepter l'argument selon lequel ces poursuites au criminel peuvent être séparées en deux groupes : celles auxquelles la convention relative aux instances judiciaires s’applique et celles qui ne sont pas visées par cette convention.

La Chambre a sans aucun doute le droit fondamental d'étudier les questions d'intérêt public, mais en vertu de notre convention sur les questions dont les tribunaux sont saisis, la présidence a le devoir de s'assurer que ce droit légitime de la Chambre n'aille pas à l'encontre des droits et des intérêts du citoyen ordinaire qui est traduit en justice.

Par conséquent, après réflexion et compte tenu des décisions rendues par mes prédécesseurs, j'ai décidé qu'il y a lieu d'appliquer la convention tant que cette affaire serait devant les tribunaux. Le député de York-Centre, ou tout autre député, aura à nouveau la possibilité de reprendre toute question connexe lorsque le tribunal se sera prononcé.

Je profite de l'occasion pour rendre ma décision concernant la question de privilège soulevée cet avant-midi par le député d'Oshawa. Celui-ci a allégué que le témoignage donné hier par le sergent d'état-major Jordan de la GRC n'était pas conforme aux déclarations faites par le commissaire de la GRC devant le Comité permanent de la justice et du solliciteur général en juin dernier. Le député soutenait que pour cette raison, il y avait eu ou pouvait y avoir eu outrage à la Chambre.

Après avoir écouté attentivement les arguments exposés, j'ai reporté ma décision car cette question me semblait liée au rappel au Règlement sur lequel je viens de rendre ma décision. Après mûre réflexion, cependant, et par respect pour la tradition de la Chambre, je dois dire qu'il n'y a pas, de prime abord, eu outrage à la Chambre. Il semble y avoir divergences entre des déclarations faites à deux endroits différents, mais il appartient au Comité permanent d'examiner cette affaire plus à fond s'il le souhaite. Le Comité est l'organisme compétent pour examiner les témoignages qu'il entend et s'il constate une atteinte aux droits de la Chambre, il devrait lui en faire rapport. Je dois dire au député d'Oshawa qu'il serait pour le moment prématuré pour la présidence de se prononcer sur la question.

Ces questions sont importantes et souvent très complexes. Elles sont même parfois difficiles pour la présidence.

Je désire réitérer ma gratitude aux députés concernés pour leur coopération et leur patience.

Je veux également faire savoir aux députés que la présidence a beaucoup apprécié leur coopération et la retenue dont ils ont fait preuve dans la présentation des arguments hier et aujourd'hui. Je pense que tous sont par ailleurs conscients de tout le travail que les services du Greffier ont effectué hier soir et tôt ce matin pour aider la présidence à rendre sa décision le plus rapidement possible.

Les députés voudront peut-être consulter un rapport sur ce genre de situations produit en 1977 par un comité. Je les invite évidemment à consulter ce rapport en n'oubliant pas, bien sûr, que je demeure le serviteur de la Chambre.

Post-scriptum

La question de l'application de la convention relative aux affaires en instance judiciaire à ce procès a de nouveau été soulevée le 20 novembre 1989. En prévision d'une demande de débat d'urgence, M. Kaplan demande au Président des éclaircissements au sujet de l'application possible de cette convention. Le Président répond qu'il serait peut-être plus approprié de reporter la discussion de cette question à plus tard au cours de la journée. Peu de temps après, le très hon. John Turner (chef de l'Opposition officielle) demande la permission de proposer l'ajournement de la Chambre conformément à l'article 52 du Règlement (débat d'urgence) afin de discuter de la question de l'ingérence politique dans l'administration de la justice, en particulier en ce qui touche à certaines enquêtes de la GRC. Lors de son intervention, M Turner tente aussi d'expliquer que la question dont il souhaite que la Chambre discute n'est pas liée à la convention relative aux affaires en instance judiciaire. M. Broadbent prend ensuite la parole pour déclarer qu'il souhaitait lui aussi proposer un débat d'urgence sur le même sujet.

Le Président prend l'affaire en délibéré et aborde ces deux questions simultanément. Au sujet du rappel au Règlement de M. Kaplan, la présidence répond que la décision du 7 novembre continuerait à s'appliquer pour le moment du moins. En ce qui touche à la demande d'un débat d'urgence, le Président statue que la question, bien qu'elle soit importante, ne satisfait pas aux exigences prévues pour un tel débat[5].

F0717-e

34-2

1989-11-07

[1] Débats, 6 novembre 1989, p. 5592-5593.

[2] Débats, 6 novembre 1989, p. 5603-5609.

[3] Débats, 7 novembre 1989, p. 5627-5629.

[4] Ce rapport a été déposé à la Chambre le 29 avril 1977, Journaux, p. 720-729. La version exacte de cette citation est la suivante : « Le Comité s'est penché sur le rôle de l'Orateur en ce qui a trait à l'application de la convention. Sans vouloir remettre en question les pouvoirs discrétionnaires de la présidence, il n'en demeure pas moins que les députés de la Chambre devraient d'eux-mêmes s'abstenir de toute déclaration, s'ils le jugent nécessaire [...] ». (voir p. 728)

[5] Débats, 7 novembre 1989, p. 5654-5656; 20 novembre 1989, p. 5824-5830, 5834.