Le privilège parlementaire / Droits des députés
Liberté de parole et droit de vote : poursuite en diffamation et récusation d’un député; question fondée de prime abord
Débats, p. 7072-7074
Contexte
Le 26 mai 2008, Derek Lee (Scarborough–Rouge River) soulève la question de privilège au sujet d’un rapport de la commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, selon lequel Robert Thibault (Nova-Ouest) ne devrait pas participer aux débats ou aux votes à la Chambre sur l’affaire Airbus Mulroney-Schreiber[1]. La commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique prétend que le fait que M. Thibault soit partie défenderesse dans une poursuite en diffamation met en jeu des intérêts personnels, ce qui constitue un passif aux termes du Code régissant les conflits d’intérêts des députés. M. Lee soutient qu’il est déraisonnable d’élargir ainsi le sens du terme passif, comme le fait la commissaire, pour y inclure le type de passif éventuel lié à la qualité de partie défenderesse dans une poursuite en diffamation, car cela permettrait à n’importe qui de restreindre les droits d’un député simplement en intentant une poursuite contre lui. M. Lee avance qu’une telle décision, en plus de porter atteinte à la liberté d’expression de M. Thibault ainsi qu’à son droit de participer, sans entrave ni obstruction, comme député, constitue une interprétation injustifiée du Code régissant les conflits d’intérêts des députés. Peter Van Loan (leader du gouvernement à la Chambre des communes et ministre responsable de la Réforme démocratique) argue que la commissaire ne fait qu’appliquer le Code, tel que la Chambre l’a créé, et que le droit de vote et la liberté d’expression ne sont pas absolus. Après avoir entendu d’autres députés, le Président prend la question en délibéré[2].
Résolution
Le Président rend sa décision le 17 juin 2008. Il reconnaît la validité des arguments du leader du gouvernement à la Chambre, mais précise qu’il est de son devoir, en tant que Président, de protéger l’existence même des privilèges des députés. Le Président fait aussi valoir qu’il n’existe pas de mécanisme donnant à la Chambre l’occasion d’exprimer son désaccord sur un tel rapport. En l’occurrence, le Code, adopté par la Chambre elle-même, est interprété de façon manifestement contraire à son intention originale, puisqu’une telle interprétation laisse supposer qu’il suffirait d’intenter une poursuite en diffamation pour réduire un député au silence, une situation pouvant toucher tous les députés. Il statue donc qu’il y a, de prime abord, matière à question de privilège et invite M. Lee à proposer sa motion.
Décision de la présidence
Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée par l’honorable député de Scarborough–Rouge River, le 26 mai 2008, au sujet du rapport de la commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique ayant trait à l’honorable député de Nova-Ouest.
J’aimerais remercier le député de Scarborough–Rouge River d’avoir soulevé cette question. J’aimerais également remercier le leader du gouvernement à la Chambre, le député de Winnipeg-Centre et le député de Mississauga-Sud pour leurs interventions.
En soulevant cette question de privilège, le député de Scarborough–Rouge River a souligné l’importance que revêtent pour les députés les privilèges relatifs à la liberté d’expression et au droit de vote, importance si fondamentale que la présidence fait explicitement valoir ces privilèges au début de chaque législature. C’est dans cette perspective que le député a mis en doute la validité d’une interprétation du Code régissant les conflits d’intérêts des députés qui a pour effet de restreindre indûment, dans l’enceinte de la Chambre et en comité, la liberté d’expression et le droit de vote non seulement du député de Nova-Ouest, mais des députés dans leur ensemble. Cette préoccupation a été réitérée par les députés de Winnipeg-Centre et de Mississauga-Sud.
Le député de Scarborough–Rouge River a contesté l’opinion de la commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique selon laquelle la qualité de partie défenderesse dans une action pour libelle diffamatoire mettait en jeu des intérêts personnels, puisque cette interprétation permettrait à tout un chacun de restreindre les droits des députés simplement en intentant une poursuite.
Il a en particulier contesté l’interprétation donnée par la commissaire au terme « éléments de passif » tel qu’il est utilisé dans le Code, soutenant qu’il n’est pas raisonnable d’élargir le sens de ce terme au point qu’il englobe le type de passif éventuel lié à la qualité de partie défenderesse dans une action pour libelle diffamatoire.
Lors de son intervention, le leader du gouvernement à la Chambre a fait remarquer que le droit à la liberté d’expression et le droit de vote ne sont pas absolus. Au soutien de ses dires, il a cité un passage tiré de la page 26 de l’ouvrage de Maingot intitulé Le privilège parlementaire au Canada, qui indique expressément que les privilèges dont jouissent les députés comportent des limites. Il a ensuite rappelé que c’est la Chambre elle-même qui a instauré le Code et donné à la commissaire à l’éthique le pouvoir de l’interpréter.
Le leader du gouvernement à la Chambre a également avancé que si les députés jugeaient nécessaire d’apporter des modifications au Code, cela ne devrait pas être fait au moyen d’une question de privilège, mais plutôt par l’entremise du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, dont le mandat comprend l’examen du Code.
Soulignons d’emblée qu’aucun intervenant n’a laissé entendre que la commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique a omis, lors de son examen du cas à l’étude, de reconnaître l’importance des droits et privilèges des députés, d’appliquer les normes les plus élevées de diligence ou d’agir de bonne foi.
À titre de Président, je suis parfaitement conscient tant de l’importance des droits et privilèges particuliers qui sont conférés aux députés pour leur permettre d’exercer leurs fonctions que de la responsabilité toute particulière qui me revient à cet égard. En ce qui a trait au privilège, mon rôle est clairement établi.
L’ouvrage La procédure et les usages de la Chambre des communes comporte plusieurs passages clés susceptibles d’intéresser la Chambre. En premier lieu, la page 261 comporte le passage qui suit :
Le Président est le gardien des droits et privilèges de la Chambre des communes, en tant qu’institution, et des députés qui la composent.
Cette idée se poursuit un peu plus loin, à la page 262 :
Il incombe au Président de protéger la liberté de parole de tous les députés et de leur permettre de l’exercer dans toute la mesure du possible; […]
Également, à la page 125, se trouvent les indications suivantes à l’intention du Président, qui doit déterminer s’il y a de prime à bord matière à soulever une question de privilège :
[…] la présidence prendra en considération dans quelle mesure l’atteinte au privilège a gêné le député dans l’accomplissement de ses fonctions parlementaires […]
Tout ceci me ramène à la question soulevée par le leader du gouvernement à la Chambre, à savoir s’il est approprié de tenter de résoudre la situation actuelle au moyen d’une question de privilège. Le leader du gouvernement à la Chambre a raison de souligner que le mandat d’examiner le Règlement et le Code régissant les conflits d’intérêts des députés et d’en faire rapport a été confié au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. Je dois pourtant souligner que la Chambre dispose d’autres avenues pour modifier le Règlement ou le Code, avenues que la Chambre a de temps à autre jugé bon d’emprunter. Au bout du compte, l’exigence fondamentale qui sous-tend toute modification au Règlement — y compris le Code régissant les conflits d’intérêts, à titre d’annexe au Règlement — consiste à ce que toute modification soit approuvée par la Chambre dans son ensemble.
On peut également lire à la page 215 de La procédure et les usages de la Chambre des communes :
Bien que la Chambre dispose d’un grand nombre de moyens pour revoir le Règlement, il est possible d’ajouter, de modifier ou de retrancher des articles seulement suite à une décision de sa part, prise par consensus ou par simple vote majoritaire, sur une motion proposée par n’importe quel député.
La note de bas de page qui clôt ce passage renvoie à une décision du Président Fraser publiée dans les Débats du 9 avril 1991, aux pages 19236-19237.
À titre d’exemple de cette liberté dont dispose chaque député, je vous signale une motion visant à modifier le Règlement actuellement inscrite au Feuilleton au nom de l’honorable député de Crowfoot.
La présidence tient à ajouter, à titre d’information pour la Chambre, que, dans le cas qui nous occupe, il n’existe aucun mécanisme garantissant à la Chambre la possibilité d’exprimer son désaccord sur un rapport comme celui au cœur de la présente question de privilège. Bien qu’il existe des dispositions traitant de la tenue, selon les règles habituelles, d’un débat sur la motion d’adoption du rapport, aucun délai n’est prévu pour demander le vote sur une éventuelle motion de cette nature. Le Code prévoit seulement, à son paragraphe 28(10), que si que la question n’a pas fait l’objet d’une décision auparavant, le rapport est automatiquement adopté dans les 30 jours de séance suivant son dépôt.
J’aimerais maintenant me pencher sur l’essence même de la question de privilège, à savoir les conséquences du rapport de la commissaire sur la capacité des députés d’exercer leurs fonctions parlementaires.
On a laissé entendre, ce qui n’est pas dénué de fondement à mon avis, qu’à moins que des mesures ne soient prises pour préciser la notion d’élément de passif utilisée dans le Code, la simple introduction d’une action en libelle diffamatoire suffira désormais à limiter la liberté d’expression des députés et l’exercice de leur droit de vote.
Du point de vue de la procédure, la présidence trouve cet aspect précis de la situation extrêmement problématique puisque, comme il a été mentionné, cette affaire entraîne la possibilité très réelle que tous les députés soient touchés.
Je tiens à souligner qu’à titre de Président je n’ai pas à juger de la décision de la commissaire dans ce cas-ci. On me demande plutôt de déterminer si, à la lumière des faits présentés, la question est à première vue suffisamment grave — et comporte des répercussions immédiates sur les députés — pour justifier son examen par la Chambre de façon prioritaire.
Je soumets à la Chambre que lorsque la simple introduction d’une action en libelle diffamatoire contre un député — sans égard à l’issue de la poursuite — empêche ce député de s’exprimer et de voter à la Chambre et en comité, il semble raisonnable de conclure que les privilèges de tous les députés sont immédiatement menacés.
Ces privilèges ne sont pas absolus puisque, comme l’a souligné le leader du gouvernement à la Chambre, les députés eux-mêmes ont convenu de les limiter dans une certaine mesure. De fait, une autre entente à cet égard est survenue récemment quand une motion a été adoptée à l’occasion d’une journée de l’opposition consacrée à cette question.
Je crois cependant qu’il est de mon devoir, à titre de Président, de veiller à ce que les mesures nécessaires soient prises pour protéger l’existence de ces privilèges. C’est particulièrement vrai dans le cas qui nous occupe, où l’interprétation des règles que nous avons adoptées entraîne des conséquences qui semblent si manifestement contraires à l’intention des députés qui ont créé ces règles.
Pour ces raisons, je pense que cette affaire remplit les conditions nécessaires pour que la Chambre l’examine en priorité. Par conséquent, je déclare qu’il y a de prime abord matière à question de privilège et j’invite le député de Scarborough–Rouge River à présenter sa motion.
Post-scriptum
M. Lee propose que l’objet de la décision du Président soit renvoyé au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. Peter Julian (Burnaby–New Westminster) propose ensuite un amendement. Après débat, l’amendement et la motion amendée sont adoptés majoritairement[3]. Le Comité n’a pas fait rapport sur la question de privilège avant la dissolution de la 39e législature.
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[1] L’enquête Thibault, rapport déposé à la Chambre par le Président le 7 mai 2008, Journaux, p. 783.
[2] Débats, 26 mai 2008, p. 6006-6010.
[3] Débats, 17 juin 2008, p. 7072-7088, 7090-7092, Journaux, p. 1003, 1006.