Le privilège parlementaire / Droits des députés
Protection contre l’obstruction, l’ingérence, l’intimidation et la brutalité : envois en nombre de dépliants (« dix-pour-cent ») contenant des allégations trompeuses dans la circonscription d’un autre député; question fondée de prime abord
Contexte
Le 3 novembre 2009, Peter Stoffer (Sackville–Eastern Shore) soulève la question de privilège au sujet de dépliants (« dix-pour-cent ») envoyés en nombre à certains de ses électeurs par Maurice Vellacott (Saskatoon–Wanuskewin) et contenant des déclarations sur le bilan de votes de M. Stoffer. M. Stoffer allègue que les dépliants contiennent de l’information erronée sur le plan des faits quant à sa position et son bilan de votes à l’égard du registre des armes d’épaule, et que cela ternit sa réputation et dénigre le travail qu’il a accompli. M. Stoffer demande à M. Vellacott de s’excuser. M. Vellacott admet que, contrairement à ce que disent les dépliants, M. Stoffer s’est absenté lors du vote sur le registre des armes d’épaule, et le remercie de s’être opposé au projet de loi s’y rapportant. Après avoir écouté d’autres interventions, le Président réserve sa décision[1].
Le 19 novembre 2009, Irwin Cotler (Mont-Royal) soulève une question de privilège semblable au sujet de dix-pour-cent envoyés à certains habitants de sa circonscription par Joe Preston (Elgin–Middlesex–London). M. Cotler soutient que ces envois en nombre, qui étaient destinés à des circonscriptions où habitent des populations juives identifiables et qui comparaient les positions des conservateurs et des libéraux sur la lutte contre l’antisémitisme, la lutte contre le terrorisme et l’aide à Israël, contiennent de l’information fausse et trompeuse, mais aussi calomnieuse, dommageable et préjudiciable pour lui-même et le Parti libéral. Après avoir entendu d’autres députés, le Président, constatant que la majeure partie des arguments porte sur des faits, ce qu’il ne lui appartient pas de trancher, réserve sa décision[2].
Résolution
Le 19 novembre 2009, immédiatement après les échanges sur la question de privilège de M. Cotler, le Président rend sa décision sur la question de privilège de M. Stoffer. Faisant allusion à un cas semblable survenu en 2005[3], il conclut que les dépliants envoyés aux électeurs de la circonscription de Sackville–Eastern Shore ont effectivement déformé les faits quant à la véritable position du député et, ce faisant, ont compromis sa capacité d’exercer ses fonctions de député. Il ajoute que les dépliants ont possiblement semé la confusion dans l’esprit de ses électeurs et pouvaient avoir terni injustement sa réputation et sa crédibilité auprès de ses électeurs. Par conséquent, il statue qu’il y a, de prime abord, atteinte au privilège et invite le député à présenter sa motion.
Le 26 novembre 2009, le Président rend sa décision sur la question de privilège de M. Cotler. Il convient que le contenu des dix-pour-cent a nui à la réputation et à la crédibilité de M. Cotler et laissé une fausse impression quant à ses positions bien connues. S’appuyant sur des décisions antérieures, le Président conclut qu’il y a, de prime abord, atteinte au privilège. Il invite donc M. Cotler à présenter sa motion. (Note de la rédaction : Les deux décisions sont ici reproduites.)
Décisions de la présidence
19 novembre 2009
Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur une question de privilège que l’honorable député de Sackville–Eastern Shore a soulevée le 3 novembre 2009 concernant l’envoi d’un bulletin parlementaire — dix-pour-cent — à certains de ses électeurs par l’honorable député de Saskatoon–Wanuskewin. Dans ce bulletin, on critiquait la façon dont avait voté le député de Sackville–Eastern Shore dans le dossier du registre des armes d’épaule.
Je remercie l’honorable député d’avoir soulevé cette question et d’avoir remis à la présidence un exemplaire du document en cause. Je remercie également le député de Saskatoon–Wanuskewin pour ses observations à cet égard.
Lors de son intervention, le député de Sackville–Eastern Shore a déclaré que le député de Saskatoon–Wanuskewin avait envoyé à quelques électeurs de Sackville–Eastern Shore un bulletin parlementaire contenant de l’information erronée sur le plan des faits quant à sa position sur le registre des armes d’épaule et à la façon dont il avait voté sur la question. Il a accusé ce dernier de tromper délibérément ses électeurs, de ternir sa réputation et de dénigrer le travail qu’il avait accompli à l’égard du projet de loi sur le registre des armes d’épaule.
Dans ses observations, le député de Saskatoon–Wanuskewin a reconnu indirectement, mais sans s’excuser, qu’il avait commis une erreur et que le dix-pour-cent en question était trompeur à l’égard du député de Sackville–Eastern Shore. Il a ensuite remercié l’honorable député pour son opposition de longue date au registre des armes d’épaule.
La situation qui nous occupe aujourd’hui ressemble à celle de 2005, où un document semblable avait été envoyé dans la circonscription de l’honorable député de Windsor-Ouest. On y avait déformé les faits sur la façon de voter du député, encore une fois dans le dossier du registre des armes à feu, induisant ainsi en erreur ses électeurs. Le 18 avril 2005, concluant qu’il y avait de prime abord atteinte au privilège, j’ai déclaré ceci à la page 5215 des Débats :
Il se peut que cela ait nui à sa capacité d’exercer ses fonctions parlementaires et ait eu pour effet de ternir injustement sa réputation auprès des électeurs de sa circonscription.
Le 38e rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, déposé le 11 mai 2005, allait dans le même sens.
Je cite encore :
Le député de Windsor-Ouest a dit avoir eu des plaintes de certains des commettants qui l’avaient reçu. En entachant injustement sa réputation chez ses commettants, le document avait donc compromis sa capacité de s’acquitter de ses fonctions de député.
Au terme de l’examen du document remis et des arguments avancés, la présidence se doit de conclure que le bulletin parlementaire envoyé aux électeurs de Sackville–Eastern Shore a en effet déformé la vraie position de leur député dans le dossier du registre des armes d’épaule et qu’il a, à tout le moins, possiblement semé la confusion dans leur esprit.
De plus, le document a peut-être eu pour effet de ternir injustement la réputation et la crédibilité du député auprès des électeurs de sa circonscription et, par conséquent, de porter atteinte à ses privilèges en compromettant sa capacité d’exercer ses fonctions de député.
Par conséquent, j’estime qu’il y a de prime abord atteinte au privilège et j’invite le député de Sackville–Eastern Shore à présenter sa motion maintenant.
26 novembre 2009
Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée le 19 novembre dernier par le député de Mont-Royal concernant l’envoi d’un dix-pour-cent à certains de ses électeurs par le député d’Elgin–Middlesex–London. Dans ce bulletin, on comparait les positions du Parti conservateur du Canada et du Parti libéral du Canada concernant certains aspects de la politique canadienne au Moyen-Orient.
Je remercie l’honorable député de Mont-Royal d’avoir soulevé cette importante question. Je remercie également le secrétaire parlementaire du premier ministre et de la ministre des Affaires intergouvernementales, le whip du Bloc Québécois, le député de Windsor-Ouest, le député de Saint-Laurent–Cartierville, le leader du gouvernement à la Chambre des communes et le député d’Eglinton–Lawrence pour leurs observations.
Lors de son intervention, le député de Mont-Royal a dit qu’un bulletin parlementaire portant censément sur trois sujets, à savoir la lutte contre l’antisémitisme, la lutte contre le terrorisme et l’aide à Israël, avait été envoyé à certains de ses électeurs, de même qu’aux électeurs d’autres circonscriptions comptant une communauté juive identifiable.
Il a ajouté que cet envoi contenait non seulement de l’information « fausse et trompeuse », mais aussi de l’information « calomnieuse, dommageable et préjudiciable » pour le Parti libéral et, de ce fait, pour lui-même.
Le whip du Bloc Québécois, l’honorable député de Windsor-Ouest, l’honorable député de Saint-Laurent–Cartierville ainsi que l’honorable député d’Eglinton–Lawrence ont tous appuyé cet argument.
Dans sa réponse, l’honorable secrétaire parlementaire du premier ministre a expliqué en détail le contenu du dix-pour-cent en question et en a défendu la véracité. Pour sa part, l’honorable leader du gouvernement à la Chambre des communes a souligné que tous les partis ont recours à ce type de communication.
Comme les députés le savent, lorsque le Président est appelé à se prononcer sur une question de privilège, il n’est pas chargé d’établir les faits; son rôle se limite plutôt à conclure si, de prime abord, la question dont la Chambre est saisie mérite qu’on l’examine en priorité. La tâche du Président s’avère particulièrement difficile dans les cas où un député allègue qu’il a subi de l’ingérence dans l’exercice de ses fonctions parlementaires. Comme il est mentionné dans l’ouvrage d’O’Brien et Bosc, à la page 111 :
Il est impossible de codifier tous les incidents qui pourraient être considérés comme des cas d’obstruction, d’ingérence, de brutalité ou d’intimidation et, par conséquent, constituer une atteinte aux privilèges de prime abord. On trouve toutefois, parmi les questions de privilège fondées de prime abord, l’atteinte à la réputation d’un député, l’usurpation du titre de député, l’intimidation d’un député et de son personnel ainsi que de personnes appelées à témoigner devant un comité et la communication d’informations trompeuses.
La présidence a examiné les nombreux documents produits dans cette affaire. Après avoir entendu tous les arguments présentés, je dois me ranger à l’avis des quelques députés qui ont laissé entendre qu’on ne pouvait faire abstraction du rôle déterminant du contexte pour ce qui est de l’effet cumulatif net des termes employés dans cet envoi. Selon moi, cette situation a entraîné des répercussions négatives qui ont atteint le député de Mont-Royal d’une manière très directe et personnelle.
Il n’appartient pas à la présidence de commenter l’exactitude ou l’inexactitude des comparaisons établies dans l’envoi collectif dont s’est plaint le député de Mont-Royal. Cela dit, toutefois, elle n’hésite pas à conclure que toute personne raisonnable ayant lu le bulletin en question — y compris, bien entendu, les électeurs de Mont-Royal — a probablement eu l’impression qu’il y avait eu un changement de cap dans la position bien établie et bien connue du député sur ces sujets.
Par conséquent, je dois conclure que le député de Mont-Royal a, de prime abord, présenté une argumentation convaincante voulant que l’envoi constitue une ingérence ayant une incidence sur sa capacité d’exercer ses fonctions parlementaires, car le contenu porte atteinte à sa réputation et à sa crédibilité.
En s’appuyant sur une décision rendue le 19 novembre dernier à l’égard du député de Sackville–Eastern Shore et sur d’autres décisions rendues en 2005 au sujet d’envois, et je suggère aux députés de consulter la décision du Président rendue le 3 novembre 2005, aux pages 9489 et 9490 des Débats, la présidence estime qu’il y a de prime abord atteinte au privilège. J’invite donc le député de Mont-Royal à présenter sa motion maintenant.
Post-scriptum
Le 19 novembre 2009, M. Stoffer propose que sa question de privilège soit renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. La motion est adoptée sans débat le jour même[4].
Le 29 novembre 2009, M. Cotler propose que sa question de privilège soit renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. Après débat, la motion est mise aux voix et un vote par appel nominal est différé. La motion est adoptée le 30 novembre 2009[5].
Le 30 décembre 2009, la deuxième session de la 40e législature est prorogée. Le 15 mars 2010, au cours de la troisième session de la 40e législature, la Chambre adopte un ordre de renvoi rétablissant l’étude du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre sur les questions de privilège soulevées par MM. Stoffer et Cotler[6]. Toutefois, dans la foulée d’une décision subséquente du Bureau de régie interne visant à limiter le recours aux envois en nombre, le Comité recommande, dans ses sixième et septième rapports, présentés à la Chambre le 16 avril 2010, que les deux questions de privilège soient annulées sans préjudice[7]. La Chambre adopte les deux rapports plus tard ce jour-là[8].
Note de la rédaction
Le 21 mars 2005, Brian Masse (Windsor-Ouest)[9], le 3 mai 2005, Mark Holland (Ajax–Pickering)[10] et John Reynolds (West Vancouver–Sunshine Coast–Sea to Sky Country)[11], le 10 mai 2005, Michael Chong (Wellington–Halton Hills)[12] et le 27 octobre 2005, Denis Coderre (Bourassa)[13] soulèvent cinq questions de privilège semblables au sujet d’envois en nombre aux électeurs de divers députés. Dans chaque cas, le Président statue que la question de privilège est fondée de prime abord. Dans les quatre premiers cas, la Chambre convient de renvoyer les questions de privilège au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. Le Comité fait rapport à la Chambre sur la question de privilège de M. Masse le 11 mai 2005[14]. Quant aux questions de privilège soulevées par MM. Holland, Reynolds et Chong, le Comité les étudie simultanément et en fait rapport à la Chambre le 22 juin 2005[15]. Aucune motion d’adoption n’est proposée pour le rapport couvrant la question de M. Masse, ni pour le rapport couvrant les questions de MM. Holland, Reynolds et Chong. Le 15 novembre 2005, la Chambre rejette la motion tendant à renvoyer la question de privilège de M. Coderre au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre[16].
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[2] Débats, 19 novembre 2009, p. 6977-6982.
[3] Débats, 18 avril 2005, p. 5214-5215.
[5] Débats, 30 novembre 2009, p. 7403-7404, Journaux, p. 1107-1108.
[6] Débats, 15 mars 2010, p. 459-460.
[7] Sixième rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, présenté à la Chambre le 16 avril 2010 (Journaux, p. 217); Septième rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, présenté à la Chambre le 16 avril 2010 (Journaux, p. 217).
[9] Débats, 21 mars 2005, p. 4377-4378; Débats, 18 avril 2005, p. 5214-5215, 5220, Journaux, p. 642, 645.
[10] Débats, 3 mai 2005, p. 5548-5549, Journaux, p. 685; Débats, 4 mai 2005, p. 5674, Journaux, p. 701.
[11] Débats, 3 mai 2005, p. 5584-5585, Journaux, p. 688.
[12] Débats, 10 mai 2005, p. 5885-5889, Journaux, p. 728.
[13] Débats, 27 octobre 2005, p. 9190-9193; 3 novembre 2005, p. 9489-9509; 4 novembre 2005, p. 9513-9520; 14 novembre 2005, p. 9555-9577, 9595; Journaux, 3 novembre 2005, p. 1250-1251.
[14] Trente-huitième rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, présenté à la Chambre le 11 mai 2005 (Journaux, p. 738).
[15] Quarante-quatrième rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, présenté à la Chambre le 22 juin 2005 (Journaux, p. 958).
[16] Journaux, 15 novembre 2005, p. 1273-1274.