Passer au contenu
;

NDDN Rapport du Comité

Si vous avez des questions ou commentaires concernant l'accessibilité à cette publication, veuillez communiquer avec nous à accessible@parl.gc.ca.

PDF

CHAPITRE 1: LA DÉCISION DU CANADA DE CONSERVER UNE FLOTTE DE SOUS-MARINS

Plans de remplacement des vieux sous-marins Oberon (1980-1994)

La décision du Canada de remplacer ses vieux sous-marins Oberon tenait principalement au fait que les autorités civiles et militaires étaient convaincues que le maintien d’une flotte de sous-marins constituait un élément important de la défense du pays et de la protection de ses intérêts. Pour bien comprendre pourquoi cela était devenu un enjeu dans les années 1990, et ce l’est encore en 2005, il faut retourner aux origines de cette force dont s’est doté le Canada et au long processus ayant mené à la conclusion de marchés avec le Royaume-Uni pour l’acquisition des quatre sous-marins.

La Marine canadienne fait depuis longtemps usage de sous-marins, mais ceux-ci n’ont jamais occupé une place prépondérante dans sa stratégie. Elle en avait utilisé quelques-uns lors de la Première Guerre mondiale et, même si sa flotte n’en comptait aucun au cours de la Seconde Guerre mondiale, mis à part quelques bateaux ennemis capturés dans les dernières semaines du conflit, des Canadiens avaient quand même servi à bord de sous-marins de la Marine royale britannique au plus fort des combats. La guerre froide avait incité le Canada à faire l’acquisition de quelques sous-marins dans les années 1960. On commença par louer deux submersibles datant de la Seconde Guerre mondiale et appartenant aux États-Unis, avant d’acheter du Royaume-Uni trois sous-marins de classe Oberon2. L’ajout de sous-marins à la flotte de navires de surface et d’aéronefs de patrouille maritime correspondait à la stratégie de défense multicouche employée par les marines d’autres pays membres de l’OTAN devant la menace posée par les sous-marins soviétiques. Les combats navals de la Seconde Guerre mondiale avaient démontré la valeur d’un usage combiné des forces navales et aériennes dans la détection des sous-marins immergés. Toutefois, comme l’a fait remarquer au Comité M. Martin Shadwick, du York Centre for International and Security Studies, les sous-marins Oberon, pendant la majeure partie de leur vie utile, ont surtout servi à l’entraînement à la lutte anti-sous-marine des aéronefs et des navires de surface. Ce n’est que dans leurs dernières années qu’ils ont accentué leurs opérations de surveillance et de détection anti-sous-marines3.

Au cours des années 1980, lorsque les sous-marins représentaient une capacité bien établie au sein de sa flotte, la Marine canadienne a commencé à planifier le remplacement de ses trois Oberon, qui devaient en principe atteindre la fin de leur durée maximale de vie utile dans des conditions de sécurité vers la fin des années 1990. Au départ, on a privilégié l’acquisition de nouveaux submersibles dotés d’un système de propulsion semblable à la combinaison diesel-électrique équipant la classe Oberon4. Mais dans son Livre blanc sur la défense de 1987, le Canada a fait volte-face et annoncé son intention d’acheter des sous-marins nucléaires et de porter jusqu’à 10 ou 12 navires sa flotte de sous-marins. De nombreuses raisons furent invoquées pour justifier cette mesure, dont la nécessité d’accroître les capacités navales du Canada afin de défendre sa souveraineté dans ses eaux, principalement dans l’Arctique, et pour contribuer efficacement aux opérations maritimes interalliées pendant la guerre froide. Cependant, le projet d’acquisition de sous-marins nucléaires était contesté en raison des coûts qui s’y rattachaient et des inquiétudes soulevées par un mode de propulsion faisant appel à l’énergie nucléaire, malgré les avantages que celui-ci pouvait présenter pour les opérations sous la calotte polaire et ailleurs5. En 1989, quand il est devenu évident que la guerre froide tirait à sa fin, le gouvernement conservateur de l’époque a annoncé l’annulation de ces plans controversés, de même que la première d’une longue série de compressions des dépenses imposées à la Défense nationale au cours de la dernière décennie du siècle dernier, dont les Forces canadiennes ressentent encore les effets aujourd’hui.

Au début des années 1990, donc, la Marine était toujours à la recherche d’un successeur à ses vieux Oberon. Le vice-amiral à la retraite Peter Cairns, qui a commandé les Forces maritimes du Pacifique et qui, au moment de prendre sa retraite en 1994, était commandant de la Marine, a confirmé dans son témoignage que, entre 1989 et 1993, la Marine avait étudié de nombreux modèles de sous-marins conventionnels pouvant constituer une solution de remplacement pour les Oberon. Parmi les principaux candidats figuraient le submersible de classe Walrus, produit aux Pays-Bas, le modèle allemand 209 et le sous-marin britannique Upholder, dont la Marine royale britannique était en train de s’équiper. La Marine canadienne privilégiait l’acquisition de sous-marins ayant un rayon d’action suffisamment grand et offrant aussi d’autres capacités leur permettant d’opérer loin de leur port d’attache, au lieu de sous-marins conçus davantage pour la défense côtière. Cette préférence était surtout attribuable au fait que, en plus d’assurer la protection des eaux canadiennes, la Marine devait aussi participer à des opérations navales dans l’Atlantique Nord et ailleurs, dans le cadre des engagements pris par le Canada à l’égard de l’OTAN. La quête d’un sous-marin de remplacement était aussi motivée par la fin imminente du marché d’approvisionnement en pièces de rechange des Oberon. Le Royaume-Uni était alors le principal fournisseur de pièces de rechange pour ces sous-marins de construction britannique utilisés par l’Australie et le Canada, ainsi que par la Marine royale. Au dire du brigadier-général à la retraite Darrell Dean, qui occupait alors les fonctions de chef de l’état-major de liaison des Forces canadiennes (à Londres), les autorités britanniques avaient prévenu le Canada de cette situation en 19926.

L’énoncé de politique publié en avril 1992 par le ministère de la Défense nationale sous le titre La politique de défense du Canada faisait état de l’intention de la Marine de remplacer ses sous-marins Oberon. Ce document est arrivé au moment où le Canada essayait encore d’ajuster la taille et les capacités des Forces canadiennes au lendemain de l’effondrement de l’Union soviétique, qui avait marqué la fin de la guerre froide. Il y est indiqué que les sous-marins «  accroissent de beaucoup la souplesse d’emploi des forces maritimes et facilitent grandement les opérations de surveillance et d’application de la loi dans les zones maritimes sous notre responsabilité.  » On y lit aussi que «  dans le cadre d’un projet qui se prolongera au-delà de la période de planification de 15 ans, la Marine remplacera ses trois sous-marins de classe Oberon par un maximum de six sous-marins conventionnels, de façon à pouvoir en disposer dans l’Atlantique et le Pacifique7  ». Le gouvernement s’engageait ainsi à remplacer ses vieux sous-marins, mais il n’était pas nécessairement prêt à procéder rapidement à l’acquisition de nouveaux submersibles. Il y avait alors d’autres priorités au chapitre de la défense, dont la négociation d’un marché, qui fut plus tard annulé, pour l’achat d’hélicoptères maritimes EH-101, destinés à remplacer les vieux appareils Sea King. Le projet suscitait de plus en plus de controverse, en raison notamment du fait qu’on s’interrogeait sur la nécessité de moderniser notre capacité de lutte anti-sous-marine en cette période de l’après-guerre froide. En outre, tel qu’il était mentionné dans l’énoncé de politique, le gouvernement avait l’intention de consacrer en priorité ses fonds limités disponibles pour les dépenses en équipements «  aux besoins les plus urgents8  ». Toutes ces raisons, ainsi que d’autres facteurs, peuvent expliquer la décision du cabinet conservateur de l’époque de remettre à plus tard l’acquisition de nouveaux sous-marins9. N’empêche que le besoin de remplacer les vieux submersibles se faisait de plus en plus pressant à mesure que les Oberon perdaient de leur efficience.

Possibilité de faire l’acquisition de sous-marins britanniques Upholder (1993-1994)

Au début des années 1990, le Canada n’était pas le seul pays membre de l’OTAN à ajuster la taille et les capacités de ses forces armées aux réalités de l’après-guerre froide. Le Royaume-Uni avait amorcé à peu près le même virage et pris un certain nombre de décisions concernant son matériel militaire. L’une d’elles a eu une incidence considérable sur les plans de remplacement des sous-marins désuets de la flotte canadienne. En 1993, la flotte de submersibles de la Marine royale britannique se composait de sous-marins d’attaque nucléaires (SSN) et diesel-électriques (SSK), servant principalement à la lutte anti-sous-marine, ainsi que de sous-marins nucléaires (SSBN) transporteurs de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM)10. Après l’effondrement de l’Union soviétique, qui amenuisait considérablement la menace pour la paix dans le monde, le gouvernement britannique annonçait, le 5 juillet 1993, dans son livre blanc sur la défense, une série de réductions du potentiel militaire des Forces britanniques. Parlant de la Marine royale, le secrétaire d’État à la Défense, M. Rifkind, a déclaré que «  le déclin rapide, au point de vue de la taille et de l’activité opérationnelle, de la flotte de sous-marins de l’ex-Union soviétique fait que nous n’avons plus autant besoin de maintenir la même capacité de lutte anti-sous-marine dans l’Atlantique Nord  ». En conséquence de quoi il a annoncé que, en 1995 au plus tard, le nombre de sous-marins d’attaque serait ramené à 12 et que les 4 sous-marins diesel-électriques de classe Upholder seraient retirés du service11. Les Upholder étaient à l’époque relativement neufs, puisque la construction du premier de sa classe avait débuté à la fin de 1983 et que les autres avaient été construits dans la deuxième moitié des années 1980. Après les premiers essais réglementaires en mer, ils étaient entrés en service entre 1990 et 1993, si bien que leur période d’utilisation, dans un cadre opérationnel, était passablement modeste lorsqu’ils furent retirés du service en 1994. Les Upholder présentaient des caractéristiques semblables à celles qu’on retrouvait sur les sous-marins nucléaires, telle une coque perfectionnée munie d’un revêtement anéchoïde compliquant la détection. Ils formaient une nouvelle génération de submersibles offrant un certain nombre d’avantages par rapport aux vieux Oberon et à la technologie des années 1960.

Les essais en mer du premier sous-marin de sa classe, le HMS Upholder, dans les années 1980, ont cependant fait ressortir certains problèmes, dont l’envahissement des tubes lance-torpilles originaux et une perte de courant au moment d’une brusque mise en marche arrière du système de propulsion en situations extrêmes, comme celles auxquelles doivent parfois faire face les sous-mariniers. Les nombreux mois d’attente causés par les défauts de jeunesse constatés au moment de ces essais et la controverse qui en a résulté ont incité le Comité de la défense de la Chambre des communes du Royaume-Uni à entreprendre une étude sur le projet des Upholder. Au paragraphe 34 du rapport qu’il a déposé en 1991, le comité britannique relève une déclaration faite par des représentants du ministère de la Défense du Royaume-Uni, suivant lesquels il ne faut pas s’étonner des problèmes qui ont été décelés, parce que «  le premier de sa classe est toujours soumis à des essais en mer particulièrement rigoureux12  ». Tout en exprimant certaines inquiétudes au sujet des problèmes à l’origine des retards, les auteurs du rapport étaient essentiellement d’accord avec ce point de vue et confiants de voir les Upholder «  s’avérer d’excellents sous-marins  », une fois qu’auraient été corrigés tous les défauts relevés au cours des essais initiaux13. Comme le démontre le paragraphe 28, le Comité se souciait plus de la façon dont le ministère de la Défense avait géré le projet d’acquisition que de la conception technique du sous-marin. Il a contesté la décision du Ministère de s’occuper lui-même de l’installation de différents composants, tels que l’équipement, le système de propulsion et les systèmes d’armes, au lieu de laisser cette responsabilité à l’entreprise qui avait construit le sous-marin. Il semble que l’unité de propulsion et le système de maniement et de lancement de l’armement fonctionnaient bien au cours des tests en usine, mais que les ennuis avaient commencé une fois installés dans les sous-marins. Le rapport laisse entendre que certains des problèmes d’adaptation d’un système à un autre auraient pu être évités si l’intégration des éléments avait été faite différemment. On avait réussi à trouver des solutions à ces problèmes et à apporter bon nombre des modifications requises pendant ou peu après l’étude du comité parlementaire britannique. Toutefois, à l’instar des autres navires nouvellement construits qui en sont à leurs premières années d’activités, les sous-marins Upholder n’étaient pas nécessairement dépourvus de tout ennui lorsqu’ils ont été retirés du service en 1994.

Le rapport du comité britannique évoquait aussi brièvement la possibilité d’une vente à l’exportation des sous-marins de classe Upholder. En 1991, on envisageait surtout de construire d’autres sous-marins Upholder, au lieu de se débarrasser des quatre appartenant à la Marine royale. Au paragraphe 16 du rapport, il est indiqué que, en 1990, le Canada apparaissait déjà comme un acheteur éventuel. Lorsque le Royaume-Uni a décidé de mettre au rancart les Upholder de la Marine royale, on a pensé encore une fois au Canada comme acheteur possible, sauf que cette fois, il ne s’agissait plus de lui vendre de nouveaux sous-marins, mais plutôt les sous-marins existants. Les autorités britanniques ont communiqué avec le chef de l’état-major de liaison des Forces canadiennes à Londres, le brigadier-général Dean (maintenant à la retraite), à l’automne 1993, pour voir si le Canada serait intéressé à acheter les sous-marins14. Même si le Royaume-Uni venait d’engloutir des milliards de dollars dans le développement et la construction des quatre sous-marins, il était prêt à les céder à l’un de ses principaux alliés pour une fraction seulement de leur coût total, plutôt que de les envoyer à la ferraille. Selon des témoignages et certains documents publiés depuis, divers pays, dont l’Afrique du Sud, le Portugal et la Grèce, s’étaient montrés intéressés aux sous-marins, sauf que pour toutes sortes de raisons, dont l’étroite collaboration entre les marines canadiennes et britanniques au cours des années, le Royaume-Uni avait présumément accordé le droit de préférence au Canada. M. Ray Sturgeon, sous-ministre adjoint principal (Matériels) au ministère de la Défense nationale pendant la période s’échelonnant entre 1992 et 1994, a expliqué qu’il s’était rendu au Royaume-Uni en mars 1993 avec le vice-amiral à la retraite Cairns, alors commandant du Commandement maritime. Avec le bénédiction du ministre de la Défense nationale, ils voulaient «  entamer des discussions préliminaires  » avec les autorités britanniques pour leur laisser voir «  la possibilité que le Canada soit intéressé15  ». M. Sturgeon a ajouté que, «  compte tenu des circonstances  », l’état-major de liaison des Forces canadiennes à Londres n’avait pas pris part aux discussions en question. Cependant, tel qu’il est mentionné précédemment, celui-ci devait être contacté officiellement par un représentant britannique, en l’occurrence le ministre de la Marine, plus tard en 199316.

Débat au Canada et étude ministérielle du projet d’acquisition (1993-1996)

L’acquisition possible par le Canada des quatre sous-marins Upholder est devenue de notoriété publique en 1993-1994, à une période marquée entre autres par le retour au pouvoir des libéraux, qui, au terme des élections d’octobre 1993, reprenaient les rênes du pays des mains des conservateurs. Le nouveau gouvernement avait immédiatement entrepris une révision en profondeur de la politique de défense du Canada, ce qui avait mené au dépôt, à l’automne 1994, d’un rapport du Comité spécial mixte de la Chambre et du Sénat sur la politique de défense du Canada. Ce comité était composé de députés des partis libéral, réformiste et bloquiste, ainsi que de sénateurs libéraux et progressistes-conservateurs, Il ne comprenait cependant aucun représentant du Nouveau Parti démocratique. Dans une de ses recommandations, il indiquait qu’il ne pouvait pas être d’accord avec un projet d’acquisition, au coût de 4 à 6 milliards de dollars, de nouveaux sous-marins construits au Canada ou à l’étranger, parce que le Trésor canadien ne pouvait tout simplement pas se permettre une telle dépense. Par contre, le Comité était d’avis que le gouvernement devait sérieusement envisager de faire l’acquisition de trois à six sous-marins diesels-électriques modernes si cela s’avérait «  de toute évidence rentable  », c’est-à-dire «  abordable dans le cadre du budget actuel d’équipement  » du ministère de la Défense17. Dans un rapport dissident, les députés du Bloc Québécois membres du Comité avaient fait savoir, entre autres choses, qu’ils s’opposaient radicalement à «  l’achat de sous-marins par la Marine canadienne comme il est envisagé dans le rapport majoritaire. Même si on a la possibilité d’acheter des sous-marins à bas prix, nous pensons que cet achat entraînera inévitablement d’autres coûts (achat de torpilles, coûts d’entretien et de formation du personnel, frais d’exploitation, frais de mise à niveau des systèmes d’inventaire, etc.), qui feront gonfler les dépenses budgétaires du ministère de la Défense18  ».

Le rapport majoritaire du Comité spécial mixte a inspiré le Livre blanc sur la défense de 1994, qui a fait fond sur la recommandation du rapport concernant les sous-marins en faisant observer que le Royaume-Uni cherchait à vendre ses sous-marins Upholder et que le gouvernement entendait «  explorer cette option19  ». Il était clair que le gouvernement allait approfondir le dossier, mais le Livre blanc faisait aussi mention d’achats d’équipements jugés hautement prioritaires, tels que de nouveaux transports de troupes blindés pour l’armée de terre et de nouveaux hélicoptères de recherche et de sauvetage pour remplacer les Labrador. Il annonçait également des réductions des effectifs militaires et du budget de la Défense, qui faisaient partie de l’ensemble des mesures de réduction du déficit applicables aux dépenses du gouvernement. Ce contexte de compressions budgétaires n’était pas pour favoriser le remplacement hâtif des Oberon, mais l’accent mis par le Livre blanc sur le maintien d’une force polyvalente apte au combat conférait une certaine urgence au projet parce que les Oberon approchaient de la fin de leur durée de vie utile et voyaient leur performance décliner graduellement pour des raisons d’âge et de sécurité. Il s’agissait d’une autre situation où le personnel des Forces canadiennes se voyait contraint de recourir à de vieux équipements, malgré les craintes que ceux-ci pouvaient inspirer aux chapitres de la sécurité et de leur capacité opérationnelle.

Étant donné que le remplacement des sous-marins n’était qu’un des projets d’équipement militaire envisagés à l’époque, il n’a pas tellement capté l’attention du public, d’autant plus que le gouvernement et les autorités militaires n’avaient fait aucune annonce importante concernant ce projet dans les mois ayant suivi immédiatement la publication du Livre blanc sur la défense de 1994. Le lieutenant-général à la retraite Robert Fischer, qui occupait les fonctions de sous-ministre adjoint principal (Matériels) au ministère de la Défense nationale, de juillet 1994 à avril 1996, a d’ailleurs indiqué que le dossier de l’acquisition des Upholder avait suscité «  peu d’activité, voire aucune  » au cours de cette période20. En fait, le processus d’acquisition avait connu une certaine effervescence, particulièrement en décembre 1994 et en janvier 1995, avant de tomber à plat. Dans son témoignage, M. Dean a déclaré que M. David Collenette, qui venait d’être nommé ministre de la Défense nationale, et Robert Fowler, son sous-ministre à l’époque, avaient été informés de la disponibilité des Upholder au cours d’un arrêt à Londres. Même en sachant que le processus d’approbation de l’achat pourrait prendre un certain temps, les autorités britanniques avaient demandé au ministre canadien d’écrire à son homologue britannique pour confirmer l’intérêt du Canada pour les sous-marins. Dans sa lettre datée du 10 décembre 1994 à Malcolm Rifkind, secrétaire d’État à la Défense du Royaume-Uni, M. Collenette indiquait que, le Livre blanc allant dans le sens des recommandations du Comité spécial mixte, il avait enjoint à son personnel d’«  examiner plus à fond  » avec les autorités britanniques «  les détails d’un plan d’acquisition  » des quatre Upholder. M. Dean a ajouté que, bien qu’il n’ait jamais vu une copie de la lettre, celle-ci jetait les bases d’une entente de «  location-achat  » prévoyant la location, puis la vente des sous-marins pour une somme symbolique, en échange de l’utilisation gratuite d’installations au Canada pour l’entraînement des forces britanniques21. En réalité, M. Collenette s’était contenté d’indiquer dans sa lettre que les autorités canadiennes et britanniques tâcheraient de confirmer «  la possibilité d’accords financiers innovateurs22  ».

La lettre de M. Collenette devait cependant paver la voie à une visite d’inspection des sous-marins Upholder au Royaume-Uni, en janvier 1995, par une équipe de militaires canadiens et de fonctionnaires du ministère23. MM. Fischer et Dean ont mentionné dans leur témoignage que des militaires canadiens s’étaient rendus au Royaume-Uni au milieu des années 1990, soit pour inspecter les sous-marins, pour recevoir une formation ou pour participer à un échange de personnel militaire entre le Canada et d’autres pays alliés, une pratique encore en usage de nos jours. On sait qu’au moins un officier de Marine canadien avait servi à bord d’un sous-marin Upholder, à titre de membre de l’équipage, dans le cadre d’un échange au début des années 1990. On peut donc supposer que les informations recueillies précédemment sur ce submersible avaient probablement servi à préparer la délégation pour sa visite en janvier 1995. Les autorités militaires britanniques et les représentants du constructeur avaient fourni aux Canadiens des instructions techniques sur les systèmes mécaniques et électroniques, et ils avaient apparemment répondu à la majorité de leurs questions. L’exercice démontrait de toute évidence que le Canada était intéressé à faire l’acquisition des sous-marins et qu’il était sur le point de prendre une décision à cet effet, peut-être dès le mois d’avril 1995.

La délégation avait reçu instruction de ne pas amorcer de discussions financières, mais de comparer les Upholder aux Oberon et de déterminer les questions d’équipement et d’entraînement qu’il faudrait régler pour amener les nouveaux sous-marins au niveau opérationnel voulu pour le service au sein de la flotte canadienne. Certains problèmes avaient déjà été relevés par le comité parlementaire britannique chargé de mener une étude sur les Upholder, de même que par les militaires canadiens ayant effectué une inspection de ces sous-marins au début des années 1990. Le rapport de la délégation de 1995 confirmait en gros le consensus qui prévalait au sein de la Marine canadienne, soit que l’une des principales choses à faire serait de modifier le système d’armes, de manière à équiper les sous-marins des torpilles américaines MK 48 utilisées par tous les navires de guerre canadiens, à la place des torpilles britanniques. Cette modification devait constituer un des principaux éléments du processus de «  canadianisation  » amorcé au moment du transfert au Canada des Upholder, à compter de l’an 2000. Il semble que les torpilles MK 48, et surtout le système de commande de tir utilisé ou mis ou point en vue de son utilisation par les sous-marins Oberon canadiens à l’époque, aient été jugés supérieurs à leurs équivalents britanniques. Le réarmement à l’aide de nouvelles torpilles et les changements aux systèmes de communications auraient été proposés dans le but d’assurer une plus grande interopérabilité avec les forces navales alliées. Certains éléments des Upholder, tels que les systèmes de propulsion et de détection, ressemblaient passablement à ceux des Oberon, ce qui devait faciliter l’entraînement des équipages appelés à travailler dans un nouveau type de sous-marin. La technologie de pointe des Upholder promettait également d’améliorer l’efficacité opérationnelle de la flotte canadienne. Quelques-uns des problèmes mentionnés par les médias depuis 2000, l’année marquant le début du transfert des sous-marins au Canada, des problèmes comme ceux liés aux vannes de coque et de secours d’échappement des émissions diesel, avaient été signalés dès 1995. D’autres problèmes ayant suscité l’attention dernièrement, dont l’isolation des câbles électriques, n’avaient pas été relevés auparavant.

Il semble que la délégation de 1995 était bien disposée à l’égard des Upholder et les avait trouvés en meilleur état que prévu, même s’ils étaient à l’ancre depuis bien des mois. Mais, tel qu’il est indiqué dans une des annexes du rapport de la délégation, l’état de conservation variait d’un sous-marin à l’autre. Ainsi, le HMS Upholder (rebaptisé plus tard le NCSM Chicoutimi), le premier et plus ancien de sa classe, a été décrit comme étant généralement en bon état, mais nécessitant des travaux importants. Le deuxième de sa catégorie, le HMS Unseen (à qui on donna plus tard le nom de NCSM Victoria) était celui des quatre qui se trouvait, semble-t-il, dans le meilleur état. Le troisième sous-marin, le HMS Ursula (maintenant le NCSM Corner Brook), a été jugé dans un état correct, quoique l’entretien des compartiments machines soulevait certaines préoccupations. Enfin, le HMS Unicorn (qui porte aujourd’hui le nom de NCSM Windsor), le plus jeune du groupe, fut jugé en bon état même si, comme dans le cas du HMS Ursula, aucune liste des défectuosités n’avait été présentée à son sujet par les autorités britanniques. La remise en état des sous-marins afin de les rendre pleinement opérationnels exigeait manifestement certains travaux, mais cela ne semblait pas faire obstacle à leur acquisition. Le fait que ces sous-marins usagés représentaient alors pour la Marine canadienne pratiquement la seule solution de remplacement possible pour les vieux Oberon a peut-être joué au moment de l’interprétation, par l’état-major de la Marine, des conclusions auxquelles en était arrivée la délégation de 1995.

À la lumière des informations recueillies par le délégation, le ministre de la Défense nationale de l’époque, David Collenette, avait semble-t-il tout lieu de  croire que les submersibles britanniques étaient en suffisamment bon état pour satisfaire aux exigences canadiennes et que le prix demandé par les Britanniques respectait les limites établies dans le Livre blanc sur la défense de 1994. Il a donc profité d’une réunion du conseil des ministres, en avril 1995, pour plaider en faveur de l’achat des Upholder. Comme l’a expliqué M. Collenette au Comité, le conseil des ministres a plus ou moins donné son aval au projet, bien que le premier ministre Chrétien entretenait quelques réserves24. Il faut dire qu’à ce moment-là, de nombreux secteurs de la société canadienne, dont les milieux sociaux et de la santé, de même que la défense, commençaient à ressentir les effets des compressions budgétaires que le conseil des ministres jugeait nécessaires afin de réduire le déficit national. Le premier ministre, donc, était inquiet de la façon dont les Canadiens réagiraient à l’achat de sous-marins, à une période où on sabrait à qui mieux mieux dans les services sociaux et la santé. C’est ainsi que l’on remit à plus tard l’achat des sous-marins, lorsque le climat politique se prêterait davantage à l’annonce d’un autre projet d’acquisition de matériel militaire, en plus de l’achat de nouveaux transports de troupes blindés et du remplacement des hélicoptères de recherche et de sauvetage, deux projets déjà annoncés dans le Livre blanc. Le témoignage de M. Collenette confirme donc ce que l’on soupçonnait dans les milieux journalistiques et universitaires, soit que le premier ministre Chrétien avait été mêlé de près à la décision de retarder l’acquisition des sous-marins25.

La Marine n’avait d’autre choix que d’attendre, en espérant une amélioration du climat politique pour que le projet puisse aller de l’avant. Elle devait dès lors faire face à une dure réalité : faute d’obtenir les Upholder à bon prix, il lui faudrait renoncer à sa flotte de sous-marins lorsque les vieux Oberon ne seraient plus sécuritaires. On ne savait pas à ce moment-là si le projet d’acquisition allait refaire surface, ni quand. C’est alors qu’a débuté réellement la période pendant laquelle le dossier n’a suscité que «  peu d’activité, voire aucune  », pour reprendre les termes de M. Fischer. Il semble cependant que la Marine était toujours déterminée à remplacer ses Oberon par les Upholder, et à peu près rien ne laisse supposer qu’elle-même ou que le Ministère ait réévalué le besoin d’acquérir des sous-marins pendant cette période. Or, au mois d’avril 1995, la plupart des Upholder étaient immobilisés à un quai depuis déjà de nombreux mois, baignant au soleil dans l’eau salée, dans un état d’inactivité complète, sauf pour les quelques fois où les systèmes électroniques étaient mis en marche à l’intention des acheteurs potentiels. Le premier ministre et la Marine auraient dû craindre à ce moment-là les effets d’une période d’inactivité prolongée sur les installations machines de ces navires complexes que sont les sous-marins.

Approbation par le conseil des ministres de l’acquisition des Upholder (1997-1998)

Lorsque Art Eggleton est devenu ministre de la Défense nationale, en 1997, le Ministère attendait encore le feu vert du conseil des ministres pour procéder à l’achat des sous-marins Upholder. Peu après son arrivée à la tête du Ministère et après avoir pris des informations sur le projet d’acquisition auprès des militaires et des fonctionnaires de son ministère, M. Eggleton est allé lui-même voir les sous-marins au Royaume-Uni, en juin 1997. Il a assuré le Comité que les Britanniques n’avaient exercé aucune pression excessive pour accélérer le dossier, sauf qu’ils avaient certainement hâte que le Canada finisse par se décider, puisque d’autres pays continuaient de manifester de l’intérêt pour les sous-marins26. Il a fait observer que la question des pénalités imposées au Canada pour l’annulation, en 1993, du contrat d’acquisition des hélicoptères EH-101, dans lequel étaient impliquées des entreprises britanniques, avait été réglée avant son entrée en fonction et ne constituait donc pas un facteur de décision dans l’achat des sous-marins. En outre, d’autres dossiers d’acquisition d’équipements prioritaires avaient été réglés, tels que le remplacement des hélicoptères de recherche et de sauvetage Labrador. Il restait encore à trouver des fonds dans le budget de la défense pour faire l’achat des sous-marins, à une période où le ministère de la Défense nationale, comme tous les autres ministères fédéraux, subissait d’importantes compressions budgétaires. On réussit à réunir les fonds nécessaires en retirant du service certains des vieux navires de surface attendant d’être remplacés par les nouvelles frégates, ainsi que deux sous-marins Oberon, et en annulant le carénage prévu au calendrier d’un des sous-marins Oberon. M. Eggleton a aussi confirmé que l’idée d’un troc qui permettrait au Canada de «  compenser cette dépense avec l’argent que le Royaume-Uni nous remettait  » avait été avancée avant qu’il ne devienne ministre de la Défense nationale.

M. Eggleton a déclaré avoir fait une présentation importante sur l’acquisition des sous-marins au conseil des ministres, qui a finalement donné son accord le 31 mars 1998. Le ministère de la Défense nationale a émis un communiqué et de la documentation, le 6 avril 1998, pour annoncer l’acquisition des sous-marins Upholder27. On y apprenait que le coût total du projet ne dépasserait pas 750 millions de dollars (rajusté plus tard à 812 millions de dollars pour tenir compte de l’inflation) et que les arrangements financiers comprenaient un contrat de location-achat d’une durée de huit ans, sans intérêt, le troc des paiements de location contre les coûts, pour le Royaume-Uni, de l’entraînement des forces britanniques dans les bases canadiennes de Wainwright, Suffield et Goose Bay, et le versement d’une somme symbolique d’une livre Sterling pour l’achat de chaque sous-marin au terme de la période de location. Le Ministère a aussi émis un autre communiqué, le 2 juillet 1998, pour annoncer la signature de deux contrats importants28, un avec le gouvernement du Royaume-Uni pour la location-achat des quatre sous-marins Upholder, et pour le matériel d’instruction et la documentation technique, et un autre avec la Vickers Shipbuilding and Engineering Ltd. (VSEL) pour le lot initial de pièces de rechange et la formation des équipages canadiens29. On y faisait là aussi mention d’une «  entente innovatrice de location-achat, sans intérêts, d’une durée de huit ans, selon laquelle les paiements de location seront échangés contre l’utilisation par les forces britanniques des installations d’entraînement  » en territoire canadien.



2 Le Canada a acheté un quatrième sous-marin Oberon en 1989, sauf que ce dernier, le NCSM Olympus, est resté en rade et ne servait qu’à l’entraînement.
3 Témoignages, séance n19, 10 février 2005.
4 Les sous-marins à propulsion classique, ou non nucléaires, sont munis d’un système de propulsion constitué à la base de moteurs diesel qui actionnent les générateurs servant à alimenter le moteur électrique, lequel fait tourner l’hélice et recharge les batteries.
5 Bien que toute opération sous-marine sous la calotte polaire comporte des risques, les sous-marins nucléaires disposent, grâce à leur réacteur nucléaire, d’une source pratiquement intarissable d’alimentation électrique. Les sous-marins diesel-électriques ont des réserves limitées d’énergie, produite par leur groupe électrogène. Ils ne peuvent s’aventurer trop loin sous la calotte polaire car ils pourraient avoir à faire surface pour actionner les moteurs diesel afin de recharger les batteries. Les systèmes de propulsion anaérobie peuvent remplacer ou compléter les moteurs diesel en faisant appel à des piles à combustible ou d’autres sources d’énergie sans air, sauf que les opérations sous la glace avec ce genre d’équipement nécessitent quand même beaucoup de précaution. La capacité limitée de fonctionnement sous la glace n’est qu’un des avantages offerts par cette nouvelle technologie. Voir à ce sujet l’article de Karen Winzoski intitulé «  Taking the Plunge: Should Canada Use Fuel Cell Technology to Make the Victoria-class Submarines More Stealthy?  », dans Canadian American Strategic Review, numéro de mai 2003.
6 Témoignages, séance n8, 15 novembre 2004.
7 Canada, ministère de la Défense nationale, Politique de défense du Canada, avril 1992, p. 25.
8 Ibid., p. 13.
9 Julie Ferguson, Deeply Canadian. New Submarines for a New Millenium. Port Moody (C.-B.), Beacon Publishing, 2000, p. 185.
10Les sous-marins nucléaires de la Marine royale transporteurs de missiles balistiques (SSBN) constituaient l’essentiel  de la force de dissuasion nucléaire du Royaume-Uni. Au début des années 1990, le Royaume-Uni avait commencé à remplacer ses SSBN équipés de missiles Polaris par de nouveaux sous-marins (de classe Vanguard) transporteurs de missiles Trident. Autrement dit, il avait d’autres projets en cours concernant sa flotte de sous-marins que celui des Upholder.
11Royaume-Uni, Débats de la Chambre des communes, 5 juillet 1993.
12Comité de la défense de la Chambre des communes du Royaume-Uni, Procurement of Upholder Class Submarines, 17 juillet 1991.
13Ibid., paragraphe 57.
14Témoignages, séance n8, 15 novembre 2004.
15Témoignages, séance n9, 22 novembre 2004.
16Témoignages, séance n8, 15 novembre 2004.
17Rapport du Comité spécial mixte sur la politique de défense du Canada, La sécurité dans un monde en évolution, octobre 1994, p. 38.
18Rapport dissident des députés du Bloc Québécois faisant partie du Comité spécial mixte sur la politique de défense du Canada, dans le rapport de ce comité intitulé La sécurité dans un monde en évolution, octobre 1994, p. 81.
19Ministère de la Défense nationale, Livre blanc sur la défense de 1994, p. 47.
20Témoignages, séance n9, 22 novembre 2004.
21Témoignages, séance no 8, 15 novembre 2004.
22Une copie de cette lettre a été fournie au Comité, avec les autres documents demandés au ministère de la Défense nationale.
23Une copie du rapport faisait partie des documents fournis par le ministère de la Défense nationale en réponse à la demande que lui avait adressée le Comité pour obtenir les listes britanniques et canadiennes des défectuosités que présentaient les sous-marins Upholder.
24Témoignages, séance no 15, 13 décembre 2004.
25Dans son livre, Julie Ferguson indique que le premier ministre Chrétien avait reporté la décision de faire l’achat des sous-marins, mais que cette intervention de sa part était survenue au printemps 1996. Voir Julie Ferguson, Deeply Canadian, New Submarines for a New Millenium, Port Moodie (C.-B.), Beacon Publishing, 2000, p. 156. Pourtant, à la page 185 comme à la page 156, elle écrit que les autorités britanniques, irritées par la décision de retarder l’achat, avaient retiré au Canada son droit de préférence en 1995.
26Témoignages, séance no 11, 29 novembre 2004.
27Canada, ministère de la Défense nationale, Communiqué NR-98.018 intitulé «  Des sous-marins pour la marine canadienne  », 6 avril 1998. Documentation BG-98.017 intitulée «  Des sous-marins pour la Marine canadienne  », 6 avril 1998.
28Canada, ministère de la Défense nationale, Communiqué NR-98.052 intitulé «  Signature de contrats pour l’acquisition de sous-marins  », 2 juillet 1998.
29Dans les mois qui ont suivi, la société a changé de nom à plusieurs reprises. Elle s’est d’abord appelée Marconi-Marine (VSEL) Ltd., puis Marconi Naval Systems, avant de prendre le nom qu’on lui connaît aujourd’hui, BAE Marine Systems, une des nombreuses propriétés de BAE Systems, elle-même née en 1999 de la fusion de British Aerospace (BAe) avec Marconi Electronic Systems.