JUST Rapport du Comité
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CHAPITRE CINQ : L’IMPACT DES LOIS CRIMINELLES ASSOCIÉES À LA PRATIQUE DE LA PROSTITUTION
Au cœur du mandat du Sous-comité se trouvait la tâche d’analyser l’impact des lois criminelles en matière de prostitution sur la santé et la sécurité des personnes qui vendent des services sexuels et des collectivités canadiennes était. Après avoir pris connaissance du cadre juridique entourant la prostitution adulte et de son application, nous avons donc vite cherché a en évaluer l’impact du point de vue de la sécurité et de la santé publiques, à travers plusieurs recherches empiriques et de nombreux témoignages de personnes se livrant ou s’étant déjà livrées à la prostitution202, de chercheurs et d’intervenants.
Le chapitre qui suit présente les analyses et points de vue qu’ont partagés à ce sujet les nombreux témoins que nous avons rencontrés tout au long de notre examen. Il est divisé en deux sections : la première rend compte des effets pervers des lois pénales qui visent précisément à contrôler les activités de prostitution entre adultes consentants, alors que la seconde rend compte de leurs effets positifs.
A. EFFETS PERVERS DE LA CRIMINALISATION D’ACTIVITÉS ASSOCIÉES À LA PRATIQUE DE LA PROSTITUTION
La littérature portant sur l’impact du cadre législatif en matière de prostitution sur la santé, la sécurité et le bien-être des personnes qui vendent des services sexuels, à l’instar de nombreux témoignages reçus dans le cadre de notre examen203, suggère que la criminalisation qui vise précisément à contrôler les activités de prostitution au Canada, compromet la sécurité des personnes prostituées de même que leur recours aux services sociaux et de santé204.
Dans les paragraphes qui suivent, nous examinons les préoccupations des témoins205 qui ont défendu que les articles de loi en matière de prostitution nuisent à la santé et à la sécurité des personnes prostituées en créant un marché illicite propice aux abus et à l’exploitation de même qu’en favorisant la clandestinité et l’isolement des personnes qui vendent des services sexuels.
De toutes les dispositions pénales relatives à la prostitution, c’est l’article 213 qui est le plus souvent appliqué. Depuis sa création en 1985, 90 p. 100 des infractions en matière de prostitution rapportées par la police concernent cet article de loi. Pourtant, de nombreuses études ont démontré que cet article n’a pas eu l’effet dissuasif escompté. Il n’aurait pas permis de réduire adéquatement l’incidence de la prostitution de rue ni même les nuisances sociales associées à sa pratique206. Selon ces études, les interventions fondées sur l’article 213 ont plutôt eu pour conséquence de déplacer les activités de prostitution d’un lieu à un autre et, par le fait même, de vulnérabiliser les personnes qui vendent des services sexuels à partir de la rue.
(a) Clandestinité et isolement
Au cours de notre examen, nous avons été informés que pour assurer leur sécurité tout en évitant les arrestations fondées sur l’article 213 du Code criminel, les personnes qui vendent des services sexuels à partir de la rue sont confrontées à un paradoxe.
Si elles travaillent dans un endroit isolé, elles détournent l’attention des policiers et des résidants, mais elles s’exposent davantage aux risques que posent les mauvais clients et les agresseurs; si elles travaillent dans un secteur habité et bien éclairé, les risques posés par les mauvais clients sont moindres, mais elles attirent l’attention non désirée des policiers et des résidants207.
Dans plusieurs des villes que nous avons visitées, des témoins ont noté que l’application de l’article 213 a repoussé les activités de prostitution de rue dans des quartiers isolés, où, selon eux, les risques d’abus et de violence sont très élevés208. Ces personnes nous ont dit qu’en contraignant les personnes à travailler dans la clandestinité, loin des services de protection, et en permettant que des clients puissent fonctionner dans l’anonymat complet, l’article 213 met en danger ces personnes, déjà très fragiles, qui se prostituent à partir de la rue. Voici ce que nous à dit la directrice de la Pivot Legal Society, Katrina Pacey :
Dans ces secteurs, les travailleurs du sexe sont plus susceptibles de devenir les proies de voleurs, de harceleurs ou d’assassins. Ils ne peuvent [par ailleurs] obtenir de l’aide s’ils sont en danger209.
Au dire du professeur Lowman, l’isolement provoqué par l’application de l’article 213 a fait de la rue un endroit de prédilection pour la violence et les abus. Ses recherches suggèrent que les prédateurs qui cherchent à faire souffrir les femmes se dirigent généralement vers la prostitution de rue, parce que cette forme de prostitution leur permet de ne pas être vus ni identifiés210. Selon M. Lowman, les hommes violents n’ont pas tendance à solliciter les services de personnes qui travaillent avec une agence ou dans un établissement de prostitution de peur d’être identifiés. Il ne faut donc pas se surprendre, selon lui, que 80 p. 100 des femmes assassinées en Colombie-Britannique, entre 1975 et 1994, se livraient à la prostitution de rue et non pas à la prostitution qui a cours dans les établissements et les agences211.
Les meurtres et disparitions d’un grand nombre de femmes qui s’adonnaient à la prostitution de rue au cours des 20 dernières années sont désignés comme le signe le plus tangible de la violence extrême à laquelle sont confrontées les personnes qui se prostituent à partir de la rue. Ces meurtres et disparitions témoignent aussi, selon John Lowman, de la détérioration des conditions de pratique de la prostitution depuis l’introduction de l’article 213 en 1985 :
J’estime que les dispositions sur la communication [article 213] ont joué un rôle central dans la création d’un contexte social et juridique propice à ces homicides et que les dispositions sur la prostitution au Canada font courir un risque aux prostituées des plus bas échelons212.
Plusieurs personnes ont soutenu lors de nos audiences que l’introduction de la disposition sur la communication (article 213) a aussi eu pour effet de favoriser l‘éparpillement des personnes prostituées, les rendant ainsi plus vulnérables à la violence et à l’exploitation213. Alors qu’auparavant ces personnes se livraient fréquemment à la prostitution de rue en équipe dans le but de réduire les risques de violence, par exemple en facilitant la prise d’informations comme le numéro de plaque d’immatriculation et la description des clients, elles auraient désormais davantage tendance à s’y livrer isolément l’une de l’autre.214 Bien que ce mode de pratique offre l’avantage d’attirer moins l’attention des policiers215, il a aussi pour conséquence de miner le partage d’information, rendant les personnes plus vulnérables à la rencontre de clients violents, parce que moins bien informées, et souvent moins susceptibles de connaître les ressources pouvant leur venir en aide216.
Dans la même veine, des témoins ont aussi noté que les personnes qui pratiquent dans ces secteurs ne réussissent souvent pas à obtenir de l’aide et à échanger des informations utiles du point de vue de leur santé et de leur sécurité, du fait que les secteurs isolés offrent généralement un accès limité aux services sociaux et de santé de même qu’aux services de base, comme le transport en commun, les restaurants et les téléphones publics217.
Enfin, à cause de l’application de l’article 213, plusieurs intervenants nous ont dit éprouver davantage de difficultés à rejoindre les personnes qui se prostituent à partir de la rue pour leur offrir des soins de santé, de l’information, ou encore pour leur distribuer des condoms ou des listes de mauvais clients.218
La vulnérabilité des personnes qui se livrent à la prostitution de rue est aussi en lien avec leurs déplacements fréquents. De peur d’être arrêtées ou encore suite à une arrestation ou une ordonnance de la cour, les personnes déménagent souvent leur pratique d’un quartier à un autre, ce qui a pour effet de les isoler de leurs amies, leurs collègues, leurs clients réguliers et des endroits qui leurs sont familiers. Plusieurs témoins ont fait valoir que cette instabilité compromet tout autant leur santé, leur sécurité que leur bien-être219.
Au dire de plusieurs témoins rencontrés, l’article 213 met aussi en danger les personnes qui se prostituent à partir de la rue en les forçant à conclure trop rapidement leurs négociations avec leurs clients, ce qui se traduit souvent par un saut trop rapide dans le véhicule du client. Voici ce qu’a soutenu Gayle MacDonald à ce propos :
La criminalisation, notamment les dispositions du Code criminel sur la communication, met les travailleuses sexuelles en danger en les obligeant à négocier à la va-vite avec le client, alors que c'est le moment le plus crucial pour tenter d'évaluer sa propension à la violence. Une travailleuse sexuelle qui mène sa négociation de manière précipitée pour éviter une rencontre avec la police risque de méjuger à son grand péril la sécurité du client220.
La mise au point des détails de la transaction avant de se retrouver dans un véhicule ou un endroit privé est un élément qui a été jugé important par toutes les personnes prostituées que nous avons rencontrées. Elles nous ont dit qu’une négociation en public leur permet de mieux évaluer les risques de propension à la violence des clients potentiels. Résumant les propos de 91 personnes qui se livraient à des activités de prostitution dans les rues de Vancouver, Katrina Pacey a souligné :
Les travailleurs et travailleuses du sexe ont peur d’être arrêtés par la police pendant qu’ils négocient une transaction avec un éventuel client. Par conséquent, ils se sentent obligés de négocier à la hâte et ne peuvent prendre le temps nécessaire pour bien évaluer un client et pour s’en remettre à leur instinct, ou encore pour remarquer qu’un client figure sur une liste de clients à éviter.221
Des témoins ont également noté que l’article 213 place les personnes prostituées en situation d’infériorité dans les négociations. Nombre d’actuelles et d’anciennes prostituées ont soutenu qu’il est plus difficile de négocier les prix et le type de services à l’intérieur du véhicule. Elles seraient par ailleurs désavantagées par le fait que, pour éviter les arrestations qui résultent des opérations de piégeage, elles laissent généralement les clients définir les services et les prix. Voici ce qu’a soutenu, notamment, Gwen Smith, membre de PEERS Victoria et de la Canadian National Coalition of Experiential Women lors de sa comparution : « De peur d’être piégées par un policier en civil, les femmes laissent généralement le client décrire un acte et en fixer le prix, ce qui lui donne un avantage dans la négociation »222.
2. L’article 210 du Code criminel interdisant les maisons de débauche
En dépit du fait que l’article 210 interdisant les maisons de débauche est rarement appliqué, des témoins ont noté que chaque jour plusieurs personnes risquent d’être criminalisées pour s’être trouvées dans une maison de débauche. Tout au long de notre examen, des témoins ont aussi fait valoir que cet article de loi laisse peu d’options aux personnes qui désirent vendre des services sexuels dans des conditions sécuritaires. Voici ce qu’a noté une personne qui se livre à des activités de prostitution dans un mémoire déposé au Sous-comité :
En empêchant les personnes qui ont l’intention de se prostituer de le faire dans un endroit sûr, on ne fait que rendre leur métier plus dangereux. Dans l’état actuel du droit, la seule possibilité qui s’offre aux travailleurs du sexe est de fournir leurs services à domicile. Or, il pourrait s’avérer dangereux pour ces travailleurs d’agir ainsi. Ne sachant pas si le client habite bel et bien à l’adresse indiquée, ils ne pourront jamais être en sécurité, même en prenant la peine de prévenir un ami ou un collègue de l’endroit où ils se trouvent et en compagnie de qui. D’ailleurs, l’article 212 les empêche de prendre de telles précautions.223
En plus d’interdire aux personnes qui se livrent à des activités de prostitution d’établir un environnement stable, que ce soit par l’utilisation de leur domicile ou de tout autre lieu fixe, des témoins ont fait valoir que cet article de loi contribue également à fragiliser les personnes en encourageant les locateurs à résilier le bail d’une personne soupçonnée de commettre des actes de prostitution224.
Selon certains témoignages reçus, l’article 210 compliquerait aussi les relations familiales, sociales et professionnelles des personnes qui vendent des services sexuels en prévoyant que toute personne qui visite le lieu de leur pratique est susceptible d’être accusée de s’être trouvée dans une maison de débauche, et ce peu importe la raison de sa présence. Elles nous ont dit que cette situation complique grandement la vie sociale des personnes qui décident de vendre des services sexuels à partir de leur domicile.
3. L’article 211 : mener ou transporter quelqu’un vers une maison de débauche
Puisque l’article 211 du Code criminel criminalise le fait de référer un client à une personne prostituée et empêche l’établissement de relations de travail avec toute personne susceptible de diriger un client ou encore de transporter une personne vers un lieu de prostitution, nombre de témoins ont soutenu qu’il a pour effet de nuire à l’établissement d’un cadre de pratique sécuritaire et propice à la promotion de la santé et de la sécurité des personnes prostituées. Voici ce qu’a soutenu notamment Eleanor Maticka-Tyndale lors de son témoignage :
Nos recherches ont fait ressortir que partager des clients et demander à des gens en qui vous avez confiance de vous référer des clients, comme des chauffeurs de taxi et des concierges d’hôtel avec qui vous avez établi de bons rapports, sont autant de moyens d’accroître la sécurité.
En outre, les stratégies qu'emploient les travailleurs du sexe sont également utilisées par d'autres travailleurs qui oeuvrent dans des milieux de travail analogues, c'est-à-dire qui finissent tard le soir ou dont les bureaux sont situés dans des quartiers de la ville peu sûrs. Pour eux, être transporté par quelqu'un de connu est un moyen de rehausser sa sécurité. Cependant, lorsque les personnes qui assurent le transport risquent d'être arrêtées et inculpées parce qu'elles vous emmènent vers une maison de rendez-vous aux fins de rapports sexuels, on prive ainsi ces travailleurs d'accroître leur sécurité225.
Au dire des témoignages de plusieurs personnes s’étant déjà livrées à la prostitution, l’article 212 favorise l‘isolement des personnes prostituées en criminalisant la cohabitation de même que l’établissement de relations employeur-employé. Des témoins ont noté que cette prohibition est souvent désavantageuse pour les personnes qui, dans certains cas, voient dans ces options des éléments favorables du point de vue économique et sécuritaire. Des personnes qui se livraient à la prostitution nous ont dit que la cohabitation permet des économies d’argent et peut également réduire les risques d’agression et de violence en brisant l’isolement des personnes prostituées. Selon certains témoins, les relations avec un gérant ou un employeur peuvent également s’avérer avantageuses. Certaines personnes ont dit se sentir plus à l’aise et en sécurité lorsqu’une tierce personne est chargée de leur trouver des clients, de les filtrer et de leur fournir le lieu pour pratiquer leurs activités de prostitution.
5. Autres effets de la criminalisation des personnes qui se livrent à la prostitution
Tout au long de notre examen, plusieurs nous ont dit vivre quotidiennement avec le stress de perdre la garde de leurs enfants, de perdre leur emploi dans le marché licite, d’être stigmatisés et de devoir vivre avec les effets néfastes du stigmate de « prostitué » pendant toute leur vie.
Le stigmate associé à l’activité prostitutionnelle est une étiquette sociale puissante qui discrédite et entache la personne qui le reçoit, et qui change radicalement la façon dont elle se perçoit et dont elle est perçue en tant que personne. La stigmatisation l‘expose ainsi à diverses formes de violence, d’abus et de mépris. L’effet du stigmate ressenti ou la crainte de discrimination est énorme dans la vie des travailleuses du sexe. Par conséquent, elles font rarement confiance aux systèmes publics, car ceux-ci les jugent et les catégorisent226.
Le Sous-comité a appris que, pour éviter ce stigmate et échapper à leur criminalisation, la très grande majorité des personnes qui vendent des services sexuels ne signalent pas aux autorités les agressions dont elles sont victimes. Voici ce qu’a soutenu à cet égard le directeur exécutif du Sanctuary Ministries of Toronto, Greg Paul :
Je crois qu’il est inévitable qu’une personne s’adonnant à une activité illégale comme le racolage à l’heure actuelle ne se sente pas à l’aise de demander la protection de la police si elle est victime d’une agression pendant qu’elle s’adonne à cette activité illégale, chose qui se produit souvent227.
Des témoins ont dit que les personnes qui vendent des services sexuels sont par le fait même privées de la protection de la police qui est perçue à travers la criminalisation comme un adversaire plutôt que comme un allié. Cette situation fait en sorte que les personnes qui vendent des services sexuels sont plus exposées aux prédateurs.
Plusieurs témoins ont noté que la criminalisation contribue également à la violence à l’endroit des personnes prostituées en facilitant sa justification. Kara Gillies a dit ceci :
Les lois pénales augmentent le risque de violence en interdisant tout un train de mesures susceptibles d’accroître la sécurité. Elles renforcent également la qualification du travail du sexe comme une aberration et par conséquent, les personnes qui exercent ce métier comme des victimes acceptables de moqueries et de mauvais traitements228.
Des témoins ont signalé une autre conséquence de la criminalisation : le casier judiciaire. Tous les témoins rencontrés ont souligné qu’il s’agit d’un élément fragilisant incontestable dans l’histoire de vie des personnes qui ont déjà été confrontées au système de justice. Il constitue par ailleurs un obstacle réel à l’intégration sociale des personnes qui en sont l’objet. La recherche d’un emploi conventionnel sera souvent compromise et les personnes auront bien souvent plus de difficulté à trouver un logement ou encore à voyager à l’étranger.
Enfin, certains témoins ont souligné que le cadre législatif actuel peut également mettre en péril la sécurité économique des personnes qui vendent des services sexuels. Ces témoins ont souligné que l’incarcération et l’amende ont souvent pour effet de fragiliser les personnes en regard du logement, de l’emploi, etc.229. D’autres témoins, dont Kara Gillies, ont aussi soutenu que la sécurité économique des personnes qui vendent des services sexuels est également mise en péril par la loi sur les produits de la criminalité, puisqu’elle empêche « les travailleurs du sexe d’économiser ou d’investir dans l’avenir et partant, dans l’avenir de leur famille ».
B. LES EFFETS POSITIFS DE LA CRIMINALISATION
1. Un message important dans la lutte contre la prostitution sous toutes ses formes
D’autres témoins ont souligné l’importance que revêt la criminalisation des clients de la prostitution et des proxénètes dans la lutte plus large que devrait livrer, selon eux, le Canada pour éradiquer la prostitution sous toutes ses formes, qu’elle soit pratiquée entre adultes consentants ou non. Les témoins qui ont présenté cet argument considèrent la personne prostituée comme la victime d’une activité violente en soi, aliénante qui relève de l’oppression des femmes par les hommes.
Pour rendre compte de cette perspective, voici ce qu’a soutenu Lyne Kurtzman de l’Alliance de recherche IREF-Relais femmes de l’Université du Québec à Montréal lors de sa comparution :
Il est temps, croyons-nous, de statuer sur la prostitution et de définir notre position comme société […] la pratique prostitutionnelle [est fondée sur] un rapport inégalitaire entre les sexes [et] une exploitation spécifique à l’endroit d’une fraction de femmes. Il nous faut éviter de mettre en place des dispositions qui lèvent les entraves au commerce du corps des femmes et qui légitiment le fait que des hommes ont un accès illimité au corps d’un certain nombre de femmes, créant ainsi deux classes de citoyennes : les citoyennes dites respectables et les citoyennes dédiées au confort sexuel des hommes230.
Pour la plupart de ceux qui conçoivent la prostitution dans ces termes, il incombe au Parlement de désapprouver l’acte de prostitution en criminalisant les hommes qui achètent des services sexuels et ceux qui vivent des fruits de la prostitution d’une autre personne, et ce afin d’appuyer toutes les femmes prostituées qui sont, à travers l’acte prostitutionnel, victimes d’exploitation sexuelle et de l’inégalité entre les hommes et les femmes. Le but du message est de décourager la pratique prostitutionnelle. Pour les tenants de cette perspective, ce qui est recherché par la criminalisation c’est la dissuasion à travers le message de désapprobation de la prostitution.
2. Un outil de prévention et d’intervention pour les personnes prostituées et leurs clients
À l’instar de la vaste majorité des témoins que nous avons rencontrés, les policiers reconnaissent généralement que les interventions fondées sur l’article 213 du Code criminel231 ne permettent pas de réduire l’incidence de la prostitution de rue. Ils conviennent communément que ces interventions ont plutôt pour conséquence de déplacer le problème vers un autre quartier ou tout simplement de le disperser. Il n’en demeure pas moins que bon nombre de policiers perçoivent l’article 213 comme un outil de prévention et d’intervention utile et nécessaire.
De l’avis de plusieurs des policiers que nous avons rencontrés, l’intervention fondée sur l’article 213 leur offre la possibilité de protéger les personnes prostituées d’une dépendance à la drogue, de leur proxénète ou encore des dangers inhérents à la pratique de la prostitution232.
Selon un policier rencontré lors d’une audience privée, le simple fait de les retirer de la rue, même pour une courte période de temps, constitue en soi un avantage non négligeable de la criminalisation. Les propos tenus par Doug LePard, chef adjoint du Service de police de la ville de Vancouver, sont aussi très révélateurs de cette perspective.
Lorsque nous portons des accusations contre une travailleuse du sexe, c'est souvent pour essayer de créer une distance ou un obstacle entre elle et son proxénète. Si nous lui imposons des conditions, elle perd de sa valeur marchande. Si elle ressent moins de pression de la part de ses pairs et de son proxénète, elle aura peut-être la chance de reprendre en main sa vie et de se sortir de ce métier. Il nous arrive de surseoir aux accusations contre les travailleuses du sexe qui souhaitent se retirer du métier.
[l]e Code criminel [a été utilisé] pour les forcer à chercher ou à profiter des ressources qui pouvaient les aider à sortir du milieu de la prostitution. Par exemple, une des conditions pouvait exiger qu'elles rencontrent un conseiller qui pouvait les aider à élaborer des stratégies pour sortir du milieu233.
Lors des audiences du Sous-comité, des policiers ont également affirmé l’utilité de l’article 213 pour dissuader les clients de la prostitution. Ils ont soutenu que bon nombre de clients achètent des services sexuels parce qu’ils ne saisissent pas les torts qu’ils font à la société en se livrant à de telles activités et bien souvent ne se rendent pas compte de la situation de détresse dans laquelle se trouvent en général les femmes qui se prostituent. La prise en compte de ces éléments à travers leur participation à des écoles de « michetons (john school) » aurait pour conséquence de les décourager à participer à ce genre d’activités. Lors de son témoignage, le sergent Matt Kelly, de l’escouade de la moralité au Service de police de la ville de Vancouver, a souligné :
En ce qui concerne les clients […] l'article 213 nous permet de les sensibiliser et de démystifier certains aspects de la prostitution, à savoir que les femmes adorent cela et qu'elles ont choisi ce métier. Ce sont bien sûr des mythes234.
Dans la même veine, le sergent d’état-major Terry Welsh, du Service de police d’Ottawa, nous a dit :
Depuis sept ans, j’ai recours à l’article 213 pour contribuer à l’éducation des travailleurs du sexe et des clients. L’article 213 me confère le pouvoir d’arrêter des personnes tout en leur offrant l’option de participer à un programme d’éducation « John School ». On leur fournit de l’information, on leur explique les risques, le danger, les problèmes qui existent sur la rue. Cela leur permet de prendre une décision éclairée au sujet de ce qui se passe véritablement dans notre collectivité235.
La criminalisation ou l’arrestation est ainsi vue comme une forme d’intervention sociale.
Pour conclure, bien que tous les témoins rencontrés ne partagent pas le même point de vue concernant les effets des lois sur la pratique prostitutionnelle et la réponse législative appropriée en la matière, tous ont reconnu qu’à l’heure actuelle ce sont les personnes les plus marginalisées qui sont le plus susceptibles de subir les effets de la criminalisation.
202 | Dans ce chapitre, nous avons également pris en compte les opinions de 91 personnes prostituées du secteur est du centre-ville de Vancouver à travers les affidavits déposés au Sous-comité par la Pivot Legal Society. Pour plus d’information, consulter le document déposé par la Pivot Legal Society intitulé Des voix pour la dignité. mettons fin aux torts causés par les dispositions législatives du Canada sur le commerce du sexe, 2004. |
203 | Voir notamment les témoignages de John Lowman, Gayle MacDonald, Leslie Ann Jeffrey, Frances Shaver, Marie-Andrée Bertrand, Colette Parent, Christine Bruckert, Valérie Boucher, Jacqueline Lewis, Kara Gillies, Deborah Brock, Maurganne Mooney, Glenn Betteridge, de même qu’un très grand nombre d’actuel(le)s et d’ancien(ne)s prostitué(e)s. |
204 | Voir en particulier Réseau juridique canadien VIH/Sida, Sex, Work, Rights: Reforming Canadian Criminal laws on Prostitution, juillet 2005; et John Lowman, « Violence and the Outlaw Status of (Street) Prostitution in Canada » 2000 6(9) Violence Against Women 987. |
205 | Voir entre autres les témoignages de Cherry Kingsley, Jennifer Clamen, Gayle MacDonald, Raven Bowen, Frances Shaver, Deborah Brock, Jacqueline Lewis et Laurie Ehler. |
206 | L’échec de l’article 213 dans la lutte pour contrer la prostitution de rue est bien documenté. Nous l’avons vu au chapitre précédent, toutes les études évaluatives menées pas le ministère de la Justice pour appuyer le processus de révision du projet de loi C-49 de même que l’analyse effectuée, au milieu des années 90, par le groupe fédéral-provincial-territorial sur la prostitution concluent à l’échec de cet article de loi. Son application n’aurait pas permis de diminuer les activités de prostitution de rue ni même les plaintes de citoyens des grandes villes canadiennes. Ministère de la Justice, La prostitution de rue. effets de la loi : rapport de synthèse. Ottawa, 1989; ministère de la Justice, Rapport et recommandations relatives à la législation, aux politiques et aux pratiques concernant les activités liées à la prostitution, décembre 1998. Il s’agissait pourtant de l’objectif visé par l’introduction de l’article 213 au Code criminel. Le ministre de la Justice et Procureur général du Canada de l’époque, l’honorable John C. Crosbie, soulignait ainsi lors du dépôt en comité du projet de loi C-49 : « Pour l’instant, le client négocie et, dans la plupart des cas, consomme la transaction dans l’enceinte privée et la sécurité de sa voiture. Si vous lui enlevez cette possibilité, la demande de services de prostitution diminuera de beaucoup. Quand le client saura qu’il risque fort d’être arrêté et accusé d’un délit après l’adoption de cette législation, je peux vous assurer que la demande va baisser très rapidement. » Canada, Parlement, procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C-49, loi modifiant le Code criminel (prostitution) de la Chambre des communes, fascicule no 1, jeudi 19 septembre 1985, 1re session de la 33e législature, 1984-85. |
207 | Groupe de recherche STAR (Groupe de défense du travail du sexe et projet de recherche), La sécurité et le bien-être des travailleuses et des travailleurs du sexe, mémoire présenté au Sous-comité, juin 2005, p. 25. |
208 | Cette opinion est partagée par l’ensemble des personnes impliquées dans la prostitution que nous avons rencontrées de même que plusieurs intervenants et chercheurs. |
209 | Témoignage devant le Sous-comité, 29 mars 2005. |
210 | John Lowman, témoignage devant le Sous-comité, 21 février 2005; Jacqueline Lewis, témoignage devant le Sous-comité, 2 mai 2005. |
211 | John Lowman et L. Fraser, Violence Against Persons Who Prostitute : The Experience in British Columbia, Rapport technique TR 1996-14e du ministère de la Justice du Canada, 1996. |
212 | John Lowman, mémoire présenté au Sous-comité, 2005, p. 7. |
213 | Voir notamment le témoignage de Jeannine McNeil, directrice exécutive du programme Stepping Stone. |
214 | Voir entre autres les témoignages de Valérie Boucher, intervenante, Stella, témoignage devant le Sous-comité, 7 février 2005. |
215 | Ce mode de pratique limite conséquemment les risques d’arrestation. |
216 | Groupe de recherche STAR, La sécurité et le bien-être des travailleuses et des travailleurs du sexe, mémoire présenté au Sous-comité, juin 2005, et Jacqueline Lewis, témoignages devant le Sous-comité, 2 mai 2005 |
217 | Groupe de recherche STAR, La sécurité et le bien-être des travailleuses et des travailleurs du sexe, mémoire présenté au Sous-comité, juin 2005. |
218 | Voir entre autres les témoignages de Susan Miner et de Anastasia Kusyk le 15 mars 2005, et de Maria Nengeh Mensah le 2 mai 2005. |
219 | Groupe de recherche STAR, La sécurité et le bien-être des travailleuses et des travailleurs du sexe, mémoire présenté au Sous-comité, juin 2005. |
220 | Gayle McDonald, professeure, département de sociologie, Université St.Thomas, témoignage devant le Sous-comité, 21 mars 2005. |
221 | Témoignage devant le Sous-comité, 29 mars 2005. |
222 | Témoignage devant le Sous-comité, 29 mars 2005. Voir également le témoignage de Kara Gillies, présidente, Maggies : The Toronto Prostitute’s Community Service Center, 2 mai 2005. |
223 | Mémoire soumis anonymement au Sous-comité. |
224 | Kara Gillies, présidente, Maggie’s : The Toronto Prostitutes’ Community Service Centre, témoignage devant le Sous-comité, 2 mai 2005. |
225 | Eleanor Maticka-Tyndale, professeure, département de sociologie et d’anthropologie, Université de Windsor, témoignage devant le Sous-comité, 2 mai 2005. |
226 | Maria Nengeh Mensah, Réponse au rapport du Comité du Bloc Québécois sur la prostitution de rue, mars 2002, p. 5. |
227 | Greg Paul, directeur exécutif, Sanctuary Ministries of Toronto, témoignage devant le Sous-comité, 15 mars 2005. |
228 | Kara Gillies, présidente, Maggie’s : The Toronto Prostitutes’ Community Service Centre, témoignage devant le Sous-comité, 2 mai 2005. |
229 | Maggie’s : The Toronto Prostitutes’ Community Service Centre, témoignage devant le Sous-comité, 2 mai 2005. |
230 | Témoignage devant le Sous-comité, 9 février 2005. |
231 | Cet article interdit, rappelons-le, la communication dans des lieux publics aux fins de la prostitution. |
232 | Ce discours était particulièrement présent lorsqu’il était question de la réaction des policiers envers la prostitution juvénile. Rappelons que le Sous-comité préfère quant à lui parler d’exploitation sexuelle aux fins de la prostitution lorsque les personnes impliquées sont mineures. Il s’agit d’un acte criminel grave qui doit faire l’objet de peines sévères. |
233 | Doug Le Pard, Chef de police adjoint, Service de police de la ville de Vancouver, témoignage devant le Sous-comité, 30 mars 2005. |
234 | Témoignage devant le Sous-comité, 30 mars 2005. |
235 | Témoignage devant le Sous-comité, 6 avril 2005. |