Les gens qui envisagent le suicide […] ont
l'impression qu'elles n'ont pas d'autre choix. Les familles partagent ce
désespoir, elles subissent souvent le fardeau de la colère et sont témoin de la
peur. Les familles se sentent souvent impuissantes et dans l'incapacité
d'aider.
[…] Les familles
correctement soutenues, qui fonctionnent et qui sont en bonne santé, peuvent
constituer un facteur de protection considérable pour ceux qui envisagent le
suicide. […] Elles peuvent constituer le centre ou le fondement du système de
soutien des personnes en détresse: nous avons entendu des personnes ayant vécu
la détresse – qui ont traversé l'obscurité et qui sont ressorties de
l'autre côté – dire que c'était grâce à quelqu'un dans leur vie qui n'a
pas baissé les bras[1].
Lors de sa réunion du 29 septembre 2016, le Comité
des anciens combattants de la Chambre des communes (le Comité) a adopté une
motion à l’effet de mener « une étude sur la santé mentale axée sur
l’amélioration de l’aide à la transition (combler les écarts) entre les Forces
canadiennes et Anciens Combattants et sur la formulation de recommandations
pouvant ultimement servir à l’élaboration d’un programme coordonné de
prévention du suicide[2]. »
Cette résolution faisait suite à un constat
réalisé durant l’étude précédente à l’effet que :
Un grand nombre de militaires opèrent leur
transition vers la vie civile de manière tout à fait satisfaisante. Le défi est
cependant plus important pour les militaires qui quittent la vie militaire
contre leur gré, dont ceux qui sont libérés pour raisons médicales et qui
forment l’essentiel des clients d’ACC.
[…] L’impression générale qui ressort des
témoignages entendus est que les besoins de nombreux vétérans libérés pour
raisons médicales ne sont pas comblés, et qu’ils en ressentent un plus grand
isolement[3].
La réussite du processus de transition semble donc
être un déterminant important du mieux-être à long terme des vétérans. À
l’inverse, une transition difficile peut avoir un impact négatif durable sur la
vie des vétérans, ainsi que sur celle de tous les membres de leur famille.
Sachant les risques que comporte une carrière militaire sur le plan de la santé
mentale, il est d’autant plus important que ces risques ne soient pas exacerbés
lors de la transition vers la vie civile.
Le suicide est fréquemment l’aboutissement le plus
tragique d’une santé mentale qui s’est détériorée, et pour de nombreux
vétérans, les origines de cette détérioration peuvent souvent être retracées à
une transition difficile. Comme nous l’examinerons plus en détail dans la suite
de ce rapport, même si le taux de suicide chez les militaires canadiens est à
peu près équivalent à celui de la population canadienne du même âge, il est
inquiétant, puisque la population militaire est déjà une population pré‑sélectionnée
qui est en meilleure santé que la population en général. Or, les vétérans se
suicident presque 50% plus souvent que les militaires en service. Cette
statistique signale que le seul fait de devenir un vétéran constitue un facteur
de risque pour le suicide.
En tenant compte de toutes les nuances qui
s’imposent, ces statistiques valent également pour la plupart des problèmes de
santé mentale que l’on désigne sous le terme de « blessures de stress
opérationnel. » Cette expression non-clinique désigne « des problèmes psychologiques qui surviennent à la suite d'un
traumatisme psychologique éprouvé pendant les opérations, qui entraîne divers
diagnostics, dont la dépression, l’état de stress post traumatique (ESPT) et
les troubles liés à la toxicomanie[4]. »
En ce qui concerne les vétérans, une transition
réussie constitue un élément clé de toute stratégie visant leur mieux-être, la
promotion de la santé mentale et la prévention du suicide. Dans le cadre de la
présente étude, le Comité a tenté d’identifier des pistes de solution pouvant soutenir
ces objectifs et en recommander la mise en œuvre par le gouvernement du Canada.
Le fil conducteur qui unit les 71 témoignages
entendus au cours des 19 réunions que le Comité a consacrées à cette étude se
ramène à deux éléments dont la présence semble constituer le meilleur facteur
de protection, et dont l’absence semble constituer un important facteur de
risque lors de la transition : le soutien de la famille et des proches, et
le sentiment d’une mission à accomplir.
La perte de l’identité militaire lors du passage
au statut de vétéran, pour ceux et celles qui ont été libérés involontairement
et pour leur entourage, constitue pour beaucoup une expérience difficile. Nous
espérons que les pistes mises de l’avant par le Comité pourront servir à
améliorer la qualité de vie des vétérans et des membres de leur famille.
Le tableau que l’on peut dresser de la santé
mentale des militaires canadiens est étroitement lié à l’intensification de la participation
du Canada à des opérations militaires depuis le conflit dans les Balkans au
début des années 1990. Les risques se sont accrus durant les opérations qui se
sont déroulées au cours des années 1990 en ex-Yougoslavie, en Somalie, au
Rwanda, et par la suite en Afghanistan.
En tout, environ 40 000 militaires canadiens
ont été déployés en Afghanistan, ce qui, en termes d’effectifs, dépasse la
participation à la guerre de Corée, entre 1950 et 1953, et en fait donc la plus
importante opération militaire canadienne depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les
opérations de combat ont pris fin le 7 juillet 2011 en Afghanistan, mais le
Canada a maintenu sur place un contingent d’environ 1 000 membres jusqu’en
mars 2014 afin d’appuyer la formation des forces de sécurité afghanes. Cent
cinquante-huit militaires et quatre civils canadiens y ont perdu la vie et plus
de 2 000 militaires y ont été blessés.
Le visage humain de la mission en Afghanistan
s’est fréquemment manifesté dans les drames bouleversants vécus par certains
représentants de cette nouvelle génération de militaires, qui ont parfois dû
payer de leur santé mentale l’expérience des souffrances de la guerre. Une
augmentation du nombre de suicides, surtout chez les membres des forces
terrestres, a coïncidé avec la participation à cette mission, comme l’a affirmé
la Dre Heber d’Anciens Combattants Canada (ACC)[5].
Les séquelles psychologiques auxquelles peut
donner lieu la participation aux opérations militaires sont habituellement
désignées au moyen du terme médical « trouble de stress
post-traumatique » (TSPT), ou encore du terme militaire et policier
de « blessure de stress opérationnel (BSO) ». Ces séquelles sont plus
difficiles à prévoir que celles des blessures physiques, et ce, à cause de leur
nature moins visible, de la réticence de ceux qui en souffrent à les déclarer
et du fait que leurs symptômes peuvent n’apparaître que des années après
l’événement traumatisant. Nos connaissances sur le sujet sont donc fragiles et
les certitudes inexistantes, si ce n’est celle de la souffrance des personnes
touchées.
On soupçonne évidemment que le conflit en
Afghanistan a eu des répercussions sur la santé mentale des militaires. Selon
le médecin-chef des Forces armées canadiennes (FAC), le général MacKay, c’est essentiellement
le nombre de cas de stress posttraumatique qui a augmenté :
La prévalence du trouble de stress
post-traumatique après 12 mois est passée de 2,7 % en 2002 à
5,4 % en 2013. Cependant, aucun changement notable n'a été observé dans la
proportion de membres des Forces armées canadiennes souffrant de dépression,
qui constitue encore la principale cause de maladie mentale chez les militaires
et qui s'établissait autour de 8 % en 2002 et en 2013[6].
« En moyenne, 10 000 membres de la
Force régulière et de la Force de réserve quittent chaque année les Forces
armées canadiennes. De ce nombre, 16 % en moyenne sont libérés pour des
raisons médicales[7]. » Parmi les personnes qui doivent quitter les FAC pour
raisons médicales, les statistiques indiquent que la proportion de celles qui
souffrent de problèmes de santé mentale a diminué.
Le nombre de personnes quittant le service
militaire pour des raisons médicales varie quelque peu. Je crois que l'an passé
autour de 2 000 personnes ont quitté pour des raisons médicales et,
de ce nombre, seulement 22 % ont quitté pour des raisons de santé mentale.
La raison pour laquelle je dis que c'est intéressant, c'est qu'au cours de
nombreuses années précédentes, ce sont de 34 % à 40 % des personnes
qui ont quitté les forces armées pour des problèmes de santé mentale. Or, je
suis un peu surpris de voir que le nombre a diminué[8].
Ces statistiques sont encourageantes, mais, avant
de se réjouir, il faudra voir si la tendance se maintiendra au cours des années
à venir, et à mesure que les 40 000 militaires qui ont participé à la
mission canadienne en Afghanistan prendront leur retraite ou amorceront leur
transition vers la vie civile.
En novembre 2016, le ministère de la Défense
nationale a publié son plus récent rapport sur la mortalité par suicide dans les Forces armées
canadiennes. Ce rapport, qui porte sur une période
de 21 ans (1995 à 2015), analyse uniquement les suicides chez les hommes
de la Force régulière. Les raisons pour lesquelles les suicides chez les femmes
ne sont pas analysés dans l’étude ont été expliquées par Mme Elizabeth
Rolland-Harris, l’une des co-auteurs de l’étude :
C'est ainsi parce que le nombre de suicides de
femmes et de réservistes est trop modeste pour que nous puissions divulguer des
détails sur ces cas sans risquer d'identifier des personnes et de compromettre
leur droit à la confidentialité. Par conséquent, même si l'expérience de ces
gens est versée dans les preuves qui servent à orienter les politiques en
matière de santé mentale et les efforts de prévention du suicide au sein des
Forces armées canadiennes, les renseignements qui les concernent ne figurent
pas dans les rapports annuels[9].
Les tendances relatives à la Réserve sont
également difficiles à analyser, car « les dossiers de la Réserve peuvent
être incomplets en ce qui concerne les suicides et l’information sur la taille
et les caractéristiques de la Réserve, ces deux aspects sont nécessaires
pour calculer des taux de suicide fiables. Le taux de départs est élevé chez
les réservistes de classe A, et les suicides au sein de ce groupe ne sont
pas nécessairement signalés au ministère de la Défense nationale[10]. » Les limites statistiques relatives aux suicides chez les membres de
la Réserve s’appliquent encore plus à l’analyse des suicides chez les anciens
combattants.
Lorsque les FAC jugent qu’un membre de la Force
régulière ou de la Réserve est probablement décédé par suicide, elles le
confirment auprès du coroner de la province où le suicide a eu lieu, et
ordonnent la tenue d’un examen technique des suicides par des professionnels de
la santé (ETSPS).
Cette enquête est menée par une équipe formée d'un
professionnel de la santé mentale et d'un médecin militaire généraliste.
Ensemble, ils examinent tous les dossiers de santé pertinents et réalisent des
entrevues avec le personnel médical, les membres de l'unité, les membres de la
famille et d'autres personnes pouvant avoir des connaissances sur les
circonstances du suicide en question[11].
Le Rapport sur la mortalité par suicide dans les FAC
est fondé sur les données obtenues dans le cadre de ces ETSPS.
En 2015, 14 hommes de la Force régulière se
sont suicidés. Ils étaient aux prises avec les problèmes de santé mentale
suivants (certaines personnes pouvaient avoir plus d’un problème de santé
mentale) :
- six souffraient d’un trouble dépressif documenté;
- six souffraient d’un trouble lié à l’utilisation de substances;
- quatre souffraient d’un trouble anxieux;
- trois souffraient d’une lésion cérébrale traumatique;
- trois souffraient d’un trouble lié à un état de stress post‑traumatique;
- deux souffraient d’un trouble lié à des traumatismes et à des facteurs de stress (autres que l’état de stress post‑traumatique);
- deux souffraient d’un trouble de personnalité.
Plus de 85 % d’entre eux avaient eu accès à
des soins de santé sous une forme ou une autre au sein des FAC dans les
trois mois précédant le suicide.
Au cours des 21 années visées par le rapport,
il y a eu 239 suicides commis par des hommes de la Force régulière, soit
11,4 suicides par année en moyenne. En 2011, il y a eu 21 suicides, un
nombre anormalement élevé qui a fait augmenter le taux pour les tendances à
court terme qui tiennent compte de cette année. C’est en 2006 qu’il y a eu le
moins de suicides : on a en dénombré seulement sept.
Une fois que ces données sont converties en un
taux de suicide en fonction de l’âge et du sexe, celui‑ci peut être
comparé au taux de suicide chez la population canadienne du même âge et du même
sexe. Les principales conclusions découlant de cette comparaison sont les
suivantes :
- De 1995 à 1999, le taux de suicide chez les hommes de la Force régulière était 28 % plus bas que le taux de suicide chez la population masculine du même âge, et cette différence est « statistiquement significative[12] ».
- De 2000 à 2004, le taux était 20 % plus bas, mais il ne s’agit pas d’une différence statistiquement significative.
- De 2005 à 2009, le taux était 13 % plus bas, mais cette
différence n’est pas statistiquement significative.
- De 2010 à 2012 (soit pendant trois ans seulement), le taux est 20 % plus élevé et cette différence est presque statistiquement significative, mais il comprend le nombre de suicides anormalement élevé (21) observé en 2011.
La principale hypothèse sous-tendant la nécessité
d’analyser avec soin les tendances relatives aux suicides de militaires est
qu’il pourrait y avoir une relation de cause à effet entre l’exposition à des
événements traumatisants dans le cadre d’un déploiement et le taux de suicide.
Entre 1995 et 2004, il n’y avait pas de différence notable entre le taux de
suicide de ceux qui ont été déployés et le taux de suicide de ceux qui ne l’ont
pas été. Cela dit, lorsqu’on emploie une méthode qui tient mieux compte de
l’âge, on constate que la différence pour la période de 2005 à 2014 est presque
statistiquement significative :
- De 2005 à 2014, le taux de suicide des hommes de la Force régulière qui ont été déployés représente 148 % du taux de ceux qui n’ont pas été déployés (autrement dit, il est plus élevé de 48 %);
- Ce pourcentage, soit 148 %, se situe dans un intervalle de
confiance (voir la note 12) allant de 98 % à 222 %;
- Si la borne inférieure de l’intervalle de confiance avait été plus élevée que 100 %, au lieu d’être de 98 %, la différence aurait été statistiquement significative. En d’autres mots, une très faible augmentation du nombre de suicides au cours d’une année donnée entre 2005 et 2014 aurait fait en sorte que la différence de 48 % serait devenue statistiquement significative.
Une autre hypothèse importante sous‑tendant
l’existence possible d’un lien de cause à effet entre le déploiement et le
suicide est le fait que les membres de l’Armée de terre, par opposition aux
membres de la Marine et de la Force aérienne, risquent davantage d’être exposés
à des événements traumatisants lors d’un déploiement et donc, ils sont beaucoup
plus susceptibles de se suicider. La différence entre le taux de suicide des
membres de l’Armée de terre et les membres des deux autres commandements semble
appuyer cette hypothèse :
- De 2002 à 2015, « le taux brut de suicide [des hommes] dans le commandement de l’Armée de terre était 2,6 fois plus élevé que celui dans les autres commandements[13]. »
- Pendant la même période, le taux brut de suicide parmi les hommes du commandement de l’Armée de terre qui étaient âgés de 20 à 24 ans était de 40/100 000, alors qu’il était de 13/100 000 pour les hommes des autres commandements qui avaient le même âge.
Il est donc possible d’affirmer, comme l’a fait
Mme Rolland-Harris, que « les militaires rattachés à l'Armée canadienne,
plus précisément ceux qui appartiennent aux groupes professionnels des armées
de combat, courent un risque plus marqué de suicide que les membres de la
Marine royale canadienne ou de l'Aviation royale canadienne[14]. »
Le colonel Andrew Downes, directeur de la Santé
mentale au MDN, est allé un peu plus loin dans son analyse des facteurs ayant
pu contribuer à l’augmentation du taux de suicide dans l’Armée
canadienne :
La majorité de ces personnes ont des problèmes de
santé mentale ou sont dans un état de détresse psychologique. À cela s'ajoute
ce que nous appelons un puissant déclencheur ou en d'autres mots, un facteur de
stress, comme dans le cas d'un problème relationnel, par exemple. Nous savons
qu'une mission comme celle de l'Afghanistan où les traumatismes psychologiques
ont été nombreux, finit par entraîner de nombreux problèmes de santé mentale.
Nous pensons que les problèmes de santé mentale qui se sont manifestés au cours
de cette opération sont l'un des facteurs à l'origine de l'augmentation des
taux au sein du personnel de l'Armée. Ces membres sont ceux qui ont été le plus
exposés aux facteurs de stress reliés au combat[15].
Autrement dit, les facteurs de stress liés aux
opérations des forces terrestres en Afghanistan ont pu s’ajouter par effet
cumulatif à d’autres facteurs de risque liés aux antécédents familiaux,
professionnels ou de santé de la personne. En eux-mêmes, ces facteurs de stress
liés aux opérations militaires ne seraient peut-être pas suffisants pour
déclencher des troubles de santé mentale, mais s’ajoutant aux autres, ils
peuvent contribuer à expliquer le taux de suicide élevé parmi les militaires
qui ont participé aux opérations de combat.
Lorsque vous revenez, on ne vous comprend pas
lorsque vous dites que vous faites des cauchemars toutes les nuits, que vous
n'arrivez pas à vous adapter à la vie quotidienne, que vous vous sentez mal à
l'aise dans une foule[16].
Les vétérans souffrent plus de problèmes de santé
mentale que les militaires en service et que la population canadienne du même
âge et du même sexe, et ils se suicident plus. Selon M. David Pedlar, directeur
de la recherche à ACC : « La prévalence des
problèmes de santé mentale courants, comme les troubles de l'humeur, les
troubles anxieux et les troubles de stress post-traumatique, était généralement
deux à trois fois plus élevée chez les militaires des Forces armées canadiennes
libérés depuis 1998 qu'au sein de la population canadienne[17]. »
Ces statistiques valent tant pour les vétérans de la Force régulière que pour
les vétérans de la Réserve qui ont servi à temps plein pendant une période
prolongée. Selon M. Pedlar, « L'état de santé mentale des réservistes n'ayant
pas servi à temps plein durant une période prolongée était très semblable à
celui des Canadiens du même âge et du même sexe qui ne sont pas des vétérans[18]. »
En ce qui a trait aux comparaisons internationales avec les États-Unis,
l’Australie et le Royaume-Uni, « la situation au Canada ressemble à ce qui
se passe ailleurs[19]. »
M. Pedlar a fait ressortir un élément essentiel à
la compréhension de l’état de santé mentale des vétérans, soit le lien entre la
santé mentale et la santé physique, que nous avons trop souvent tendance à
envisager séparément. Les statistiques sont très éloquentes :
90 % des vétérans aux
prises avec des troubles de santé mentale souffrent également d'un problème de
santé physique chronique. La prévalence des affections musculosquelettiques et
de la douleur chronique est de deux à trois fois plus élevée que dans les
populations civiles. Ceux qui souffrent à la fois d'un trouble de santé
mentale, d'un problème de santé physique et de douleur chronique sont plus
susceptibles de faire face à des défis majeurs sur le plan de la qualité de
vie. Il est donc essentiel de ne pas cloisonner les troubles de santé mentale
et les troubles de santé physique pour répondre aux besoins des vétérans. Il
faut absolument les considérer conjointement pour bien les diagnostiquer, les
traiter et les gérer[20].
Autrement dit, l’une des particularités les plus
déterminantes pour comprendre la spécificité des problèmes de santé mentale des
vétérans est que la quasi-totalité d’entre eux souffrent également d’un
problème de santé physique chronique : « Le corps
n'est pas conçu pour porter des charges de 125 livres pendant des années
sans subir de conséquences. Nous en voyons les répercussions dans le cadre de
notre programme de prestations d'invalidité[21]. »
Les particularités de l’usure physique qu’entraîne
la vie militaire peuvent donc être considérées en elles-mêmes comme un facteur
de risque de développer des problèmes de santé mentale. Toujours selon M.
Pedlar, il faut « [considérer] la santé physique et la douleur chronique comme
des vecteurs extrêmement importants de l'apparition de troubles de santé
mentale chez les vétérans, en plus des expériences traumatisantes auxquelles
ils auraient pu faire face[22]. »
Le traitement qui est offert aux vétérans doit donc
tenir compte de cette double dimension, car si le traitement des problèmes de
santé mentale ne s’accompagne pas d’un traitement simultané des problèmes
physiques et de la douleur, il sera difficile d’améliorer leur qualité de vie.
Selon M. Pedlar, il faut également en tenir compte
lorsqu’il est question de la prévention du suicide : « Il y a
réellement un effet multiplicateur si une personne a un problème de santé
mentale, un problème de santé physique et de la douleur chronique. Les vétérans
sont plus susceptibles que les autres Canadiens d'avoir tous ces problèmes en
même temps[23]. »
Au Canada, on obtient le taux de suicide en
divisant le nombre de suicides enregistrés dans une année donnée par la
population totale du Canada, tous âges confondus.
En 2012, le taux de suicide au Canada était de
11,3/100 000, respectivement 17,3/100 000 pour les hommes et
5,4/100 000 pour les femmes.
Il n’existe aucun calcul équivalent pour la
population totale des vétérans du Canada, estimée à 685 000. Cependant,
une étude de 2011 intitulée Étude du cancer et de la mortalité chez les
membres des Forces canadiennes : causes de décès s’est penchée sur le sort d’une sous-population de 112 225 vétérans
ayant servi dans la Force régulière entre 1972 et 2008. L’étude a permis de
tirer les conclusions suivantes :
- le suicide est la seule cause de mortalité dont l’incidence est
nettement supérieure chez les vétérans qu’au sein de la population générale;
- le risque de mourir par suicide était 46 % plus élevé chez les vétérans de sexe masculin que chez les groupes d’âge correspondants de la population canadienne masculine;
- dans le cas des vétérans libérés lorsqu’ils avaient entre 16 et
24 ans, le risque de mourir par suicide double par rapport au même groupe d’âge chez la population canadienne masculine;
- le risque de mourir par suicide était 32 % plus élevé chez les vétérans de sexe féminin que chez les groupes d’âge correspondants de la population canadienne féminine;
- chez les vétérans de sexe féminin de 40 à 44 ans, le risque de suicide était 2,5 fois plus élevé que chez le groupe d’âge correspondant de la population canadienne féminine.
Toujours selon le même rapport :
- Des 112 225 vétérans de la sous-population étudiée,
96 786 hommes et 15 439 femmes se sont engagés dans la Force régulière après 1972 et ont été libérés avant le 31 décembre 2007.
- Des quelque 2 620 hommes décédés, 696 (26,6 %) ont commis un suicide. En extrapolant, on obtient un taux de suicide cumulé de 719/100 000 (1/139) au sein de cette cohorte sur une période de 36 ans. Par comparaison, le taux de suicide cumulé dans la population canadienne masculine d’âge correspondant est d’environ 551/100 000 (1/181) au cours de la même période.
Des quelque 204 femmes décédées, 29
(14 %) ont commis un suicide, ce qui représente un taux de suicide
cumulé de 187/100 000 (1/535) au sein de cette cohorte sur une période de
36 ans. Par comparaison, le taux de suicide cumulé dans la population canadienne
féminine d’âge correspondant est d’environ 146/100 000 (1/685) au cours de
la même période.
Étant donné l’absence de données fiables pour les
vétérans ayant quitté les FAC après 2007, ACC a annoncé qu’une deuxième édition
de l’étude se penchera sur les vétérans de la Force régulière et du service en
classe C de la Réserve libérés en 2015 ou avant[24].
Ces données sur la
population totale des vétérans correspondent à celles obtenues à la clinique
d’ACC de Parkwood, à London en Ontario. Selon le Dr Don Richardson, psychiatre
à la clinique :
Parmi les gens ayant demandé des soins à la
clinique TSO Parkwood, près de 80 % des personnes atteintes d'un TSPT
avaient aussi des symptômes de trouble dépressif majeur et environ 40 %
souffraient d'alcoolisme.
Les troubles de santé
mentale, en particulier le trouble dépressif majeur, sont souvent accompagnés
de comportements suicidaires, de pensées suicidaires et de tentatives de
suicide. […] Au cours de la dernière année, environ 6,6 % des vétérans
auraient eu des idéations – des pensées – suicidaires. Chez les
vétérans qui étaient des clients d'Anciens Combattants Canada, la prévalence
d'idéations suicidaires durant la même période était beaucoup plus élevée: elle
était de 12 %[25].
Pour le Dr
Richardson, comme pour la plupart des spécialistes que le Comité a entendus, la
meilleure stratégie de prévention du suicide réside dans le traitement des
troubles de santé mentale, en particulier de la dépression. « Il est donc
très important d'offrir des soins en temps opportun aux vétérans et de mener
une campagne de sensibilisation afin que les vétérans sachent qu'ils ont accès
à des traitements[26]. »
La carrière militaire entraîne un mode de vie qui
les expose davantage à plusieurs des facteurs de risques de développer des
problèmes de santé mentale. Selon le Dr Jitender Sareen, professeur de
psychiatrie à l’Université du Manitoba :
Les facteurs de risque les plus importants pour
les troubles de santé mentale et le suicide sont les événements stressants de
la vie vécus pendant l’enfance ou à l’âge adulte. Ces facteurs sont très
présents chez les militaires. Les militaires peuvent vivre des événements
indésirables, des événements stressants de la vie, de la violence physique
ainsi que des décès. Parmi les autres facteurs communs figurent les antécédents
familiaux de troubles de santé mentale. Les lésions corporelles et les
problèmes de santé physique sont également importants. Plus particulièrement,
il a été prouvé que les difficultés financières et les problèmes juridiques
augmentent le risque de troubles de santé mentale et de comportement
suicidaire. Ces problèmes sont également très fréquents[27].
M. David Pedlar, directeur
de la recherche à ACC, a dressé un portrait similaire des facteurs de risque
susceptibles d’affecter la santé mentale des vétérans : « les
expériences de vie antérieures, le service militaire, les facteurs génétiques,
la santé physique, l'emploi, les finances et le soutien social[28]. »
Il est toutefois possible d’identifier des
facteurs de protection, également très présents dans le cadre de vie militaire,
qui peuvent réduire les risques de développer des problèmes de santé mentale.
Les facteurs qui protègent des troubles de santé
mentale et qui agissent sur la prévention du suicide sont le soutien dans la
collectivité, les programmes de santé mentale en milieu de travail, le
leadership dans les unités et les structures organisationnelles. Le soutien
social et le soutien par les pairs sont primordiaux comme le sont, bien
évidemment, les familles et la capacité de la famille à comprendre ce que le
militaire vit[29].
Ce que les membres du Comité ont appris au cours
de cette étude, c’est que les facteurs de risque sont communs aux militaires en
service et aux vétérans, mais que les facteurs de protection qui encadrent la
vie militaire tendent à disparaître lorsque le militaire devient un vétéran.
Pour les militaires qui quittent volontairement les FAC, les conséquences de
cette transition semblent moins déterminantes pour leur état de santé futur,
mais pour ceux qui sont libérés contre leur gré, la perte de cet encadrement
constitue un risque accru.
Environ 4 % de la population des Forces canadiennes
a des idées suicidaires. Ainsi, environ quatre militaires actifs sur 100
penseraient sérieusement au suicide. Le taux de tentative est de moins de
1 % par année. Comme les autres témoins l’ont mentionné, les anciens
combattants affichent un taux légèrement plus élevé d’idées suicidaires,
particulièrement pendant la première et la seconde année après leur libération.
Le Dr Thompson a étudié plus de 3 000 anciens combattants
canadiens et a montré que le taux était d’environ 6 %[30].
Privés de l’encadrement structuré propre à la vie
militaire, les vétérans dont les problèmes pouvaient être contrôlés lorsqu’ils
étaient militaires sont tout à coup laissés à eux-mêmes et ils peuvent éprouver
de la difficulté à composer avec les facteurs de stress de la vie civile dont
ils n’ont souvent qu’une expérience limitée.
Il n’est donc pas surprenant que les vétérans
souffrent davantage de problèmes de santé mentale et se suicident plus que les
militaires en service. Si les vétérans ne retrouvent pas dans leur nouvelle vie
professionnelle cette structure organisationnelle évoquée par le Dr Sareen, il
ne leur reste comme facteur de protection que le soutien offert par les membres
de leur famille, leurs pairs et leur environnement social.
Dans la communauté scientifique, une certaine
controverse existe à savoir s’il faut considérer le déploiement militaire en
lui-même comme un facteur de risque pour le développement de problèmes de santé
mentale ou le suicide. Le consensus qui semble se dégager est à l’effet que ce
n’est pas le fait d’être déployé en lui-même qui est le facteur de risque, mais
ce à quoi le militaire est exposé durant le déploiement. Cette exposition à des
facteurs stressants vient s’ajouter à d’autres facteurs de risque. Il faut donc
être prudent de ne pas rechercher une cause unique à un phénomène qui demeure
complexe. Selon le Dr Sareen :
Si pendant le déploiement, le militaire est exposé
à un haut niveau de traumatisme, le risque de stress post-traumatique, de dépression
et de suicide augmente. […] Pour le suicide, je donnerais comme exemple une
personne souffrant d’asthme. L’asthme seul n’est pas mortel. Toutefois, si vous
souffrez d’asthme en plus de beaucoup d’autres problèmes de santé physique, ces
affections prises ensemble peuvent entraîner la mort.
De la même façon, lorsque nous étudions le
suicide, […] il s’agit d’une combinaison de différents facteurs, comme un
événement stressant de la vie, de la dépression, la consommation d’alcool, les
difficultés dans l’armée et pendant la transition et des problèmes juridiques
éventuels. Tous ces facteurs regroupés font augmenter le risque de tentative de
suicide ou de suicide[31].
L’intensité et le stress inhérents aux
déploiements militaires rendent difficile l’évaluation sur place des risques
pour la santé mentale chez les personnes en particulier. Pour la plupart des
militaires, ce stress opérationnel disparaîtra rapidement, alors que chez
d’autres, ce sera le début d’un problème qui durera plus longtemps et exigera des
traitements. Il est à peu près impossible de déterminer sur-le-champ qui
développera des problèmes à long terme. Il faut donc sensibiliser les
militaires qui reviennent d’un déploiement à la possibilité qu’ils éprouvent
des symptômes indiquant l’apparition de problèmes qui pourraient devenir plus
graves s’ils ne sont pas traités le plus tôt possible.
Une libération des Forces canadiennes, ce n'est
pas la fin d'un emploi, c'est une crise identitaire. Qu'est-ce que je suis
maintenant? Même les membres de notre famille nous présentent aux autres comme
étant des soldats. Ils diront que leur frère est dans l'armée, que leur sœur
est dans la marine. Ils diront que leur père était dans la force aérienne,
comme si c'était une partie de son identité, pas seulement un groupe auquel il
appartenait. C'est quelque chose qu'on est. C'est une culture[32].
Pour les vétérans, la période critique de la
transition vers la vie civile peut constituer l’un des plus importants facteurs
de risque de développer un trouble de santé mentale[33]. Étant donné que la transition vers la vie civile signifie pour de
nombreux militaires la perte du soutien social et organisationnel qui leur
était offert au sein des FAC, cette période est déterminante dans la mise en
place d’un contexte favorable à leur mieux-être à long terme.
On croit souvent que cette transition est
particulièrement difficile pour les vétérans qui ont été libérés pour raisons
médicales puisque, pour nombre d’entre eux, cela signifie également qu’ils ont
été libérés contre leur gré. À cet égard, M. Michel Doiron, d’ACC, est venu
présenter des statistiques qui remettent cette perception en doute. Selon les
données, parmi les quelques 10 000 personnes qui quittent annuellement les
FAC, environ 27 % ne réussissent pas adéquatement leur transition. Tout aurait
porté à croire que, parmi ces 27 % se retrouveraient une majorité de vétérans
libérés pour raisons médicales. Or, ce ne semble pas être le cas :
Nous venons juste de comprendre – parce que
nos chercheurs ont effectué du travail sur ce sujet – que 60 % des
27 % sont en réalité des personnes qui ne sont pas libérées pour raisons
médicales et qui éprouvent des difficultés. Nous nous sommes concentrés sur la
libération pour raisons médicales et nous devons maintenant nous assurer de
nous occuper des personnes non libérées pour raisons médicales.
La plupart d'entre elles seront libérées la tête
haute, sans stigmatisation, mais elles comprendront par la suite qu'elles
commencent leur vie civile, et celle-ci est un peu différente[34].
Le ministère ayant depuis longtemps concentré ses
efforts auprès des personnes libérées pour raisons médicales, ce sont elles qui
deviennent plus souvent des clients d’ACC, alors que les personnes qui ne sont
pas libérées pour raisons médicales auront plus facilement le sentiment
qu’elles n’ont pas besoin des services d’ACC : « Les militaires
libérés pour raisons médicales viennent nous voir tout de suite. […] Pour ce
qui est du moment où le reste des gens ont besoin de nos services, cela peut
avoir lieu deux ans après la libération, ou après 40 ans[35]. »
Depuis juillet 2015, il est possible pour ACC
d’intervenir auprès des militaires en service, d’élaborer un plan de
réadaptation, de les inciter à remplir leurs demandes d’allocations, etc. Or,
ce processus d’intervention précoce s’était élaboré sur la prémisse que ce
serait surtout des personnes en voie d’être libérées pour raisons médicales qui
en bénéficieraient. Il est déjà difficile pour ACC d’entrer en contact avec les
vétérans libérés pour raisons médicales s’ils ne se manifestent pas. Il est
encore plus difficile d’entrer en contact avec ceux qui n’ont pas été libérés
pour raisons médicales s’ils n’ont pas été approchés par le ministère alors
qu’ils étaient encore en service.
La Dre Heidi Cramm, de l’Institut de recherche sur
la santé des militaires et des vétérans, a recommandé la création d’un registre
des vétérans qui intégrerait des données anonymes sur leur santé, et aiderait
les chercheurs à en apprendre davantage sur le rôle méconnu que joue la
transition sur la santé mentale à long terme des vétérans[36].
Le témoignage de M. Doiron a bien montré que le
ministère est conscient de cette difficulté d’identifier les vétérans, et de
mieux comprendre leurs besoins durant la transition. Les membres du Comité souhaitent
soutenir ces efforts et recommandent donc :
Recommandation 1
Qu’Anciens Combattants Canada entreprenne des
démarches afin d’inscrire systématiquement au portail « Mon Compte
ACC » tous les militaires qui sont en voie d’être libérés, que ce soit ou
non pour raisons médicales, afin qu’il soit plus facile d’établir un contact
entre eux et le ministère si des besoins venaient à apparaître.
De nombreux témoins ont décrit la perte d’identité
et la perte de leur raison d’être qui accompagnaient fréquemment les militaires
au moment d’effectuer leur transition vers une vie civile dont ils n’ont
souvent qu’une expérience fragmentaire :
Des gens s'enrôlent dans l'armée parce qu'ils
croient en quelque chose. Ils ont une identité qui est reconnaissable. Les gens
peuvent vous voir en uniforme, et cela a une signification pour eux quant à qui
vous êtes et à ce que vous devez endurer jour après jour. Mais si vous êtes
uniquement en tenue civile, vous pouvez occuper différents emplois ou
contribuer de façon différente à la société. Vous n'avez pas la même
reconnaissance quant à votre identité. Votre sentiment quant à votre
signification, votre identité et votre raison d'être est peut-être compromis.
Vous pouvez avoir de la difficulté à structurer votre temps, et votre sentiment
d'appartenance est aussi passablement perturbé.
[…] Ce sentiment d'identité est donc un réel
problème. Nous savons que si nous pouvons soutenir les gens au cours de la
transition pour qu'ils continuent de vivre une vie qui vaut la peine d'être
vécue, comme nous le disons en ergothérapie, alors cela peut vraiment soutenir
la transition en santé mentale des gens et la qualité de vie générale[37].
Selon le Dr David Pedlar, d’ACC, la période de
transition vers la vie civile implique des changements si importants que la
plupart des vétérans éprouveront des difficultés dans un aspect ou l’autre de
leur vie en réorganisation :
Presque tous les vétérans éprouveront des
difficultés, car pour bon nombre d’entre eux, presque tout change en même temps
au cours de cette période de transition: le fait de quitter la culture
militaire, le logement, l’endroit où ils vivent, les réseaux sociaux, leur
source de revenus, et bien d’autres. Ils ont peut-être également un problème
physique ou de santé mentale lorsqu’ils quittent les forces. […] Certains de
ces problèmes sont associés à la façon dont ils vivent le changement s’ils
n’ont pas réfléchi au sentiment qu’ils allaient éprouver au moment de ne plus
revêtir l’uniforme. Plusieurs vétérans à qui j’ai parlé m’ont soulevé ce
problème. Ils ont perdu leur sentiment d’utilité. Dans un sens, ils perdent
leur estime de soi. Certains sont en colère. Ils avaient prévu finir leur
carrière dans les forces, mais celle-ci a été écourtée inopinément. Ils sont
donc parfois en colère ou ils se sentent trahis lorsqu’ils quittent les forces[38].
Parfois, comme l’a décrit Mme Hélène Le Scelleur,
cette perte de raison d’être commence à se manifester dès la période où les
militaires apprennent qu’ils seront libérés :
Lentement, nous sommes mis à l'écart ou même
transférés à l'Unité interarmées de soutien du personnel. […] Nous sommes
placés en isolement et oubliés d'une certaine façon par le système qui nous a
édifiés. Nous vivons la lourdeur de notre souffrance, en plus de sentir la
lourdeur de ce rejet.
[…] Nous allons porter nos
équipements, signe identitaire très important, et notre carte d'identité sans
avoir de remerciements, sans recevoir aucun honneur ou aucune forme de loyauté
envers ce que nous avons donné. Nous devons quémander notre départ dans la
dignité et aucune parade n'existe pour souligner notre service, notre
sacrifice. […] Tout cela, je
vous le confirme, est suffisant pour mener une personne souffrante au suicide[39].
Mme Lescelleur a proposé d’instituer une forme de
cérémonie de départ, « une forme de deuil, mais en groupe[40], »
au cours laquelle la transition pourrait se vivre en maintenant la solidarité
militaire et qui offrirait au public la possibilité de témoigner une forme de
reconnaissance sociale pour les sacrifices réalisés dans le cadre du service
militaire : « Pourquoi ne pas faire une dernière
parade pour souligner notre service? Nous pourrions recevoir notre insigne à ce
moment-là, devant notre famille et nos amis. Tous les
militaires qui se retirent ou qui sont blessés pourraient suivre de petites
étapes de ce genre, ensemble, comme lorsqu'ils ont commencé leur carrière[41]. »
Il existe un programme au sein des FAC, Départ
dans la dignité, qui offre une occasion de reconnaissance semblable[42], mais le
programme semble offert sur une base ad hoc, au sein des unités, sans avoir le
caractère solennel d’une cérémonie de plus grande envergure. Les membres du
Comité souhaitent appuyer cette idée d’une cérémonie à grande valeur symbolique
durant laquelle les militaires en voie d’être libérés pourraient vivre
ensemble, et en public, ce passage vers la vie civile. Le Comité recommande
donc :
Recommandation 2
Que les Forces armées canadiennes, en
collaboration avec ses partenaires privés et publics, examinent comment mieux
reconnaître la contribution des militaires en voie d’être libérés par un
événement public à participation volontaire.
Au cours de la présente étude, le Comité a entendu
de nombreux témoignages présentant les défis auxquels sont confrontés le
ministère de la Défense nationale et ACC lorsqu’ils tentent de mieux intégrer
leurs services afin de favoriser la meilleure transition possible. Le passage
des FAC à ACC est encore beaucoup trop perçu comme une perte d’identité, comme
un deuil. Pour plusieurs, la difficulté de vivre la transition vers la vie
civile s’exprime par des détails de la vie quotidienne auxquels ces personnes
sont confrontées pour la première fois :
Beaucoup de garçons entrent dans l'armée alors
qu'ils ont 17, 18 ou 19 ans. […] Ils arrivent dans un environnement où
tout est structuré pour eux et où presque tout leur est fourni. […] Le fait
d'être un militaire est un aspect central de votre identité et votre vie
gravite presque essentiellement autour de cette appartenance. Lorsque quelqu'un
ressent tout à coup le besoin de prendre une place dans la vie civile, il se
peut – et loin de moi l'idée d'être condescendant en disant cela –,
il se peut, donc, qu'il n'ait pas les aptitudes sociales élémentaires pour y
arriver. Il n'y aura personne pour lui rappeler qu'il a bientôt rendez-vous
chez le médecin, pour s'assurer qu'il prend soin de ceci, de cela et du reste[43].
Le colonel Russ Mann, de l’Institut Vanier de la
famille, a, comme tant d’autres, évoqué comment le fossé entre les deux
ministères nuisait à une transition harmonieuse :
En ce moment, le gouvernement a structuré la
transition de façon à briser le cercle de soutien. Le MDN et Anciens
Combattants ne présentent pas un continuum dans le spectre de transition. Ils
agissent comme deux entités distinctes, avec des cadres distincts et des
méthodes de fonctionnement distinctes. Pour la famille et le vétéran en
transition, c'est comme si l'on brisait leur cercle de soutien[44].
Face à cette difficulté à laquelle sont confrontés
les deux ministères depuis si longtemps, certains, comme le général Dallaire,
ont proposé une solution radicale : « Je pense qu'il est temps
d'examiner le cas des pays qui ont intégré leur ministère des Anciens
Combattants à leur ministère de la Défense nationale. […] Le client n'est pas
refilé à quelqu'un d'autre. Il reste dans la famille[45]. »
Selon lui, cette approche est la seule qui
permettrait de convaincre les personnes qui envisagent une carrière militaire
de faire le saut. Il ne doit pas subsister de doute en leur esprit à l’effet
que :
Le gouvernement est responsable de ces gens du
début à la fin, et non jusqu’à 65 ans et non de façon limitée, qu’il
s’engage à assumer une responsabilité illimitée, qu’il reconnaît que les
soldats sont revenus blessés et que certains sont morts et que, bien entendu,
leurs familles ont été touchées et qu’il prendra soin d’elles jusqu’à la fin. Sans cela, vous n’arriverez pas à faire renaître leur
confiance[46].
Une telle intégration des deux ministères favoriserait
la mise en œuvre d’une autre recommandation maintes fois soumise au Comité,
soit celle d’établir une équipe de soins qui suivrait la personne alors qu’elle
est encore dans les FAC et amorce sa transition, et continuerait de lui offrir
les services nécessaires une fois qu’elle est devenue un vétéran. C’est
l’approche qu’a, par exemple, préconisée Mme Kim Basque, de l’Association
québécoise de prévention du suicide :
Nous proposons que la même équipe de soins suive
le militaire, qu'il soit un militaire actif ou un ancien combattant qui a été
libéré des Forces canadiennes en raison de son état de santé. Bien sûr, cela
favoriserait la transition. Ultimement, cela ferait en sorte d'éliminer cette
transition. Il s'agirait de la même équipe de soins qui s'occuperait d'un même
militaire dont les besoins évolueraient. Comme la demande d'aide continue
d'être fragile chez les hommes militaires, il est important de l'accueillir
dans sa particularité. Il faut continuer de construire le lien de confiance qui
s'est créé plutôt que de changer d'intervenant[47].
Le général Dallaire a souligné l’engagement
important qui se reflète dans la stratégie de prévention du suicide des FAC[48]. ACC est
également en train d’élaborer sa propre stratégie, et les deux ministères
collaborent à la mise en œuvre d’une stratégie conjointe, mais ni l’une ni
l’autre n’a encore été rendue publique[49].
De son côté, la Commission de la santé mentale du
Canada s’est montrée prête à collaborer avec ACC pour l’implantation de son
modèle national de prévention du suicide qui pourrait cibler les collectivités
où la population de vétérans est élevée[50].
Au sein des FAC, une part importante de l’identité
et de la raison d’être des militaires est déterminée par leur vie professionnelle.
Lors de la transition, cette dimension de leur vie doit être complètement
réorganisée. Dans les mois qui précèdent la libération, beaucoup d’information
est fournie aux militaires, entre autres dans le cadre du Service de
préparation à une seconde carrière[51]. Durant ces séminaires optionnels, qui durent deux jours, ou trois
s’il s’agit d’une libération pour raisons médicales, les conjoints sont
encouragés à participer. Les militaires peuvent également assister à ces
séminaires plusieurs fois s’ils le désirent[52].
S’ils sont libérés pour raisons médicales, le
Régime d’assurance-revenu militaire garantit 75 % du revenu avant la libération
et offre un programme de réadaptation professionnelle. Cependant, avant d’avoir
été libérés, les militaires n’ont pas l’occasion de tester leurs compétences
dans des domaines où ils auraient envie de poursuivre leur carrière. Ils
doivent attendre d’avoir fait le saut dans la vie civile, y avoir suivi une
formation, puis espérer y trouver un emploi, alors que tous les aspects de leur
vie sont en réorganisation. ACC offre un programme similaire, mais il ne peut
débuter qu’après les deux ans durant lesquels le programme du RARM est offert.
Les deux ministères tentent depuis de nombreuses années d’harmoniser ces deux programmes,
mais la solution se fait toujours attendre.
Le Programme d’aide à la transition des FAC aide
également les vétérans à se trouver du travail auprès d’environ 200 employeurs
qui reconnaissent la valeur des compétences acquises durant le service militaire.
Environ 1 200 vétérans y ont trouvé du travail, et l’objectif est de
10 000 emplois en dix ans[53]. Les efforts déployés afin d’établir des équivalences entre les
compétences militaires et celles du domaine civil doivent être soulignés, mais
ils ne permettent pas aux militaires en transition d’exercer directement ces
compétences dans le monde civil avant d’être libérés[54].
L’Unité interarmées de soutien du personnel (UISP)
coordonne la plupart de ces services à la transition, mais elle n’offre pas la
possibilité aux militaires en voie d’être libérés de mettre à l’œuvre leurs
compétences dans le cadre d’un travail qui pourrait se poursuivre une fois la
transition amorcée. M. Barry Westholm a insisté sur cette lacune lors de son
témoignage :
Lorsque vous êtes dans le processus de transition
de sortie, vous êtes en train de quitter les Forces armées canadiennes. Vous
allez redevenir un civil. C'est à ce moment-là que vous devriez être en mesure
d'essayer une diversité d'emplois et de professions, de voir comment c'est de
vivre dans une collectivité civile et de travailler dans un cadre autre que le
cadre militaire. Vous devriez lâcher prise, et les forces devraient lâcher
prise également, mais les choses ne se passent pas de cette façon. À l'heure actuelle, vous pourriez rester au garde-à-vous
à côté d'un bureau la veille de votre libération. L'aspect
« transition » est totalement brisé, et c'est comme ça depuis le
début[55].
Les FAC, le ministère de la Défense nationale, ACC
et l’ensemble du gouvernement du Canada devraient conjointement montrer
l’exemple et accommoder sur le plan professionnel un militaire qui ne peut plus
servir au sein de son unité. Le général Dallaire a fortement recommandé que les
militaires libérés pour raisons médicales soient intégrés à des emplois civils
au sein des FAC : « Pourquoi essayer de
changer complètement une personne de domaine alors que nous pouvons tirer parti
de son expérience? Pourquoi ne pas trouver à ces gens un emploi ou des contrats
dans un secteur d'activités qu'ils connaissent et dans un milieu auquel ils ont
prêté allégeance, à savoir les forces armées[56]? »
M. Brian McKenna a proposé la même approche à
l’ensemble du gouvernement :
Si un employé du ministère
des Pêches ne peut plus travailler là, on lui offre des emplois au sein
d'Immigration ou de Patrimoine canadien avant qu'on ne le libère de la fonction
publique. Pourquoi ne pas faire la même chose pour nos vétérans? […] Si l'armée décide qu'elle a brisé un soldat et qu'il doit
partir, ce serait une bonne idée qu'on permette à ce soldat de regarder les
postes disponibles au sein de la fonction publique civile avant sa libération.
Le gouvernement ne devrait pas considérer les militaires comme des ressources
où il pourra piger à l'avenir, mais plutôt comme des personnes qu'il n'aurait
jamais dû laisser partir en premier lieu. Même s'il n'y a plus aucun rôle pour
elles dans le domaine militaire[57].
Le Comité souhaite donc recommander :
Recommandation 3
Que le ministère de la Défense nationale et
Anciens Combattants Canada harmonisent leurs programmes et services de
transition, et mettent en œuvre une initiative :
- assurant que les membres en voie de libération et les vétérans aient accès à des services de transition de carrière qui leur sont propres;
- examinant et cherchant à améliorer l’accès pour les membres en voie de libération et les vétérans à la priorité d’embauche dans la fonction publique.
Tous les facteurs examinés précédemment peuvent
contribuer à l’apparition de problèmes de santé mentale chez les militaires et
les vétérans. Or, ces problèmes de santé mentale constituent le facteur de
risque le plus important pouvant mener au suicide. Comme l’a noté le général
MacKay :
Environ 50 % des
personnes qui meurent par suicide ont été diagnostiquées avec un ou plusieurs
troubles mentaux, le trouble dépressif majeur étant la condition la plus
répandue. Typiquement, les gens éprouvent également un ou plusieurs facteurs de
stress, des problèmes de couple étant le facteur le plus courant. D'autres
facteurs souvent constatés comprennent les problèmes professionnels, les
dettes, les difficultés juridiques et les problèmes de santé physique[58].
Autrement dit, les facteurs de risque pour le
suicide sont les mêmes que ceux qui mènent à des troubles de santé mentale
auxquels s’ajoutent habituellement des facteurs de stress circonstanciels. La
Dre Alexandra Heber, d’ACC, a exprimé la même idée :
Les facteurs qui mènent à ce que j'appelle la
« voie du suicide » sont semblables dans le cas des anciens
combattants et dans celui de tout membre de la population canadienne en
général. Le premier facteur, c'est que presque toutes les personnes – au
moins 90 % – ont probablement un problème de santé mentale au moment
où elles se suicident. […] L'autre facteur qui est habituellement présent juste
avant le suicide, c'est un événement stressant dans la vie. Souvent, c'est
quelque chose comme la rupture d'une relation ou bien peut-être que la personne
a eu des démêlés avec les forces de l'ordre ou a perdu son emploi. […] C'est
l'élément déclencheur qui fait qu'elle commence à penser au suicide. […] Souvent, les gens le font impulsivement. Souvent, s'il
est possible d'empêcher la personne de se suicider aujourd'hui, et surtout si
de l'aide lui est fournie, elle ne se suicidera pas par la suite[59].
Le Dr Sareen a présenté l’acte suicidaire comme
l’aboutissement d’un continuum sur lequel peuvent intervenir de manière
imprévisible des facteurs de stress supplémentaires :
Je pense qu'il y a habituellement eu une tentative
de suicide. Il y a souvent une période de souffrances avant qu'une personne
fasse une tentative. Parfois, si l'alcool est en cause, il peut y avoir des
événements impulsifs. Les preuves les plus solides concernant la prévention du
suicide consistent à limiter les moyens létaux – l'accès à des armes à feu
comme des fusils de chasse, et l'accès à d'importantes quantités de
médicaments. Franchement, ce sont là deux éléments que l'on retrouve
passablement souvent. Je pense que la plupart des gens souffrent pendant
longtemps, mais si l'alcool est en cause, ce geste est parfois impulsif[60].
Le témoignage des représentantes de l’Association
québécoise de prévention du suicide fut particulièrement éclairant pour
comprendre les éléments du contexte militaire qui pouvaient contribuer à faire
augmenter le risque de suicide :
Quand un homme adhère au rôle traditionnel
masculin, il est cinq fois plus à risque de commettre une tentative de suicide
que quelqu'un d'autre dans la population générale. Au sein des forces armées,
une libération pour des raisons médicales constitue un échec du système, mais
c'est aussi un échec pour cet homme qui vit une situation de vulnérabilité.
Comme cette perception est généralisée à l'intérieur de lui et au sein de son
unité, il ressent de la honte et il a de la difficulté à aller chercher de
l'aide, comme on vous le mentionnait. Le fait de passer du service militaire
actif à la vie civile et de devenir un ancien combattant représente alors un
moment critique pendant lequel le soldat vulnérable va perdre le réseau fort et
uni auquel il s'identifiait et dont il était partie prenante. Cela va donc
représenter un moment extrêmement difficile qu'on doit prévoir et encadrer[61].
Cet esprit d’entraide, souvent associé à la culture masculine, est
nécessaire à la cohésion des forces armées et doit pouvoir être entretenu pour
que la force de cette solidarité se poursuive après la libération.
Quand j'étais sur la base de Gagetown, j'ai
entendu parler d'un autre soldat qui s'était tué en se pendant à l'escalier de
la cave. Alors, un jour que mon ex avait emmené les enfants magasiner, je suis
descendu à la cave avec de la paracorde. J'ai attaché la corde à l'escalier et
je l'ai passée autour de mon cou. Je ne me suis pas pendu, mais ça été
suffisant pour moi. J'ai craqué et j'ai su que j'avais besoin d'aide. Mon désir
d'avoir une vie de famille stable se désintégrait devant mes yeux. Comme une
maison en proie aux flammes que je regardais brûler sans pouvoir rien faire[62].
La présence des représentantes de l’Association
québécoise de prévention du suicide a ouvert un débat difficile sur
l’acceptabilité sociale du suicide. Comment concilier la volonté de considérer
le suicide d’un militaire ou d’un vétéran comme la conséquence d’une blessure
liée au service et le risque de présenter l’acte suicidaire comme une action
héroïque de sacrifice de soi incarnée par les souffrances dont le suicide
serait une libération courageuse?
Selon Mme Catherine Rioux, tout doit être mis en
œuvre afin de réduire l’acceptabilité sociale du suicide, en particulier chez
les hommes :
Chez certains hommes qui adhèrent au rôle
traditionnel masculin, il semble que cette acceptabilité soit plus forte. […]
Dans la sphère de la sensibilisation, il faut poser des gestes pour éviter de
glorifier les personnes décédées par suicide, étant donné que cela comporte un
risque de contagion. Pour éviter cela, il est nécessaire de sensibiliser les
médias. Je sais que cela se fait déjà, mais il faut répéter sans cesse ce
message, parce que les salles de presse et les journalistes changent
constamment[63].
Dans le cadre militaire, cette approche comporte
une difficulté supplémentaire, du fait du fort symbolisme rituel qui accompagne
les cérémonies de décès des militaires ou des vétérans :
C'est une chose très délicate à faire, mais si
l'on veut préserver la vie des vétérans qui souffrent, il faut prêter attention
à cela. Il y a certaines pratiques qui peuvent avoir des conséquences, par
exemple ériger des monuments honorifiques à la mémoire de militaires décédés
par suicide. Nous y voyons un risque réel pour les vétérans qui souffrent, qui
sont vulnérables au suicide et qui ont perdu énormément de reconnaissance et de
valorisation. Ces vétérans pourraient voir le suicide comme une façon de
retrouver un certain honneur et une certaine reconnaissance. Entendons-nous
bien: il faut des services funèbres appropriés pour les militaires qui se sont
enlevé la vie, tout comme pour les militaires décédés d'autres causes,
toutefois il faut bien mesurer l'aspect de la glorification et de la contagion
possible[64].
Mme
Kim Basque, de la même organisation, a insisté sur la nécessité de dissocier
l’hommage que l’on veut rendre à une personne en évitant « d’envoyer le
message qu'on rend aussi hommage à la manière dont elle a mis fin à ses
souffrances[65]. »
Le général à la retraite Roméo Dallaire a insisté
sur l’importance d’agir d’abord sur la reconnaissance du trouble de santé
mentale qui a pu mener au suicide. Mais l’équilibre reste à trouver entre
l’honneur de la blessure, et le refus d’honorer le moyen qui en a été la
conséquence :
Avant que les personnes se suicident, l'option est
d'avoir un système qui reconnaisse qu'elles ont été blessées de façon
honorable. Si vous avez une façon fiable de montrer qu'elles l'ont été, et si
elles estiment que cela a été reconnu – comme dans le cas des personnes
qui ont perdu un bras ou une jambe – vous avez ensuite un équilibre entre
ces personnes et celles qui ont seulement choisi l'autre option. Je suis tout à
fait d'accord avec les témoins pour dire qu'il ne faut pas essayer de leur
rendre hommage simplement parce qu'elles se sont suicidées. Il faut reconnaître
au préalable que les militaires ont subi une blessure de façon honorable et les
traiter honorablement comme l'ont fait leurs régiments et d'autres. On réussira
alors à trouver un équilibre[66].
En septembre et au début d’octobre 2016, des
vétérans de la mission canadienne en Somalie de 1992-1993, ainsi que des
vétérans d’autres missions, dont l’Afghanistan, ont entrepris des démarches
auprès du gouvernement du Canada, affirmant croire que les problèmes de santé
dont ils souffraient étaient dus à la méfloquine, un médicament antipaludique
qu’ils ont dû prendre lors de leur participation à leurs missions. La question
fut ensuite référée au Comité par le gouvernement. Ayant commencé son étude sur
la santé mentale et la prévention du suicide au même moment, le Comité a choisi
de faire de la méfloquine un thème de cette étude.
Trois enjeux interreliés ont été abordés lors des
audiences du Comité sur cette question :
- L’état des connaissances sur les risques d’effets psychiatriques à court et à long terme liés à l’usage de la méfloquine;
- La pertinence de continuer d’offrir ce médicament aux militaires qui se rendent dans des zones à risque;
- Les risques de confusion diagnostique entre les symptômes
possiblement associés à l’usage de la méfloquine et ceux associés au trouble de stress posttraumatique, ainsi que leur traitement spécifique.
La méfloquine fut découverte dans le cadre d’un
ambitieux programme de recherche lancé par l’armée américaine à la fin des
années 1960, suite à une prévalence élevée de paludisme qui, durant les pires
périodes, fut responsable du décès quotidien de 1 % des militaires
déployés au Vietnam[67]. Le médicament commença
à être commercialisé sous le nom « Lariam » à la fin des années 1980
par la pharmaceutique Hoffmann-La Roche, et fut
homologué par Santé Canada en janvier 1993[68]. Il est devenu, suite à sa commercialisation le 31 décembre 1993,
le médicament de choix pour les voyageurs qui se rendent dans des régions à
risque, grâce entre autres à sa lente élimination par l’organisme qui permet de
limiter la posologie à une dose par semaine, contrairement au médicament
alternatif, la doxycycline, qui doit être administré quotidiennement. On
rapporte qu’environ 30 000 voyageurs occidentaux contractent le paludisme
chaque année, et qu’entre 300 et 1 000 de ceux-ci en meurent[69].
Jusqu’au milieu des
années 2000, les effets secondaires reconnus étaient des troubles
gastro-intestinaux et certains événements neuropsychiatriques mineurs
comme des étourdissements et des perturbations du sommeil. L’utilisation à grande
échelle du médicament a petit à petit permis d’identifier quelques épisodes rares, mais graves, d’anxiété, de dépression, d’hallucinations et
de psychose. La rareté de ces événements ne permettait cependant pas d’établir une relation
de causalité avec l’usage du médicament. Selon le médecin-général des FAC, « globalement, parmi les personnes qui ont pris de la méfloquine,
des effets graves peuvent se manifester chez 1 personne sur 11 000 ou
sur 13 000[70]. » Ce ratio reprend les résultats d’études crédibles qui ont
confirmé que le risque d’événements graves s’établissait à environ 1 pour
10 000[71]. Le
risque est plus élevé chez ceux à qui le médicament est prescrit à plus forte
dose à des fins thérapeutiques plutôt que prophylactiques[72]. Il
faut noter que l'utilisation prophylactique de la doxycycline et de Malarone
comporte des effets secondaires, y compris, mais sans s'y limiter, des
problèmes gastro-intestinaux, la photosensibilité, les étourdissements,
l'anémie, les problèmes graves du foie et d'autres infections. Ces deux
médicaments sont pris quotidiennement, ou deux fois par jour, et doivent
commencer avant le déploiement et pour une période après l'achèvement.
Ces estimations ont été remises en question par
des témoins du Comité, dont la docteure Elspeth Ritchie pour qui les statistiques
concernant les événements graves liés à la méfloquine ne devraient pas servir à
masquer la prévalence élevée d’événements moins graves, mais tout de même très
significatifs : « Selon la plupart des estimations, 25 à 50 %
des gens qui prennent de la méfloquine souffrent d’effets secondaires
neuropsychiatriques, qu’on définisse ces effets comme des mauvais rêves ou des
cauchemars[73]. »
L’Organisation mondiale de la Santé a par ailleurs
recommandé que la méfloquine soit contre-indiquée pour les personnes ayant une
histoire personnelle ou familiale de troubles psychiatriques[74]. En 2014,
l’Agence européenne des
médicaments a recommandé d’ajouter des mises en garde quant à de possibles
effets neuropsychiatriques à long terme : « Chez un petit nombre de patients,
on a signalé que des réactions neuropsychiatriques
(p. ex. dépression, étourdissements ou vertiges et perte d’équilibre)
peuvent persister pendant des mois ou plus, même après l’arrêt du médicament[75]. »
Le Lariam a cessé
d’être commercialisé au Canada le 2 mai 2013, et sa monographie n’a pas été
mise à jour depuis 2011. La méfloquine générique, produite par AA Pharma
Inc., continue d’être commercialisée[76], et le livret d’information, daté d’août 2016, a
été affiché sur le site de Santé Canada durant la
dernière semaine d’octobre 2016. Une étude récente, co-signée par le Dr
Remington Nevin, a d’ailleurs conclu que les mises en garde en vigueur au
Canada sont moins rigoureuses que celles que l’on retrouve dans d’autres pays[77].
À la lumière de ces informations, le Comité note
que :
- les risques d’événements psychiatriques, variant en intensité et en gravité, à court terme liés à l’usage de la méfloquine à des fins prophylactiques, bien que rares, sont reconnus par la communauté scientifique;
- les risques d’une persistance à long terme d’effets psychiatriques sont suffisamment reconnus par la communauté scientifique pour être ajoutés aux mises en garde intégrés aux livrets d’information accompagnant le médicament.
Malgré les
difficultés liées au protocole entourant l’étude clinique, le jugement
d’ensemble des autorités militaires à l’époque fut que,
« s’il est utilisé convenablement, ce médicament est sûr et efficace. Et même si son utilisation adéquate comporte quand
même des risques, il assure une protection contre une infection qui peut être mortelle, et c’est
là un avantage qui l’emporte largement sur ses risques[78]. » Comme
l’a exprimé la docteure Ritchie lors de son témoignage devant le Comité :
À l’époque, en 1993, on ne savait pas grand-chose
des effets secondaires neuropsychiatriques de la méfloquine. On discutait avec
les médecins militaires de médecine préventive et on débattait des risques calculés
du paludisme d’une part et de la méfloquine d’autre part, comparativement à ses
avantages. On pensait améliorer le respect de la posologie en prenant le
médicament une fois par semaine plutôt qu’une fois par jour, comme le Malarone
et la doxycycline. La méfloquine était donc largement acceptée[79].
Cette position fut partagée par la Vérificatrice générale adjointe à l’époque :
« Nous ne remettons pas en question le fait que le médicament ait été
donné aux soldats. Ils devaient être protégés contre la malaria[80]. »
En octobre 1993, le major Barry Armstrong a
déclaré : « Je crois que l'échec des Nations Unies en Somalie était
une exception si on considère leurs succès antérieurs dans le domaine du
maintien de la paix. Je crois que cet échec est peut-être attribuable à une
raison tout à fait simple. II se peut que les militaires canadiens et
américains aient été perturbés par l'usage de la méfloquine. » Un peu plus
loin, le major Armstrong ajoutera, à propos du caporal Clayton Matchee :
« Il se peut aussi que la méfloquine ait été un facteur dans la tentative
de suicide dans le théâtre d’opérations. »
Le 11 décembre 1994, dans une réponse au député
John Cummins, le ministre de la Défense de l’époque, l’honorable David
Collenette, soulignait que les effets nocifs de la méfloquine allégués en
Somalie n’avaient pas été notés lors du déploiement au Rwanda l’année suivante.
L’absence de problèmes au Rwanda malgré l’administration du même médicament
démontrait selon lui que la méfloquine ne pouvait pas être la cause des problèmes
en Somalie :
Une étude approfondie de la documentation
scientifique pertinente n'indique pas que la méfloquine administrée pour
prévenir la malaria influe sur le raisonnement ou le jugement [...] En réponse
à des questions spécifiques, les autorités médicales des FC au Rwanda n'ont pas
exprimé de préoccupations particulières au sujet des effets de la méfloquine
sur le jugement ou le comportement dans les unités des FC déployées dans ce
pays; qui plus est, leurs commandants opérationnels n'ont pas non plus exprimé
de telles préoccupations[81].
Or, lors de sa comparution devant le Comité, le
général Roméo Dallaire a affirmé avoir clairement exprimé ses préoccupations
après avoir ressenti les effets du médicament :
J'ai pris de la méfloquine un an. Au bout de cinq
mois, j'ai écrit au Quartier général de la Défense nationale pour expliquer que
ce médicament nuisait à ma capacité de penser, qu'il détruisait mon estomac,
qu'il nuisait à ma mémoire et que je voulais arrêter de le prendre. […] J'ai
ensuite reçu une réponse, et c'était probablement l'une des réponses les plus
rapides que je n'avais jamais reçues. En gros, j'ai reçu l'ordre de continuer
de prendre le médicament. Si jamais je décidais de désobéir aux ordres, je
serais traduit en cour martiale pour m'être infligé intentionnellement une
blessure, parce que c'était le seul outil que nous avions. La méfloquine est
une ancienne façon de penser, et ce médicament nuit vraiment à la capacité de
fonctionner[82].
Lors des audiences du Comité, les témoignages
relatant les effets de la méfloquine sur le comportement se sont succédé. Par
exemple, Dave Bona, un vétéran qui a participé aux deux missions, en Somalie et
au Rwanda, a décrit les symptômes qu’il a éprouvés lors des deux
déploiements :
Le premier jour où j'ai pris de la méfloquine pour
la Somalie, en 1992, je me suis presque aussitôt senti malade. […] J'avais un
voile noir devant les yeux et je voyais des étoiles, et après, je me sentais
désorienté et étourdi. Au départ, cela n'arrivait que les jours où je prenais
de la méfloquine, mais par la suite, cela arrivait n'importe quand, quand
j'étais couché, debout à faire la queue au supermarché, assis à table pour
souper. […] Je faisais des cauchemars épouvantables. Je tuais mes proches et
des membres de ma section. Ces cauchemars étaient tellement intenses qu'ils
avaient l'air vrais. Je me réveillais. Je ne dormais plus. Du moment où j'ai
pris ce médicament, au début de la mission, je n'ai plus dormi et cela a
continué jusqu'au Rwanda. […] Tout au long du déploiement [au Rwanda], il y a
eu des incidents traumatiques quotidiens, deux, trois, quatre ou plus certains
jours. Je ne sais pas trop quoi en dire. Cela craignait. Aujourd'hui encore,
les images de ces petits Noirs qui ont explosé me hantent... Je n'ai pas
dormi les deux premières semaines au Rwanda. […] Chaque fois que je fermais les
yeux, tout ce que je voyais, c'étaient des chiens qui emportaient dans leur
gueule des bébés morts, et des amis qui se faisaient abattre ou qui sautaient
sur des mines. La seule chose pour contrôler des images, en déploiement,
c'était l'alcool. […] La dépression a commencé à prendre le dessus – Je
passais de la colère à une dépression si profonde que, par moments, je me
surprenais avec mon fusil dans les mains à me dire qu'il serait si facile... Aujourd'hui
encore, j'ai des problèmes d'équilibre et de vertiges. Je ne peux même pas
aller sur le toboggan aquatique avec mes enfants. Je ne peux pas aller dans des
montagnes russes[83].
Lors de son témoignage devant le Comité, le Dr
Donald Passey a raconté ses tentatives d’alerter la hiérarchie militaire et la
Commission d’enquête sur la Somalie :
En 1996, en janvier je crois, j’ai envoyé une
lettre aux membres du Comité. J’ai écrit une lettre au groupe d’enquête sur la
Somalie pour proposer mon témoignage et pour informer l’équipe d’enquête, mais
aussi les membres du gouvernement et le système médical des Forces canadiennes,
des effets de la méfloquine et partager mes réflexions sur son rôle dans le
comportement des membres du Régime aéroporté du Canada en Somalie, jusqu’à la
mort de Shidane Arone.[84].
Des témoins ont fait état du sentiment d’injustice
qu’ils ont vécu après le démantèlement du Régiment aéroporté. Claude
Lalancette, un vétéran de la Somalie, a affirmé :
Je suis un parachutiste vétéran. J'ai fièrement
servi mon pays pendant plus de 10 ans. Je suis un membre du Royal
22e Régiment et j'ai servi avec fierté au sein du Régiment aéroporté du
Canada. Le 26 décembre 1992, mon gouvernement m'a déployé en Somalie
pour des opérations de libération. On nous a donné de la méfloquine comme
médicament antipaludéen. C'est à cela que je peux retracer l'origine de mes
problèmes de santé mentale[85].
Certains membres du Comité trouvent étonnant que
des études subséquentes n’aient pas été menées afin d’établir, de manière
générale, les liens entre la méfloquine et le comportement des militaires.
Comme l’a exprimé le Dr Remington Nevin lors de son témoignage :
Les informations dont nous disposons aujourd'hui,
avec la documentation, la science, les récentes déclarations des organismes
réglementaires admettant que ces médicaments avaient des effets, nous
permettent d’évacuer plusieurs des points de confusion qui ont dominé cette
discussion au cours des dernières décennies[86].
Les éléments d’information permettant de lier la
méfloquine aux comportements de certains militaires sont trop anecdotiques pour
que le jugement des autorités militaires puisse être remis en question, étant
donné l’état des connaissances à l’époque. Cependant, après que les effets du médicament
aient commencé à être soupçonnés et mieux documentés, certains membres du
Comité sont d’avis qu’il aurait été pertinent de mener une analyse plus
approfondie afin de mieux cerner les effets nocifs possibles de la méfloquine.
Le Comité recommande donc :
Recommandation 4
Qu’Anciens Combattans Canada communique avec les
membres des Forces armées canadiennes qui ont servi en Somalie, au Rwanda ou d'autres déploiements durant cette période, afin de
s'assurer qu’ils reçoivent les services et le soutien en santé mentale et
physique, ainsi que les avantages et programmes d’Anciens Combattants Canada
auxquels ils ont droit pour leur service.
Les effets à long terme possibles ne sont pas
encore suffisamment documentés pour permettre d’établir un lien de causalité
direct, mais le risque est suffisant pour que de nombreuses agences de
réglementation aient demandé qu’une mise en garde soit incluse dans le livret
d’information accompagnant le médicament.
C’est la position qu’a défendue le Dr Patrick
Stewart, du ministère de la Santé, lors de son témoignage :
« Certains signalements d'effets indésirables tels des symptômes
neuropsychiatriques font état de la persistance des symptômes. Il n'est pas
clair si le médicament est en cause, mais l'observation a été faite et la
monographie avertit les cliniciens qu'ils doivent en tenir compte lorsqu'ils
prescrivent un médicament[87]. »
Le Dr Nevin a, quant à lui, beaucoup insisté sur
l’importance d’un étiquetage adéquat afin d’assurer la population de l’ensemble
des risques identifiés par la communauté scientifique[88]. Le fait
que Santé Canada ait tardé à mettre à jour la documentation à cet effet est
sans doute un reproche justifié, mais qui a été corrigé. Le Comité a jugé qu’il
s’agissait là d’une question de santé publique, et a fait part de ses
préoccupations à cet égard dans une lettre au ministre de la Santé[89].
Le Dr Nevin a présenté les données d’une étude scientifique
qui appuyait cette mise en garde :
Dans une récente étude sur les voyageurs danois
ayant signalé des effets indésirables de la méfloquine, on a constaté que
21 % de ceux qui signalaient des cauchemars et 33 % de ceux qui
signalaient une dysfonction cognitive ont fait savoir que les effets
indésirables du médicament perduraient plus de trois ans après la cessation de
l’utilisation du médicament[90].
Selon la brochure du fabricant, les effets à long
terme possibles du médicament comprennent : « anxiété, impression non
fondée que des gens vous veulent du mal, […] paranoïa, dépression, voir et
entendre des choses, hallucinations, pensées suicidaires ou pensées d'actes
violents contre soi-même ou contre les autres, agitation et comportements
inhabituels[91]. » Selon le Dr Stewart, le lien possible entre la méfloquine
et les pensées suicidaires a été ajouté dans la monographie du médicament en
1999[92].
Ces risques ont amené certains scientifiques,
militaires, et vétérans à recommander que la méfloquine soit tout simplement
exclue des options offertes aux militaires lors d’un déploiement dans une zone
à risque de contracter le paludisme[93], ou au pire, utilisée comme médicament de dernier recours avec
toutes les précautions nécessaires[94]. De fait, selon le témoignage du médecin-chef des FAC, l’utilisation
de la méfloquine lors des déploiements a presque disparu au cours des quinze dernières
années :
Au début des années 2000, la méfloquine était le
médicament antipaludique le plus utilisé. Cette situation a commencé à changer
au milieu des années 2000 et, désormais, la méfloquine est le médicament le
moins souvent choisi. Elle représente environ 5 % de nos ordonnances
d'antipaludiques actuelles, tandis que l'association atovaquone-proguanil, qui
a été homologuée en 2002, représente environ 80 % des ordonnances. Les
autres ordonnances concernent la doxycycline[95].
Le général MacKay a continué à défendre la
pertinence du maintien de la méfloquine comme option antipaludique, et a
insisté sur le fait que les quelques rares cas graves ne devraient pas empêcher
l’ensemble des militaires de bénéficier de ses avantages, et a déploré la
mauvaise presse dont le médicament a été victime :
Nous devons tenir compte de toutes les preuves
disponibles et ne pas nous fier aux bribes d'information de petits groupes de scientifiques
qui ont leurs propres opinions et théories ou qui sautent aux conclusions qui
peuvent entraîner le retrait sur le marché d'un médicament qui a obtenu l'aval
d'experts internationaux et qui est considéré comme étant efficace contre la
malaria.
Plus de 17 000 employés des Forces
armées canadiennes et des dizaines de millions de personnes dans le monde ont
pris de la méfloquine depuis son homologation pour prévenir et traiter le
paludisme. Nous connaissons les effets secondaires que la méfloquine peut
engendrer à court terme. Cependant, malgré l'ampleur de son utilisation, elle
n'a été que rarement associée à des effets neuropsychiatriques graves.
Nous savons aussi que certaines personnes
soutiennent que la méfloquine pourrait causer des troubles de santé mentale et
des séquelles neurologiques persistantes, une théorie qui, de l'avis même de
ces personnes, doit encore être étayée par des recherches. Selon notre
évaluation, pour le moment, ces allégations ne sont pas soutenues par des
preuves scientifiques directes qui justifieraient que nous retirions la
méfloquine des médicaments offerts aux patients pour se protéger contre le
paludisme, en particulier s'ils en ont déjà utilisé auparavant[96].
Cette position du médecin général s’accorde avec
celle prise par l’Agence européenne des médicaments dans un rapport de 2014, à
l’effet que la méfloquine pourrait être responsable
« de cas très rares d’effets secondaires neuropsychiatriques durables
et/ou persistants[97]. »
Sachant que des options sont offertes aux militaires
qui doivent être déployés en zone à risque, que leur consentement éclairé est
maintenant clairement exigé s’ils choisissent la méfloquine, que peu de
militaires la choisissent et que ceux qui le font doivent en tester les effets
avant leur départ, on voit difficilement pourquoi il faudrait en interdire
totalement l’usage, étant donné son efficacité reconnue. Une minorité seulement
des utilisateurs en ressortiront des effets assez sérieux pour demander le
remplacement par un autre médicament, et les cas d’effets à long terme, bien
que justifiant une mise en garde, sont encore trop peu nombreux pour compenser
les avantages du médicament.
Comme les membres du Comité l’avaient souligné
dans leur lettre à la ministre de la Santé, des efforts sont encore nécessaires
afin de compenser la « rareté des données scientifiques empiriques sur la
neurotoxicité et la difficulté de trouver un éventuel plan de traitement pour
ceux qui souffrent de symptômes chroniques potentiellement liés à l’usage de la
méfloquine[98]. » Sans qu’un diagnostic spécifique puisse encore être établi
clairement, le ministère australien
des Anciens combattants "reconnaît que la méfloquine est associée à
plusieurs conditions de santé dans le cadre du Système des énoncés de principes
qui s'applique aux demandes de traitement et d'indemnisation"[99].
Lors de leur témoignage, les Dr Nevin et Passey
ont suggéré que la similitude perçue entre les symptômes liés aux effets neuropsychiatriques
potentiels de la méfloquine et ceux liés au trouble de stress posttraumatique a
pu contribuer à faire en sorte que des vétérans ont été diagnostiqués à tort
comme souffrant de stress posttraumatique, et ont pu, par conséquent, recevoir
un traitement inapproprié pour leur condition[100]. Le Dr
Nevin est allé jusqu’à laisser entendre que les symptômes provoqués par la
méfloquine étaient suffisamment spécifiques pour pouvoir être reconnus, mais
que peu de médecins les connaissaient assez pour y arriver :
Dans le cadre de brèves séances de diagnostic, de
brèves rencontres avec les patients, si un clinicien ne connaît pas à fond les
nombreux symptômes provoqués par la méfloquine, il peut être enclin à attribuer
certaines combinaisons des symptômes provoqués par le médicament au syndrome de
stress post-traumatique. […] Par exemple, les étourdissements provoqués par la
méfloquine ne pourraient probablement pas s’expliquer par le syndrome de stress
post-traumatique. L’amnésie, la dissociation extrême et la psychose sont des
symptômes courants de l’usage de la méfloquine dans certains cas, mais ils ne
peuvent pas être associés au syndrome de stress post-traumatique[101].
La Dre Ritchie a, quant à elle, souligné qu’il
s’agissait là d’une piste de recherche intéressante que le département
américain des anciens combattants étudiait sérieusement, mais qu’il restait
encore beaucoup de travail à faire avant d’établir un diagnostic spécifique
pour les effets de la méfloquine :
Il y a des symptômes qui se recoupent, mais nous
pensons que certains sont propres à la méfloquine. Ce sont les dégâts causés à
la partie vestibulaire du cerveau, au tronc du cerveau, et cela entraîne des
étourdissements, le nystagmus, vos yeux roulent d’un côté à l’autre, et il faut
tenir compte aussi de tous les autres symptômes.
Nous venons d’entamer une étude, à
l’administration des anciens combattants, pour essayer de classer les symptômes
[…]. On n’en est pas là, mais nous pensons pouvoir trouver une combinaison de
caractéristiques neurologiques et psychologiques. Évidemment, elles ne sont pas
mutuellement exclusives, et cela fait partie du problème. Le sujet a servi en
Somalie, il a servi en Afghanistan, il a été exposé aux explosions des combats,
et il peut donc souffrir d’un traumatisme crânien et d’un syndrome de stress
post-traumatique[102].
Malgré les similitudes,
malgré qu’il y ait « beaucoup de recoupements[103], » la position commune des experts entendus par le Comité est
que « nous devrions reconnaître qu'il n'existe
encore aucun diagnostic médical accepté à l’égard du syndrome de toxicité de la
méfloquine[104]. »
Les membres du Comité considèrent que certains
vétérans auraient de la difficulté à accepter pour eux-mêmes un diagnostic de
stress posttraumatique, ou de tout autre trouble de santé mentale. Le
diagnostic du trouble de stress posttraumatique est bien établi depuis des
décennies, alors que celui des effets nocifs à long terme de la méfloquine
reste à établir. Il demeure possible que l’un ait été pris pour l’autre, mais
il s’agirait d’une minorité de situations qui ne devrait pas permettre de
remplacer la solidité empirique d’un diagnostic parce que les personnes qui en
souffrent accepteraient plus facilement un diagnostic différent. C’est
l’approche qu’a préconisée le Dr Don Richardson :
En règle générale, toutefois, dans le domaine
médical, nous essayons de déterminer le trouble le plus probable dont souffre
la personne, au lieu d'évaluer une multitude de probabilités. Par exemple, un
militaire pourrait avoir pris de la méfloquine, mais il pourrait aussi avoir
été déployé dans une région où il a été exposé à d'importantes situations
traumatisantes, qu'il revit aujourd'hui. Personnellement, à titre de clinicien,
j'aborderais son cas en lui disant: « Vous semblez présenter des symptômes
qui sont associés, selon toute vraisemblance, au trouble de stress
post-traumatique. Cependant, d'autres facteurs pourraient aussi entrer en jeu.
Essayons de nous en tenir aux traitements qui ont fait leurs preuves et voyons
comment vous vous sentirez. » Si la personne se rétablit complètement
grâce aux traitements habituels, alors cela signifie fort probablement que nous
avons rendu le bon diagnostic. Par contre, si la personne ne réagit pas à un
traitement au bout de six mois, je commencerai alors à m'inquiéter et à me
demander s'il s'agit du bon traitement[105].
Lors de son témoignage, le vétéran Dave Bona a lu
une lettre de son épouse qui relate les résultats positifs qui ont suivi le
changement du traitement offert à son mari, dans des circonstances qui
rappellent la prudence fructueuse évoquée par le Dr Richardson dans
l’extrait précédent :
Il y a trois ans, la psychologue de Dave a changé
son plan de traitement pour y inclure le protocole qu'on prescrit à quelqu'un
qui a des lésions cérébrales traumatiques, une nouvelle thérapie qui
reconditionne le cerveau autour des régions lésées en utilisant un type de
neurofeedback sous surveillance électronique. Les résultats ne sont pas apparus
du jour au lendemain et il arrivait que les choses semblent empirer, mais pour
finir, on a commencé à voir les effets. Les accès de rage se sont espacés, il a
fini par arriver à se calmer plus rapidement, par passer d'une semaine à
quelques jours et, finalement, à quelques heures.
De telles avancées doivent être soulignées, et
tout doit être mis en œuvre pour que tout traitement offert aux vétérans soit
bien adapté à sa condition particulière. De plus, il faut encourager les
travaux de recherche.
Il faut éviter de faire une extrapolation
hyperbolique qui pousserait à remettre en question le diagnostic de stress
posttraumatique lui-même, ou à attribuer un grand nombre de problèmes de santé
mentale permanents à la méfloquine, alors que toutes les probabilités indiquent
qu’il s’agirait de situations exceptionnelles. Comme l’a souligné le
médecin-chef des FAC, le général MacKay :
Aucun traitement médicamenteux antipaludique n'a
été prescrit aux militaires déployés en Bosnie, et […] certains parmi eux ont
été affectés par des troubles de santé mentale. Nous avons très peu utilisé de
médicaments antipaludiques en Afghanistan […]. Bien que les membres des Forces
américaines prenaient presque tous des antipaludiques, nous les donnions
uniquement aux militaires qui faisaient des patrouilles à pied dans de petites
zones où il pouvait y avoir du paludisme. Et, malgré l'utilisation très limitée
d'antipaludiques, dont le Malarone et la doxycycline essentiellement, la
mission en Afghanistan a donné lieu à un nombre assez important de cas de maladies
mentales[106].
Étant donné le manqué de données scientifiques qui
permettraient de mieux différencier les symptômes utilisés pour poser un
diagnostic de TSPT et les symptômes potentiellement associés aux effets à long
terme de la méfloquine, le Comité recommande :
Recommandation 5
Qu’Anciens Combattants Canada coopère avec toute
institution concernée dans tout
programme de recherche qui étudiera les effets de la méfloquine.
Les enfants assistent au départ de leur père ou
de leur mère, et ils sont tellement heureux. On voit des photos dans le journal
et les grands baisers sur le quai ou peu importe, puis le père ou la mère part.
Ensuite, le père ou la mère revient à la maison, il y a une célébration, et les
enfants sont fiers de leurs parents, fiers de leur père et de leur mère. Ils en
parlent à l'école.
Soudainement, six mois plus tard, sans signe
avertisseur – peut-être que la mère en a vu un peu, mais pas
l'enfant –, le père donne une raclée à la mère. Quel traumatisme. Et rien
ne se produit. La mère a entendu un peu parler des problèmes militaires et
décide de vérifier, puis cela se produit de nouveau. Tout d'un coup, le père
est accusé. Il se retrouve en prison. Il y a divorce. Tout cela arrive. Voilà
un traumatisme qui suivra l'enfant pendant encore 60 ans après le retour
du père de l'Afghanistan. Nous oublions souvent que cela s'est produit et
l'incidence de ce traumatisme, qui n'est pas traité et n'est pas reconnu.
Quarante ans plus tard, l'enfant peut avoir un réel problème, et il ne sera
jamais en mesure de le retracer jusqu'à ce traumatisme incroyable[107].
Nous avons évoqué à maintes reprises tout au long
de ce rapport l’importance pour les militaires et les vétérans de maintenir un
réseau de soutien solide, et que c’était là l’un des facteurs de protection les
plus efficaces contre le développement de problèmes de santé mentale et les
risques de développer des idées suicidaires. Les membres de la famille constituent
la première ligne de ce réseau de soutien. Selon le général à la retraite Roméo
Dallaire, ce réseau doit être intégré à la vie opérationnelle des Forces armées
canadiennes elles-mêmes, afin d’éviter que, après avoir quitté la vie
militaire, les vétérans perdent le soutien dont ils bénéficiaient au sein des
forces, et le soutien de leur famille si elle a été exclue du lien avec la vie
militaire.
Pour un réserviste célibataire, ce serait ses
parents. Ils font partie des Forces. S'il est marié, ce serait sa famille
proche ou ses intimes, ses enfants. Faites fond sur l'aspect humain de ces
personnes pour qu'elles puissent s'en servir comme point de départ. Nous avons
perdu beaucoup de personnes parce qu'elles avaient perdu leur famille et qu'il
ne leur restait rien. Elles n'ont pas seulement perdu leur travail. Elles ont
perdu leur famille à cause de cela et ont fini par s'enlever la vie. Essayez de garder cet élément fondamental de notre
société avec elles et aidez-les à traverser les années difficiles à vivre avec
des personnes comme cela[108].
La solution préconisée par
le général Dallaire serait d’intégrer les membres de la famille à la vie
opérationnelle des Forces par l’entremise des Centres de ressources pour les
familles militaires (CRFM). Une telle approche favoriserait la mise en œuvre de
la recommandation portant sur l’extension de l’accès aux CRFM aux membres de la
famille des vétérans.
Pour les conjoints des vétérans souffrant de
problèmes de santé mentale lors de leur transition à la vie civile, l’adaptation
peut être brutale si ce lien avec la vie militaire a été coupé durant le
service. Mme Teresa Bona a témoigné du choc qu’a causé la transition de son
mari :
Dave m'accusait de choses impossibles, créait une
réalité parallèle avec des détails qui étaient exagérés ou qui n'existaient
tout simplement pas. Quand je regarde ses yeux dans ces moments-là, et il en
arrive encore, c'est comme si le Dave que je connais et que j'aime n'existait
plus. Il est livide. Son regard est plus sombre et il a l'air si méchant, sans
humanité. C'est une expérience absolument effrayante[109].
Les membres du Comité ont entendu de nombreux
témoignages troublants de la part de membres de la famille, dont celui de Mme
Stephanie Thomas : « Il prenait tellement de médicaments qu'il dormait
toute la journée, et qu’il ne faisait que se traîner, de la salle de bains à la
table de la cuisine, puis à son lit. Et quand j'ai exprimé mon inquiétude, on
m'a répondu qu’il ne faisait de mal à personne dans cet état[110]. »
Comme l’a expliqué le médecin-chef des FAC, le
général MacKay, aux membres du Comité : « Les Services de santé des
FC n'offrent pas de services en santé mentale aux membres de la famille des
militaires[111]. » Il y a donc un vide dans le continuum de services si les
membres de la famille qui éprouvent des difficultés durant le service militaire
d’un proche ne peuvent pas recevoir un soutien pour eux-mêmes. Encore une fois,
ce sont les CRFM qui peuvent faire le pont avec les militaires en service en
offrant des services d’aide aux membres de la famille.
Même si on répète souvent que les symptômes du
stress post-traumatique peuvent révéler leur gravité longtemps après les
événements qui les ont déclenchés, les signes précurseurs de ces symptômes sont
habituellement présents bien avant que la personne quitte les FAC, ou soit
libérée pour raisons médicales. Ainsi, sur un strict plan opérationnel visant à
optimiser la préparation mentale des militaires en service, l’aide offerte aux
membres de la famille devrait être au cœur des préoccupations. Toujours selon
le général Dallaire :
Les familles doivent être intégrées à cette
structure de soutien. Ce n'est pas une question de coopérer avec les familles
ou de les aider; il faut les intégrer à l'efficacité opérationnelle des forces.
Pourquoi? C'est parce que les familles vivent les missions avec nous. Dans mon
cas, j'étais blessé à mon retour. J'ai été jeté hors des forces alors que
j'étais blessé. Ma famille était blessée. Ma famille n'était plus la même que
celle que j'avais laissée à mon départ parce que les médias leur font vivre les
missions avec nous[112].
La Dre Heidi Cramm, de l’Institut canadien de
recherche sur la santé des militaires et des vétérans, a abondé dans le même
sens : « Le soutien social est l'un des principaux facteurs
permettant de savoir que les gens vont bien dans le contexte d'un problème de
santé mentale. Ainsi, l'idée de fournir un service à une personne souffrant
d'un stress post-traumatique, sans aider la famille qui soutient cette
personne, est contraire à la logique[113]. »
Même si on place en fonction du strict point de
vue du bien-être des vétérans, ce soutien aux membres de la famille durant le
service militaire a semblé aux membres du Comité comme étant l’une des
meilleures mesures de prévention possibles concernant la santé mentale des
vétérans. Le Comité recommande donc :
Recommandation 6
Que les Forces armées canadiennes intègrent
davantage les membres de la famille dans le cadre de leurs programmes touchant
la santé mentale et la prévention du suicide.
Cette approche d’intégration complète des membres
de la famille doit se poursuivre après que les militaires aient quitté les FAC
et soient devenus des vétérans. Dans ce cas, non seulement le mieux-être du
vétéran est en jeu, mais aussi celui du conjoint et des enfants. Or, la
capacité d’intervention d’ACC auprès des membres de la famille demeure limitée.
L’heureuse exception à cette règle est le Service d’aide d’ACC dont nous parlerons
plus loin. Toutefois, les services d’ACC auxquels les vétérans ont droit après
avoir contacté le ministère demeurent inaccessibles aux membres de la famille.
Malgré toutes les bonnes intentions sincères exprimées par les représentants
d’ACC qui sont venus témoigner, on constate les limites de leur capacité
d’action :
En vertu des diverses lois qui s'appliquent,
Anciens Combattants Canada est au service du vétéran. La plupart de nos
services […] sont destinés aux vétérans. Cela dit, nous encourageons
fortement les membres de la famille à assister aux séances relatives aux TSO et
à participer au soutien par les pairs et à divers autres programmes. […]
Cela dit, il y a toute une gamme de services que
nous offrons à la famille, sans passer par le vétéran. Par exemple, le service
téléphonique 1-800 est accessible 24 heures sur 24, 7 jours sur
7. […]
À mesure que notre programme évolue, nous sommes à
l'affût de façons d'améliorer les programmes offerts aux familles. Nous avons
le programme destiné aux aidants familiaux, mais, encore une fois, le soutien
aux aidants passe par les membres eux‑mêmes[114].
Du côté des cliniques d’ACC, le problème est
similaire. Malgré toute la volonté des intervenants qui y travaillent, leur
capacité d’action auprès des membres de la famille est limitée, et, à moins que
le vétéran le requière, se limitera à l’aiguillage, à l’orientation et à
l’information :
Nous offrirons des soins aux conjoints et
évaluerons les enfants et les orienterons, au besoin, vers les ressources
appropriées. Nous donnerons également des renseignements aux membres de la
famille et aux enfants d'âge adulte pour éviter qu'ils deviennent des aidants
naturels. Nous essayons notamment au cours des traitements de faire comprendre
aux gens qu'ils doivent être des conjoints et non des aidants ou des
infirmiers. Nous nous occupons des traitements et de la collaboration entre les
diverses parties. Cela signifie notamment que la conjointe doit être une
conjointe. C'est sa principale tâche[115].
La meilleure intégration des membres de la famille
à la vie opérationnelle des FAC doit donc se poursuivre et s’étendre auprès des
familles des vétérans. Selon la même logique :
Si les familles sont intrinsèquement liées à
l'efficacité opérationnelle des forces, elles devraient avoir accès au même
niveau de soins. Cela signifie qu'il faut investir davantage d'argent dans
Anciens Combattants Canada et le ministère de la Défense nationale pour prendre
soin des familles. Nous transférons déjà des sommes colossales aux provinces.
Disons aux provinces que nous allons nous-mêmes réparer notre gâchis. Nous
avons causé les blessures de ces personnes, et nous allons en prendre soin.
Nous allons vous acheter les ressources au lieu de tout simplement les laisser
tomber et créer une rupture très grave[116].
Présentement, la seule manière pour les membres de
la famille de devenir clients d’ACC à part entière est le décès du vétéran.
Autrement, le ministère peut recommander des services, peut intégrer les
membres de la famille aux services que reçoit le vétéran, et offrir le Service
d’aide pouvant aller jusqu’à 20 heures de counseling en santé mentale, mais les
membres de la famille demeurent dépendants de la volonté des vétérans pour
toutes les démarches entreprises auprès d’eux par ACC. Le Comité recommande
donc :
Recommandation 7
Que les membres de la famille d’un vétéran
puissent devenir des clients d’Anciens Combattants Canada dès que le vétéran est
inscrit au programme de réadaptation d’Anciens Combattants Canada.
Le soutien par les pairs est une composante
essentielle du traitement et du rétablissement des militaires ou des vétérans
souffrant de problèmes de santé mentale. M. Dave Gallson, de la Société pour
les troubles de l’humeur du Canada, en a expliqué l’importance :
Même si l'aide professionnelle est essentielle,
elle n'est pas toujours disponible à 20 heures ou à minuit, lorsque
l'ancien combattant a besoin de parler à quelqu'un de son stress ou de ses
idées suicidaires. Grâce aux programmes de soutien par les pairs, les gens ont
un réseau composé de pairs qui comprennent ce qu'ils vivent, car ils ont vécu
la même chose et peuvent établir des liens à un même niveau. Le financement
d'un plus grand nombre de programmes comme ceux-là et une recherche efficace
contribueraient grandement à répondre aux besoins des anciens combattants en
matière de santé mentale[117].
Le Programme de Soutien social – blessures de
stress opérationnel (SSBSO) est géré conjointement par le MDN et ACC. Mis sur
pied il y a une quinzaine d’années par le lieutenant-colonel Stéphane Grenier,
il permet parfois de surmonter la résistance des vétérans à demander de l’aide.
Le programme compte environ 125 bénévoles, et les
services sont organisés par une quarantaine de coordinateurs du MDN, auxquels se
joignent une dizaine d’employés d’ACC. Les cliniques TSO d’ACC ont recours aux
pairs du réseau SSBSO. Presque toutes ces personnes ont déjà souffert de
problèmes de santé mentale. Un rapport de 2015 du Comité permanent de la
Défense nationale de la Chambre des communes avait estimé qu’environ 2 000
bénéficiaient des services du SSBSO[118].
Sans nier la grande utilité du
programme, Mme Marie-Claude Gagnon, de l’organisme « C’est seulement 700 »,
craint que le programme SSBSO, dans sa conception actuelle, ne soit pas bien
adapté aux vétérans ayant une BSO liée à un traumatisme sexuel militaire:
C'est le Programme de soutien social aux blessés
de stress opérationnel qui offre de la thérapie de groupe, à laquelle
participent surtout des hommes ayant pris part à des missions de combat. Si on
juge bénéfique d'envoyer des hommes qui ont combattu en Afghanistan pour parler
ensemble et trouver du soutien, alors c'est équitable, bien entendu. Tout ce
que je dis, c'est que ceux qui jouent un rôle au cours des combats pensent
qu'il existe une différence entre eux et un policier, par exemple. Ils
considèrent leur besoin différent. Mais pour nous, ces services conviennent;
nous devons nous joindre à des civils et nous n'avons pas besoin de notre
propre groupe. En agissant de la sorte, on s'assure que nous ne pouvons nous
réunir et parler. Nous ne pouvons pas tisser de liens et trouver les problèmes
que nous avons en commun. C'est en quelque sorte une manière de veiller à ce
que nous ne puissions pas établir de rapports entre nous et trouver notre force
ensemble[119].
Les membres du Comité partagent cette préoccupation,
et recommandent :
Recommandation 8
Qu’Anciens Combattants Canada et le ministère de la
Défense nationale examinent et offrent des programmes, y compris le soutien par
les pairs, pour les vétérans qui souffrent d’une blessure de stress
opérationnel liée à un traumatisme sexuel militaire.
La médicalisation des problèmes de santé mentale
et l’effritement du sentiment religieux ont pu contribuer à faire oublier le
rôle important joué par les aumôniers. M. Scott Maxwell, de Wounded Warriors,
a décrit le réconfort que leur présence a apporté et continue d’apporter :
Au sein de la famille
régimentaire, c'était presque un endroit où aller si on ne tenait pas à passer
par la chaîne de commandement ou à en parler à ses supérieurs, parce qu'on n'était
pas sûr de la gravité du problème ou même si cela valait la peine d'en parler.
C'était comme un refuge dans la famille régimentaire, un endroit où aller pour
au moins amorcer une discussion avec quelqu'un de rassurant, sans craindre de
subir des conséquences pour avoir dit quelque chose ou pour avoir posé une
question[120].
Peu de témoignages ont mentionné le rôle des
aumôniers, mais les membres du Comité soupçonnent que leur engagement envers le
bien-être des militaires est beaucoup plus apprécié que ne le laisse croire la
discrétion des marques de reconnaissance à leur endroit. Ils portent sur leurs
épaules les souffrances d’un grand nombre de personnes et ne reçoivent souvent
pas eux-mêmes la reconnaissance qu’ils méritent. Le général (à la retraite) Joe
Sharpe a souligné leur contribution :
J'ai visité une importante base militaire afin
d'interroger les aumôniers sur leur rôle concernant l'état de stress
post-traumatique et les blessures liées au stress opérationnel. Parmi les
16 aumôniers sur cette base, 14 avaient reçu le diagnostic d'état de
stress post-traumatique. Donc, si nous allons recourir
à des aumôniers – et nous le devons, car ils jouent un rôle crucial –,
il faut prendre soin d'eux également[121].
Les membres du Comité
considèrent que la contribution des aumôniers à la santé mentale du personnel
militaire n'a pas été suffisamment reconnue et que, compte tenu de la nature
non clinique particulière de leur écoute et de leur conseil, ils sont exposés à
un risque accru de développer des problèmes de santé mentale. Le Comité
recommande donc:
Recommandation 9
Que le ministère de la Défense nationale reconnaisse
mieux la contribution des
aumôniers à la santé mentale du personnel militaire et veille à ce que les
aumôniers reçoivent le soutien en santé mentale dont ils ont besoin.
L’aspect invisible des problèmes de santé mentale
entraîne des réticences à demander des soins qui vont bien au-delà des éléments
culturels de la stigmatisation. Certains considèrent que de demander des soins
pour des problèmes de santé mentale pourrait nuire à leur progression de
carrière. Selon le colonel Downes, directeur de la santé mentale des FAC :
Nous avons des membres de
tous les grades dans les FC, des simples soldats aux généraux, qui demandent
des soins dans nos cliniques. Et chacun d'entre eux prend une décision
personnelle en s'avançant, assurément, et nous les encourageons à le faire, car
nous savons que la meilleure façon de faire avancer leur carrière est de
demander rapidement des soins, puisque les chances de guérison sont meilleures
s'ils se manifestent tôt.
Un autre élément intéressant est le fait qu'il y a
un règlement en vigueur qui stipule que les membres doivent être médicalement
aptes pour être promus, c'est donc une barrière aux soins. Les personnes qui se
croient près d'obtenir une promotion pourraient décider d'attendre un peu. Cette
politique en particulier fait également l'objet d'un examen[122].
Plusieurs témoins ont rapporté avoir ressenti une
grande hésitation à faire part de leurs inquiétudes face à leur état de santé
mentale, lorsqu’ils étaient transférés à l’Unité interarmées de soutien du
personnel (UISP). M. Kurt Grant a partagé son expérience avec les membres du
Comité :
Si je reconnais que j'ai un problème, on va
m'envoyer à l'UISP. Toute possibilité d'avancement professionnel disparaît
aussitôt. Si j'admets que j'ai un problème, que je ne suis pas capable
d'accomplir mes tâches, les gens vont commencer à me percevoir différemment.
Ils vont décider de ne pas retenir ma candidature et d'opter pour l'autre
personne, qui n'a pas de problème. […]
À cause de cela, personne ne veut reconnaître
qu'il a un problème. D'ailleurs, soyons francs: nous sommes des gars, d'accord?
[…] Au lieu de faire face à leurs démons, les militaires préfèrent continuer de
foncer et dire que tout va bien[123].
Mme Céline Paris, psychologue, a souligné qu’on
faisait trop peu de cas des traitements qui fonctionnent :
Je propose que nous fassions comprendre aux gens
que le TSPT se traite et qu'on peut s'en sortir en suivant un traitement. Si
l'on cesse de dépeindre le TSPT comme une peine à perpétuité comme le font les
médias ces derniers temps et comme le font des groupes de patients, je crois
que la situation peut changer. Si cela veut dire qu'on suit un traitement
pendant quelques mois ou pendant un an peu de temps après avoir vécu les
moments difficiles, alors toute l'image du problème changera[124].
Même s’il reste encore beaucoup de chemin à
parcourir, les représentants des FAC, dont le commodore Sean Cantelon, ont
affirmé avec conviction que toute la culture des FAC était en voie de
transformation sur cette question, et que cela se reflétait au sein de
l’UISP : « Nous favorisons également un changement
complet de culture en vue d'offrir des soins continus aux malades ou aux
blessés afin que la fragilité dans [l'UISP] dont certains témoins et vous avez
parlé n'existe plus. Ce changement de culture est en train de se faire en ce
moment[125]. »
Le contrôle qu’exercent les FAC sur leur système
de santé leur offre un avantage sur le traitement offert aux militaires en
service, en comparaison avec les soins offerts aux vétérans. Les délais
nécessaires pour obtenir des services sont clairement plus courts pour les
militaires qu’ils ne le sont pour les autres Canadiens :
Au sein de nos services psychosociaux, le cadre de
référence est de deux semaines. C'est-à-dire, bien entendu, pour les soins
électifs non urgents. Évidemment, les cas plus urgents seront traités plus
rapidement.
Au sein du programme de
santé mentale général et des centres de soins pour trauma et stress
opérationnels, CSTSO, le temps d'attente est de 28 jours. Au cours de la
dernière année, la moyenne dans l'ensemble de notre système a été de
25 jours pour la santé mentale générale et de 32 jours pour les CSTSO[126].
Cette relative rapidité d’accès aux soins est
également valable pour les risques de suicide : « Les militaires ont
davantage accès à des services de santé mentale s’ils ont des comportements
suicidaires que la population civile[127]. »
Pour ce qui est des vétérans, M. Michel Doiron,
d’ACC, est venu faire part des progrès réalisés par son ministère dans la
rapidité du traitement des demandes touchant des problèmes de santé mentale
liés au service :
94 % des gens souffrant de problèmes de santé
mentale qui viennent nous voir sont admis dès la première demande, et un grand
nombre d'entre eux le sont dans les 16 semaines suivantes, ce qui est
conforme à la norme. […] On entend parfois que cela prend un peu plus de
16 semaines lorsqu'il est question de santé mentale, mais nous sommes
habituellement plus rapides. Il nous suffit d'avoir le diagnostic, mais cela
pose parfois aussi un problème[128].
Le problème auquel fait allusion M. Doiron est lié
au fait que les vétérans, contrairement aux militaires en service, doivent
faire appel aux services provinciaux. Or, il y a pénurie de professionnels en
santé mentale, et les vétérans, tout comme la population en général, est aux
prises avec des délais importants pour obtenir un traitement. C’est pour cette
raison qu’ACC avait décidé de mettre sur pied un réseau de cliniques.
Pour les vétérans, la première barrière aux soins
est donc la même que celle à laquelle est confronté l’ensemble des Canadiens et
Canadiennes, soit la pénurie de spécialistes en santé mentale dans les réseaux
provinciaux de la santé[129]. Cette première barrière peut être surmontée aisément si les
vétérans entrent en contact avec ACC ou sont déjà des clients d’ACC. Dans ce
cas, l’accès aux cliniques d’ACC et au réseau de spécialistes autorités du
ministère permet de recevoir des services plus rapidement que pour la
population en général.
Ce comité, l'Ombudsman des
vétérans, et l’Ombudsman de la Défense nationale et des Forces armées
canadiennes, ont tous recommandé à de nombreuses reprises que, pour les
militaires qui sont libérés pour des raisons médicales, tous les avantages
devraient être adjugés et tous les services mis en place avant que le militaire
ne soit officiellement libéré. Les membres du comité veulent souligner cette
position une fois de plus pour les militaires en voie d’être libérés qui
souffrent d'un état de santé mentale et, par conséquent, recommandent:
Recommandation 10
Que le ministère de la Défense nationale et Anciens
Combattants Canada veillent à ce que tous les membres en voie de libération
ayant un diagnostic de maladie mentale aient leurs soins de santé mentale en
place, aussi près que possible de leur résidence, dans une clinique d’Anciens
Combattants Canada ou chez d'autres fournisseurs de soins de santé mentale, et
ce, avant qu'ils ne soient libérés de leur service militaire.
Pour les vétérans qui sont libérés pour des
raisons autres que médicales, ce premier contact avec ACC constitue lui-même
une barrière. Les vétérans qui ne sont pas déjà clients d’ACC, qui ont été
libérés pour raisons médicales ou pour toute autre raison, et qui éprouvent des
difficultés quelques années après avoir quitté les FAC, n’auront pas
nécessairement le réflexe d’entrer en contact avec ACC. Souvent, ils ne se
considèrent pas comme des vétérans et connaissent mal les services que le
ministère pourrait leur offrir[130]. Pour contrer cette barrière, Mme Shelley Hale, de la clinique
d’ACC située au Royal Ottawa, a proposé de lancer une campagne nationale de
sensibilisation qui viserait les employés de première ligne des systèmes de
santé provinciaux :
Nous souhaiterions qu’une campagne de
sensibilisation nationale soit mise en branle pour que les vétérans soient
aiguillés dès leur entrée dans le système de santé, que ce soit à l’urgence,
dans le bureau de leur médecin de famille ou dans une clinique sans
rendez-vous. Il faudrait que tous les fournisseurs de service de santé
demandent à leurs patients s’ils ont fait partie des forces. Nous pourrions
ainsi offrir une toute nouvelle avenue aux clients qui ne sont pas associés à
Anciens Combattants Canada. Si nous parvenons à sensibiliser tous les
fournisseurs de service et à les inviter à poser une seule question simple,
plus de vétérans qu’auparavant pourraient avoir accès aux services qui ont été
créés pour eux[131].
Le Cercle du leadership de l’Institut Vanier
contribue déjà à une initiative similaire. La directrice de l’Institut, Mme
Nora Spinks est venue décrire les activités menées par son organisation pour
sensibiliser les travailleurs de première ligne à l’importance d’identifier les
besoins particuliers des vétérans :
Le Cercle a quatre objectifs: sensibiliser, donc
de faire de la sensibilisation du public; développer la capacité, c'est-à-dire
la capacité organisationnelle, améliorer ce qui existe déjà; développer les
compétences, c'est-à-dire les compétences processionnelles et s'assurer que
chaque médecin de famille a des connaissances de base sur l'armée, nous avons
pu transmettre des documents en ce sens à 35 000 médecins de famille le
mois dernier; et enfin de développer la communauté pour que si quelqu'un se
rend au Centre de détresse ou à la Société pour les troubles de l'humeur ou
dans une garderie pour chercher de l'aide, la personne qu'ils auront en face
d'eux saura comment les orienter vers le service approprié.
Si vous appelez le 911, il
se peut que vous soyez mis en relation avec le Centre de détresse. Si le Centre
de détresse a des connaissances sur l'armée, alors il sera en mesure de faire
son travail encore mieux qu'il ne le fait déjà, il le fait de façon
remarquable. Voilà les quatre objectifs[132].
La représentante du Centre de détresse d’Ottawa,
Mme Breanna Pizzuto, a décrit un service de suivi qui pourrait complémenter la
campagne d’identification proposée :
Si un patient se présente à un service d'urgence
dans un hôpital précis et consent à recevoir un appel de notre part, il recevra
l'appel entre 24 et 72 heures après son congé. S'il est admis à l'hôpital,
nous l'appellerons après son congé, peu importe la durée de l'hospitalisation.
Nous l'appellerons et nous verrons si l'hôpital lui a laissé un plan de soins,
s'il prend ses médicaments et s'il rencontre les personnes qu'il est censé
rencontrer. C'est une chose que l'on pourrait faire avec les vétérans, un suivi
après coup, parce que ces gens ont dit que le TSPT ne se manifeste pas
nécessairement tout de suite. Vous pouvez effectuer une évaluation
psychologique dès qu'ils obtiennent leur libération, et ils diront que tout va
bien. Ensuite, six mois ou un an plus tard, le TSPT commence à se manifester[133].
Le ministère s’est déjà montré intéressé par de
telles approches auprès des professionnels de la santé des réseaux provinciaux[134]. Considérant
le faible coût d’une telle initiative et les avantages importants que les vétérans
pourraient en retirer, le Comité recommande :
Recommandation 11
Qu’Anciens Combattants Canada, en partenariat avec
les autorités provinciales et territoriales concernées, lance une campagne de
sensibilisation auprès des professionnels de la santé afin d’identifier les
vétérans éprouvant des problèmes de santé mentale, établir un système de suivi
auprès d’eux, et les aiguiller vers les services d’Anciens Combattants Canada.
La stigmatisation des problèmes de santé mentale
et du suicide est un problème qui touche l’ensemble des Canadiens. Comme l’a
affirmé Mme Catherine Rioux, de l’Association québécoise de prévention du
suicide, des progrès importants ont été accomplis dans la population en général
à ce chapitre :
Grâce à des campagnes de sensibilisation répétées,
les mentalités ont commencé à changer au sujet du suicide et de la santé
mentale. Les tabous sont moins tenaces et commencent à s'estomper. Le suicide
n'est plus perçu ou est moins perçu comme une fatalité et un problème
individuel comme c'était le cas il y a 10, 15 ou 20 ans. On sait davantage
que c'est un problème collectif et qu'il est possible de le prévenir.
Des gens parlent davantage
de leurs problèmes de santé mentale et la demande d'aide est davantage
valorisée. Nous avons fait beaucoup de chemin à ce chapitre, mais beaucoup de
travail reste à accomplir[135].
Toutefois, le personnel militaire en est
particulièrement affecté en raison de la culture masculine qui peut inciter à
convaincre les militaires de maintenir une image de force et de contrôle
imperturbable qui s’accorde mal avec l’acceptation initiale d’un problème de
santé mentale et l’action subséquente de demander de l’aide.
Les représentants des FAC qui sont venus
témoigner, comme le commodore Cantelon, ont insisté sur les progrès accomplis
au cours dernières décennies :
Auparavant, ces questions faisaient l'objet de
discussions privées entre deux ou trois personnes, tandis que maintenant, elles
ont lieu de façon plus ouverte. À mon avis, c'est la meilleure chose à faire. En
tant que dirigeants des Forces armées canadiennes, nous assumons le rôle de
chef de file qui nous incombe et nous essayons de modifier cette culture pour
que nos membres n'aient pas ce sentiment d'aliénation et de perte d'identité[136].
Le commodore Cantelon est venu contredire cette
perception répandue selon laquelle l’aveu d’un problème de santé mentale
entraînait presque nécessairement une libération pour raisons médicales :
La maladie mentale n'entraîne pas automatiquement
une libération des Forces armées canadiennes. D'autres généraux et
adjudants-chefs ont parlé de leurs propres... On peut gérer la situation et
avancer. C'est la clé; je voulais donc défaire cette hypothèse selon laquelle
on était automatiquement libéré des forces armées simplement parce qu'on
consultait un psychologue ou un travailleur social à propos d'un quelconque
problème. Je crois que plus il y aura de cas, plus on parlera de la possibilité
d'aller de l'avant et de continuer d'être un membre fonctionnel des forces
armées, sans restriction à l'égard des promotions, etc. mieux on se portera... C'est
la culture dont je parlais plus tôt[137].
Il s’est aventuré jusqu’à affirmer que, du côté
des plus hauts échelons de l’organisation, il ne restait peu de barrières à l’accès
aux soins en santé mentale, mais que les individus eux-mêmes pouvaient dans
certains cas continuer à croire que cette stigmatisation pourrait leur nuire. Toujours
selon le commodore Cantelon :
Rien ne vous empêche [d'aller à l’hôpital]. Tout
ce que vous avez à faire, c'est de dire à votre sergent, à votre agent de
programme ou à votre commodore que vous devez vous rendre à l'hôpital. C'est
tout. Personne ne vous demandera pourquoi. Les gens avec qui vous avez une
relation de travail étroite vous poseront peut-être la question, mais au bout
du compte, c'est votre choix d'en parler ou non. […] Il revient à nous, à
l'équipe de direction et aux Forces canadiennes, de travailler à changer cette
culture, tout comme nous le faisons dans l'ensemble du pays, pour faire
comprendre qu'un pansement invisible autour de la tête, c'est la même chose
qu'un pansement sur un bras cassé[138].
Le général MacKay a également tenu à défaire la
perception selon laquelle le commandement militaire avait préséance sur le
personnel médical dans les décisions menant à la réintégration d’un militaire
ayant souffert de problèmes de santé mentale. C’est le personnel médical des
FAC qui détermine la capacité d’un militaire de retourner auprès de son
unité : « le chef de l'état-major de la Défense a émis une directive
voulant que les contraintes à l'emploi pour raisons médicales délivrées par les
médecins soient respectées par la chaîne de commandement. Si nous avons
déterminé que cette personne devait effectuer un retour, alors la chaîne de
commandement obéirait[139]. »
Cette ouverture démontrée par le personnel
militaire actuel tranche avec la perception rapportée par certains qui, comme
le général Joe Sharpe, continuent d’être témoins de situations où la
stigmatisation freine la volonté de certains militaires de demander de
l’aide :
[Un] jeune caporal m'a avoué très candidement être
atteint d'un état de stress post‑traumatique et recevoir des soins à ce
sujet, mais il m'a dit: « Monsieur, la haute direction de l'organisation
dit tout ce qu'il faut. » C'est un engagement honnête que prend la haute
direction des Forces armées canadiennes. Ce jeune fantassin est en voie d'être
libéré. Il a dit: « Sur le terrain, les sergents et les adjudants n'en
croient pas un mot. Pour eux, c'est de la bouillie pour les chats. Si vous
demandez de l'aide au sein de votre peloton ou de votre compagnie, vous êtes un
maillon faible, et ils ne veulent pas de vous là. » Cette situation m'a
été décrite jeudi dernier.
Les préjugés ont-ils
disparu? Absolument pas. Les préjugés sont encore bien vivants, mais c'est
parce que nous mettons très fortement l'accent sur la modification de ce
comportement dans l'immédiat. Si un haut gradé vous surprend à dénigrer ces
militaires, vous serez réprimandé. Nous nous inquiétons des comportements, mais
nous n'avons pas vraiment mis l'accent sur les croyances[140].
Il y aurait donc encore une résistance au niveau
des échelons intermédiaires de la hiérarchie, c’est-à-dire de ceux et celles
qui interagissent le plus directement avec les militaires qui voudraient
prendre le risque de demander de l’aide. La culture d’une organisation comme
les FAC ne peut cependant pas se transformer en une génération. Les croyances
sont durables et font encore que les personnes attendent encore trop longtemps
avant de demander du soutien. Or, l’intervention rapide est l’un des facteurs de
réussite comme dans tous les autres aspects de la santé. Comme l’a mentionné le
général Dallaire, les croyances qui soutiennent ces résistances sont
profondes :
Si vous perdez un bras, vous le savez. Le but est
ensuite de trouver une prothèse qui vous aide autant que possible. Si l’on
n’affiche pas le même sentiment d’urgence dans le cas des blessures de stress
opérationnel en reconnaissant ces blessures et en les traitant, celles-ci
s’aggravent et deviennent plus difficiles à définir et à guérir.
Il m’a fallu quatre ans avant de toucher le fond.
J’ai perdu un de mes officiers 15 ans plus tard et après avoir suivi des
traitements. Il y a un vide. On ignore comment amener ces gens à cesser de
vivre comme s’ils n’étaient pas blessés, à faire fi des préjudices[141].
Selon M. Scott Maxwell, de Wounded Warriors, la
situation est beaucoup plus favorable chez les vétérans qui ne craignent plus
cette stigmatisation. Ils hésitent beaucoup moins à demander de l’aide, mais
cela ajoute une pression supplémentaire au niveau de l’offre de services qui ne
répond plus à l’augmentation de la demande. Pour Wounded Warriors, M. Maxwell a
évoqué une liste d’attente de deux ans dans certains cas :
[Les vétérans] ont évidemment déjà quitté le
milieu; il y a donc moins de risques, et ils sont plus à l'aise de parler de
leur situation. Ils sont à l'aise de se placer dans une position très
vulnérable, et ce, souvent en compagnie de leurs pairs. Nous le voyons partout
au pays. Comme je l'ai déjà mentionné, notre problème est d'élargir l'accès aux
programmes; ce n'est pas d'essayer de trouver des personnes malades et blessées
qui veulent participer à nos programmes. Je crois que cela témoigne
certainement des progrès réalisés concernant les personnes libérées et les
vétérans du côté civil. Ils peuvent se manifester, lever la main et obtenir de
l'aide. Il y a une petite lueur d'optimisme de ce côté. Le problème, c'est
évidemment que nous devons nous assurer de pouvoir leur venir en aide
lorsqu'ils viennent nous voir[142].
De nombreuses options de traitement prometteuses
ont été présentées dans le cadre de cette étude. Certaines en sont à la phase
exploratoire, alors que d’autres ont déjà démontré leur viabilité. Lorsqu’il
s’agit de traitements à l’interne en institution, l’option à privilégier est
que les militaires et les vétérans puissent se retrouver entre eux. L’esprit de
corps qui tend à se perdre au moment de la transition semble constituer l’un
des meilleurs facteurs de protection contre le développement de problèmes de santé
mentale.
Dans le domaine de la prévention du suicide, le Dr
Zul Merali a présenté les résultats de recherches préliminaires qui suscitent
un grand enthousiasme dans le traitement de la dépression par la kétamine, un
médicament traditionnellement utilisé comme anesthésique, mais qui semble
freiner l’apparition d’idées suicidaires beaucoup plus rapidement que les
antidépresseurs qui sont habituellement prescrits[143].
Les soins offerts aux personnes faisant preuve de
comportements suicidaires se limitent essentiellement aux thérapies
psychologiques, mais tentent de plus en plus d’intégrer des éléments novateurs
à des approches thérapeutiques traditionnelles en psychologie. Le Dr Sareen a
présenté les principales approches qui ont démontré des résultats :
Certaines interventions psychologiques peuvent
être efficaces, comme la thérapie cognitivo-comportementale qui est axée
spécifiquement sur le comportement suicidaire et un autre type de thérapie
appelée la thérapie comportementale dialectique qui s’est aussi révélée
efficace pour aider les gens qui avaient fait de multiples tentatives de
suicide à apprendre comment gérer ces symptômes. Les systèmes de soins aux
militaires et aux anciens combattants devraient se pencher sur ces deux
thérapies qui visent particulièrement le suicide et élaborer comment les
appliquer[144].
Toutes les études menées sur les facteurs qui
peuvent contribuer à rendre une personne plus vulnérable qu’une autre à
développer des problèmes de santé mentale amènent spontanément à se questionner
sur la possibilité de prédire les probabilités qu’une personne développe des
problèmes de santé mentale si elle était exposée aux facteurs de stress de la
vie militaire. Autrement dit, pourrait-on prévenir l’apparition de problèmes de
santé mentale en faisant un meilleur dépistage des facteurs de risque au moment
du recrutement?
Selon le médecin-chef des FAC, le général MacKay,
un tel dépistage a effectivement lieu, et un suivi s’effectue périodiquement en
fonction de l’âge des militaires :
Nous effectuons un dépistage de problèmes de santé
mentale pour toute personne qui est recrutée à son arrivée au sein des FC.
Puis, avec chaque évaluation périodique de la santé, il y a une petite section
qui effectue un dépistage de problèmes de santé mentale.
Les membres de moins de 40 ans doivent subir
une évaluation périodique de la santé tous les cinq ans; lorsqu'ils ont plus de
40 ans, ils doivent en subir une tous les deux ans. Nous effectuons
également un dépistage de problèmes de santé mentale chez les personnes qui
s'apprêtent à partir en déploiement et nous effectuons le dépistage amélioré de
problèmes de santé mentale en l'espace de trois à six mois après leur retour
d'un déploiement[145].
Il demeure toutefois impossible de prédire avec
confiance que telle personne aura des problèmes et que telle autre n’en aura
pas. Ces statistiques étant colligées à partir de grands ensembles, il est
possible de prédire à peu près combien de personnes en tout développeront des
problèmes sur une période donnée, mais il est impossible de savoir qui seront
ces personnes. Ce qu’il est possible de faire avec de telles mesures
préventives demeure donc très limité. Selon le Dr Jitender Sareen, psychiatre à
l’Université du Manitoba et spécialiste de la santé mentale des vétérans :
« il n'existe pas en ce moment dans le monde de processus de sélection
suggéré, du moins que je sache, pour dire que des personnes ne sont pas
admissibles à la vie militaire, à moins que ces personnes soient aux prises
avec une maladie psychotique très grave[146]. »
Selon le Dr Merali, du Royal Ottawa, des études
sont en cours ailleurs dans le monde afin de déterminer ces facteurs de risque
et possiblement décider qu’une personne en particulier serait trop vulnérable
pour être déployée :
Quelqu'un le fait aux Pays-Bas à l'heure actuelle.
On commence à le faire au Canada, mais nous tardons à prendre ces mesures avant
le déploiement. Ce type de mesure cause beaucoup d'inquiétude, parce que si
l'on découvre des indicateurs de vulnérabilité au trouble de stress
post-traumatique chez quelqu'un, faut-il ne pas déployer cette personne?
Voulons-nous garder ceux qui sont extrêmement vigilants, prêts à se lancer,
capables d'attraper un camarade pour le tirer d'une situation catastrophique et
de le transporter en lieu sûr, de faire des choses comme cela, ou allons-nous
les écarter du front parce qu'ils affichent ces indicateurs?[147]
Il faut également faire une distinction entre le
dépistage au moment du recrutement et le dépistage pendant et après un
déploiement. Étant donné l’intensité de l’activité durant un déploiement, il
est très difficile, sur le strict plan opérationnel, d’imaginer un dépistage
systématique, ce qu’a souligné le général MacKay : « je pense qu'il
est très important de reconnaître les limites du dépistage et les implications
logistiques que le dépistage dans un théâtre d'opérations engendrerait[148]. »
Évidemment, certaines situations peuvent se
présenter où un militaire devra interrompre son déploiement : « Si
une personne a besoin d'un antidépresseur, par exemple, ou de médicaments pour
le traitement des TSPT, elle ne sera normalement pas maintenue sur le théâtre.
Les symptômes seraient vraisemblablement assez graves pour entraîner une
aggravation si cette personne y demeurait[149]. »
Afin d’avoir une idée assez juste des séquelles
qu’a pu avoir un déploiement difficile pour certains militaires, il faut qu’un
certain temps ait passé, que le stress soit retombé et que la vie de la
personne ait repris un rythme plus normal. C’est pourquoi l’évaluation
post-déploiement est importante.
Dans le cas du suicide, il est à peu près
impossible de prédire sur une base individuelle quelles sont les personnes qui
franchiront l’étape des comportements suicidaires pour passer à l’acte. Selon
le Dr Sareen : « Lorsque vous avez quelque qu’un devant vous, il est
très difficile de prédire si cette personne a atteint un niveau qui la poussera
à commettre une tentative de suicide. […] La plupart des instruments mis à
l’essai jusqu’à maintenant ne permettent pas de prévoir et n’aident pas les
cliniciens sur le plan individuel[150]. »
Les FAC possèdent leur propre système de santé, en
particulier pour les soins primaires. Elles opèrent 37 centres et détachements
au Canada et en Europe. Pour les soins spécialisés ou surspécialisés, elles
doivent faire appel aux systèmes provinciaux, mais la responsabilité des soins
demeure sous l’autorité des FAC. En ce qui concerne les soins en santé mentale,
le médecin-chef des FAC, le général MacKay en a présenté les principaux
éléments :
Nous comptons plus de 450 postes permanents
en santé mentale, y compris des infirmières, des travailleurs sociaux, des
psychiatres et des psychologues, au sein des secteurs de santé mentale dans nos
cliniques. En juillet 2016, 93 % de ces
postes étaient occupés. […] Les sept cliniques les plus importantes ont
des Centres de soutien pour trauma et stress opérationnels, des CSTSO, qui se
spécialisent dans le traitement des blessures de stress opérationnel, les BSO. […] En cas d'urgence après les heures de bureau, les
membres des Forces armées canadiennes peuvent communiquer avec le Programme
d'aide aux membres des FC, le PAMFC, ou une ligne d'écoute civile. Ils peuvent
également se rendre directement à un service d'urgence civil ou composer
le 911. Les sept CSTSO font partie du réseau conjoint pour traumatismes
liés au stress opérationnel, qui comprend également les 11 cliniques pour
BSO d'ACC[151].
Sur le plan de la sensibilisation et de
l’éducation, les FAC ont mis sur pied le programme En route vers la préparation
mentale :
[Le programme] est reconnu à l'échelle nationale
et internationale. Il comprend maintenant plus de 30 modules qui sont
offerts à différents stades de la carrière d'un militaire dès l'instruction de
base. Nous avons récemment élargi le programme pour y inclure un entraînement
axé sur la profession, comme celles de technicien en recherche et sauvetage et
de policier militaire.
Le groupe des services de santé des Forces armées
canadiennes offre également le Programme de promotion de la santé Énergiser les
Forces. Cet important programme comprend des modules d'éducation et de
développement des compétences dans des domaines comme la sensibilisation au
suicide, la gestion de la colère et du stress, les relations saines, la
violence familiale et la toxicomanie[152].
Il est fréquent que les problèmes de santé mentale
entraînent des phénomènes de comorbidité, en particulier des problèmes de
dépendance qui rendent l’organisation des soins beaucoup plus complexe :
Les troubles de santé mentale combinés aux troubles
liés à l'utilisation de substances compliquent de beaucoup le traitement des
patients. Nous offrons des programmes de traitement internes. Des conseillers
en toxicomanie sont disponibles et tous nos intervenants en matière de santé
mentale peuvent offrir des soins aux toxicomanes. Par contre, lorsque nous
devons faire face à des cas très complexes et parfois des maladies
concomitantes de santé mentale, nous aiguillons les patients vers des
installations de traitement médical externes[153].
Selon le colonel Downes, il faut souligner les
progrès réalisés par les FAC dans la mise en place de services visant à
atténuer l’impact des maladies mentales. En plus de doubler le nombre de
cliniciens dans ses Centres de soutien pour trauma et stress opérationnels, les
FAC ont mis en place des programmes destinés aux membres des forces terrestres,
qui sont plus à risque de développer des problèmes de santé mentale pouvant
mener au suicide. Ces programmes, dont le Programme des sentinelles et la
Stratégie de rendement intégré de l’Armée canadienne (SRIAC), ont été présentés
par le colonel Downes :
Ayant constaté que le taux de suicide parmi ses
membres était plus élevé, [l’Armée] a mis en place récemment un projet qu'elle
appelle « Programme des sentinelles », qui est axé sur les pairs et
où certains membres d'une unité reçoivent une formation spéciale afin de
pouvoir identifier plus facilement leurs collègues, qui semblent avoir des
difficultés, et les encourager à obtenir des soins.
L'Armée a également mis en
œuvre un programme appelé SRIAC […], un autre programme de résilience qui
traite des différentes facettes de la vie des gens, de la famille aux valeurs
spirituelles, des besoins médicaux à la forme physique, et ainsi de suite. Plusieurs
mesures ont été prises pour s'attaquer au problème de la maladie mentale et,
par conséquent, au suicide[154].
Les militaires qui font
partie de la Force régulière sont exclus de la Loi canadienne sur la santé,
et c’est le ministère de la Défense nationale qui assume l’entière
responsabilité des services de santé qui leur sont fournis. Au moment de leur
libération, toutefois, les militaires deviennent des vétérans, et la
responsabilité pour leurs services de santé incombe aux provinces, en vertu de
la division constitutionnelle des pouvoirs. Comme l’a expliqué la Dre Cyd
Courchesne, d’ACC :
Les vétérans reçoivent leurs soins de santé dans
leur collectivité, de leurs propres autorités provinciales de la santé. Nous
n'avons pas le droit d'accéder à ce type d'information à moins qu'on nous la
communique. Notre analyse et notre examen sont uniquement fondés sur ce que
nous connaissons du vétéran, mais nous n'avons qu'un portrait incomplet,
contrairement à nos collègues des Forces armées canadiennes, qui ont entre les
mains tout le dossier médical et qui peuvent faire une analyse approfondie[155].
La responsabilité d’ACC pour la prestation de
services de santé est donc limitée. Elle couvre les services de santé, y compris
de santé mentale, qui ne sont pas couverts par les régimes publics provinciaux,
lorsque le Ministère juge que ces services sont de nature à favoriser le
bien-être des vétérans et à assurer leur autonomie. Dans la plupart des cas, il
doit être établi par le vétéran que les services dont il a besoin sont liés à
un problème de santé qui a été causé directement ou indirectement par le
service militaire.
Dans le cas des services de santé mentale, la
plupart des provinces ne couvrent pas les services psychologiques spécialisés,
certains traitements en établissement et certains médicaments. Si ces services
contribuent au mieux-être d’un vétéran éprouvant des problèmes de santé mentale
liés à son service militaire, ACC en défraiera les coûts.
Selon le rapport du Vérificateur général du Canada
de l’automne 2014 : 2 % des clients d’ACC étaient admissibles à des
services de soutien en santé mentale en 2002, et cette proportion est passée à
12 % en 2012, soit 16 000 des 135 000 vétérans qui sont clients d’ACC[156]. Selon le
témoignage de la Dre Cyd Courchesne d’ACC, cette proportion avait été
sous-estimée : « Parmi
nos clients, 23 % ont reçu un diagnostic de trouble de santé mentale[157]. »
Ces cliniques sont financées par ACC. Il en existe
10 offrant des soins à l’externe, plus une autre de 10 lits, rattachée à
l’Hôpital Sainte-Anne-de-Bellevue (Québec), offrant des soins à l’interne. Huit
autres cliniques satellites, de plus petite dimension, desservent certaines
régions moins densément peuplées.
La très grande majorité des patients de ces
cliniques sont des vétérans référés par des gestionnaires de cas d’ACC. Les
cliniques externes traitent chacune entre 100 et 300 dossiers actifs de
vétérans. Elles n’ont pas le mandat d’offrir des services aux membres de la
famille, à moins que le vétéran n’en ait fait la demande. Selon M. Michel
Doiron, sous-ministre adjoint à la prestation des services d’ACC :
Chacune de ces cliniques
est dotée d'une équipe de psychiatres, de psychologues, de travailleurs
sociaux, d'infirmiers en santé mentale et d'autres cliniciens qui comprennent
ce qu'ont vécu les vétérans et qui connaissent leurs besoins. Pour améliorer
l'accès à ces services spécialisés, les cliniques offrent des services de
télésanté – donc, des services de santé à distance – pour venir en
aide à ceux et celles qui habitent en région éloignée[158].
Ces cliniques sont distinctes des sept Centres de
soutien pour trauma et stress opérationnels celles mis sur pied par le
ministère de la Défense nationale. Ces derniers sont situés sur des bases
militaires et desservent principalement le personnel militaire en service. En
vertu d’une entente tripartite, les unes comme les autres peuvent toutefois
recevoir des membres actifs et des vétérans des Forces armées canadiennes et de
la Gendarmerie Royale du Canada (GRC). Mme Shelly Hale, de la clinique d’ACC
située au Royal Ottawa, est venue informer les membres du Comité des besoins
importants que cette clinique est parvenue à combler depuis son ouverture il y
a huit ans :
Nous avons traité plus de 1 700 clients
[…]. Nous sommes l’une des 11 cliniques et la seule située dans un
établissement spécialisé en santé mentale. Anciens Combattants Canada, le
ministère de la Défense nationale du Canada et la Gendarmerie royale du Canada
sont les seuls organismes qui peuvent adresser des patients à nos cliniques.
Nous leur fournissons ensuite une évaluation complète de chaque patient qu’ils
nous ont envoyé. Notre clinique d’Ottawa couvre la province de l’Ontario et
l’ouest du Québec. Nous collaborons avec sept bureaux de district, trois points
d’attache actifs, cinq centres intégrés de soutien du personnel et deux
divisions de la GRC[159].
Pour les personnes qui, pour une raison ou une
autre, reçoivent des services indépendamment de ces cliniques, ACC compte sur
un registre d’environ 4 000 professionnels autorisés en santé mentale à qui des
vétérans peuvent être référés au besoin.
Tout en reconnaissant tous ces
efforts, les obstacles à l'accès aux soins de santé mentale demeurent pour les
vétérans, en particulier ceux qui ne vivent pas dans les zones urbaines, ou à
proximité d'une base militaire ou d'une aile. Le Comité recommande donc:
Recommandation 12
Qu’Anciens Combattants Canada, en collaboration avec
ses partenaires provinciaux et territoriaux, continue de trouver des moyens
d'améliorer l'accès aux soins de santé mentale pour les vétérans par le biais
d'innovations technologiques ou d'autres moyens, y compris, mais sans s'y
limiter, la possibilité d'élargir le réseau de cliniques satellitaires de
blessure de stress opérationnel, et examiner, en partenariat avec les provinces
et les territoires, des moyens d’encourager les professionnels à travailler
dans des zones rurales, éloignées et / ou mal desservies.
La mise sur pied de ces cliniques est certes l’une
des contributions les plus importantes du ministère au traitement de la santé
mentale des vétérans, et très peu de critiques ont été formulées à leur endroit.
Le seul bémol qui puisse mériter un examen a été évoqué par le Dr Ken Lee, qui
est spécialiste des problèmes de toxicomanie et de santé mentale. Selon
lui :
Les soins de santé mentale dispensés dans les
cliniques BSO ont toujours ciblé l'ESPT. Ces cliniques consacrent un temps
et des ressources considérables à filtrer les diagnostics d'ESPT par rapport à
d'autres troubles mentaux qui ne sont pas nécessairement traités dans leurs
locaux.
Si nous voulons véritablement diminuer les taux de
suicide chez les anciens combattants et améliorer leur santé mentale, je trouve
important que les cliniques BSO élargissent leur portée afin de traiter
d'autres troubles mentaux. Nous voyons beaucoup de cas de dépression, mais ces
anciens combattants ne sont pas nécessairement admissibles au traitement dans
ces cliniques à moins de souffrir officiellement d'un ESPT lié au service. Nous
leur posons alors un diagnostic d'ESPT non perçu consciemment pour qu'ils
puissent obtenir un traitement[160].
Autrement dit, selon le Dr Lee, l’attention qui
est portée au trouble de stress post traumatique dans les cliniques d’ACC
pourrait empêcher certains vétérans d’obtenir des soins pour d’autres problèmes
de santé mentale, en particulier la dépression et la toxicomanie. Les membres
du Comité ne souhaitent pas formuler de recommandations à cet égard pour le
moment, mais désirent alerter les personnes responsables à l’effet qu’il
pourrait y avoir une sélection des patients en fonction du type de problème, ce
qui apparaît incompatible avec l’esprit qui devrait animer les cliniques.
Mme Johanne Isabel, d’ACC,
ainsi que Mme Chantal Mallette, du ministère de la Santé, sont venues présenter
aux membres du Comité le Service d’aide d’ACC, un service qui existe depuis une
quinzaine d’années, mais qui demeure malheureusement trop peu connu. Il s’agit
d’un service téléphonique sans frais, accessible 24 heures sur 24, qui permet
aux vétérans des FAC et de la GRC, ainsi qu’aux membres de leur famille d’obtenir
des services de counseling en santé mentale et d’aiguillage sans attente. Le
service est similaire aux services offerts par les programmes d’aide aux
employés dans la fonction publique. Les vétérans, ou les membres de la famille,
qui veulent se prévaloir de ces services n’ont pas besoin d’être clients d’ACC,
et le service est évidemment confidentiel et bilingue. Les personnes qui
répondent aux appels font partie du registre des fournisseurs autorisés d’ACC,
et sont des professionnels de la santé possédant une maîtrise ou un doctorat.
Les personnes qui appellent peuvent avoir accès à leurs services immédiatement.
Suite aux recommandations faites par le Comité
dans son rapport d’avril 2014, le nombre d’heures de séance de counseling
individuel offertes sans frais avec une professionnelle en santé mentale, est
passé de huit à vingt[161].
Le passage de huit à vingt séances a fait
augmenter l’intérêt pour le Service d’aide dont le nombre d’utilisateurs a
doublé depuis 2012, atteignant 1 143 en 2016. De ce nombre :
68 % […] sont des
vétérans, 28 % sont des membres de leur famille et 2 % sont des
personnes retraitées de la GRC. Les gens qui utilisent les services sont, en
moyenne, dans la fin de la quarantaine ou au début de la cinquantaine. Les gens
utilisent le Service d'aide d'Anciens Combattants Canada principalement pour
des problèmes psychologiques non liés au service militaire ou pour du
counseling destiné aux couples[162].
Il est intéressant de noter que les motifs pour
lesquels les personnes contactent le Service d’aide font surtout partie de ce
qui a été appelé plus haut des facteurs de stress, c’est-à-dire des éléments
qui viennent s’ajouter aux problèmes mentaux et physiques déjà présents, et qui
peuvent exacerber ces problèmes ou entraîner des comportements suicidaires.
Tant pour les vétérans que les membres de la
famille, il n’existe aucun critère d’admissibilité à ce service[163]. La
personne n’a qu’à appeler et à mentionner qu’elle est un vétéran, l’épouse ou
la conjointe de fait d’un vétéran, ou l’enfant d’un vétéran, et les services
seront immédiatement accessibles. La personne entrera en contact avec un
professionnel en santé mentale dans un délai d’un à cinq jours, selon l’urgence
du cas. Si, de l’avis du professionnel, la personne pourrait bénéficier de
certains programmes offerts par ACC, elle pourra être aiguillée vers des
préposés ou des gestionnaires de cas du ministère[164]. Le
nombre de séances nécessaires sera déterminé par le professionnel en fonction
des besoins identifiés par l’appelant. En de rares circonstances, il est arrivé
que le nombre maximal de séances ait été augmenté au-delà de 20[165].
Présentement, les services ne sont accessibles que
par téléphone, ce qui peut créer une barrière[166]. La
plupart des programmes similaires d’aide aux employés offrent des services en
ligne qui permettent de rejoindre une clientèle plus jeune. La dimension plus
anonyme des services en ligne permet parfois également de surmonter la gêne qui
peut se manifester lors d’une discussion personnelle au téléphone. Les
représentantes de l’Association québécoise de prévention du suicide en ont
également recommandé l’intégration[167]. Le Comité recommande donc :
Recommandation 13
Qu’Anciens Combattants Canada et Santé Canada
collaborent afin de rendre les Services d’aide d’Anciens Combattants Canada
accessibles par clavardage en ligne sur plusieurs plateformes.
Les membres du Comité apprécient ce souci du
professionnalisme dont veut faire preuve ACC dans le cadre de son Service
d’aide. Certains commentaires de la représentante du Centre de détresse
d’Ottawa laissent toutefois penser qu’elle ne doit pas être la seule option à
envisager, puisque pour certains, le fait d’entrer en contact avec des
professionnels, plutôt qu’avec des pairs ou des bénévoles, peut en soi
constituer une barrière aux soins :
Un rapport de Distress and Crisis Ontario a montré
que les bénévoles obtiennent de meilleurs résultats que les professionnels
rémunérés dans la gestion des appels téléphoniques de candidats au suicide. Il
semble donc logique qu'un partenariat entre le ministère des Anciens
Combattants et une partie ou l'ensemble de ces centres de détresse présents
dans tout le Canada soit une bonne idée, cela permettrait de faire des
économies tout en s'appuyant sur une source d'aide existante, efficace et ayant
fait ses preuves[168].
Afin d’offrir le plus grand éventail possible
d’options qui pourraient venir en aide aux vétérans éprouvant des difficultés,
le Comité recommande :
Recommandation 14
Qu’Anciens Combattants Canada entreprenne des
démarches auprès de tous ses partenaires en santé mentale afin d’établir une
stratégie de collaboration qui permettrait de mieux venir en aide aux vétérans
en situation de crise.
ACC
a développé d’autres outils de sensibilisation ou de formation en partenariat
avec des organisations réputées pour leur expertise dans le domaine de la santé
mentale. M. Doiron, d’ACC en a présenté quelques-uns aux membres du Comité. Par
exemple, une formation de base intitulée Premiers soins en santé mentale pour
les vétérans est offerte gratuitement aux vétérans et à leur entourage grâce à
l’adaptation d’un programme développé par la Commission de la santé mentale du
Canada. M. Ed Mantler, de la Commission, est venu le présenter aux membres du
Comité :
Le programme […] permet d’approfondir les
connaissances sur la santé mentale et de développer des compétences dans la
collectivité pour reconnaître et traiter les troubles de santé mentale. […] Le
programme permet de renforcer les capacités des vétérans et de leur donner les
moyens de faire face à leurs troubles de santé mentale et à leurs maladies […]
jusqu’à ce qu’un professionnel puisse apporter son aide[169].
Mme Debbie Lowther, la représentante d’un
organisme de soutien aux vétérans sans-abris, les Veterans Emergency Transition
Services, a participé à la phase finale de développement du programme et a
recommandé que les instructeurs offrant la formation soient eux-mêmes des
vétérans[170].
Le gouvernement du Canada s’est également engagé
dans un partenariat avec la Société pour les troubles de l’humeur du Canada
afin d’offrir une formation aux vétérans qui souffrent d’un problème de santé
mentale et qui sont sans emploi. M. Dave Gallson, de la Société, est venu en
présenter les grandes lignes :
Notre objectif est
d'aider, au cours des trois prochaines années, près de 450 anciens
combattants vivant des obstacles au sein de leur communauté. Le programme a pour
but de fournir un soutien direct pour aborder les difficultés d'ordre
émotionnel et d'adaptation vécues par les anciens combattants, avec un accent
sur les compétences favorisant l'employabilité, le bien-être mental et le
soutien par les pairs[171].
ACC et les Services de santé communautaire
Sainte-Elisabeth lanceront sous peu un programme de formation en ligne pour les
aidants naturels qui s’occupent de vétérans souffrant de problèmes de santé
mentale[172].
Finalement, ACC a contribué au développement de
diverses applications qui sont offertes gratuitement aux vétérans et aux
membres de leur famille. M. Doiron a présenté certains partenariats ayant mené
au développement de ces applications :
PTSD Coach Canada et OSI Connect sont des
applications mobiles qui fournissent de l'information précieuse sur les membres
des Forces armées canadiennes et les vétérans ainsi que sur les membres de leur
famille affectés par un traumatisme lié au stress opérationnel. L'outil en
ligne Ressource au sujet des blessures liées au stress opérationnel est un
outil de formation en ligne destiné aux aidants naturels et aux familles de
membres des Forces armées canadiennes aux prises avec un TSO. Il procure à
l'aidant naturel des techniques de résolution de problèmes et de gestion du
stress pour prodiguer des soins applicables à un traumatisme lié au stress
opérationnel. Le tutoriel en ligne relatif aux vétérans et à la santé mentale
s'adresse à toute personne désirant se familiariser avec les questions de santé
mentale touchant les vétérans ou l'appui à procurer à un proche aux prises avec
un problème de santé mentale[173].
Le Programme pour les familles des vétérans est un
projet pilote permettant aux vétérans libérés pour raisons médicales d’avoir
accès à sept des 32 centres de ressources pour les familles des militaires
(CRFM), à la ligne d’information pour les familles, qui offre des services
similaires à ceux du Service d’aide d’ACC, ainsi qu’au site connexionFAC.ca qui
fournit des renseignements et des liens aux ressources touchant les militaires,
les vétérans et les membres de leur famille.
Les CRFM ont été mis sur pied dans le cadre du
Programme de services aux familles des militaires, il y a 25 ans. Mme Laurie
Ogilvie, qui en est la directrice, a expliqué que le programme « a été
conçu pour aider les familles à atténuer les difficultés qui sont souvent
associées à la vie militaire, notamment les réinstallations géographiques, les déploiements
opérationnels et les risques inhérents aux opérations militaires[174]. »
Comme l’a expliqué Mme Ogilvie, les CRFM sont
financés par les FAC dans le cadre du Programme de services aux familles des
militaires, qui leur verse 27 millions par année, mais ils sont des organismes
sans but lucratif incorporés par les provinces et administrés par les familles
elles-mêmes. Chaque CRFM est indépendant, ce qui lui permet d’adapter ces
services aux besoins particuliers de la collectivité où il est situé. Cela
permet aux CRFM d’être :
…des ambassadeurs ou orienteurs pour les
familles de militaires, dans les collectivités locales. Leur structure de
gouvernance et leur mandat leur donnent la souplesse opérationnelle nécessaire
pour répondre aux besoins uniques des membres de leur communauté des Forces
armées canadiennes et pour s'adapter rapidement aux changements démographiques
ou opérationnels. Les centres offrent tous une même gamme de services, mais
aucun d'eux n'est tout à fait identique aux autres[175].
Le
projet pilote financé par ACC, s’étalant de 2015 à 2019, offre aux vétérans et
aux membres de leur famille l’accès à sept CRFM durant les deux années qui
suivent leur libération pour raisons médicales. Selon Mme Ogilvie, les familles
des vétérans qui participent au projet pilote « passent beaucoup mieux
leur transition de la vie militaire à la vie civile. […] Les
enfants et les adolescents de ces membres libérés pour des raisons médicales
profitent de services qu'ils n'avaient jamais reçus auparavant[176]. »
S’appuyant sur le compte-rendu de Mme Ogilvie à
l’effet que « les anciens combattants et leurs familles sont très encouragés et
qu'ils appuient le programme de tout cœur,[177]» le
Comité recommande :
Recommandation 15
Qu’Anciens Combattants Canada, en collaboration
avec les Forces armées canadiennes et les Centres de ressources pour les
familles des militaires, étende le Programme pour les familles des vétérans.
En décembre 2014, les FAC ont créé un centre
d’excellence en matière de santé mentale chez les militaires et les vétérans
ainsi qu’une chaire de recherche, les deux initiatives en partenariat avec
l’Hôpital Royal Ottawa. Le Centre est sous l’autorité administrative des
Services de santé des FAC, en collaboration avec ACC.
En mars 2017, dans le cadre du budget fédéral, ACC
a annoncé la création d’un centre d’excellence pour les soins aux vétérans,
spécialisé en santé mentale, en trouble de stress post-traumatique et en
problèmes connexes, à l’intention des vétérans et des premiers intervenants.
L’articulation entre ces deux centres d’excellence n’a pas été précisée. Toutefois,
certains éléments du centre d’ACC ont été présentés par la Dre Cyd
Courchesne, d’ACC :
Pour le centre d'excellence en santé mentale et le
TSPT, nous avons consulté le Groupe consultatif en santé mentale du ministre
pour savoir de quoi ce centre a besoin selon lui.
[…] Nous voulons être en
mesure d'élaborer des pratiques novatrices et exemplaires, d'avancer, de nous
appuyer sur ce que nous faisons déjà et d'offrir de l'éducation, non pas
seulement une éducation interne pour notre propre réseau de cliniques pour TSO.
Cela nous permettra d'acquérir des connaissances que tout fournisseur de soins
au pays qui s'occupe d'un ancien combattant ou d'une personne souffrant de
stress post‑traumatique peut utiliser comme ressource[178].
Ces initiatives ont été bien accueillies, mais M.
Brian Harding est venu souligner l’ambiguïté que laissait planer l’expression
« centre d’excellence » :
C'est, selon moi, une expression ambiguë. Les
défenseurs des anciens combattants avaient plutôt réclamé une installation de
traitement; pourtant, ce n'est pas ce qui a été retenu dans le mandat.
Au sein du Groupe consultatif sur la santé
mentale, dont je fais partie à ACC, nous insistons beaucoup sur l'accès à un
établissement physique. Nous avons besoin d'un environnement thérapeutique,
rempli de gens rassurants à qui les anciens combattants peuvent s'ouvrir. Je ne
dénigre pas les autres personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale ou
de traumatismes, mais il y a des gens qui ne sont pas compatibles entre eux.
N'oublions pas que les anciens membres de la GRC font aussi partie des anciens
combattants. Nous avons besoin d'installations physiques propres à la clientèle
d'ACC et dotées d'une capacité permanente, en fonction de la demande, pour
fournir aux anciens combattants des traitements à temps plein. […] Il faudrait
surtout viser des traitements de 30 jours ou plus[179].
M. Harding semble faire valoir qu’il faudrait que
les activités de ces centres d’excellence aillent au-delà de la recherche, et
au-delà des traitements à l’externe qu’offrent présentement les cliniques
d’ACC. La clinique d’ACC située à l’Hôpital Sainte-Anne-de-Bellevue offre des
traitements à l’interne, mais pour de courts séjours.
Étant donné les options limitées offertes aux
vétérans souffrant d’un problème de santé mentale qui auraient besoin de soins
à l’interne, le Comité recommande :
Recommandation 16
Qu’Anciens Combattants Canada travaille avec les
provinces, les territoires et les fournisseurs de services, pour s'assurer que
les vétérans ayant une blessure de stress opérationnel aient toutes les options
de traitement disponibles tout en veillant à ce que la compétence provinciale et territoriale pour les soins de santé soit reconnue et
respectée.
Il existe présentement tout un débat sur
l’efficacité de la thérapie canine afin d’aider les vétérans qui souffrent de
problèmes de santé mentale. Au sein d’ACC, il semble y avoir une résistance
liée aux résultats non concluants des recherches disponibles portant sur la
qualité du dressage. « Nous savons que le chien aide, a affirmé M. Michel
Doiron, d’ACC, mais il faut que le chien soit bien dressé, et dressé pour ce
genre de chose[180]? » Les membres du Comité apprécient la prudence dont font
preuve les responsables gouvernementaux, mais leur résistance transfère à des
organisations communautaires, souvent moins bien outillées, le fardeau d’offrir
un service dont les bénéfices peuvent s’avérer déterminants pour le bien-être
des vétérans[181].
Mme Liane Weber, de Companion Paws Canada, a
affirmé aux membres du Comité que « des études médicales ont prouvé
que les animaux aidants peuvent améliorer considérablement la santé mentale et
physique notamment en réduisant le stress, la dépression et les symptômes
d’anxiété[182]. »
Comme l’a également noté M. Philip Upshall, de la
Société pour les troubles de l’humeur du Canada : « [Les chiens
d’assistance] donnent des résultats. […] La recherche a établi que ce que nous
savions donnait des résultats. Le bon sens nous disait que cela fonctionnait.
Une centaine de vétérans nous ont dit que cela fonctionnait[183]. »
Étant donné les recherches qui démontrent
l’efficacité de la thérapie canine, le Comité recommande :
Recommandation 17
Qu’Anciens Combattants Canada tienne compte des
recherches internationales sur les normes de service et les études d'efficacité
sur la thérapie canine.
Durant son témoignage, le Dr David Pedlar, d’ACC,
a sensibilisé les membres du Comité au fait que la quasi-totalité des vétérans
qui souffraient d’un problème de santé mentale souffraient également de
problèmes de santé physique qui impliquaient souvent des douleurs chroniques[184]. La
marijuana étant aujourd’hui fréquemment employée dans le traitement des
douleurs chroniques, un débat s’est ouvert quant à l’approche qu’ACC devrait
privilégier quant à son utilisation auprès des vétérans.
Au niveau du ministère, on en est encore à
préparer une étude qui orientera les politiques dans les années à venir. Comme
l’a expliqué M. Michel Doiron, d’ACC : « Nous effectuerons une
recherche sur la marijuana. Nous collaborons avec nos collègues des FAC en vue
d'effectuer notre propre recherche sur les avantages du cannabis à des fins
médicinales. […] Pour le moment, nous voulons seulement
savoir si la marijuana est efficace et quels sont les effets à long terme, si
elle crée une dépendance ou non[185]. »
Le Dr Zul Merali du Royal Ottawa a mis en garde
contre une extrapolation trop hâtive des résultats de recherches qui ne
tiendraient pas compte du dosage spécifique des composants actifs que l’on
retrouve dans la marijuana :
Le THC et le CBD constituent les deux ingrédients
actifs dotés de propriétés différentes et nous ne comprenons pas exactement les
avantages et les inconvénients des différents composants. Il serait très
intéressant d'étudier les différents types de mélanges dans une quantité donnée
afin de savoir de quoi il retourne. […] Il faut donc étudier au départ les
composants réels de façon dosée comme dans le cas d'un traitement médicamenteux
afin de savoir ce à quoi on a affaire. Après avoir obtenu des réponses claires,
on peut jumeler les souches de la marijuana au profil particulier recherché[186].
Plusieurs témoins ont présenté au Comité des
initiatives prometteuses et originales qui montrent l’importance des groupes
d’entraide informels qui peuvent offrir des mesures de soutien pertinentes et
appréciées des vétérans, mais qu’il serait plus difficile de mettre en œuvre au
niveau du gouvernement. Par exemple, les Veterans Emergency Transition
Services, surtout connus pour le soutien apporté aux vétérans dans
l’itinérance, ont lancé un programme tout simple qui donne des résultats
étonnants :
L'idée est venue lorsque mon époux souffrait de
stress post-traumatique. Il a décidé de se remettre à la guitare, qui était
restée dans un coin de la maison depuis longtemps, et la musique l'a beaucoup
aidé. À la fin de 2013 et au début de 2014, il y a eu de nombreux suicides
parmi les anciens combattants, et durant cette période, il a décidé que nous
devions faire quelque chose, alors nous avons lancé le programme Guitares pour
vétérans. Essentiellement, nous utilisons des guitares données, et l'ancien
combattant ou le membre de la GRC reçoit 10 leçons gratuites données par
un professeur de guitare bénévole. Je dois dire que nous recevons plus de
réponses grâce à ce programme, de gens qui nous disent, « Vous m'avez
sauvé la vie », que de gens que nous avons sortis de l'itinérance. C'est
incroyable[187].
Plusieurs organisations communautaires, affiliées
ou non aux FAC ou à ACC, apportent une aide précieuse aux vétérans qui peuvent
éprouver des difficultés. L’organisme Sans Limites, par exemple, est affilié
aux FAC, et offre une occasion de revivre des sentiments qui rappellent la
camaraderie militaire par la pratique d’activités sportives et récréatives. Le
gestionnaire du programme, le major Jason Feyko, en a présenté les principaux
éléments :
Les principaux objectifs
visés par ce programme consistent à faciliter, à soutenir et à intégrer, au
profit du personnel militaire malade ou blessé, des ressources et des occasions
de participer pleinement et activement à des activités physiques, récréatives
ou sportives[188].
Mme Stephanie Thomas est venue vanter les bienfaits
qu’elle et les membres de sa famille ont retirés de leur participation à trois
programmes qui sont le fruit d’initiatives individuelles financées et
encouragées par des organismes de soutien aux vétérans : Can Praxis, qui
offre des thérapies équines, le Programme de transition des vétérans et le
programme COPE.
Le premier est Can Praxis. […] Quand venait le temps de faire [un] exercice avec mon mari, […] le cheval
sentait la tension qui existait entre nous, et ne bougeait donc pas. C'était
très révélateur. Nous suivions une thérapie de couple depuis 2009 quand nous
avons débuté la phase un de Can Praxis en 2015, et nous avons finalement obtenu
une solide base d’éléments à travailler.
Le deuxième programme,
entré dans nos vies à l'hiver de 2016, a été le programme de transition des
anciens combattants. Ce programme a changé nos vies pour le mieux. Il consiste
en 100 heures de thérapie étalées sur une période de 10 jours, et
c'était la première fois que Marc travaillait à son traumatisme dans le cadre d'un
cercle thérapeutique entièrement formé d’hommes. […]
Le programme de transition a ensuite mené au
programme COPE, conçu pour aider les couples à surmonter tous les jours le TSPT.
[…] C’est l’organisme Wounded Warriors Canada qui paie ces programmes. Le
niveau de liens sociaux, de compréhension et de compassion entre les couples
permet de nouer des amitiés pour la vie et de retrouver ce sentiment
d’appartenance à une communauté qui se perd à la libération de l'armée[189].
De tels exemples montrent que, souvent, les
initiatives les plus prometteuses se développent du bas vers le haut, et c’est
par la suite au gouvernement de s’assurer d’en reconnaître les mérites et d’en
soutenir l’expansion. La création du réseau d’entraide Envoyez le compte est
typique à cet égard des possibilités et de la souplesse qu’offrent les médias
sociaux dans le soutien que les pairs peuvent apporter aux vétérans en
difficulté. M. Brian Harding en a présenté la genèse et l’expansion de ce
groupe créé en 2013, suite à des suicides de militaires :
Notre intention était essentiellement d'inciter
les militaires à reprendre contact avec ceux avec qui ils avaient servi, à
retracer certains membres qui sont peut-être passés à travers les mailles du
filet et à inviter ces derniers à sortir de l'ombre pour fraterniser avec leurs
semblables. […] Notre première intervention pour prévenir un suicide visait un
vétéran qui avait été […] gravement blessé, puis mis de côté, oublié au travail
et libéré pour raisons médicales. […]
Un jour, il a exprimé à plusieurs reprises des
pensées suicidaires sur Facebook et il a mentionné le fait qu'il était armé.
Plusieurs d'entre nous l'ont vu. Nous avons contacté sa famille pour vérifier
s'il avait effectivement une arme à feu, et nous sommes parvenus à avertir la
police à temps pour qu'elle l'empêche de passer à l'acte. Il a été arrêté de
façon sécuritaire en possession d'un pistolet chargé avant d'avoir pu mettre à
exécution son plan de se donner la mort publiquement. Les médias sociaux ont
permis à ce vétéran de joindre un réseau de soutien qui n'existait pas
auparavant, et le vétéran en question nous a donné suffisamment de signaux pour
que nous intervenions. Les gens du réseau qui sont intervenus étaient
éparpillés entre le Yukon, la Colombie-Britannique et l'Ontario[190].
Plusieurs autres exemples de ce genre existent à
la grandeur du pays, et naissent de la volonté d’autres vétérans de préserver
ou de retrouver ce lien si important d’étroite solidarité qui unissait toutes
ces personnes alors qu’elles portaient encore l’uniforme.
La culture masculine prévalant au sein des forces
armées, la faible proportion de femmes, soit environ 15% dans les FAC, les
absences prolongées et le stress des déploiements créent des conditions où le
risque d’agression sexuelle est plus élevé que dans la vie civile. Une
agression sexuelle peut laisser des séquelles psychologiques graves et
durables. La difficulté de demander de l’aide s’ajoute à la culpabilité
possible de la dénonciation d’un frère d’armes, et au tort que le risque de
publicisation pourrait entraîner sur la réputation des FAC en général. De plus,
les agressions sexuelles ne se produisent habituellement pas durant les
déploiements, et les séquelles psychologiques qu’elles peuvent entraîner sont
considérées comme étant moins importantes ou légitimes que celles qui sont par
exemple la conséquence d’opérations de combat.
Brian Harding, un vétéran, a décrit avec éloquence
cette mentalité qui freine la dénonciation des cas d’agression sexuelle :
C'est un environnement qui est dominé par la
mentalité du mâle alpha. Bien entendu, la vie des militaires est axée sur la
capacité de tuer des gens et de donner son maximum pour défendre l'intérêt
national. Il y a une certaine mentalité qui met l'accent sur le fait d'être
impitoyable, d'être endurci, et c'est quelque chose que j'ai constaté bien trop
souvent. Si vous n'étiez pas à l'extérieur du périmètre, sur le terrain, en
train de vous en prendre personnellement à l'ennemi pour lui infliger des
violences, c'est impossible que votre traumatisme soit aussi légitime que le
mien[191].
Certaines paroles du médecin-chef des FAC, le
général MacKay, durant son témoignage ont pu laisser croire qu’il adhérait à
cette distinction entre les « blessures de stress opérationnel » qui
sont le résultat des opérations de combat et celles qui ne sont que des
blessures psychologiques :
Il est important de comprendre que ce ne sont pas
seulement les déploiements dans les zones de combat qui peuvent entraîner des
traumatismes liés au stress opérationnel. Ces blessures peuvent également
découler d'activités d'aide humanitaire ou d'interventions à la suite de
catastrophes. Nous avons constaté que le fait d'être exposé à des personnes qui
sont décédées et à des situations catastrophiques peut être aussi difficile que
l'expérience d'un combat. Lors de son instruction, une personne peut se trouver
sur les lieux d'un accident ou en être témoin. Un traumatisme sexuel peut très
bien mener non pas à un traumatisme lié au stress opérationnel, mais plutôt à
un syndrome de stress post-traumatique. Bien sûr, il ne s'agit pas d'un
traumatisme lié au stress opérationnel pour autant[192].
Cette distinction semble découler du fait que les
événements se seraient produits dans un contexte différent de celui d’un déploiement
dans une zone de combat. Cette distinction pourrait entraîner des effets
pernicieux, comme celui de diminuer l’importance relative des blessures
psychologiques qui ne sont pas spécifiquement le résultat d’un déploiement dans
une zone de combat.
L’autre danger concerne le traitement offert dans
de telles circonstances. Les cliniques de santé mentale mises sur pied par le
MDN et ACC sont des cliniques pour les « blessures de stress
opérationnel ». En excluant de la définition d’une BSO les problèmes de
santé mentale liés à une agression sexuelle, cela pourrait faire croire qu’un‑e
militaire souffrant d’un trouble de stress post-traumatique suite à une
agression sexuelle sur une base militaire pendant son instruction ne pourrait
pas être admis-e dans une telle clinique.
Les FAC sont responsables des soins de santé
offerts aux membres de leur personnel, peu en importe les causes ou les
circonstances. Si un militaire se blesse à une jambe, les FAC lui offriront les
mêmes soins, peu importe que la blessure se soit produite durant un congé ou
durant des combats. Les membres des FAC souffrant de problèmes de santé mentale
suite à une agression sexuelle devraient donc recevoir les mêmes soins, peu
importe que l’incident ait eu lieu durant un déploiement, un exercice sur la
base ou durant les vacances.
Cette distinction pourrait par contre être
pertinente pour ACC lorsque vient le temps d’indemniser une blessure qui, en
vertu de la loi, doit être liée au service militaire. Il se pourrait que les
conséquences d’une agression sexuelle durant un congé ne donnent pas lieu à une
telle indemnisation. Mais encore dans ce cas, la distinction viendrait de la
différence entre une blessure liée au service et une autre qui ne l’est pas. La
différence ne serait pas de savoir si la blessure s’est produite en situation de
combat ou lors de l’instruction sur la base. Un doute persiste tout de même à
savoir si un vétéran souffrant d’un trouble de stress post-traumatique suite à
une agression sexuelle sur une base militaire pendant la nuit aurait accès aux
cliniques BSO d’ACC même si on jugeait que sa blessure était liée à son service
militaire.
Mme Marie-Claude Gagnon, de l’organisation
« C’est juste 700 », s’est réjouie des progrès réalisés par ACC dans
son traitement des demandes d’indemnisation liées à des traumatismes sexuels :
Le ministère commence à accepter que le
traumatisme sexuel en milieu militaire puisse être un cas valable. Par
ailleurs, si l'acte s'est produit, disons, après le travail, mais qu'on a subi
des répercussions au travail, preuves à l'appui, alors ces cas pourront
également être pris en considération. Avant, si l'acte se produisait, disons,
lors d'un dîner régimentaire, alors on n'était pas couvert. Aujourd'hui, le
ministère cherche à déterminer s'il faut dédommager les gens qui ont été
agressés dans les casernes ou au cours de dîners régimentaires obligatoires
tenus le soir. Pour l'instant, ce n'est pas le cas. Ces questions sont en cours
d'examen[193].
Malgré ces avancées qu’il faut souligner, les
résistances qui demeurent à accepter qu’une blessure soit liée au service
militaire lorsqu’elle est la conséquence d’événements sociaux qui se déroulent
après les heures de service au sens strict, devraient être évaluées en fonction
d’événements similaires qui ont donné lieu ou non à des indemnisations pour des
problèmes de santé autres que de santé mentale.
Étant donné le manque de programmes et de
formation portant sur les traumatismes sexuels militaires, le Comité
recommande :
Recommandation 18
Qu’Anciens Combattants Canada procède à une
évaluation du protocole de suivi et des services de soutien offerts aux
victimes de traumatismes sexuels militaires, et offre la formation nécessaire au
sujet des traumatismes sexuels militaires.
L’intégration des préoccupations des membres et
vétérans de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) aux programmes d’ACC est
depuis longtemps un enjeu difficile. ACC administre les programmes
d’indemnisation prévus à la Loi sur la pension de retraite de la GRC, et
cette loi prévoit que les programmes d’indemnisation pour les membres blessés
en service sont ceux de la Loi sur les pensions, c’est-à-dire la loi qui
ne s’applique plus aux vétérans des FAC depuis 2006. Il y a donc un décalage
entre les services qu’offre ACC aux vétérans de la GRC et ceux qu’elle offre
aux vétérans des FAC.
Sur le plan de la santé mentale, les membres et
les vétérans de la GRC ont accès aux cliniques d’ACC pour le traitement des
blessures de stress opérationnel, mais puisqu’ils ne sont pas sous le régime de
la Nouvelle Charte des Anciens combattants, ils n’ont pas accès au programme de
réadaptation d’ACC. De plus, en tant qu’employés fédéraux, ils n’ont pas accès
aux programmes provinciaux d’indemnisation des victimes d’accidents du travail
qui offrent de tels programmes de réadaptation visant tant la santé physique
que la santé mentale.
Les autres employés de la fonction publique
fédérale ont accès aux programmes provinciaux par l’entremise de la Loi sur
l’indemnisation des agents de l’État. Or, les membres de la GRC, tout comme
les membres de la Force régulière, sont spécifiquement exclus des programmes
offerts en vertu de cette loi.
Depuis le 29 juin 2012, les membres de la
Gendarmerie royale du Canada (GRC) ne sont plus exclus de la Loi canadienne
sur la santé et ce sont donc les provinces et les territoires qui sont
responsables de leurs soins de santé lorsqu’ils sont en service. À ce chapitre,
ils ont donc maintenant le même statut que n’importe quel autre membre de la
fonction publique canadienne. Il apparaît donc difficilement justifiable que
les membres de la GRC continuent d’être exclus de la Loi sur l’indemnisation
des agents de l’État, alors que le gouvernement fédéral n’a plus la
responsabilité de leurs soins de santé et que, par exemple, les membres de la
Réserve, eux, continuent d’avoir accès aux programmes provinciaux
d’indemnisation des travailleurs. Comme l’a fait valoir M. Sebastien Anderson,
de l’Association canadienne professionnelle de la police montée, cela laisse
peu d’options aux membres de la GRC qui souffrent de problèmes de santé mentale
liés à leur service :
Contrairement aux Forces armées canadiennes et aux
régimes provinciaux d'indemnisation des accidents du travail, la GRC n'a pas de
programme de réadaptation professionnelle. Or, un programme de réadaptation
professionnelle est absolument essentiel à la prise de mesures d'adaptation à
l'intention des membres assermentés de la GRC atteints d'une incapacité mentale
ou physique bien diagnostiquée comme le TSPT […].
Les prestations et les
programmes de réadaptation professionnelle devraient être offerts aux membres
actuels et aux anciens membres de la GRC avant que la GRC engage un renvoi pour
raisons médicales, comme c'est le cas pour les agents des forces policières
municipales et provinciales, ainsi que pour la majorité des employés des
gouvernements fédéral et provinciaux et du secteur privé, qui bénéficient de
prestations et de programmes de réadaptation professionnelle par
l'intermédiaire des divers régimes d'indemnisation des accidents du travail[194].
De prime abord, les membres du Comité
reconnaissent le bien-fondé d’assurer un programme de réadaptation complet aux
membres de la GRC dont la santé mentale ou physique a été affecté par leur
service. Le Comité recommande donc :
Recommandation 19
Que le gouvernement du Canada évalue la pertinence
de maintenir l’exclusion des membres de la Gendarmerie royale du Canada des
programmes d’indemnisation des accidents du travail qui sont offerts en vertu
de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État.
Les témoins de l’Association canadienne
professionnelle de la Police montée ont également fait part d’autres
inquiétudes quant au processus décisionnel par lequel les membres de la GRC
peuvent accéder à des soins de santé mentale :
C'est
le service de santé de la GRC qui décide quels médecins, quels psychologues et
quels spécialistes sont approuvés. Ces médecins travaillent avec le membre
touché, tout en acceptant de suivre les règles et les instructions de la
direction de la GRC. Ils acceptent ces conditions en sachant que d'autres
patients leur seront envoyés et qu'ils deviendront les médecins privilégiés.
Le contrôle exercé par la
GRC est rendu tel que c'est la GRC qui dit aux médecins ce qu'ils doivent
faire, quels sont les résultats visés, ce qu'ils peuvent dire au sujet des
traitements et comment les traitements sont appliqués. Dans certains cas, le
membre n'est jamais informé de ce qui se passe[195].
Un tel témoignage laisse sous-entendre que, malgré
que la GRC n’ait plus d’autorité législative sur les services de santé offerts
à ses membres, elle continue à exercer un contrôle sur les services reçus, sans
pour autant offrir un programme de réadaptation structuré.
Il est difficile pour les membres du Comité de
poser un jugement éclairé sur ces allégations qui, à première vue, semblent
troublantes, puisqu’ils n’ont pas eu l’occasion d’entendre le point de vue des
représentants de la GRC. Le Comité s’assurera de faire part de ses inquiétudes
suite à ces témoignages.
La santé mentale et la prévention du suicide sont
des problématiques complexes qui touchent l’ensemble de la population
canadienne à divers degrés. Toutefois, étant donné les particularités de leur
vocation, les militaires sont plus à risque d’être exposés à des événements
susceptibles de déclencher des problèmes de santé mentale ou d’aggraver des
prédispositions qui, jusque-là, n’avaient pas entraîné de conséquences
négatives importantes.
Les militaires étant une population en meilleure
santé que les Canadiens et Canadiennes du même âge, on pourrait s’attendre à ce
qu’ils souffrent moins de problèmes de santé mentale que le reste de la
population, et qu’ils se suicident moins. Or, la prévalence de problèmes de
santé mentale et le taux de suicide chez les militaires est similaire à celui
qui s’observe dans la population en général. L’hypothèse la mieux étoffée pour
expliquer cette similarité est que l’exposition fréquente des militaires à des
événements traumatisants, en particulier chez les membres de l’Armée, annule
les conditions favorables liées à leur meilleur état de santé.
Le risque d’exposition à des événements
traumatisants, qui fait partie de la nature même de la vie militaire, constitue
donc en lui-même le premier facteur de risque. Puisqu’il est évidemment
impossible de le faire disparaître, l’objectif premier des soins en santé
mentale offerts aux militaires consiste donc à atténuer les effets possibles de
cette exposition sur la santé mentale. Cela peut se faire en préparant les
militaires avant les déploiements à l’éventualité qu’ils soient confrontés à
des situations traumatisantes, en dépistant à court et à moyen terme les
symptômes chez ceux qui reviennent d’un déploiement, et en offrant les
meilleurs traitements possibles aux personnes chez qui ces symptômes se
manifestent.
Chez les vétérans, les problèmes de santé mentale
sont plus fréquents que chez les militaires, et le taux de suicide est presque
50 % plus élevé. Cette différence marquée entre deux populations, composées des
mêmes personnes pendant et après le service militaire, suggère que le simple
fait de devenir un vétéran constitue un facteur de risque important de
développer des problèmes de santé mentale.
Selon de nombreux témoignages que nous avons
entendus tout au long de cette étude, la perte de l’identité militaire, de
l’esprit de solidarité et de camaraderie qui l’accompagne, est perçue par les
vétérans comme l’arrachement en eux-mêmes de ce qui donnait un sens à leur
activité professionnelle. Ils ont fréquemment le sentiment de ne plus pouvoir
« servir », de ne plus pouvoir être utiles, comme si, en quittant la
vie militaire, on avait sectionné ce qui les rattachait à leur mission.
Par opposition, cette rupture fait apparaître
l’intégration à la communauté militaire comme le principal facteur de
protection contre le risque de développer des problèmes de santé mentale, et
éventuellement des idées suicidaires. Lorsque la dimension de devoir collectif
qu’implique la vie militaire disparaît, cela fait place, pour plusieurs
vétérans, à une confrontation avec l’isolement individualiste de la vie moderne
qui promeut un esprit de compétition auquel les nouveaux vétérans sont souvent
mal préparés.
La force de cette solidarité de la vie militaire
vient en partie du risque auquel sont confrontés les membres des Forces armées
canadiennes dans leur interdépendance face au danger auquel ils sont exposés.
Puisque la nécessité opérationnelle de cette confiance mutuelle peut
difficilement se retrouver avec la même intensité dans le monde civil,
l’essentiel des recommandations qui se retrouvent dans le présent rapport vise
à renforcer ce qui peut soutenir ce sens de la mission et du devoir, et à mieux
préparer les militaires à y faire face, une fois qu’ils sont devenus des
vétérans.
Les vétérans qui ont témoigné avec courage des
difficultés qu’ils ont vécues après avoir dû quitter ce qui était, pour nombre
d’entre eux, une composante fondamentale de leur identité, ont presque tous et
toutes rattaché l’origine de leurs problèmes de santé mentale à cette perte du
sentiment de contribuer à une mission importante par leur service militaire.
Heureusement, la transition s’effectue avec succès
pour près de trois quarts des vétérans. Tout de même, plus du quart éprouvent
des difficultés lorsqu’ils doivent faire ce passage vers la vie civile, et plus
de la moitié d’entre ceux qui ont éprouvé de telles difficultés n’ont pas été
libérés pour raisons médicales, et donc, ne souffraient pas de problèmes de
santé mentale au moment de devenir des vétérans. La réussite de cette
transition dépend donc moins du motif de la libération qu’on aurait pu le
croire.
Ce que l’on sait, par contre, c’est que la
majorité des vétérans qui réussissent leur transition, malgré les obstacles,
ont pu compter sur un solide réseau de soutien dont le pilier est la famille.
Nombreux furent les vétérans qui ont témoigné comment il aurait été difficile,
voire impossible, de passer à travers les obstacles de la transition vers la
vie civile, à travers les problèmes de santé mentale et les idées suicidaires,
sans le soutien constant des conjoints et des conjointes, et sans cette volonté
de mieux-être lié au désir d’être présents pour leurs enfants.
Les réseaux informels de soutien par les pairs,
que ce soit les aumôniers militaires, les groupes en ligne, ou les associations
de vétérans, jouent également un rôle essentiel dans le maintien de ce climat
de solidarité qui peut rappeler celui qui prévalait durant le service militaire.
Il existe toutefois certaines barrières qui
persistent, et la première barrière est la perception qu’ont encore de nombreux
militaires que l’aveu d’un problème de santé mentale mettra fin à leur carrière
militaire. Les représentants des Forces armées canadiennes se sont faits très
rassurants sur cette question, et les membres du Comité espèrent que de
nombreux exemples de membres en service qui ont pu obtenir de l'aide pour un
problème de santé mentale et continuer leur carrière seront un exemple positif
pour d'autres qui se débattent avec la santé mentale. Il est essentiel que les
Forces armées canadiennes restent vigilantes et évaluent régulièrement les
stratégies mises en place pour aider les membres qui ont révélé leur problème
de santé mentale.
La deuxième barrière touche les délais pour
accéder à des soins en santé mentale. Cette barrière n’est pas spécifique aux
militaires ou aux vétérans, et dépend surtout du défi que pose aux systèmes de
santé provinciaux la pénurie de professionnels en santé mentale face à une
demande qui s’est accrue. Au cours des vingt dernières années, Anciens
Combattants Canada et les Forces armées canadiennes ont fait des efforts
considérables pour développer un réseau de cliniques qui puisse atténuer les
problèmes d’accès aux ressources provinciales. ACC a également mis sur pied un
service d’aide accessible 24h/24 grâce auquel les vétérans et les membres de
leur famille peuvent entrer en contact rapidement avec des professionnels de la
santé mentale, et obtenir jusqu’à 20 heures de counseling. Divers
partenariats ont aussi été développés, dont celui permettant aux vétérans
libérés pour raisons médicales et aux membres de leur famille d’accéder aux
Centres de ressources pour les familles des militaires.
La plupart des vétérans ont donc en général accès
à un niveau de services supérieur à celui dont bénéficie le reste de la
population canadienne. Trois exceptions importantes ont cependant été notées au
cours de notre étude.
D’abord, de nombreux vétérans des déploiements en
Somalie et en d’autres zones à risque de contracter le paludisme soupçonnent
que leurs difficultés puissent être reliées à un médicament qu’ils ont dû
prendre alors qu’ils étaient en mission. La publication de recherches suggérant
un lien causal rare, mais possible, entre le médicament et certains symptômes
neuropsychiatriques persistants a créé un doute en leur esprit. On peut
comprendre le sentiment, à la fois d’espoir et de frustration, que certains
d’entre eux ont pu éprouver en songeant que la difficulté à traiter leurs
problèmes de santé mentale pourrait s’expliquer par les effets secondaires du
médicament. À moins d’une percée scientifique spectaculaire, il faudra encore
des années avant que les recherches puissent établir ou infirmer de manière
définitive le lien entre la méfloquine et la persistance de ces symptômes
neuropsychiatriques. En attendant, les vétérans qui éprouvent des difficultés
doivent recevoir tout le soutien auquel ils ont droit, et le Canada doit
continuer de collaborer à tous les projets de recherche qui permettraient de
dissiper le doute qui subsiste.
Deuxièmement, la proportion grandissante de femmes
qui font partie des Forces armées canadiennes n’a pas encore débouché sur la
mise en place de services qui leur seraient mieux adaptés. Les vétérans qui ont
subi un traumatisme sexuel militaire peuvent avoir des problèmes de santé
physique et mentale qui continuent après leur libération. Tout en reconnaissant
les améliorations, beaucoup d'entre eux ont encore du mal à accéder aux
avantages d'ACC en raison de problèmes liés à la reconnaissance du lien entre
leur condition et le service militaire. Ces règles ne tiennent pas compte des
circonstances uniques qui entourent un traumatisme sexuel militaire. Lorsque
les vétérans sont admissibles à des prestations, ils ont souvent du mal à
trouver des traitements appropriés par l’entremise d'ACC.
La troisième exception touche les vétérans de la
Gendarmerie Royale du Canada qui, selon les témoignages entendus, ne
bénéficient pas du niveau de service auxquels ils devraient s’attendre, surtout
en ce qui a trait aux services de réadaptation psychosociale.
On peut donc affirmer que, dans l’ensemble, les
services mis en place afin d’aider les militaires et les vétérans aux prises
avec des problèmes de santé mentale ont donné lieu à des progrès notables qu’il
faut saluer. Il reste évidemment beaucoup de chemin à faire et les quelques
recommandations présentées dans le présent rapport visent bien sûr à faire
ressortir quelques lacunes qui persistent, mais surtout à faire ressortir la
dimension existentielle des défis associés à la transition des militaires vers
la vie civile, et le rôle fondamental que peuvent jouer les membres de la
famille et les réseaux de soutien par les pairs.
Pour les membres des Forces armées canadiennes, la
vie militaire est beaucoup plus qu’un travail. C’est une vocation qui engage la
personnalité tout entière de ceux et celles qui ont fait ce choix. Elle devient
pour plusieurs leur culture et leur identité. Lorsque les militaires deviennent
des vétérans, le gouvernement du Canada doit faire tout en son pouvoir pour que
le passage à la vie civile, et la redéfinition de cette identité, s’effectue de
la manière la plus harmonieuse possible.