Passer au contenu
;

CIIT Rapport du Comité

Si vous avez des questions ou commentaires concernant l'accessibilité à cette publication, veuillez communiquer avec nous à accessible@parl.gc.ca.

PDF

Opinion complémentaire du Bloc Québécois

L’opposition entre souveraineté politique et droit au profit

Contexte historique

Le Bloc Québécois fait de la justice sociale, des droits des travailleurs et travailleuses, de la santé publique et du respect de l’environnement ses plus grandes priorités. En ce sens, il ne peut défendre des systèmes qui vont, de manière évidente, à l’encontre de ces priorités.

Comme parti souverainiste, nous ne pouvons être favorables à ce que la souveraineté politique et le droit de prendre nos décisions de manière collective soient menacés par des multinationales.

C’est pourquoi nous avons amené au Comité permanent sur le commerce international une étude sur les conséquences du mécanisme de règlement des différends investisseur-État (RDIE). Les deux principaux partis canadiens étant farouchement favorables à de tels mécanismes, le choix des témoins a reflété la composition du Comité.

Les clauses de protection des investisseurs étrangers ont été d’une extrême importance dans l’essor du néolibéralisme au cours de la décennie qui a suivi la Guerre froide. Celles-ci ont constitué un outil légal qui a eu comme effet de miner la capacité d’agir de l’État en laissant planer au-dessus de lui la menace perpétuelle de recours judiciaires par les entreprises étrangères.

Le RDIE peut certes sembler remonter à la Convention CIRDI, qui a été adoptée au milieu des années 1960, alors que les traités bilatéraux d’investissements européens ont été négociés et signés à partir de la fin des années 1950 jusque dans les années 1970, mais sa multiplication dans les accords de libre-échange se situe indéniablement à la suite de l’implosion de l’URSS, alors que les États-Unis s’érigeaient comme seule puissance mondiale.

La tentative la plus emblématique d’établir un droit supranational, reposant sur l’idée d’un investissement libéré des contraintes géographiques, temporelles et politiques, est l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI). En 1998, l’AMI, résultat de négociations secrètes entre les vingt-neuf pays membres de l’OCDE, a finalement échoué de peu, à cause du retrait de la France. L’AMI visait à favoriser la libre circulation des capitaux et obligeait les États signataires à respecter plusieurs conditions à l’égard des investisseurs. Ces derniers étaient définis comme des détenteurs d’actifs, incluant tous les investisseurs financiers (spéculateurs, détenteurs de titres et de droits de propriété intellectuelle, etc.), qui n’obligeaient nullement que les investissements soient productifs, n’exigeant donc aucune création d’emplois ou d’usines ou un quelconque projet de développement économique. On notera également que les investisseurs sont présentés, dans l’AMI, comme de simples personnes privées, ce qui occulte le poids des multinationales. Le capital était donc restreint à la seule obtention et croissance du profit. Les États signataires n’avaient presque pas d’obligations à l’endroit des investisseurs, étant tenus de s’engager à éviter toute activité portant atteinte aux investissements. L’application de l’AMI était soumise à une instance supranationale ayant préséance sur les systèmes juridiques des pays signataires. Les États n’étaient pas représentés directement dans le tribunal arbitral, n’ayant pas le pouvoir d’en désigner les membres.

L’AMI remettait donc en question la souveraineté nationale en menaçant de renverser plusieurs lois, notamment celles touchant aux régions les moins développées, à l’emploi et à l’environnement. Toutefois, l’AMI permettait aussi à l’« investisseur » de poursuivre les gouvernements lorsque ceux-ci pratiquaient le « protectionnisme ». Aussi, l’État pouvait aussi être tenu responsable par l’entreprise de toute pratique pouvant nuire à l’activité de cette dernière. Plusieurs chercheurs ont dénoncé le caractère flou de cette prescription, craignant que cela n’ouvre la porte à des abus de tous genres, et estimant que l’AMI pouvait permettre aux grandes entreprises transnationales de se cacher sous le concept impersonnel du marché pour acquérir un pouvoir d’une grande importance. Il est clair que l’AMI a eu comme effet d’attribuer aux grandes entreprises une puissante légitimité, et ce, au détriment de la souveraineté de l’État westphalien.

Mais contrairement à ce qu’on aurait pu penser au départ, l’abandon de l’AMI n’enterrait pas les dispositifs de protection des investisseurs étrangers. On a rapidement constaté que l’AMI n’était qu’un projet de généralisation à l’ensemble des pays de l’OCDE d’un pan de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), lequel a par la suite été imité dans presque tous les traités. Le chapitre XI de l’ALÉNA, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, visait à protéger les investisseurs étrangers contre l’intervention de l’État. L’article 1110 le prévoyait textuellement : « Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d’une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l’expropriation d’un tel investissement ».

Les termes « équivalant à l’expropriation » sont juridiquement l’objet de différentes interprétations, pouvant laisser entendre que toute loi démocratiquement adoptée peut potentiellement être conçue comme relevant de cette définition, pouvant représenter tout frein à la recherche du profit, ou même l’anticipation d’un tel frein. Il est ainsi devenu de plus en plus ardu pour un État de légiférer sur des questions liées, par exemple, à la justice sociale, à l’environnement, aux conditions des travailleurs ou à la santé publique, lorsqu’une compagnie transnationale se croit lésée. Le démantèlement des normes démocratiquement convenues c’est ainsi enclenché.

Suite à l’ALÉNA, ce mécanisme de protection des investisseurs fut inclus sous différentes formes dans la plupart des accords de libre-échange et s’applique maintenant, à quelques différences près, à l’échelle mondiale. Certains chapitres des traités, comme ceux concernant l’environnement, n’impliquent souvent aucune exigence concrète. Les mécanismes de contrôle qu’ils prévoient sont presque toujours consultatifs et non contraignants, contrairement à ceux qui s’appliquent aux investissements, ceux-ci étant, en revanche, extrêmement contraignants.

La judiciarisation des litiges économiques

Selon un rapport de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) datant de 2013, dans le cadre de ce type de poursuite, les États ont gagné leur cause dans 42 pour cent des cas, contre 31 pour cent pour les entreprises. Les différends restants furent l’objet de règlements à l’amiable. Dans 58 pour cent des cas, les poursuivants purent ainsi faire reculer, partiellement ou en totalité, la volonté politique des États.

Ce chiffre néglige toutefois un facteur important, celui de la pression que les clauses de protection des investisseurs font peser sur les États, qui, d’emblée, renoncent à certaines politiques de crainte de se retrouver devant les tribunaux. Par ailleurs, en 2014, un rapport soumis à la Direction générale des politiques externes de l’Union européenne s’interrogeait sur l’effet de dissuasion des mécanismes « investisseur-État » sur le choix des politiques publiques.

Un exemple illustre ici notre propos. En 2001, la compagnie de produits de tabac Philip Morris International a tenté d’empêcher la République tchèque d’adopter une loi antitabac par une image montrant un cadavre ayant l’étiquette de 1 227 dollars au pied. L’entreprise avait commandé la production d’une étude quantifiant les économies budgétaires — en frais de santé, en retraites et en logement — pour chaque décès de fumeur. Plusieurs années plus tard, la multinationale s’est impatientée et a décidé de renforcer son arsenal de persuasion en mobilisant le « mécanisme de règlement des différends investisseur-État ». En 2012, l’Australie imposait le paquet de cigarettes neutre, interdisant donc qu’il y soit apposé un logo. Philip Morris, qui avait aussi poursuivi l’Uruguay en 2010 pour ses politiques en matière de tabac, porta alors plainte contre l’État australien en s’appuyant sur un traité entre Hong Kong et l’Australie. Le cas a fait boule-de-neige et a mené à un climat d’autocensure politique. Craignant d’être elle aussi victime de tels recours judiciaires, la Nouvelle-Zélande a suspendu l’entrée en vigueur de la politique du paquet neutre. Au Royaume-Uni, le premier ministre David Cameron reporta quant à lui le débat sur la question, attendant que le verdict de la poursuite contre l’Australie soit rendu. Faisant également écho à cette affaire, les entreprises de cigarettes menacèrent la France de réclamer 20 milliards de dollars advenant une politique similaire à celle de l’Australie. Il fallut attendre trois ans pour que le paquet neutre soit mis en place dans l’Hexagone.

Le ralentissement des ententes multilatérales n’a rien changé au fait que plus de 3 000 traités bilatéraux sur la protection des investissements ont été conclus dans le monde. Il faut noter au passage que l’Accord de partenariat transpacifique (PTP), rapidement éliminé par le président Trump après sa prestation de serment, proposait de pousser à un nouveau niveau le mode d’arbitrage. Le PTP mettait sur pied un système d’arbitrage privé où il était impossible de faire appel, et où également, sur les trois arbitres, un était choisi directement par la compagnie poursuivante, l’autre nécessitait le consentement de celle-ci, tandis que le troisième était nommé par l’État poursuivi. Deux personnes sur trois auraient ainsi aisément pu infirmer une décision gouvernementale.

Ces pans des traités commerciaux servent les desseins de la judiciarisation du politique, phénomène que l’on observe depuis des décennies en Occident. On cherche de moins en moins à régler les problèmes par le débat politique, et de plus en plus à les confier aux techniciens du droit.

Dans le cas présent, il faut aussi mentionner que les litiges sont des processus longs — et par conséquent lucratifs pour les firmes juridiques — et qu’il y a une véritable industrie du litige. Un document des organisations non gouvernementales Corporate Europe Observatory et Transnational Institute a montré que les grands cabinets spécialisés dans le droit commercial ont tout intérêt à se lancer dans de longs et complexes litiges.

Cette protection judiciaire est une forme de « droit au profit » immunisant les multinationales contre les risques potentiels d’un investissement en sol étranger. Or, on constate que cette protection supranationale des investisseurs constitue une garantie légale.

La possibilité de poursuivre les États a été éliminée de l’Accord États-Unis-Mexique-Canada (ACÉUM), qui a supplanté l’ALÉNA. C’est, à notre connaissance, le premier traité allant à contre-courant sur cette question.

Ajoutons ici un autre abus potentiel. Il est dans les faits très facile pour les entreprises locales de se présenter comme des investisseurs étrangers, par le biais de l’incorporation à l’étranger ou par l’utilisation de filiales. Un exemple canadien vient ici l’illustrer. En 2010, la papetière AbitibiBowater fermait certaines de ses installations situées à Terre-Neuve et mettait à pied des centaines d’employés, ce à quoi le gouvernement de la province a répondu en reprenant possession de l’actif hydro-électrique. Refusant la chose, AbitibiBowater a intenté une poursuite de 500 millions de dollars. Pour éviter un long conflit juridique, Ottawa a offert 130 millions de dollars à l’entreprise. Comment AbitibiBowater, dont le siège social est à Montréal, a-t-elle pu se présenter comme un investisseur étranger lésé par l’État canadien ? En s’incorporant au Delaware. Dans le cas d’Ethyl Corporation, il s’agit d’une entreprise américaine constituée conformément aux lois de l’État de la Virginie, mais est l’actionnaire unique d’Ethyl Canada Inc., constituée en vertu des lois de l’Ontario. C’est cet enregistrement à l’étranger qui — en vertu de l’ALÉNA — a permis à la compagnie, en 1997, de poursuivre le Canada, qui venait de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Le Canada a présenté ses excuses, assorties de 201 millions de dollars canadiens.

La position du Bloc Québécois : pour le respect de la démocratie

Le Bloc Québécois est favorable au commerce et au libre-échange. Nous reconnaissons que les exportations sont importantes pour l’économie du Québec. Toutefois, nous ne sommes pas d’accord lorsqu’il y a limitation à la démocratie. Les entreprises ont le droit de rechercher le profit, mais tout investisseur devrait également respecter les lois applicables dans les pays où il pratique ses activités.

Le mouvement indépendantiste a toujours été préoccupé par le RDIE. En 2001, Jacques Parizeau qualifiait la poursuite d’Ethyl Corporation (1997) contre la restriction par le Canada de l’importation d’un additif à carburant soupçonné d’être toxique de « réveil brutal » vis-à-vis du RDIE. En 2004, le Bloc Québécois proposait de renégocier le chapitre 11 de l’ALÉNA qui a fait naître le RDIE.

Nous considérons comme une bonne nouvelle l’élimination du RDIE de l’ACÉUM, mais il faut aller plus loin. Dans un contexte de pandémie, nous sommes favorables à un moratoire sur l’utilisation du mécanisme RDIE pour les mesures liées à la COVID-19.

Advenant l’approbation de la dérogation aux droits de propriété intellectuelle sur les vaccins contre la Covid-19, rien n’empêcherait les grandes entreprises pharmaceutiques de poursuivre les pays bénéficiaires pour réclamer des indemnités sous l’application du RDIE, ce qui nous apparaît problématique.

La suppression du RDIE du libre-échange nord-américain rend, selon nous, difficilement justifiable le retour d’un tel mécanisme dans de futurs accords.