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INDU Rapport du Comité

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La fixation des salaires au Canada et l’équité dans le secteur de l’épicerie

Introduction

Le 15 juin 2020, les membres du Comité permanent de l’industrie, des sciences et de la technologie de la Chambre des communes (le Comité) ont convenu :

[d’]invite[r] les dirigeants des Compagnies Loblaw Ltée, de Metro inc. et d’Empire Company Ltd. [et d’autres témoins] à justifier leur décision d’annuler, le même jour, la légère augmentation de salaire de leurs employés d’épicerie de première ligne durant la pandémie, et d’expliquer comment cette décision est conforme aux lois régissant la concurrence[1].

Le 5 novembre 2020, ils ont également convenu d’inviter « le commissaire à la concurrence à présenter un exposé sur le travail du Bureau de la concurrence […] ». Ils ont tenu trois réunions et entendu 11 témoins.

Témoignages

En mars 2020, de nombreux détaillants en alimentation canadiens à grande échelle ont offert une prime salariale à leurs employés de première ligne. Parmi ces détaillants, on compte les Compagnies Loblaw Limitée (« Loblaw »), Metro inc. (Metro) et Sobeys, qui appartient à Empire Company Limited (Empire). La prime variait d’un épicier ou d’un employé à l’autre, mais de nombreux travailleurs se sont vu accorder une augmentation de salaire de 2 $ l’heure. En juin 2020, les trois détaillants en alimentation ci-dessus mentionnés ont mis fin à leur prime salariale[2].

Des représentants de Loblaw, de Metro et d’Empire ont témoigné de leur conception de la prime salariale à titre de mesure temporaire, associant sa mise en œuvre non pas en soi à la pandémie de COVID-19, mais bien à la situation de confinement dans laquelle un grand nombre de leurs magasins et de leurs autres établissements étaient exploités. Ils estimaient donc fondée la fin de l’augmentation des salaires après la cessation ou l’assouplissement des mesures de confinement par de nombreux gouvernements provinciaux, et après la reprise des comportements réguliers en matière d’achat et le retour des volumes d’affaires à un niveau normal[3]. Michael Medline, président et chef de la direction d’Empire, a ajouté que les dirigeants de Sobeys réintroduiraient une augmentation de salaire si les gouvernements des provinces devaient rétablir les mesures de confinement[4], et l’ont effectivement fait dans les cas où des confinements ont eu lieu.

Les représentants syndicaux ont fait part de leur déception quant à la suspension des primes salariales, affirmant que l’augmentation salariale constituait une reconnaissance importante du fait que les travailleurs du secteur de l’alimentation sont exposés à des circonstances extraordinaires lorsqu’ils fournissent des services essentiels à la population[5]. Ils ont également déclaré que les détaillants en alimentation avaient implanté ces primes pour encourager les employés à aller travailler plutôt que de demander la Prestation canadienne d’urgence[6]. Les programmes de prime salariale ont pris fin lorsque le nombre d’infections à la COVID-19 a commencé à diminuer dans de nombreuses régions du pays, mais les représentants syndicaux ont affirmé que les travailleurs des épiceries courent un risque appréciable de contracter la COVID-19, et ce, malgré les mesures de sécurité en place[7]. Ils ont ajouté que le retrait de la prime avait exacerbé les conditions de travail déjà difficiles des emplois du commerce de l’alimentation au détail, dont les faibles salaires et le manque d’avantages sociaux[8]. Ils appuient une intervention gouvernementale consistant à établir des salaires plus élevés, de meilleurs avantages sociaux et davantage d’emplois à temps plein pour les travailleurs des épiceries[9].

Les représentants des détaillants en alimentation ont souligné les mesures qu’ils avaient prises pour assurer la sécurité de leurs clients et de leurs employés au cours de la pandémie, affirmant que le cout de ces mesures avait été largement contrebalancé par les gains de revenus dont ils avaient profité jusque-là. Par exemple, Sarah Davis, présidente de Loblaw, a dit que cette compagnie a investi des dizaines de millions de dollars dans de nouvelles protections et de nouveaux protocoles pour veiller à la sécurité de ses établissements[10]. Selon elle, ces mesures, bien qu’elles ne soient pas parfaites, ont fait en sorte que le taux d’infection des employés de Loblaw était « nettement inférieur au taux dans la population canadienne[11] ». Si ces représentants ont répondu qu’ils souhaiteraient que l’augmentation du salaire minimum fasse l’objet d’une discussion, ils ont également fait valoir que celui-ci ne devrait être augmenté que progressivement parmi tous les secteurs, et ce, sous la direction du gouvernement[12].

Les représentants des détaillants en alimentation ont reconnu avoir communiqué entre eux au sujet de la cessation de leurs primes salariales respectives. Cependant, ils ont nié que cette cessation était coordonnée et ont affirmé avoir pris leur décision indépendamment de leurs concurrents[13]. Éric La Flèche, président et chef de la direction de Metro, a déclaré avoir demandé à M. Medline et à Mme Davis, en mai et en juin respectivement, s’ils mettraient fin à leur programme le 13 juin 2020. Tous deux ont répondu à ce moment qu’ils n’avaient pas encore tranché la question de manière définitive[14]. M. La Flèche a expliqué que sa motivation était non pas d’obtenir un accord tacite sur les salaires, mais de rassembler de l’information en vue de déterminer s’il devait mettre fin à son propre programme :

Nous œuvrons dans un environnement concurrentiel. Nous voulons traiter nos employés équitablement et être perçus comme tels. …Plus je dispose d’informations sur ce que font les autres, la manière dont ils traitent leurs employés, combien ils les paient et pendant combien de temps…. ce sont des informations importantes que j’essaie d’obtenir.[15]

Mme Davis a déclaré avoir envoyé un courriel à ses concurrents le 13 juin 2020 ou aux alentours de cette date, notamment à MM. Medline et La Flèche, pour les informer que Loblaw mettait fin à son programme de prime salariale. Elle a affirmé avoir envoyé ce courriel après que la direction de Loblaw eut pris et communiqué sa décision à l’interne[16]. M. La Flèche a déclaré que le fait d’apprendre que ses concurrents terminaient leur programme avait contribué à sa décision de faire de même, parmi d’autres facteurs[17].

Matthew Boswell, commissaire à la concurrence, a affirmé que le fait que des concurrents communiquent entre eux au niveau de la direction au sujet des salaires risquait de dériver vers une conduite de type cartel[18]. Cependant, « les ententes entre concurrents sur des choses comme la fixation des salaires et les accords de non-débauchage échappent » aux pouvoirs en matière pénale du Bureau de la concurrence (le Bureau), « en raison des modifications apportées en 2009, qui ont supprimé le mot “achat” » de la disposition pertinente de la Loi sur la concurrence[19]. M. Boswell a souligné que, sur ce point, la législation du Canada en matière de concurrence diffère de celle des États-Unis (É.‑U.), où les autorités fédérales de la concurrence sont autorisées à intenter des poursuites criminelles contre les accords de ce genre[20]. Le commissaire a ajouté que d’autres juridictions avaient adopté des codes de conduite nationaux qui traitent des inégalités de négociation dans le secteur de l’alimentation, bien que le gouvernement fédéral pourrait se heurter à des obstacles constitutionnels s’il tentait d’en faire autant au Canada[21].

Plusieurs fois pendant son témoignage, le commissaire Boswell a souligné que le Bureau devait composer avec des contraintes importantes en matière de ressources, car il était “l’un des organismes d’application de la loi [en matière de] concurrence les moins bien financés[22]” parmi ses pairs. Il a indiqué que, en dollars courants, le budget du Bureau avait diminué de 10 % au cours des dix dernières années, et que celui-ci n’avait plus autant de personnel responsable de faire appliquer la loi qu’il y a 15 ans[23]. Le fait de disposer de plus de ressources l’aiderait particulièrement à faire appliquer les règles de la concurrence à l’ère de l’économie numérique :

[J]'ai souvent parlé publiquement de certaines des difficultés auxquelles le Bureau est confronté dans le cadre de l’administration et de l’application de la Loi sur la concurrence à l’ère de l’économie numérique. Il y a eu une véritable explosion de données dans le monde, et les organismes d’application de la loi doivent évidemment composer avec les données relatives aux infractions. La quantité de données que nous recevons a été multipliée par six. Le cout de gestion des dossiers a augmenté de façon spectaculaire[24].

Il a ajouté :

Le monde est très complexe pour ce genre d’enquêtes dans le monde du numérique. Il faut des compétences spéciales, des scientifiques des données, des analystes des données. Il faut vraiment comprendre ce qui se passe à l’abri des regards, derrière l’opacité de l’économie visuelle, avec l’utilisation d’algorithmes, par exemple[25].

Malgré ces contraintes, le commissaire demeure fier du travail accompli par le Bureau, car celui-ci s’acquitte d’un vaste mandat de mise en application de la loi au mieux de ses capacités avec les ressources dont il dispose, et “joue régulièrement dans la cour des grands[26]”.

Observations et recommandations

L’absence de dispositions interdisant les accords d’achat auxiliaires conclus entre concurrents qui s’apparentent à des pratiques de cartels, tels que les accords de fixation des salaires, constitue une lacune importante de la Loi sur la concurrence. Comme l’a affirmé le commissaire à la concurrence, le Parlement devrait harmoniser les lois canadiennes en matière de concurrence avec la législation américaine afin de permettre d’intenter des poursuites pénales contre les accords de ce genre. Cela contribuerait à clarifier les obligations liées à la concurrence des entreprises actives sur les marchés du Canada et des États-Unis, ainsi qu’à faciliter la coopération entre les autorités de la concurrence des deux pays.

Recommandation 1

Que le gouvernement du Canada présente un projet de loi visant à modifier l’article 45 de la Loi sur la concurrence pour interdire les pratiques de type cartel relatives à l’achat de biens et de services, notamment les accords de fixation des salaires entre concurrents.

Les membres du Comité jugent que les acteurs du secteur agroalimentaire gagneraient à se doter d’un code de conduite visant à contrer les inégalités en matière de pouvoir de négociation entre producteurs d’aliments et épiciers. Le Parlement a le pouvoir législatif de règlementer les relations entre ces acteurs, mais seulement dans certains champs de compétence particuliers. Toutefois, le gouvernement fédéral peut néanmoins jouer un rôle important de leadeurship et de soutien à l’égard des inégalités de pouvoir de négociation dans ce secteur.

Recommandation 2

Que le gouvernement du Canada et le Bureau de la concurrence soutiennent les administrations provinciales et territoriales dans l’établissement de codes de conduite pour lutter contre les inégalités en matière de pouvoir de négociation entre les producteurs alimentaires et les épiciers, notamment en organisant une rencontre avec les premiers ministres.

La population sort gagnante d’une concurrence saine et vigoureuse dans tous les secteurs de l’économie. Toutefois, si elle n’est pas appliquée adéquatement, même la législation la plus sophistiquée en matière de concurrence sera sans effet. Ce Comité se préoccupe depuis longtemps de la question de savoir si le Bureau dispose de suffisamment de ressources pour appliquer efficacement la Loi sur la concurrence[27]. Étant donné que ses enquêtes deviennent de plus en plus complexes, il est crucial que le gouvernement fédéral soutienne le Bureau adéquatement.

Recommandation 3

Que le gouvernement du Canada fournisse au Bureau de la concurrence les ressources nécessaires à l’application efficace de la Loi sur la concurrence.


[1]              Le 10 décembre 2020, les membres du Comité permanent de l’industrie, des sciences et de la technologie de la Chambre des communes (INDU) ont convenu d’entreprendre « une étude sur les employés d’épicerie de première ligne, et que les témoignages et les documents recueillis par le Comité durant la première session de la 43e législature au sujet de l’étude soient pris en considération par le Comité durant la session en cours. »

[2]              INDU, Témoignages, 43e législature, 1re session, 10 juillet 2020, 1400, 1435, 1520 (Michael Medline, Empire Company Limited); INDU, Témoignages, 43e législature, 1re session, 10 juillet 2020, 1415, 1520 (Sarah Davis, Les Compagnies Loblaw limitée); INDU, Témoignages, 43e législature, 1re session, 10 juillet 2020, 1420, 1520-1525 (Éric La Flèche, Metro inc.).

[3]              INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1405 (Medline); 1415, 1505-1510 (Davis); 1535 (La Flèche).

[4]              INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1405.

[5]              INDU, Témoignages, 43e législature, 1re session, 6 juillet 2020, 1405 (Stéphane Lacroix, Teamsters Canada); 1245, 1300, 1345 (Paul Meinema, Travailleurs et travailleuses unis de l'alimentation et du commerce Canada).

[6]              INDU, Témoignages, 6 juillet 2020, 1255, 1355, 1405 (Jerry Dias, Unifor); 1300 (Lacroix); 1345 (Meinema).

[7]              INDU, Témoignages, 6 juillet 2020, 1240, 1255, 1315, 1330 (Dias); 1315, 1335 (Gord Currie, Unifor); 1340 (Carolyn Wrice, Unifor); 1335, 1350 (Meinema).

[8]              INDU, Témoignages, 6 juillet 2020, 1235 (Lacroix); 1240 (Dias). Cependant, voir INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1405 (Medline); 1445 (La Flèche).

[9]              INDU, Témoignages, 6 juillet 2020, 1305, 1320-1325, 1335, 1400-1405 (Lacroix); 1240, 1250, 1310, 1400 (Dias); 1245, 1340-1345 (Meinema).

[10]            INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1410-1415, 1430, 1500, 1510, 1540 (Davis). Voir aussi INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1400 (Medline); 1420-1425 (La Flèche). Cependant, voir INDU, Témoignages, 6 juillet 2020, 1240, 1255, 1320 (Dias); 1335 (Meinema).

[11]            INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1410 (Davis).

[12]            INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1435 (Medline); 1415, 1435, 1515, 1550 (Davis); 1435, 1445 (La Flèche).

[13]            INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1435, 1450, 1530 (Medline); 1410, 1435, 1525, 1530 (Davis); 1420-1425, 1435-1440 (La Flèche).

[14]            INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1440, 1450, 1505-1510, 1525.

[15]            INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1535. Voir aussi INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1405 (Medline).

[16]            INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1415, 1435, 1450. Voir aussi INDU, Témoignages, 6 juillet 2020, 1300, 1350 (Meinema).

[17]            INDU, Témoignages, 10 juillet 2020, 1535.

[18]            INDU, Témoignages, 43e législature, 2e session, 3 décembre 2020, 1145 (Matthew Boswell, Bureau de la concurrence).

[19]            Ibid., 1145, 1205.

[20]            Ibid., 1145, 1155, 1205.

[21]            Ibid., 1145, 1155, 1205.

[22]            Ibid., 1240.

[23]            Ibid., 1135.

[24]            Ibid.

[25]            Ibid., 1230.

[26]            Ibid., 1245.

[27]            INDU, Plan d’actualisation du régime de concurrence canadien, 37e législature, 1re session, avril 2002 (recommandant que « le gouvernement du Canada fournisse au Bureau de la concurrence les ressources nécessaires à l’application efficace de la Loi sur la concurrence. »).