SECU Rapport du Comité
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La montée de l’extrémisme violent à caractère idéologique au Canada
Chapitre 1 : Introduction
L’extrémisme violent à caractère idéologique (EVCI) prend de l’ampleur au Canada, et ses effets se font sentir dans toute la société, y compris chez les élus. D’ailleurs, dans son Rapport public de 2021, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) dit : « L’extrémisme violent à caractère idéologique (EVCI) constitue un enjeu d’envergure et un problème de société qui requiert une stratégie pangouvernementale. »
Toujours selon le SCRS, la pandémie de COVID-19 a créé un terreau fertile pour cette forme d’extrémisme violent. Dans son rapport public, le Service dit ceci :
Depuis le début de la pandémie de COVID-19, l’intensification des discours extrémistes antiautoritaires et antigouvernementaux souvent ancrés dans l’instrumentalisation des théories conspirationnistes alimente les activités liées à l’EVCI. Plusieurs influenceurs et prosélytes canadiens se sont fait connaître dans les mouvements de l’EVCI. Ces influenceurs du milieu de l’EVCI contribuent à la désinformation et encouragent les personnes qui les suivent à commettre des gestes concrets, notamment des actes de violence.
C’est dans ce contexte que, le 10 février 2022, le Comité a adopté la motion suivante :
Que, conformément à l’article 108(2) du Règlement, le Comité entreprenne une étude sur la montée de l’extrémisme violent à caractère idéologique (EVCI) au Canada; que l’étude comprenne une enquête sur l’influence de joueurs étrangers et nationaux dans le financement et l’appui à ces idéologies extrémistes violentes au Canada; que l’étude comprenne l’utilisation des médias sociaux pour alimenter le mouvement EVCI; que le Comité explore l’impact des dons anonymes et étrangers qui financent l’EVCI, y compris par le biais de sites de [financement participatif]; que le Comité invite des représentants de GiveSendGo à comparaître; que le Comité examine plus en détail le rôle des processeurs de paiement dans la prévention du financement de l’EVCI et invite des représentants de PayPal et Stripe à comparaître; que les preuves et la documentation reçues par le Comité à la suite de la comparution à venir de représentants de GoFundMe et du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada soient incluses dans cette étude; et que cette étude inclue les organisations de sécurité nationale du Canada et des forces policières impliquées dans la surveillance, la lutte et la réponse aux menaces d’EVCI; que le Comité fasse rapport de ses conclusions à la Chambre; et que, conformément à l’article 109 du Règlement, le gouvernement dépose une réponse globale au rapport[1].
Le Comité a convenu de reprendre les témoignages sur l’EVCI qu’il avait entendus durant la 43e législature. Ainsi, au cours des 10 réunions qu’il a tenues entre le 12 mai 2021 et le 12 mai 2022, le Comité a recueilli les déclarations de 40 témoins et reçu quatre mémoires. Outre les témoignages de représentants du gouvernement canadien, d’universitaires, de représentants d’organisations de la société civile ainsi que du secteur privé, le Comité a entendu des témoins des États‑Unis et du Royaume‑Uni. Le Comité tient donc à remercier toutes ces personnes qui, avec générosité, lui ont consacré du temps et l’ont fait profiter de leur expertise sur cette importante question[2].
En s’appuyant sur les témoignages livrés devant le Comité, le présent rapport explique ce qu’est l’extrémisme violent à caractère idéologique ou EVCI; examine les cibles d’actes d’EVCI, les tendances récentes concernant l’EVCI et la réponse actuelle du Canada aux menaces d’EVCI; il expose enfin les conclusions du Comité ainsi que ses recommandations pour s’attaquer à ce problème sérieux.
Le Comité est conscient qu’à plusieurs égards la lutte contre l’EVCI relève de domaines de compétences partagées, et qu’elle nécessite donc la collaboration de tous les ordres de gouvernement et de la société civile.
Chapitre 2 : Définition de la menace
2.1 Qu’est-ce que l’extrémisme violent à caractère idéologique?
En cette ère des médias sociaux, la terminologie et les cadres analytiques utilisés pendant longtemps par nos organismes responsables de l’application des lois et de la sécurité nationale ne sont peut-être plus adaptés aux nouvelles formes que prennent maintenant les activités terroristes. Certes, les groupes terroristes dits « classiques », dont le credo, les membres, la structure de commandement et les tactiques sont connus et relativement constants, n’ont pas disparu. Au contraire, ces groupes qui menacent depuis longtemps la sécurité nationale ont été rejoints par une nouvelle génération d’extrémistes violents, d’acteurs solitaires et de mouvements sans tête dirigeante dont les alliances et les causes défendues changent continuellement. Même si ces individus semblent être pour beaucoup d’entre eux des acteurs solitaires, Mubin Shaikh, professeur de sécurité publique au Collège Seneca et spécialiste de la lutte contre l’extrémisme pour l’organisation non gouvernementale Parents for Peace, a fait observer que la propension que peut avoir une personne à commettre un acte d’extrémisme violent est d’abord motivée ou influencée par un mouvement plus large à caractère idéologique.
Reconnaissant la nécessité d’employer une terminologie adaptée à la réalité actuelle des menaces, le SCRS a dit qu’il parle désormais d’extrémisme violent à caractère religieux (EVCR), d’extrémisme violent à caractère politique (EVCP) et d’extrémisme violent à caractère idéologique (EVCI). Timothy Hahlweg, directeur adjoint, Exigences, au SCRS, a expliqué que « les expressions retenues […] ont aussi été conçues de manière à refléter les textes législatifs actuels, en particulier l’alinéa c) du paragraphe 2 de la Loi sur le SCRS [Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité] et l’article 83.01 du Code criminel ». Ce qui intéresse particulièrement le gouvernement, c’est l’EVCI. D’ailleurs, Dominic Rochon, sous-ministre adjoint principal du Secteur de la sécurité et de la cybersécurité nationale au ministère de la Sécurité publique et de la Protection civile, a présenté l’EVCI comme étant « l’une des menaces les plus importantes auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui ».
Le SCRS a établi quatre sous-catégories d’EVCI : les idéologies axées sur la xénophobie, le genre, l’opposition à l’autorité et les autres motifs de violence fondés sur des récriminations personnelles; et a fait remarquer que les auteurs de menaces d’EVCI peuvent avoir plusieurs causes de mécontentement, entrer dans plusieurs de ces sous‑catégories ou passer de l’une à l’autre.
Ce ne sont pas tous les cas d’extrémisme qui donnent lieu à une enquête du SCRS. M. Hahlweg a adopté un modèle à trois niveaux pour décrire les types d’activités extrémistes sur lesquelles le SCRS peut enquêter. Le premier niveau concerne l’« engagement passif », qui repose sur du contenu extrémiste violent en ligne et hors ligne. Bien qu’il puisse être odieux, a dit M. Hahlweg, une grande partie du contenu en ligne dont se nourrissent les extrémistes violents est protégé par la Charte[3], qui garantit la liberté d’expression; par conséquent, les personnes qui suivent ce genre de contenu ne sont pas visées par le mandat d’enquête du SCRS. Le deuxième niveau concerne les activités de personnes qui passent du statut de consommateur passif de contenu à celui de producteur et de diffuseur de propagande extrémiste. Là encore, une grande partie de ce que ces gens produisent et diffusent est protégée par la liberté d’expression et ne peut faire l’objet d’une enquête. Cependant, M. Hahlweg a indiqué que certaines des activités de deuxième niveau « glissent vers » le troisième niveau. Il a expliqué que lorsque certaines personnes ayant des activités de deuxième niveau montrent des signes de passage vers le troisième niveau, le SCRS se concentre sur les indicateurs montrant que ces gens « se mobilisent pour devenir violents ». Parmi ces indicateurs, il y a l’augmentation des mesures de sécurité opérationnelles, comme l’entrée dans des salles de clavardage privées et des forums chiffrés.
Mais même au troisième niveau, il n’y a pas de garantie que le SCRS pourrait enquêter. À ce niveau, une intervention ou une enquête criminelle de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) peuvent être plus appropriées. Parfois, les activités de troisième niveau relèvent davantage du crime haineux que du terrorisme; et les crimes haineux sont strictement du ressort de la police. M. Hahlweg a résumé en ces termes en quoi consiste le mandat du SCRS :
Que faut-il pour que nous puissions ouvrir une enquête sur ce genre de menaces? Nous devons avoir constaté une volonté de tuer ou d’inspirer d’autres personnes à tuer; une menace de violence grave; une tentative de changer la société, pas seulement par un discours personnel, mais par une action plus radicale; et une influence idéologique. Dès que nous sommes en présence de ces déclencheurs, nous pouvons enquêter sur les menaces. Nous nous entendons régulièrement avec nos collègues policiers, surtout ceux de la GRC, et décidons ensemble de qui de nous est le mieux placé pour prendre le dossier.
Les témoins n’ont pas tous réagi de la même manière à l’adoption de la terminologie concernant l’EVCI. Shimon Koffler Fogel, président-directeur général du Centre consultatif des relations juives et israéliennes, a salué le fait que l’on s’écarte de termes précis pour faire une description plus générique « qui englobe vraiment tout d’une façon beaucoup moins limitative », tandis que Mustafa Farooq, président-directeur général du Conseil national des musulmans canadiens, a dit qu’adopter « un terme très étendu qui semble tout englober », comme EVCI, comporte des aspects positifs, mais pose aussi des problèmes. Phil Gurski, ancien analyste du renseignement au SCRS, a dit pour sa part que l’on qualifie d’EVCI des activités qui peuvent être problématiques ou illégales, mais qui n’entrent pas dans la définition de terrorisme du Code criminel.
Il n’était pas non plus clair que les universitaires ayant témoigné dans le cadre de cette étude étaient tout à fait à l’aise d’utiliser cette nouvelle terminologie, parce qu’ils parlaient souvent d’« extrême droite » ou d’« écosystème d’extrême droite » – autant de termes que les nouveaux concepts d’EVCR, d’EVCP et d’EVCI étaient censés éliminer, a déclaré M. Rochon, de Sécurité publique Canada.
Christian Leuprecht, professeur au Collège militaire royal du Canada et à l’Université Queen’s, a dit craindre que parler d’EVCI ne fasse confondre la pensée extrémiste avec la violence extrémiste; selon lui : « Nous devons faire la distinction entre l’extrémisme violent à caractère idéologique et la violence extrémiste à caractère idéologique. L’un concerne le discours, et l’autre, l’action. » Le défi, bien sûr, consiste à déterminer correctement le moment exact où un individu pourrait décider de passer à l’acte et à empêcher que cela n’arrive.
Ce qu’il y a peut-être de plus pratique dans le terme EVCI, c’est qu’il peut s’utiliser indifféremment selon qu’il est question de race, de religion ou d’idéologie, ce qui permet au SCRS et à la GRC de se concentrer sur l’essentiel : le comportement et la motivation. Expliquant comment son organisation aborde la question de la radicalisation menant à la violence, Louis Audet Gosselin, directeur scientifique et stratégique du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence, a résumé en ces termes l’importance de se focaliser sur le problème à ce niveau :
[P]ar le passé, il y a eu des mouvements d’extrême gauche très importants au Canada et ailleurs dans le monde, et […] demain, il y aura d’autres mouvements. Alors, nous essayons d’avoir un cadre de prévention qui fonctionne pour l’ensemble des idéologies. La radicalisation n’a pas qu’une couleur ou une idée.
Chapitre 3 : Les cibles d’actes d’EVCI
En ce qui concerne l’EVCI, la rhétorique utilisée par ceux qui usent de leur influence pour enrôler des gens et les radicaliser au point de les rendre violents se base sur une longue liste de motifs de contestation et de haine. Les témoins ont évoqué de nombreux thèmes de prédilection, à savoir, notamment : la défiance de l’autorité; l’islamophobie, l’antisémitisme et d’autres formes d’intolérance religieuse; le racisme; la misogynie; et le discours anti‑LGBTQ2SI, comme étant les thèmes clés de l’EVCI, qui varient en fonction des événements qui font l’actualité et de particularités régionales. Par exemple, Martin Geoffroy, directeur du Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation, et professeur-chercheur, a déclaré que les groupes d’EVCI établis au Québec comme La Meute, qui avaient été affaiblis par des querelles intestines avant la pandémie de COVID-19, se sont revitalisés à la faveur d’un discours dénonçant les mesures de santé publique.
3.1 Crimes haineux
Les discours haineux se traduisent régulièrement par des actions contre les membres de certaines communautés au Canada. M. Koffler Fogel a donné les chiffres suivants pour illustrer les crimes haineux commis contre des Canadiens juifs :
En 2019, l’année des dernières données de Statistique Canada, les juifs étaient le groupe religieux le plus ciblé des crimes haineux déclarés par la police et la deuxième cible de tous les crimes haineux le plus souvent déclarés par la police. En moyenne, un incident antisémite se produit presque chaque jour de l’année. Les Canadiens juifs, qui ne représentent que moins de 1 % de la population du pays, constituaient le 16 % de toutes les victimes de crimes haineux en 2019, une tendance qui s’est ensuite répétée chaque année.
Marvin Rotrand, directeur national, Ligue pour les droits de la personne de B’nai Brith Canada, a dit qu’en 2021, son organisation a recensé le plus grand nombre d’incidents antisémites, depuis 40 ans qu’elle compile ce genre de données. Sur les 2 799 incidents enregistrés cette année-là, a-t-il dit, la plupart se sont produits en ligne. M. Rotrand a précisé que depuis 2017, son organisation a constaté une augmentation de 100 % des incidents antisémites en ligne.
En plus d’être favorable au projet du gouvernement de déposer un texte de loi sur les préjudices en ligne, M. Rotrand a dit que le gouvernement devrait actualiser sa stratégie de lutte contre le racisme pour élargir sa définition de la « haine », faisant remarquer que « [s]elon Statistique Canada, en 2020, 61 % de toutes les victimes de haine étaient des membres de minorités religieuses ».
Lorsqu’il a comparu devant le Comité le 16 juin 2021, M. Farooq a décrit en ces termes quelques-unes des horreurs motivées par la haine qui affligent les Canadiens de confession musulmane :
Hier soir, j’étais à l’Institut islamique de Toronto, et pendant que je me préparais à témoigner devant ce Comité, deux individus ont menacé de bombarder le centre après avoir tenté de s’y introduire par effraction. En même temps, nous essayions de soutenir une musulmane noire qui aurait été agressée à Edmonton, tout en parlant aux représentants du centre Baitul Hadi d’Edmonton, sur lequel quelqu’un avait peint une croix gammée.
Le soir du 29 janvier, un homme armé s’est introduit dans le Centre culturel islamique de Québec. Il a abattu six fidèles musulmans et en a blessé plusieurs autres en menant une attaque terroriste contre la mosquée et contre les musulmans qui se trouvaient dans le Centre. Les victimes sont Ibrahima Barry, Azzedine Soufiane, Aboubaker Thabti, Khaled Belkacemi, Mamadou Tanou Barry et Abdelkarim Hassane. La haine et la violence nous ont privés de leur présence sur terre à cause de la pire attaque contre un lieu de culte de toute l’histoire moderne du Canada.
Dans la soirée du 12 septembre 2020, un homme apparemment lié à un groupe de suprémacistes blancs, l’O9A, est entré dans le stationnement de la mosquée de l’IMO à Etobicoke et a coupé la gorge de Mohamed-Aslim Zafis. Ce soir‑là, j’ai vu son corps dans le stationnement, alors même que je l’avais rencontré pendant l’année quand il distribuait de la nourriture aux pauvres aux pires moments de la crise de la COVID‑19.
Le 7 juin, à London, un individu a frappé une famille avec son véhicule pour des motifs présumés de haine. Des accusations de terrorisme ont maintenant été portées contre lui. Je vais lire les noms des personnes décédées : Salman Afzaal et sa mère, son épouse Madiha Salman et leur fille Yumna. Avant de quitter London, j’ai rencontré leur jeune garçon, le seul survivant de l’attaque. Je ne saurais trouver les mots pour vous décrire cette rencontre.
D’autres témoins ont rappelé au Comité que les actes d’EVCI ciblent aussi des victimes en raison de leur genre. À ce propos, Jane Bailey, professeure de droit à l’Université d’Ottawa, a déclaré :
En ce qui concerne les attaques haineuses, nous n’avons qu’à regarder l’extrémisme incel au Canada et ailleurs dans le monde pour comprendre à quel point les femmes sont les objets d’attaques de violence physique et de rhétorique très violente et misogyne.
3.2 Sous-déclaration des crimes haineux
Le Comité a appris également que les crimes haineux ne sont pas tous rapportés au Canada. « [I]l n’y a pas de façon uniforme de reconnaître ce qui constitue un crime motivé par la haine », a déclaré M. Koffler Fogler, expliquant que cette sous-déclaration tient au fait que « [l]a définition varie d’un territoire à l’autre. Il y a des distinctions nuancées entre ce qui peut faire partie d’une catégorie et ce qui doit en être exclu ». Il a fait remarquer également que les unités de liaison communautaire et de lutte contre les crimes haineux de la police manquent de ressources ou sont inexistantes dans les municipalités canadiennes; les corps policiers, les procureurs de la Couronne et les juges n’ont pas la formation suffisante pour bien saisir l’importance de la lutte contre la haine en ligne; et les lois canadiennes permettant de s’attaquer aux préjudices en ligne sont lacunaires. Mohammed Hashim, directeur général de la Fondation canadienne des relations raciales, a souligné l’« énorme fossé » entre les mesures prises dans les régions rurales et les zones urbaines pour combattre la haine, et a dit penser « que la création de normes nationales et la capacité à soutenir les petits services de police locaux constituent une intervention importante ».
M. Farooq croit pour sa part que le problème commence avec la police. Voici ce qu’il a dit à ce propos :
J’ai eu des conversations avec des services de police à l’étranger, y compris avec des unités de lutte contre les crimes haineux, où des gens qui appellent pour signaler un crime haineux sont dissuadés de le faire, ou risquent de ne pas être pris au sérieux.
M. Farooq a poursuivi en parlant d’incidents tels que « le traquage furtif, l’intimidation et les intrusions » commis par des groupes d’EVCI comme les Soldats d’Odin, pour lesquels la police n’a pas voulu porter d’accusations.
Selon M. Hashim, la perception selon laquelle la police ne fera rien est lourde de conséquences pour les communautés à risque. Citant l’Enquête sociale générale de 2019 menée par Statistique Canada, dans laquelle les répondants ont déclaré plus de 200 000 incidents haineux, dont près de la moitié étaient violents, M. Hashim a fait remarquer que peu d’incidents haineux sont portés à l’attention de la police; il a dit :
Or, les incidents haineux signalés à la police ces dernières années représentent une infime fraction de ce nombre, probablement autour de 1 %. Il existe un fossé énorme entre les comptes rendus que les gens font de leurs expériences et ce qui retient l’attention du système de justice. Un lien de confiance aussi fragile avec le système entraîne forcément des répercussions pour les personnes et les communautés, même si ce système fonctionne.
Evan Balgord, directeur exécutif du Canadian Anti-Hate Network, a fait l’éloge de l’Enquête sociale générale de Statistique Canada, disant que c’est « la meilleure façon de mesurer les crimes et les incidents haineux au Canada », et il a recommandé que ce genre d’enquête se fasse chaque année plutôt que tous les cinq ans.
Navaid Aziz, imam à Calgary, a donné quelques conseils pour qu’il y ait plus de signalements de crimes haineux. Il a recommandé que la police travaille avec les conseils consultatifs communautaires pour instaurer la confiance et faciliter la communication; qu’elle reconnaisse les erreurs commises et fasse amende honorable; qu’elle organise des séances de formation pour les communautés afin que celles-ci comprennent mieux comment rapporter les crimes haineux et, enfin; qu’elle se rappelle qu’une personne qui signale un crime haineux a subi un traumatisme et qu’elle peut avoir du mal à se souvenir rapidement tous les détails de l’agression. « Faites tout votre possible pour ne pas la traiter comme l’auteur du crime. Traitez-la plutôt comme une victime », a-t-il déclaré.
La professeure Bailey a plaidé en faveur d’une stratégie canadienne de lutte contre l’EVCI qui dépasse le cadre du droit criminel. Elle a dit que le droit criminel, qui est appliqué a posteriori de par sa nature, et son utilisation disproportionnée contre les membres de communautés marginalisées donnent à certaines victimes d’actes haineux de bonnes raisons pour ne pas considérer le droit criminel, ou même le droit en général, comme une solution valable. Elle a recommandé plutôt l’adoption « d’une stratégie nationale substantielle à multiples facettes axée sur les survivants et sur l’égalité ».
La professeure Bailey a ajouté que pour mettre en œuvre cette stratégie, le gouvernement devrait donner la priorité aux communautés touchées et à leur expertise, dans son processus d’élaboration des politiques; se concentrer sur la responsabilité de la société, des plateformes en ligne et des auteurs, dans la perpétuation des préjudices; financer des organismes communautaires de confiance pour servir les communautés ciblées et une entité administrative vers laquelle ces communautés pourront se tourner dans les cas de violence facilitée par la technologie; soutenir des initiatives proactives d’éducation et de sensibilisation axées sur les droits de la personne; veiller à ce que l’objectif de défense des droits des membres des communautés ciblées ne devienne pas une excuse pour étendre inutilement les pouvoirs et la surveillance de la police; offrir une formation sur le contexte social afin d’améliorer l’intervention du système de justice pénale auprès des survivants qui y ont recours; et développer des mesures pour contrer l’EVCI qui soient bien adaptées aux besoins des communautés.
Chapitre 4 : Tendances récentes
4.1 Croissance et démographie
Selon Barbara Perry, professeure et directrice du Centre sur la haine, les préjugés et l’extrémisme de l’Institut universitaire de technologie de l’Ontario, les groupes canadiens d’extrême droite ont connu « une croissance extraordinaire », puisqu’« au moins 300 » ont vu le jour depuis 2015. Les études de Mme Perry montrent par ailleurs que la concentration de ces groupes en Ontario, au Québec ainsi qu’en Alberta et, dans une moindre mesure, en Colombie‑Britannique, s’est maintenue au fil du temps.
La professeure Perry a fait remarquer que l’augmentation du nombre de groupes d’extrême droite indique la « dispersion » du mouvement d’extrême droite en éléments identifiables qui sont spécifiquement islamophobes, anti-immigrants, misogynes ou accélérationnistes. Elle a ajouté que cette dispersion incite certaines personnes à butiner, en quelque sorte, en allant de groupe en groupe pour faire une « sélection » des discours qui les confortent dans leurs opinions.
Le profil démographique du mouvement d’extrême droite a aussi connu des changements, récemment, a déclaré la professeure Perry. Si les jeunes ont toujours été attirés par les causes d’extrême droite, a-t-elle dit, le mouvement compte désormais davantage d’adeptes chez les adultes d’âge moyen et plus âgés. Il est également devenu plus courant de voir des professionnels instruits gagnant un salaire confortable parmi les membres de l’extrême droite. La professeure Perry a dit que la foule qui avait investi le Capitole des États-Unis, le 6 janvier 2021 – composée d’un grand nombre de comptables, de médecins et d’avocats – apparaissait « comme une sorte d’illustration gonflée de ce que nous voyons ici ».
Des témoins ont déclaré qu’il pouvait y avoir un déséquilibre des ressources consacrées à la lutte contre l’EVCI selon où on se situe dans le spectre idéologique. Jessica Davis, d’Insight Threat Intelligence, a fait remarquer qu’il y a « un manque d’application uniforme de nos lois à l’ensemble des idéologies. Dans le contexte de l’EVCI, cela a conduit à un certain sentiment d’impunité éprouvé par certains de ces acteurs. »
Lorsqu’on lui a demandé de préciser ce qu’elle entendait par « sentiment d’impunité », Mme Davis a répondu
Dans le domaine de l’extrémisme violent à caractère idéologique, ou EVCI, on a réellement l’impression que de nombreux acteurs peuvent s’en tirer, notamment parce qu’il existe, dans une certaine mesure, de la radicalisation au sein de la police et de l’armée. Cela donne l’impression que les acteurs s’en sortiront sans conséquence. Je pense que c’est vrai pour les agents de police qui ont fait des dons au convoi et que cela pourrait l’être pour d’autres aspects de la violence politique au Canada. La menace djihadiste a été au centre de nos préoccupations pendant très longtemps. Je pense que nos services de sécurité et d’exécution de la loi commencent à s’attaquer à d’autres types de menaces, mais je ne suis pas certaine que nous soyons là où nous devrions être.
Mme Davis a ajouté : « Pour résoudre ce problème, nous devons encourager l’allocation de ressources, en particulier en matière d’enquête, pour favoriser l’application de nos lois à tous les aspects politiques. »
Au cours de l’étude, Moonshot CVE, une organisation dédiée à la lutte contre l’EVCI, a témoigné du manque de financement consacré aux causes extrémistes traditionnellement associées à la gauche sur l’échiquier politique. Vidhya Ramalingam, cofondatrice de Moonshot CVE, une organisation qui cherche à sortir les personnes à risque des mouvances d’EVCI, a déclaré qu’elle n’avait « pas encore mené d’étude financée par le gouvernement canadien sur l’extrême gauche ». Mme Ramalingam a ajouté qu’elle « ne conna[ît] pas tous les programmes qui ont été financés par Sécurité publique », que dans son « groupe, les travaux ont porté sur Al‑Qaïda, Daech, l’extrême droite et la violence inspirée par le mouvement des incels », et qu’elle pense « qu’il faudrait faire un suivi des résultats et des activités qui se rapportent à l’extrême gauche au Canada ».
La répartition selon le genre, dans les groupes d’EVCI, est à peu près similaire à celle d’autres types de groupes extrémistes violents. Jessica Davis, présidente et consultante principale d’Insight Threat Intelligence, estime que la représentation des femmes dans les groupes canadiens d’EVCI est de l’ordre de 15 à 30 %, des chiffres corroborés par d’autres témoins. Mme David a indiqué que la couverture que font les médias de ces groupes a tendance à négliger le travail des femmes sur le plan financier et logistique, et à s’intéresser davantage aux opérations « cinétiques » menées par les hommes. Le professeur Geoffroy a dit avoir interrogé de nombreuses femmes haut placées dans des groupes d’extrême droite au Québec, et elles lui ont toutes dit la même chose, à savoir que « le rôle de la femme, dans ce groupe-là, est un rôle traditionnel. Elles sont là, finalement, pour servir les hommes. »
Lorsqu’on lui a demandé si les obligations en matière de vaccination et d’autres mesures prises par les gouvernements fédéral et provinciaux pouvaient avoir contribué à une montée de l’EVCI, Louis Audet Gosselin, a répondu « dans certains débats, on a pu avoir l’impression que ceux qui refusaient de se faire vacciner, au départ surtout, ont été diabolisés et ridiculisés. Cela a contribué à la radicalisation dans certains cas. »
Toutefois, Richard Fadden, ancien conseiller principal en matière de sécurité nationale auprès des premiers ministres Harper et Trudeau, a déclaré que, lorsqu’on cherche à trouver les causes profondes à l’origine de l’EVCI, « fondamentalement, ce qui pousse les gens à commettre de tels gestes, c’est le sentiment qu’ils ne sont pas écoutés ». M. Fadden a expliqué comment les paroles et les actions négatives de hauts responsables politiques, indépendamment du parti, à l’encontre d’un segment donné de la population, peuvent nourrir des sentiments d’aliénation et de privation de droits.
À ce propos, Tony McAleer, cofondateur de Life After Hate une organisation sans but lucratif, basée aux États-Unis, a donné le judicieux conseil qui suit :
Les gens me demandent ce qu’ils peuvent répondre à leur oncle ou à la tante Maggie, qui débitent toutes ces absurdités. Je leur demande s’ils veulent avoir raison ou s’ils veulent changer les choses. S’ils veulent avoir raison, ils n’ont qu’à énumérer à la tante Maggie toutes les raisons pour lesquelles elle a tort. S’ils veulent changer les choses, ils doivent écouter.
Faire partie d’une minorité ou occuper des fonctions spécialisées a d’importantes implications pour les femmes qui adhèrent à un mouvement d’extrême droite. Aurélie Campana, professeure de sciences politiques à l’Université Laval, a expliqué au Comité qu’elle et ses collègues chercheurs sur le terrain avaient eu du mal à persuader les femmes membres de groupes d’extrême droite de leur parler, car celles-ci craignaient d’être reconnues. Elle a ajouté toutefois que le travail qu’elle a effectué sur le terrain a révélé que les femmes sont présentes dans ces groupes, qu’elles sortent de plus en plus dans l’espace public et que dans certains cas, elles sont même des idéologues.
Selon Vidhya Ramalingam, cofondatrice de Moonshot CVE, 75 % des personnes qui s’intéressent à du contenu extrémiste violent sont des hommes, et la misogynie violente se retrouve dans l’ensemble du spectre de l’extrémisme violent. Mme Ramalingam a toutefois ajouté qu’il y a aussi des femmes qui s’intéressent à ce genre de contenu, et que lorsqu’on conçoit des mécanismes de prévention, il importe également de « considérer les interventions sexospécifiques nécessaires ».
4.2 La pandémie de COVID-19 et le discours d’EVCI
La clé de l’expansion de l’EVCI au Canada réside dans la construction de discours qui font écho à des angoisses et à un mécontentement social bien réels. Les témoins ont convenu que ceux qui exercent leur influence, dans la mouvance de l’EVCI, ont profité de la peur et de l’incertitude provoquées par la pandémie de COVID-19. « Il n’est pas surprenant de voir une certaine augmentation ou une cristallisation de l’extrémisme à caractère idéologique pendant la pandémie », a déclaré M. Audet Gosselin, « puisque les périodes de crise sont toujours propices à la radicalisation et au développement de formes d’extrémisme, et aggravent certains facteurs de vulnérabilité », a-t-il expliqué; ajoutant que durant la pandémie de COVID-19, des facteurs de vulnérabilité comme l’isolement social, la peur de l’inconnu et l’angoisse causés par la pandémie ont conduit certaines personnes à adhérer à des visions et à des solutions extrêmes.
En exploitant ces facteurs de vulnérabilité, les adeptes de l’EVCI qui ont de l’influence ont fait un lien entre les préoccupations concernant les mesures de santé publique et tout le corpus des théories conspirationnistes. Carmen Celestini, boursière postdoctorale travaillant sur le projet concernant la désinformation à l’Université Simon Fraser, a dit que « les théories du complot […] expriment un sentiment d’injustice, ainsi que des peurs, réelles et imaginaires ». Le professeur Geoffroy a résumé les choses en ces termes : « Le but d’une théorie du complot, c’est de trouver un bouc émissaire à nos malheurs. »
Le professeur Leuprecht a conseillé de ne pas donner un rôle trop important au discours dans la mobilisation en faveur de la violence, disant que « la relation entre le discours et l’action est indéterminée. Peu de gens dans la pyramide du discours passent à l’action, et l’action n’est pas nécessairement motivée par la croyance au discours. » Mme Celestini a abondé dans le même sens en déclarant que « [t]outes les théories du complot ne mènent pas à la radicalisation ni à l’action politique ou à la mobilisation ».
4.3 Utilisation des médias sociaux pour transformer en armes les théories du complot et la désinformation
Samuel Tanner, professeur de criminologie à l’Université de Montréal, a décrit en ces termes le rôle des médias sociaux dans les campagnes d’influence liées à l’EVCI :
Les médias sociaux sont des outils de communication et de marketing utilisés par des gens que nous pouvons qualifier d’influenceurs politiques. Ces derniers agissent de manière à donner forme à l’opinion publique, non pas en recourant à de la publicité ou à du placement de produits, comme cela se fait dans les formes les plus classiques de l’influence, mais en diffusant plutôt du doute ou une forme de prêt-à-penser. Ainsi, ils proposent des idées ou des solutions faciles à des crises et à des incertitudes sociales, sanitaires ou politiques qui, elles, sont complexes. Ces idées ou ces solutions trouvent une résonance auprès de la population désireuse, avant tout, d’être rassurée et d’éprouver un sentiment d’ordre et de sécurité.
S’appuyant sur sa propre expérience d’exploitation, dans les années 1990, d’un service de messagerie assisté par ordinateur diffusant du contenu haineux, Tony McAleer, a dit clairement que les groupes d’EVCI se servent depuis longtemps des moyens numériques pour diffuser leur discours. Cependant, avec leur capacité à fonctionner sur les téléphones intelligents et à permettre la diffusion en direct, les médias sociaux ont profondément modifié la rapidité de ces communications et leur impact. Comme l’a dit David Morin, de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents de l’Université de Sherbrooke, « les réseaux sociaux numériques et les médias alternatifs sont des accélérateurs de particules extrémistes ».
Les médias sociaux ont donc permis ce que Garth Davies, codirecteur de l’Institut sur la violence, le terrorisme et la sécurité de l’Université Simon Fraser, appelle « la militarisation des théories du complot et de la désinformation ». Disant que l’on assiste « à un mélange et à une dissémination très inquiétants de désinformation et de discours d’extrémisme violent », Mme Ramalingam a ajouté que son organisation a vu des groupes d’EVCI s’engager dans « le mouvement de masse de la désinformation et de la théorie du complot ».
Fait notable, ce contenu n’est pas nécessairement d’origine étrangère. Selon M. Hahlweg, la plupart du contenu haineux en ligne que trouve le SCRS et qui émane de groupes d’EVCI est produit ici. M. Hahlweg a ajouté que sensibiliser les gens à la nature de cette menace est une question « essentielle ». M. Davies a abondé dans le même sens en disant : « Nous devons prêter attention aux aspects canadiens de ce problème et à sa nature communautaire. »
Cela étant dit, le professeur Morin a déclaré que nous devrions nous inquiéter de l’ingérence étrangère qui se manifeste par la désinformation destinée à accroître la polarisation sociale :
[I]l est important de souligner que, finalement, des pays qui ne nous veulent pas du bien, pour dire les choses bien prosaïquement, jouent sur des divisions qui existent déjà à l’intérieur du pays, remuent le couteau dans une plaie déjà vive, ajoutent du bruit au bruit et accroissent les polarisations sociales. Je pense qu’il est fondamental de se doter de mécanismes réglementaires qui peuvent nous permettre d’ajouter du mordant, pour éventuellement — on le voit dans le contexte ukrainien —, surveiller de très près certains médias, comme cela a été le cas en Europe, par exemple, mais ici également. Par exemple, Russia Today ou Sputnik sont des véhicules de propagande du gouvernement russe.
4.4 Focalisation sur la militarisation et le recrutement de militaires et de policiers
Qualifiant la « plus grande fascination pour les […] armes à feu » que l’on voit dans le mouvement d’extrême droite comme étant l’une des tendances les plus « dangereuses » de l’EVCI, la professeure Perry a déclaré que l’on peut voir en ligne des groupes d’extrême droite poser à côté de « stocks d’armes [et] se livrer à des entraînements paramilitaires ». Faisant remarquer que La Meute a été fondée par un ancien membre des Forces armées canadiennes qui était revenu d’Afghanistan traumatisé par son expérience, le professeur Geoffroy a insisté sur l’influence des États-Unis sur ces groupes d’EVCI, en disant :
En ce qui concerne l’extrême droite, il y a toute une culture d’affirmation de la masculinité et de la liberté d’expression, mais aussi de la liberté quant au port d’arme, qui provient des États-Unis. La valorisation des armes va parfois de pair avec la valorisation d’une masculinité plus traditionnelle.
Mubin Shaikh, professeur de sécurité publique au Collège Seneca et spécialiste de la lutte contre l’extrémisme pour l’organisation non gouvernementale Parents for Peace, avait ceci à dire à propos du groupe d’EVCI Diagolon :
Il est composé d’anciens membres des Forces armées canadiennes, de personnes qui ont reçu une véritable instruction au combat, qui sont dotées de réelles capacités militaires et qui se sont de plus en plus radicalisées, notamment à cause de la COVID. Ce sont des gens armés. De plus, il existe un lien présumé entre ce groupe et le groupe qui a été arrêté au poste frontalier de Coutts, qui était prêt à déclencher une fusillade avec la police.
Ce sont ces types de groupes que je considère comme une menace réelle et importante pour la sécurité publique canadienne en général.
Les groupes d’EVCI veulent augmenter leur potentiel de violence. La professeure Perry a déclaré que ses travaux de recherche sur les efforts de l’extrême droite pour infiltrer les Forces armées canadiennes (FAC) ont permis de découvrir qu’il y a des cas de membres de groupes d’extrême droite s’enrôlant dans les FAC, souvent comme réservistes, pour recevoir une formation dont ils transmettront ensuite les enseignements à leur groupe. Mme Perry a ajouté que les groupes d’extrême droite cherchent aussi à recruter des membres en exercice de l’armée et des anciens combattants; ces derniers n’ayant peut‑être pas le genre de soutien social qu’ils avaient lorsqu’ils étaient dans les FAC et « cherch[a]nt un endroit familier où se réfugier ».
Wendy Via, cofondatrice de Global Project Against Hate and Extremism, un organisme basé aux États‑Unis, a fait la remarque suivante :
Le Canada et les États-Unis connaissent depuis longtemps des mouvements de haine similaires et interreliés, par exemple les groupes prônant la suprématie blanche ou les groupes anti‑gouvernement. Ces dernières années, nous avons vu des organisations haineuses et paramilitaires américaines, comme le groupe néonazi The Base, le groupe anti-gouvernement Three Percenters, les Proud Boys, un groupe misogyne et raciste, et d’autres, s’établir des deux côtés de la frontière. Puisque ces organisations cherchent à infiltrer les institutions clés, nos deux pays sont aux prises avec la présence d’extrémistes dans les forces armées et la police, quoiqu’à divers degrés.
Mme Via a recommandé ensuite l’adoption et l’application de politiques robustes pour lutter contre l’extrémisme dans les forces militaires et policières, que ce soit au moment du recrutement, pendant le service actif ou chez les anciens combattants.
4.5 Financement
Jusqu’à présent, les actes d’EVCI perpétrés au Canada l’ont été essentiellement par des acteurs isolés utilisant des ressources minimales. Selon Jessica Davis, ces acteurs « se financent beaucoup par eux-mêmes, et mènent des attaques de petite envergure et à faible coût », ce qui est un bon indicateur que les politiques canadiennes de lutte contre le financement du terrorisme sont plus ou moins efficaces.
Cependant, l’occupation d’Ottawa et des postes frontaliers d’Emerson, au Manitoba, de Coutts, en Alberta, de Windsor, en Ontario, et de Surrey, en Colombie-Britannique, par un convoi de camionneurs pendant plusieurs semaines au début de l’année 2022 a clairement montré la rapidité avec laquelle de petits groupes peuvent réunir d’importantes sommes d’argent par le biais de plateformes de financement participatif basées aux États-Unis, comme GoFundMe ou GiveSendGo. En l’occurrence, les organisateurs du convoi se sont servis de l’argent amassé pour acheter le carburant et le matériel nécessaires pour poursuivre l’occupation d’Ottawa.
Même si GoFundMe n’a finalement déboursé qu’un million de dollars américains sur les plus de 10 millions de dollars de dons recueillis sur sa plateforme, le fait qu’autant d’argent ait pu être collecté en si peu de temps est inquiétant. En effet, le volume des dons destinés au convoi de camionneurs et la vitesse à laquelle ils ont été faits étaient tellement hors du commun que le président de GoFundMe, Juan Benitez, a déclaré devant le Comité que sa société avait commencé à surveiller la campagne de collecte de fonds le lendemain de sa mise sur pied le 14 janvier 2022. Selon M. Benitez, 88 % des dons provenaient du Canada et 86 % des donateurs étaient originaires du Canada.
GoFundMe a suspendu cette collecte de fonds à deux reprises, d’abord le 25 janvier 2022, puis le 2 février 2022, afin de voir si les conditions d’utilisation de la plateforme étaient bien respectées, et elle y a mis un terme définitif le 4 février 2022. M. Benitez a dit que « [d]u 2 au 4 février, les autorités locales nous ont fait savoir que ce qui avait commencé comme un mouvement pacifique s’était transformé en un tout autre mouvement. Elles nous ont fait part de rapports faisant état de violences et de comportements menaçants de la part d’individus associés à ce mouvement. »
GiveSendGo, une autre plateforme de financement participatif basée aux États‑Unis, n’a pas hésité à prendre le relais pour la collecte de fonds destinés au convoi de camionneurs. Le 2 février 2022, il y avait deux collectes de fonds actives pour ce convoi sur le site Web de GiveSendGo. Le 10 février 2022, lorsque l’Ontario a réussi à obtenir de la Cour supérieure de justice de la province le gel de l’accès aux fonds de ces deux collectes organisées sur la plateforme GiveSendGo, environ 9 millions de dollars américains de dons avaient déjà été amassés.
À l’époque, Barry MacKillop, sous-directeur de l’unité du Renseignement, au Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), avait dit au Comité que parce que ces plateformes de financement participatif étaient basées aux États‑Unis, elles n’étaient pas assujetties aux lois canadiennes. Il avait précisé toutefois que les entreprises de traitement des paiements ayant une présence au Canada et les banques canadiennes par qui transitent les fonds à destination ou en provenance de ces plateformes étaient soumises aux exigences d’enregistrement et de déclaration de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (LRPCFAT). Il a expliqué que :
Dans le cadre de leurs obligations, les entreprises assujetties à la loi [LRPCFAT] sont tenues d’établir un programme de conformité, d’identifier les clients, de tenir des registres et de déclarer certains types de transactions financières au CANAFE, notamment les télévirements internationaux totalisant 10 000 $ ou plus au cours d’une période de 24 heures, les transactions importantes en monnaie virtuelle totalisant 10 000 $ ou plus au cours d’une période de 24 heures et les opérations douteuses, qui ne comportent pas de seuil monétaire pour la déclaration.
Quoi qu’il en soit, dès qu’il a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence, le 14 février 2022, le gouvernement fédéral a immédiatement pris des décrets pour exiger que les plateformes de financement participatif et les entreprises de traitement des paiements de l’étranger conservent les informations sur les clients et déclarent au CANAFE les transactions de 1 000 $ et plus en fonds ou en monnaie virtuelle. Ces dispositions d’urgence sont ensuite devenues permanentes avec l’adoption d’un nouveau règlement publié dans la Gazette du Canada le 27 avril 2022[4].
À cet égard, le fait que le 10 février 2022 – soit un jour avant que la province de l’Ontario déclare l’état d’urgence –, M. MacKillop ait dit au Comité : « La situation à Ottawa n’a pas été, à ma connaissance, désignée comme de l’extrémisme violent à caractère idéologique[5] », est lourd de sens.
Si le CANAFE avait généré des renseignements indiquant que le convoi de camionneurs était financé au moyen des produits de la criminalité, s’adonnait au blanchiment d’argent ou finançait le terrorisme, il aurait eu l’obligation de les divulguer aux entités fédérales compétentes, notamment la GRC et le SCRS. M. MacKillop a informé le Comité que l’organisation « n’av[ait] pas enregistré de hausse de déclarations d’opérations douteuses » liées au convoi de camions à Ottawa. Si aucune opération douteuse n’est déclarée, le CANAFE ne communique pas de renseignement.
Vient ensuite la question de savoir quelles mesures prend le CANAFE lorsque des renseignements lui sont communiqués. Selon Stephanie Carvin, professeure associée à la Norman Paterson School of International Affairs de l’Université Carleton : « Le Canada n’a guère réussi à lancer des poursuites pour financement du terrorisme, malgré la définition très vaste et inclusive de ce qui constitue du financement. » Citant les recherches de Mme Davis, Mme Carvin a souligné que, sur les 4 600 communications fournies par le CANAFE concernant le financement d’activités terroristes, il n’y a eu que deux condamnations pour ce motif au Canada. Elle a reconnu, toutefois, qu’il n’existe pas de données publiques sur le nombre de menaces ayant été contrées grâce à ces communications.
En ce qui concerne la lutte contre le financement des actes d’EVCI, Mme Carvin a exprimé son appui au projet d’Agence des crimes financiers du gouvernement, tout en précisant que « la volonté du gouvernement de faire croître les capacités d’enquête et de poursuite dans ce domaine jouera un rôle crucial ».
Les nouvelles exigences de déclaration imposées aux plateformes de financement participatif et aux entreprises de services monétaires étrangères après la déclaration de l’état d’urgence pourraient contribuer à sonner l’alarme sur les activités de financement des actes d’EVCI de grande envergure. En revanche, il est moins évident de savoir comment ces exigences permettront de contrer la menace posée par des loups solitaires autofinancés, qui se sont radicalisés et commettent des actes violents, ou par des adeptes de l’EVCI qui ont de l’influence et qui cherchent à inciter d’autres individus à commettre des actes de violence. Au sujet de ces derniers, Brandon Rigato, candidat au doctorat à l’Université Carleton spécialisé dans l’extrémisme religieux et de droite, a déclaré ce qui suit : « On ne peut toutefois pas négliger le fait qu’il s’agit bien souvent de gens motivés par une idéologie qui vont aller de l’avant sans égard aux coûts à engager. Certaines des affiches les plus virulentes ont été conçues par des activistes n’ayant aucun financement, hormis leurs propres canaux BitChute. »
Selon Mme Davis, « [l]e financement n’est pas à l’origine de l’EVCI »; « GoFundMe et les autres plateformes ne dirigent pas l’EVCI au Canada et ailleurs ».
Un autre témoin a fait valoir qu’il pourrait être judicieux de cibler d’autres formes de soutien aux activités liées à l’EVCI par l’entremise des plateformes en ligne. Faisant une analogie avec Uber et Airbnb, Vivek Krishnamurthy, professeur de droit Samuelson‑Glushko à l’Université d’Ottawa, a exhorté le gouvernement à étendre la réglementation régissant les plateformes de financement participatif à d’autres plateformes susceptibles d’être utilisées pour faciliter les activités liées à l’EVCI dans le monde réel. Il a affirmé ce qui suit :
J’estime qu’il pourrait être utile pour le Parlement d’envisager d’appliquer la réglementation qui s’applique dans le monde réel aux activités en ligne, en particulier celles qui pourraient être utilisées pour faciliter et inciter à la violence en ligne ou dans le monde réel.
4.6 Algorithmes de présentation de contenu
D’énormes sommes d’argent sont en jeu dans les activités en ligne liées à l’EVCI. Pourtant, selon les témoins, cet aspect n’est pas vraiment pris en compte par le cadre de réglementation en vigueur au Canada. Imran Ahmed, directeur général du Center for Countering Digital Hate, établi aux États‑Unis, a dit au Comité que des individus gagnent des millions de dollars « en répandant la discorde et en colportant des mensonges ». Il a expliqué le modèle commercial à la base de ces activités de la façon suivante :
La vérité, c’est qu’il y a un réseau d’acteurs commerciaux qui sont intégrés aux contenus haineux, cela va des plateformes aux processus de paiement, en passant par les gens qui fournissent une technologie publicitaire. Ce réseau rémunère les auteurs de ces contenus haineux pour chaque vue qu’ils peuvent attirer. Les revenus se comptent en millions, en dizaines de millions et en centaines de millions de dollars, faisant la fortune de certains entrepreneurs de ce secteur.
Selon M. Ahmed, le raisonnement est le suivant : les plateformes de médias sociaux dépendent des recettes générées par la publicité; les publicitaires sont rémunérés lorsque leurs publicités apparaissent à côté de contenu très mobilisateur. Comme les utilisateurs sont davantage interpellés par du contenu suscitant de fortes émotions, comme la haine et l’indignation, les plateformes de médias sociaux maximisent les possibilités de publicité au moyen d’algorithmes qui présentent du contenu qui divise. M. Ahmed a mentionné que, depuis sa création en 2016, son organisation a vu de nombreux acteurs de l’EVCI recourir aux plateformes en ligne pour diffuser du contenu préjudiciable :
La raison pour laquelle nous avons créé cette organisation, c’est que nous assistions au Royaume-Uni à la montée de l’antisémitisme virulent et de la désinformation à gauche, et nous constations que des acteurs marginaux, allant des antivaccins aux incels misogynes en passant par les racistes comme les suprémacistes blancs et les djihadistes, pouvaient facilement exploiter des plateformes numériques pour promouvoir leur propre contenu.
Michele Austin, directrice des politiques publiques de Twitter pour les États‑Unis et le Canada, a mentionné que l’entreprise « a en fait beaucoup moins de contenu algorithmique que ses concurrents » et que les utilisateurs peuvent désactiver l’algorithme de recommandation. Elle a ajouté que Twitter « lutt[e] activement » contre les activités liées à l’EVCI sur sa plateforme et a « fortement investi dans la technologie et les outils nécessaires à l’application de [ses] politiques ».
Des représentants de Meta, propriétaire de Facebook, ont vigoureusement démenti les prétentions selon lesquelles ce sont les profits qui dictent les algorithmes de recommandation, rétorquant que même si la publicité génère des revenus, une partie de l’argent est réinvestie dans le resserrement des mesures de sécurité. Rachel Curran, gestionnaire responsable des politiques publiques à Meta Canada, a signalé que l’entreprise avait réinvesti 13 milliards de dollars « pour assurer la sécurité de notre communauté » depuis 2016.
Mme Via a déploré que, malgré ce qu’elles affirment, les grandes plateformes en ligne n’investissent toujours pas assez dans le renforcement des politiques :
Twitter, Facebook, YouTube ont toutes des règles relatives au contenu qui peut être diffusé sur leurs plateformes, mais il est question de l’application. Les règles ne sont pas appliquées de manière uniforme. Elles sont mal appliquées. Il n’y a pas assez de personnel. Il n’y a pas suffisamment de compétences culturelles et linguistiques pour le faire.
Réfléchissant aux mesures que devrait prendre le gouvernement pour s’assurer que les plateformes en ligne s’attaquent rapidement au contenu d’EVCI, des témoins ont préconisé une approche indépendante. M. Balgord a recommandé la création d’« un ombudsman – une entité de réglementation qui dispose de beaucoup de ressources et de pouvoirs d’enquête » – dont le mandat s’étendrait à l’examen des algorithmes de présentation de contenu. Selon lui, l’ombudsman devrait avoir le pouvoir de faire des recommandations et – si ces recommandations ne sont pas mises en œuvre – de demander une révision judiciaire.
Ilan Kogan, scientifique des données à Klackle, a mis en évidence le risque de « censure collatérale ». Il a expliqué que « [l]orsqu’il existe une possibilité, même minime, qu’un discours soit illégal, l’intermédiaire va pécher par excès de prudence et censurer le discours, parce que le coût du défaut de supprimer du contenu illégal est trop élevé ». M. Kogan a recommandé que le Canada adopte l’approche de l’Union européenne à l’égard des préjudices en ligne :
[L]a voie à suivre consiste à mettre l’accent sur la transparence et la régularité de la procédure, et non pas sur les résultats : des vérifications indépendantes, des statistiques sur l’exactitude et le droit à un examen et à un appel véritables, pour les utilisateurs tant que pour les plaignants.
4.6.1 Les défis particuliers des petites plateformes en ligne
Adam Hadley, directeur exécutif de Tech Against Terrorism, une organisation sans but lucratif établie au Royaume‑Uni qui reçoit du financement de Sécurité publique Canada, a informé le Comité que les terroristes et les extrémistes violents ont souvent recours à de petites plateformes en ligne pour en exploiter les capacités et les connaissances limitées. Il a expliqué que, pour remédier à ce problème, il donne librement accès aux exploitants de petites plateformes à une plateforme de partage des connaissances. Au sujet des avantages qu’offre la plateforme, il a mentionné ce qui suit :
[L]a plateforme de partage des connaissances fournit de l’information sur les logos associés aux groupes désignés, la terminologie qu’ils utilisent et la phraséologie qui peut être caractéristique du contenu publié. Elle contient aussi des détails sur le processus afin d’aider les plateformes à prendre de meilleures décisions à l’égard de la modération du contenu. De plus, on y trouve beaucoup de renseignements sur les listes de groupes désignés à l’échelle internationale, un résumé des efforts mondiaux visant la réglementation en ligne et plusieurs autres éléments.
M. Hadley a indiqué que la plupart des petites plateformes en ligne n’ont ni la capacité ni les moyens de mettre en place une automatisation complexe, ajoutant que « [l]’automatisation que nous soutenons généralement est assez simple et son but est de les aider à prendre les bonnes décisions et à consigner ces décisions ». À son avis, ce type d’automatisation favorise la transparence, qui est « un important principe de la modération du contenu ». M. Hadley a par ailleurs recommandé que « les plateformes de toutes tailles investissent dans la production de rapports sur la transparence ».
Diana Inkpen, professeure d’information à l’Université d’Ottawa, a prévenu le Comité que, en raison de leur manque de précision, les outils automatisés ne seront pas suffisants, à eux seuls, pour détecter et supprimer le contenu préjudiciable en ligne :
À mon avis, il faudra toujours une intervention humaine, non seulement pour utiliser ces outils avec un peu de jugement, mais aussi pour essayer de comprendre pourquoi la machine recommande telle ou telle chose.
Le Comité convient que les propriétaires des plateformes en ligne doivent, à tout le moins, mieux appliquer leurs propres politiques sur l’utilisation acceptable. Il est tout à fait compréhensible que, parmi les petites plateformes aux ressources plus limitées, certaines puissent difficilement détecter et supprimer le contenu allant à l’encontre des politiques de l’entreprise qui interdisent le contenu préjudiciable et illégal, mais il est plus difficile de concevoir pourquoi les grandes plateformes disposant d’énormes ressources, si elles ne font pas passer le profit avant l’intérêt public comme elles le prétendent, sont très loin de remplir leurs promesses. Bien que les représentants de Meta et Twitter aient dit au Comité qu’ils investissent massivement dans les outils technologiques et les ressources humaines nécessaires à l’application de leurs politiques, les préjudices causés par leurs efforts insuffisants sont indéniables et il y a tout lieu de croire qu’ils demeureront, à moins d’un changement d’approche[6].
Chapitre 5 : L’approche actuelle en matière de lutte contre les menaces d’EVCI
L’approche actuelle du gouvernement pour lutter contre les menaces d’EVCI se veut globale, c’est‑à‑dire qu’elle cible le cycle de vie complet de la radicalisation menant à la violence. Pourtant, un certain nombre de témoins ont dit au Comité qu’on peut faire mieux, particulièrement en ce qui concerne les interventions précoces et préventives. Selon certains témoins, notamment l’ancien directeur du SCRS et conseiller du premier ministre en matière de sécurité nationale, Richard Fadden, le gouvernement s’en remet beaucoup trop aux organismes de sécurité nationale et d’application de la loi pour réduire les menaces d’EVCI alors qu’il pourrait recourir à des capacités existantes ou émergentes partout au Canada plus tôt et avec plus de force. Les sections qui suivent présentent certains des principaux outils qu’utilise le gouvernement pour contrer les menaces d’EVCI.
5.1 Inscription à la liste des entités terroristes
Le Comité a été informé que l’inscription à la liste des entités terroristes en vertu du paragraphe 83.05(01) du Code criminel est un moyen important dont dispose le gouvernement pour réduire les menaces terroristes. Le processus d’inscription à cette liste est décrit comme un « processus public permettant de désigner, sans qu’il soit nécessaire de procéder à une mise en accusation, à un procès et à une condamnation, une entité afin de dissuader d’autres personnes de traiter avec elle[7] ». Du point de vue du gouvernement, la désignation publique d’un groupe en tant qu’entité terroriste comporte des avantages immédiats. Tout d’abord, lorsqu’une entité est inscrite sur la liste, les banques et les institutions financières doivent immédiatement geler ses avoirs, car le fait de gérer sciemment ces avoirs est devenu un acte criminel. Ensuite, l’inscription d’une entité informe le public de la position du gouvernement au sujet de cette entité et transmet le message que toute personne risque des poursuites pénales si elle s’y associe ou y apporte son soutien. Enfin, comme il n’est pas nécessaire qu’une entité terroriste ait commis des actes terroristes contre le Canada pour ajouter son nom à la liste, l’inscription d’une entité qui a commis ou facilité de tels actes contre d’autres pays témoigne de l’engagement du gouvernement à respecter ses obligations internationales en matière de lutte contre le terrorisme[8].
Des témoins ont parlé favorablement de l’ajout de six groupes néonazis – Proud Boys, The Base, Mouvement impérial russe, Division Atomwaffen, Aryan Strikeforce, Three Percenters – et un individu néonazi – James Mason – à la Liste des entités terroristes inscrites en 2021. Par exemple, M. Hadley a félicité le Canada pour « son avant-gardisme dans la désignation des organisations relevant de l’ensemble du spectre du terrorisme et de l’extrémisme violent », ajoutant que « la désignation représente un outil névralgique qui peut servir à assurer cette clarté, qui aidera les petites plateformes technologiques à mieux combattre l’activité terroriste ». Il a néanmoins recommandé que le gouvernement examine des façons d’accélérer le processus d’inscription à la liste.
5.2 Détection des menaces d’EVCI et enquêtes connexes : l’importance de l’analyse des données
La détection des menaces d’EVCI et les enquêtes connexes dépendent de plus en plus de données. Les représentants du SCRS ont maintes fois exprimé leur volonté de voir une « modernisation » du mandat du Service pour qu’il puisse lutter contre les menaces d’EVCI en ligne. Au sujet des négociations que le Canada mène actuellement avec les États‑Unis entourant la Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act (CLOUD Act) des États‑Unis – qui accélérerait l’accès aux données stockées sur des serveurs situés à l’extérieur du Canada, dans les pays partenaires de cette entente –, Cherie Hendersen, directrice adjointe, Exigences, du SCRS, a mentionné qu’« une telle loi pourrait nous aider, parce que nous pourrions ainsi avoir accès à plus de renseignements ». Elle a fait savoir que deux des alliés du Canada au sein du Groupe des cinq, le Royaume‑Uni et l’Australie, sont plus avancés dans leurs négociations avec les États‑Unis concernant la CLOUD Act.
Il semble donc que l’élargissement des pouvoirs pour accéder aux données générées par les activités en ligne et en tirer parti fait partie intégrante de la modernisation souhaitée par le SCRS. Si les diverses modifications proposées à la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité visent à élargir des pouvoirs, Mme Carvin a néanmoins invité le Parlement à s’interroger sur les questions suivantes :
[D]ans quelles circonstances le SCRS peut-il, selon le Parlement, explorer les espaces en ligne pour enquêter sur l’extrémisme violent? Ou demander des informations de base sur des abonnés? Les conditions seront-elles les mêmes pour les moyens les moins intrusifs et les plus intrusifs?
Dans sa dernière question, Mme Carvin faisait référence aux modifications qui pourraient être apportées à l’article 21 de la Loi, qui oblige actuellement le SCRS à obtenir un mandat de la Cour fédérale pour intercepter, acquérir et conserver des communications, des informations, des documents ou des objets.
5.3 Collaboration
Les représentants du SCRS et de la GRC ont tous deux insisté sur l’importance qu’ils accordent à la collaboration au chapitre de la surveillance des menaces d’EVCI et des interventions pour les contrer, non seulement entre les deux organisations, mais également avec d’autres parties intéressées du gouvernement fédéral, les administrations provinciales, territoriales et municipales ainsi que des organisations de la société civile. M. Hahlweg a expliqué que « [c]ette menace est complexe. Ses ramifications vont bien au-delà de l’application de la loi et de la sécurité nationale », ajoutant qu’« il faut une réponse pangouvernementale mettant en jeu des intervenants des domaines social, économique et sécuritaire » pour lutter contre L’EVCI. D’ailleurs, la directrice générale des politiques de la sécurité nationale à Sécurité publique Canada, Lesley Soper, est allée encore un peu plus loin, en mentionnant que « la question [de l’EVCI] concerne l’ensemble de la société ». Cet appel à une approche globale a été réitéré par de nombreux témoins.
Pour sa part, la GRC forme ses membres à reconnaître les principaux indicateurs qu’un groupe d’EVCI est en train de se créer ou qu’une personne adhère à l’extrémisme violent. Selon le responsable du Programme de la police fédérale à la GRC, le sous‑commissaire Michael Duheme, l’objectif est de collaborer avec l’Association canadienne des chefs de police pour offrir la même formation à toutes les forces de l’ordre de partout au pays sur les indicateurs de menaces d’EVCI.
5.4 Efforts d’intervention de la GRC
Il arrive qu’une intervention précoce empêche la perpétration d’un acte violent. À ce dernier égard, le surintendant principal Mark Flynn, commissaire adjoint de la Police fédérale, Sécurité nationale et Police de protection, à la GRC, a décrit la nouvelle approche de la GRC en matière d’intervention de la façon suivante :
Dans notre programme de police de protection, nous avons des spécialistes du comportement qui examinent les renseignements ou les éléments de preuve que nous recueillons concernant des menaces et les personnes qui sont impliquées. Nous classons ces personnes dans des catégories définies, avec des régimes de suivi établis en fonction de la gravité des menaces, surtout lorsqu’elles ne passent pas le seuil des poursuites qui mèneraient probablement à une condamnation au criminel.
[…] C’est un groupe très spécialisé qui fait les évaluations, ainsi que les plans d’intervention. Cela peut aller d’un suivi mensuel obligatoire auprès de responsables de la santé publique, à des services psychologiques, de counselling, etc., jusqu’à un simple suivi annuel pour savoir si une personne augmente ou diminue son activité. C’est un groupe très efficace, et je suis très fier du service qu’il offre.
Soulignons que la GRC fait appel à des spécialistes en santé publique et en santé mentale durant ces interventions et que le but est de s’attaquer aux causes psychologiques profondes qui font que des individus se sentent interpellés par du contenu faisant la promotion de l’EVCI. Certes, cette initiative est une forme louable d’intervention précoce et préventive, mais le Comité a appris qu’il y a des risques à s’en remettre à un organisme d’application de la loi pour mener ce genre de travail. En effet, il est beaucoup plus difficile, par exemple, d’établir la confiance nécessaire pour mener à bien de telles interventions lorsque la police joue un rôle d’une manière ou d’une autre[9]. De plus, lorsqu’une personne qui pose une menace d’EVCI attire l’attention de la police, il est possiblement trop tard pour planifier une intervention ayant un effet durable et positif[10].
Le 17 février 2022, plusieurs dizaines d’assaillants armés ont saccagé le chantier du gazoduc de Coastal Gaslink, un projet d’infrastructure essentielle pour le Canada, causant des millions de dollars de dégâts et terrorisant les travailleurs qui étaient sur place. Lorsqu’on leur a demandé, en comité, s’il y avait eu des arrestations, trois mois après les faits, les représentants des autorités n’ont pas été en mesure de confirmer s’ils étaient au courant d’arrestations; toutefois, Cherie Henderson, directrice adjointe du SCRS, a dit : « Je ne peux pas donner de détails sur les activités que nous menons pour ne pas nuire à l’enquête, mais je peux dire que l’enquête se poursuit et que nous utilisons tous nos pouvoirs d’enquête. » Quant à Michael Duheme, sous-commissaire de la GRC, il a déclaré : « Je peux confirmer que l’affaire fait l’objet d’une enquête, mais cette enquête relève des autorités provinciales, étant donné qu’il n’y a actuellement aucun élément qui relèverait du mandat de la police fédérale. »
Se demandant « qui est le mieux placé pour se pencher sur les causes profondes de l’EVCI? », M. Fadden a répondu en ces termes :
Selon moi, ce n’est certainement pas le SCRS, la GRC ou la police en général, même s’ils ont peut-être un rôle à jouer. Il faudra mobiliser les provinces, les villes et la société civile. Le rôle du gouvernement fédéral devrait peut-être être d’établir un cadre, ainsi que de coordonner et de financer les efforts.
5.5 Efforts de Sécurité publique Canada en matière de prévention
5.5.1 Centre canadien d’engagement communautaire et de prévention de la violence
Le Centre canadien d’engagement communautaire et de prévention de la violence, qui relève de Sécurité publique Canada, dirige les efforts du gouvernement pour lutter contre la radicalisation menant à la violence. Concrètement, ces efforts se traduisent par le financement de projets et d’activités de réseautage. Par l’entremise de son Fonds pour la résilience communautaire, le Centre finance des activités de recherche, entre autres choses, partout au Canada ayant pour but d’« améliorer les connaissances et les capacités de prévenir et combattre l’extrémisme violent au Canada ».
Des témoins ont parlé en bien du travail du Centre. Par exemple, Mubin Shaikh a salué son « approche […] collaborative » ainsi que sa décision de compter sur des « groupes communautaires » préexistants et la société civile pour faire « le travail sur le terrain en collaboration avec les communautés à risque » et régler les griefs « un cas à la fois ». En revanche, à l’instar de la professeure Perry, il a réclamé l’octroi de ressources additionnelles aux organisations chargées de mener ce travail au nom du gouvernement. À ce sujet, la professeure Perry avait ce qui suit à dire :
Qu’il s’agisse de travailler en partenariat avec des commissions scolaires ou avec certains enseignants pour élaborer des programmes, ou qu’il s’agisse d’élaborer des programmes qui pourraient être offerts dans la collectivité dans le cadre de partenariats avec d’autres groupes communautaires, pour moi, l’essentiel est de renforcer la capacité des organismes communautaires au moyen d’une expertise dans ce domaine.
Tech Against Terrorism, Moonshot CVE, HabiloMédias ainsi que le Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence sont autant d’initiatives qui ont bénéficié du soutien du Fonds pour la résilience communautaire. La section qui suit résume les témoignages supplémentaires livrés par les trois dernières initiatives.
5.5.1.1 Moonshot CVE
Moonshot CVE est une initiative établie au Royaume‑Uni. Mme Ramalingam, cofondatrice, a expliqué au comité que l’objectif de l’organisation est de mettre en place des « capacités de prévention en ligne qui soient adaptées aux défis du XXIe siècle », précisant que des mesures préventives doivent être prises en ligne parce que c’est là que les extrémistes recrutent. Elle a prôné une approche proactive, disant ce qui suit :
Nous devons veiller à ce que nos programmes de prévention aient les outils requis pour prévenir ces crises afin de ne pas simplement réagir et répondre à la violence après coup, mais d’intervenir de façon préventive auprès des personnes qui pourraient être à risque dans notre collectivité et de travailler avec elles pour qu’elles comprennent que la violence n’est pas la solution.
Soulignant que les études de son organisation montrent que des membres de groupes extrémistes sont ouverts à l’idée d’offrir des services en santé mentale, Mme Ramalingam a exhorté le gouvernement à appuyer les efforts des praticiens de première ligne en matière de soutien en santé mentale, de sensibilisation auprès de la population et de prévention du suicide en renforçant leur littératie numérique pour leur permettre de lutter contre les extrémistes en ligne. Elle a mentionné l’utilité des outils publicitaires en ligne qui « aiguillent » les individus à la recherche de contenu extrémiste vers des services de counselling et de prévention du terrorisme. Pour que ces services soient accessibles localement à ceux qui en ont besoin, Mme Ramalingam a fait les observations et recommandations suivantes :
Ici au Canada, nous devons porter les services locaux à la connaissance des Canadiens qui flirtent avec le contenu extrémiste sur Internet. À cette fin, les fournisseurs locaux et les réseaux comme le RPC‑PREV ont besoin d’un investissement soutenu pour mener leurs interventions, prolonger leurs heures de service et soutenir le bien-être professionnel et mental de leur personnel. Ces organisations comblent un vide critique dans l’infrastructure de sécurité publique du Canada. Le gouvernement devrait investir dans ces modèles et soutenir les efforts visant à offrir les interventions en ligne, là où ces services sont le plus nécessaires.
5.5.1.2 HabiloMédias
HabiloMédias, qui axe ses recherches sur les attitudes et comportements des jeunes Canadiens à l’égard du contenu haineux en ligne, a plaidé en faveur d’une stratégie nationale pour la littératie numérique et médiatique. La directrice de recherche de l’organisme, Kara Brisson‑Boivin, a expliqué au Comité ce qui suit :
La haine en ligne peut modifier la manière dont nous pensons savoir ce que nous sommes convaincus de savoir au sujet des faits scientifiques et historiques, des normes sociales, et même de notre réalité commune. Comme les jeunes s’informent essentiellement sur Internet, ils courent un plus grand danger d’être induits en erreur par des contenus haineux. Si la désinformation n’est jamais mise en doute et que les utilisateurs n’ont pas l’esprit critique nécessaire pour la mettre en doute eux-mêmes, des jeunes risquent d’être happés par une propagande dangereusement distordue.
Les jeunes ont besoin de soutien pour acquérir les compétences et les connaissances requises pour déceler la haine en ligne. Il faut leur apprendre comment développer leur pensée critique globale, leur permettre de perfectionner leur littératie en matière de médias numériques, et les amener à reconnaître les techniques et les idéologies de haine. Pour être en mesure d’aborder des sujets controversés et favoriser des discussions saines et ouvertes, il faut que les utilisateurs fassent la distinction entre des arguments fondés sur des faits et ceux qui visent à déshumaniser l’autre et à le rendre menaçant.
Le professeur Morin a rappelé au Comité le rôle important qu’ont à jouer les parents pour sensibiliser leurs enfants aux menaces d’EVCI comme la désinformation :
À mon avis, il faut donc vraiment renforcer la compréhension qu’ont les citoyens de ces enjeux pour qu’ils soient, eux-mêmes, en première ligne et que les agences d’application de la loi soient, alors, en seconde ligne. Vous me permettrez de faire une comparaison : c’est comme si on ne confiait l’éducation de nos enfants qu’aux enseignants. Cela ne fonctionne pas. Les intervenants de première ligne quant à l’éducation des enfants sont les parents.
Soulignant la façon dont les algorithmes des médias sociaux façonnent les espaces en ligne et promeuvent le contenu haineux, Mme Brisson‑Boivin a mentionné qu’une stratégie nationale pour la littératie aux médias numériques ne devrait laisser aucune plateforme en ligne « s’en tirer à bon compte ». Au contraire, toute la société devrait être mise à contribution pour demander des comptes aux plateformes.
5.5.1.3 Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence
Le Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence, un organisme sans but lucratif établi à Montréal, a reçu un financement du Fonds pour la résilience des communautés afin d’étudier le rôle des familles dans la contribution ou la prévention de la radicalisation menant à la violence. Selon son directeur exécutif, Louis Audet Gosselin, le « centre […] fait de la prévention par l’éducation, la mobilisation et l’accompagnement des individus et de leur entourage qui sont engagés dans des parcours de radicalisation ».
Faisant un parallèle entre la rhétorique de l’EVCI et les mesures de santé publique, M. Audet Gosselin a précisé que « la grande majorité des militants anti‑mesures sanitaires » n’ont pas eu recours à la violence et que la plupart des actes de violence observés par son organisation ont impliqué des menaces en ligne. Il a préconisé une stratégie de prévention, « dans la mesure où une grande anxiété et un grand sentiment d’insécurité et de marginalisation sont en jeu ».
5.5.1.3.1 Évaluation requise
Ainsi, de part et d’autre du Canada, divers efforts sont actuellement déployés pour empêcher et contrer la radicalisation menant à la violence. Néanmoins, M. Audet Gosselin et le professeur Morin ont insisté sur la nécessité d’en évaluer l’efficacité. Indiquant que les témoignages recueillis par son organisation auprès d’anciens militants et sympathisants au sein de mouvements néonazis ou djihadistes avaient donné de bons résultats, M. Audet Gosselin a dit que « nous aurions besoin d’un programme d’évaluation plus large pour avoir une idée plus précise des projets qui fonctionnent le mieux ». Le professeur Morin, quant à lui, s’est exprimé de manière plus générale :
Il est fondamental de se doter de mécanismes d’évaluation beaucoup plus rigoureux — le Canada s’en va dans cette direction — pour être en mesure de voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, notamment dans les programmes de prévention en amont. La prévention primaire, la prévention secondaire et la prévention tertiaire sont toutes très importantes aujourd’hui pour nous permettre de corriger nos pratiques et d’adapter la façon dont nous travaillons tous.
5.5.2 Programme de financement des projets d’infrastructure de sécurité pour les collectivités à risque
Les témoins ont réclamé des améliorations au Programme de financement des projets d’infrastructure de sécurité pour les collectivités à risque (PFPIS). Crée en 2007 à la suite d’inquiétudes soulevées par certaines communautés au Canada en raison de leur vulnérabilité aux attaques motivées par la haine, le PFPIS octroie du financement à des organismes privés sans but lucratif comme les lieux de culte, les établissements d’enseignement privés reconnus par les provinces et les territoires ainsi que les centres communautaires pour améliorer l’infrastructure de sécurité. À l’heure actuelle, les projets approuvés peuvent recevoir une contribution de Sécurité publique Canada pouvant aller jusqu’à 50 % du coût total, jusqu’à concurrence de 100 000 $ par projet[11].
Affirmant qu’il « aime beaucoup » le PFPIS, M. Koffler Fogel a souligné l’importance de ce programme pour sa communauté, relatant qu’« un gardien de sécurité de la congrégation Shaar Hashomayim à Montréal a[vait] réussi à vaincre un incendie criminel à la synagogue grâce aux caméras de surveillance financées en partie par ce programme ». Il a toutefois précisé que les caméras ne suffisent pas à elles seules à empêcher la violence dirigée contre des communautés à risque. À son avis, « il est crucial de renforcer le pouvoir dissuasif », ajoutant qu’il n’est plus possible financièrement de payer des policiers en dehors de leurs heures de service pour assurer une présence devant les synagogues et d’autres institutions communautaires vulnérables.
M. Farooq partageait l’avis de M. Koffler Fogel concernant l’importance du PFPIS, mais a fait ressortir certaines de ses lacunes. Selon lui, « ce Programme n’est pas un outil prophylactique efficace » puisque les organisations doivent faire la preuve qu’elles sont à risque et que, pour ce faire, elles doivent généralement avoir été victimes d’un crime motivé par la haine. Ce facteur, combiné à la tâche « ardue » de présenter une demande au PFPIS, dissuade la plupart des mosquées au Canada de présenter une demande de financement dans le cadre de ce programme, croit M. Farooq. Quand certaines d’entre elles sont finalement victimes d’un acte violent, « il est alors bien trop tard ». Dans le même ordre d’idées, M. Aziz a informé le Comité que de nombreuses organisations qui pourraient tirer parti de ce programme n’ont ni l’expérience pour présenter une demande de financement au gouvernement ni accès à des ressources qui pourraient les guider dans leurs démarches.
Chapitre 6 : S’attaquer aux causes profondes
Après avoir entendu des témoignages comme ceux de Mme Bailey, sur les dangers d’une trop grande dépendance aux lois pénales pour lutter contre les menaces d’EVCI, et de Mme Ramalingam, concernant l’importance d’aiguiller rapidement les individus à risque de se faire recruter par des groupes extrémistes violents ou qui souhaitent en sortir vers des services de soutien locaux et adaptés, le Comité a pris conscience de l’importance de s’attaquer aux causes profondes de l’extrémisme violent. Pour ce faire, M. Fadden croit qu’il faudrait établir un cadre national de lutte contre l’EVCI pour délimiter les rôles entre les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, les administrations municipales ainsi que les organisations de la société civile.
Faisant part de son expérience d’une quinzaine d’années comme ancien recruteur et chef au sein d’un mouvement néonazi au Canada et aux États‑Unis, M. McAleer a apporté un point de vue très instructif sur les raisons qui motivent des individus à adhérer à des idéologies extrémistes violentes et à quelles conditions ils y renoncent.
M. McAleer a tiré la conclusion suivante : « Croyez‑le ou non, l’idéologie n’est pas la principale raison pour laquelle les gens se joignent à ces mouvements. » Il a expliqué que « l’identité, l’appartenance et le sentiment d’avoir un but sont des attraits beaucoup plus importants ». Les expériences négatives vécues durant l’enfance, comme un traumatisme, l’abandon ou de la négligence, peuvent être à l’origine de fragilités psychologiques et de comportements asociaux que les recruteurs de mouvements extrémistes violents exploitent, a expliqué M. McAleer. Ce dernier a révélé que, dans la population générale, 15 % des gens ont subi un traumatisme durant l’enfance, alors que parmi les membres de mouvements d’EVCI, 66 % des individus ont été victimes « de quatre événements indésirables ou plus ».
Si la trajectoire des individus présentant des fragilités psychologiques et adhérant à des idéologies extrémistes débute tôt dans la vie, il serait logique que les efforts pour les en dévier soient déployés tout aussi tôt et qu’ils reposent sur des ressources locales, non policières, ayant été formées pour s’attaquer à ce problème. M. McAleer a fourni l’explication suivante :
Lorsqu’une personne commet des actes d’extrémisme violent et apparaît sur le radar des forces de l’ordre, plusieurs occasions ont déjà été ratées. Il existe un réseau croissant d’aidants, de travailleurs sociaux, de conseillers et de psychologues qui mènent des interventions. Cependant, nous pourrions lutter plus vigoureusement en mobilisant et en formant les ressources qu’offre déjà la collectivité afin qu’elles utilisent leurs compétences d’une façon qu’elles n’avaient pas envisagée en intervenant bien avant qu’on appelle les forces de l’ordre. La formation de conseillers scolaires en est un exemple.
Par ailleurs, comme ce ne sont pas que les jeunes qui se font entraîner dans des mouvements d’EVCI, M. McAleer a ensuite préconisé la création de programmes locaux destinés à des groupes de tout âge, dont le but est de créer une résilience contre les idéologies extrémistes violentes.
Il est également urgent d’aider les Canadiens membres de mouvements extrémistes violents à trouver une « porte de sortie ». À cet égard, des témoins ont prôné la compassion et le dialogue. Ils ont également conseillé d’éviter de cibler exclusivement l’idéologie et la haine. M. Davies a expliqué ce qui suit :
Bien souvent, ce n’est pas la haine qui est la racine de la haine. Cela commence par un sentiment d’isolement ou un manque d’appartenance. […] La prise en compte de cette dynamique permet de faire un travail plus positif de construction de l’identité, sans nécessairement présumer qu’il s’agit d’idéologie à proprement parler ou que la haine était le fondement initial.
M. Fadden a fait une mise en garde : sans dialogue, les récriminations sous‑jacentes ayant incité des individus à participer au convoi de camionneurs s’aggraveront. Il croit qu’« [i]l serait intéressant d’avoir un mécanisme en place qui nous permettrait de faire un suivi avec les personnes incendiaires qui ont participé au convoi à Ottawa et ailleurs au pays, sans passer par les policiers qui pourraient vouloir les arrêter ».
Cette solution, quoiqu’intéressante pour « faire de l’éducation », serait contre‑productive. Lorsqu’on a affaire à des personnes radicalisées, M. McAleer a dit appliquer un principe : « ne jamais concéder, ne jamais condamner ».
Conclusion
Tous les membres du Comité sont sensibles aux questions relevant de la Charte lorsqu’il s’agit d’intervenir contre la menace de l’EVCI. Toute limite à la liberté d’expression doit être raisonnable et justifiée au sein d’une société démocratique. Le Comité croit qu’il serait judicieux de consacrer plus de ressources à la dimension humaine de l’EVCI et de mobiliser davantage la société canadienne à cet égard. Il faut faire davantage pour protéger les personnes visées par des actes d’EVCI. Comme l’ont fait remarquer de nombreux témoins, toute la société canadienne devra être mise à contribution.
[1] Chambre des communes, Comité permanent de la sécurité publique et nationale, Procès-verbal, 10 février 2022.
[2] Pour en savoir plus, voir Comité permanent de la justice de la Chambre des communes, Agir pour mettre fin à la haine en ligne, Rapport 29, 42e législature, 1re session, juin 2019.
[3] Voir Charte canadienne des droits et libertés, alinéa 2 b), qui dit que chacun a les libertés fondamentales suivantes : « liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication ».
[4] Les changements aux exigences de déclaration du CANAFE apportés depuis la révocation des décrets d’urgence révèlent que, même si l’ancien régime de la LRPCFAT a pu garantir que les banques et les entreprises de transfert de fonds canadiennes pouvaient répondre rapidement aux décrets provinciaux et fédéraux visant à geler les actifs du convoi de camionneurs après la déclaration d’une situation d’urgence, ce régime n’a pas été d’une grande utilité pour transmettre des avertissements au sujet des activités de financement avant l’urgence.
[5] En tant que haut responsable du renseignement au CANAFE, M. MacKillop avait vraisemblablement eu un accès total à toutes les évaluations des menaces du Centre intégré d’évaluation du terrorisme (CIET) concernant le convoi de camionneurs. Le CIET a pour mandat d’évaluer les menaces terroristes contre le Canada et les intérêts canadiens dans le monde entier.
[6] SECU, Témoignages, 5 mai 2022 (Imran Ahmed, directeur général, Center for Countering Digital Hate), SECU, Témoignages, 26 avril 2022 (Wendy Via, cofondatrice, Global Project Against Hate and Extremism), SECU, Témoignages, 26 avril 2022 (Ilan Koga, scientifique des données, Klackle, à titre personnel).
[7] Stanley A. Cohen, Privacy, Crime and Terror: Legal Rights and Security in a Time of Peril, p. 277 [traduction].
[8] Ibid, p. 277-287.
[9] SECU, Témoignages, 12 mai 2022 (Richard Fadden, à titre personnel).
[10] SECU, Témoignages, 5 mai 2022 (Tony McAleer, auteur et cofondateur, Life After Hate, à titre personnel).
[11] Sécurité publique Canada, Programme de financement des projets d’infrastructure de sécurité pour les collectivités à risque (PFPIS).